Noémie Paté, Minorité en errance. L’épreuve de l’évaluation des mineurs non accompagnés
Noémie Paté, Minorité en errance. L’épreuve de l’évaluation des mineurs non accompagnés, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. » Le sens social », 2023, 283 p.
Texte intégral
1L’ouvrage Minorité en errance est issu de la thèse de doctorat en sociologie de Noémie Paté, intitulée L’accès – ou le non-accès – à la protection des mineur.e.s isolé.e.s en situation de migration : l’évaluation de la minorité et de l’isolement ou la mise à l’épreuve de la crédibilité narrative, comportementale et physique des mineur.e.s isolé.e.s, soutenue le 17 décembre 2018, et pour laquelle elle a reçu le prix de thèse du Défenseur des droits en 2019. Paru en janvier 2023, l’ouvrage condense et actualise les apports de l’enquête de terrain menée par l’autrice, notamment en tant qu’évaluatrice entre 2013 et 2014 pour le Pôle d’évaluation et d’orientation des mineurs isolés étrangers (Peomie) de Créteil, géré par France Terre d’Asile (FTDA). Cette expérience a été complétée par la réalisation de 25 entretiens semi-directifs avec différents acteurs du dispositif protectionnel et l’analyse de documents internes, dont un corpus de 197 rapports d’évaluation, obtenus dans le cadre de sa mission d’évaluation.
2Noémie Paté introduit le propos en précisant le contexte particulier dans lequel émerge progressivement la figure du mineur isolé étranger. Dans les années 1970, le contexte politique et social évolue et apparaît une volonté de limitation de l’immigration. La fin du XXe siècle sera marquée, à cet égard, par une « fabrique de l’illégitimité du migrant, et donc de son irrégularité » (p. 14). Les politiques mises en œuvre s’appuient sur la « prétendue dangerosité » des étrangers et le sentiment d’insécurité pour justifier un tri entre les « bons » et les « mauvais » migrants. Une « réduction des catégories “acceptables” » (p. 15) contribue à l’émergence de la catégorie du mineur isolé étranger. L’autrice rappelle ainsi les différents vocables (« jeunes errants », « mineurs demandeurs d’asile », « mineurs étrangers sans-papiers », etc.) qui ont pu être utilisés pour les désigner, jusqu’à la décision, en 2016, du ministère de la Justice de recourir à l’expression « mineurs non accompagnés » (MNA). Selon elle, « la recherche d’une terminologie consensuelle dévoile en effet une difficulté à identifier, à définir, à catégoriser et, en filigrane, elle dévoile les tensions relatives à la responsabilité et à la compétence des différents acteurs concernés » (p. 16).
3Et c’est bien de cela que traite l’ouvrage, des multiples paradoxes et contradictions, dus en particulier à la croisée des logiques « antagonistes » (p. 66) du droit de la protection de l’enfance et du droit des étrangers, auxquels sont confrontés quotidiennement les acteurs de cette protection – travailleurs sociaux, magistrats, etc. La protection des mineurs non accompagnés, qui constitue pourtant une obligation internationale au regard de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, ne résiste pas à la logique du tri caractéristique du traitement des publics migrants. Dès lors, l’autrice entend « étudier les pratiques institutionnelles de jugement et d’étiquetage des MNA, à partir d’une étude ethnographique réalisée dans le cadre d’une recherche doctorale » (p. 19). Il est ainsi relevé que, malgré une volonté de rationalisation de ce tri, « les acteurs en charge de ces opérations de classement hésitent, tâtonnent et sont constamment pris dans une tension entre l’impératif de protection des enfants en danger qu’il serait intolérable de ne pas protéger, et celui de la lutte contre “l’appel d’air” et contre la figure annonciatrice de flux supposés massifs et insécurisants » (p. 20).
4Après ces rappels préliminaires et ce cadrage essentiel, Noémie Paté dédie un chapitre à la présentation des conditions de l’enquête, notamment de son travail d’évaluatrice pour FTDA entre septembre 2013 et juillet 2014 (chapitre 1). Elle précise d’ailleurs le rôle de moteur qu’a eu l’association dans l’évolution du cadre applicable à l’évaluation des mineurs isolés étrangers. Celle-ci a en effet proposé, au sein du groupe de travail mis en place par le ministère de la Justice sur l’accueil des mineurs isolés étrangers entre 2011 et 2013, de substituer à l’évaluation médicale une évaluation sociale (p. 23-24). Jusque-là majoritaire dans les pratiques des départements concernés par l’arrivée de ces mineurs, l’évaluation médicale était, et est toujours, pourtant fortement critiquée en raison de son manque de fiabilité.
- 1 Bastien Soulé, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de (...)
5Noémie Paté est ainsi entrée dans le dispositif de Créteil au moment où le recours à l’évaluation sociale venait d’être consacré par la circulaire du 31 mai 2013 dite « Taubira ». Elle a décidé d’adopter un positionnement d’« insider » afin de « contourner le risque d’une parole retranchée derrière un discours officiel, ou derrière le cadre juridique du dispositif » (p. 25). Ce positionnement a permis une « participation observante » dont elle identifie deux usages dans la lignée des travaux de Bastien Soulé1 : la facilitation de l’accès aux données et aux ressources et un questionnement sur la juste distanciation et les risques inhérents au fait d’avoir une double casquette d’évaluatrice et d’enquêtrice. Ce travail d’enquête a été complété par la conduite d’entretiens, le recueil d’un corpus de dessins qui permet de dépasser le caractère narratif de l’évaluation (p. 31) et la mise en place de terrains d’observation dans des contextes de rue (au jardin Villemin à Paris et au jardin des Olieux à Lille) (p. 33-34). In fine, l’autrice considère, à juste titre, que la méthodologie employée s’inscrit pleinement dans les child migration studies.
6Ce cadre méthodologique posé, Noémie Paté propose une étude en trois parties. La première, intitulée « De l’épreuve migratoire à l’épreuve administrative », étudie la façon dont les frontières physiques du parcours migratoire se prolongent par des frontières administratives à l’arrivée en France, ne pouvant être surmontées par le jeune qu’à la condition qu’il se raconte (p. 40). Cette première partie est composée de trois chapitres.
- 2 La première version date de 2002 : Angélina Étiemble, Les mineurs isolés étrangers en France : éval (...)
- 3 Voir notamment Émilie Duvivier, Entre protection et surveillance : parcours et logiques de mobilité (...)
7Le premier plaide « pour une sociologie de la migration juvénile » (chapitre 2). En effet, le phénomène migratoire a longtemps été perçu comme étant un phénomène adulte et masculin, laissant ainsi de côté l’étude de la migration des femmes et des enfants (p. 41). La sociologie de la migration juvénile s’est développée depuis la fin des années 1990 et de multiples typologies ont pu être établies pour présenter les profils des mineurs isolés étrangers demandant protection en France, dont celle d’Angélina Étiemble2. L’autrice propose, à l’image d’autres travaux de recherche3, une relecture de cette typologie très usitée par les professionnels de l’évaluation, à partir du corpus de rapports d’évaluation à sa disposition. Elle distingue six profils types : les exilés (9 % de la cohorte), les échappés (9 %), les exploités (3 %), les envoyés (16 %), les aînés (15 %) et les aspirants (47 %) (p. 43-45).
- 4 Émilie Duvivier, op. cit., p. 174.
8Elle relève notamment que, contrairement à la perception qu’en ont de nombreux professionnels, la catégorie la plus représentée n’est pas celle des mineurs mandatés (envoyés pour gagner leur vie pour leurs familles et qui correspondent aux catégories des envoyés et des aînés) mais plutôt celle des aspirants (p. 46). Dans toutes ces hypothèses, différents facteurs macro (le contexte politique et social du pays d’origine), meso (les attentes formulées ou non de son entourage familial) mais également micro (les aspirations du jeune) influencent nécessairement la migration du mineur4 et peuvent engendrer de nombreuses incompréhensions lors de leur prise en charge (p. 60). Ces constats argumentent ainsi en faveur de « la nécessité de sortir des thèmes de la pauvreté et de la vulnérabilité pour percevoir les aspirations et le pouvoir d’agir de ces jeunes migrants » (p. 60). À ces éléments, Noémie Paté adjoint une analyse des parcours migratoires des mineurs, qui demeurent relativement similaires à ceux des adultes, malgré quelques spécificités dans le choix des transports (p. 48) ou les types d’activités menées pour financer la migration (p. 50 et suiv.).
9Le chapitre suivant revient sur la création du dispositif national (chapitre 3) qui s’inscrit dans des enjeux de « compétences et de territorialités » (p. 71) mais aussi de financement. Une répartition déséquilibrée de l’arrivée et de l’accueil de ces mineurs a engendré une rhétorique de la saturation par certains départements. L’autrice déplore un recours à des estimations non vérifiées afin d’appuyer sur le coût que représenterait la prise en charge de ce public (p. 73). Ainsi, « bien que les acteurs départementaux mettent en avant le manque de moyens matériels et financiers pour justifier leur message de saturation, ce message réveille en réalité un affolement typique de l’arrivée de populations migrantes » (p. 73-74).
10Noémie Paté reprécise ensuite les circonstances de l’adoption de la circulaire « Taubira », le rôle moteur de FTDA dans la promotion d’une évaluation sociale remplaçant l’évaluation médicale, et la volonté d’une « standardisation de l’évaluation de l’âge et de l’isolement » et d’une répartition plus équitable (p. 79). Cette standardisation demeure insuffisante selon l’autrice, qui souligne le caractère flou et confus des formulations employées par la circulaire (p. 83). Celles-ci ont facilité le développement de « justices locales » (p. 93), c’est-à-dire d’appréciations divergentes sur ce qu’il est attendu de l’évaluation sociale ayant, en conséquence, engendré de fortes inégalités. Finalement, « les défaillances du dispositif, dans ces pratiques infra-légales comme dans son cadre juridique, mettent […] en danger l’intérêt supérieur de l’enfant, en induisant plutôt une présomption de la majorité, qui répond aux logiques de contrôle de flux, justifié par les arguments classiques de l’insécurité et de l’invasion » (p. 94).
11Le dernier chapitre de cette première partie, « L’arrivée introuvable » (chapitre 4), analyse toutes les étapes de la procédure de mise à l’abri et de l’évaluation, cristallisée par la circulaire du 31 mai 2013, et identifie « à chaque niveau les limites de cette réponse bureaucratique, ses voies d’exception, ses failles » (p. 97). La première difficulté réside dans l’inaccessibilité du dispositif puisque la procédure ne débute qu’au moment où le jeune se présente ou est amené aux services d’évaluation, la circulaire n’ayant pas prévu la formalisation d’une démarche d’aller-vers. D’autres failles sont précisées, notamment le fait qu’il n’est pas rare que les mineurs qui arrivent effectivement devant les services départementaux ne soient pas évalués (27 % de la cohorte), car « considérés comme “ne rentrant pas dans le cadre du dispositif” » (p. 100). Lorsqu’ils le sont, la mise à l’abri est souvent synonyme « d’incertitude, d’oisiveté, de passivité et de déracinement » (p. 101), contexte qui favorise le développement de nombreux troubles et de pathologies qui ne sont pas prises en charge (p. 102-103). Noémie Paté illustre ces difficultés par de nombreux exemples détaillés de parcours de jeunes : celui d’Amar sur les conséquences de l’absence de poursuite de la mise à l’abri lors de la saisine du juge des enfants (p. 109-110), celui de Babiry réévalué après avoir été évalué mineur et orienté vers un autre département pour sa prise en charge (p. 113-114), ou encore celui de Kariba sur la précarité de la prise en charge socio-éducative une fois la minorité et l’isolement reconnus (p. 115-116).
12Pour finir, elle dresse un panorama des différents « modes de survie » pour les mineurs non pris en charge puisque « le dispositif supposé les protéger finit […] par produire des situations de rue et de grande précarité » (p. 117). Ces modes sont multiples : errance, vie dans la rue, passage par des foyers de travailleurs migrants, survie dans le métro ou les gares, prison, etc. En particulier, les observations réalisées dans certains campements urbains ont conduit l’autrice au constat que les jeunes font preuve d’une certaine « débrouillardise » (p. 130). Un tel constat ne doit néanmoins pas faire oublier que « quel que soit le mode d’habitation de ces espaces [urbains], les mineurs sont exposés à un état de danger particulièrement alarmant » (p. 130). L’autrice souligne, de nouveau, la nécessité d’une meilleure reconnaissance du fait que ces mineurs peuvent, par certains aspects, être vulnérables et par d’autres autonomes, sans que cela ne remette en cause leur besoin de protection.
13Dans une deuxième partie, Noémie Paté propose une analyse de « l’économie morale des acteurs du jugement », qui se trouve « à la croisée d’une sociologie de l’administration (comment les acteurs mettent en œuvre une politique publique), d’une sociologie du droit (comment les acteurs mettent en œuvre les règles de droit) et d’une sociologie des organisations associatives ». En s’appuyant sur les entretiens semi-directifs qu’elle a réalisés ainsi que sur ses observations de terrain, elle étudie dans un premier temps l’économie morale des magistrats puis celle des évaluateurs de FTDA.
14En ce qui concerne les magistrats (chapitre 5), Noémie Paté constate tout d’abord « un sentiment de malaise et d’impuissance [de ceux-ci] face au système qu’ils estiment “enrayé” » (p. 138). Ce malaise conduit le plus souvent ces magistrats à un « déni de compétence » (p. 139) et à la « formulation d’accusations réciproques » (p. 140), par exemple entre les substituts du procureur et les juges des enfants. Tandis que les premiers, acteurs centraux de la procédure, considèrent le traitement de ces mineurs comme une charge de travail supplémentaire (p. 141), les seconds n’interviennent qu’en fin de parcours, selon le schéma procédural retenu par la circulaire de 2013, ce qui de facto conduit à « une remise en cause de l’état de danger ». L’autrice esquisse ensuite trois profils idéal-typiques de magistrats. Elle distingue ainsi les « idéologues », plutôt bienveillants, qui dénoncent la mission qui leur est assignée (p. 147) ; les « rigoureux », qui se perçoivent comme étant plus sélectifs, puisqu’ils considèrent que ces jeunes ne relèvent pas de leur mission de protection de l’enfance (p. 149) ; et les « pragmatiques » qui dépassent l’antagonisme des deux autres profils et acceptent la mission d’évaluation (p. 151). Finalement, Noémie Paté considère que le processus décisionnel s’inscrit dans une « logique de sélection intériorisée par tous » qui s’accompagne d’une « dévalorisation quasi-systématique des pratiques de sélection, qu’elles soient mises en application par un service départemental ou par une association » (p. 152). Afin de dépasser le manque d’information et leur hétérogénéité, les magistrats inscrivent leur décision dans le registre de la « conviction intime » ainsi que dans la nécessité de maintenir un taux raisonnable de prise en charge (p. 154). Plus globalement, l’analyse de ce processus a permis d’illustrer comment « la logique de sélection et de gestion de flux imposée par le politique a été intériorisée par le juridique » (p. 161).
15En ce qui concerne les évaluateurs de FTDA (chapitre 6), Noémie Paté commence par rappeler le contexte de création de l’association, l’évolution de ses activités et surtout de son positionnement à l’égard des pouvoirs publics. Elle note que d’une « association de plaidoyer et de défense du droit d’asile, FTDA est devenue une “entreprise de l’asile” : délégataire du service public, ayant adopté les catégories étatiques dans son action, faisant preuve d’un militantisme “domestiqué”, se présentant à l’échelle nationale comme détenteur d’une “expertise” et décrivant ses compétences en fonction des marchés publics disponibles » (p. 170). Cette expertise s’étend aux mineurs non accompagnés puisque l’association est responsable, depuis 2011, de la Plateforme d’accueil et d’orientation des mineurs isolés étrangers (PAOMIE) en charge de leur évaluation à Paris, qui a été très critiquée pour ses pratiques jugées « abusives » (p. 171). Le Peomie, où l’autrice a été évaluatrice pendant un an, a été créé à Créteil, dans le Val-de-Marne, au moment où l’évaluation sociale devenait la norme en 2013. Cette structure devait non seulement permettre de tirer les conséquences des dysfonctionnements de la PAOMIE mais également constituer le modèle pour la mise en œuvre de cette nouvelle modalité d’évaluation. Noémie Paté souligne ensuite les nombreuses difficultés auxquelles cette nouvelle plateforme a rapidement fait face, dont les critiques émises sur le nombre jugé trop élevé de jeunes reconnus mineurs par le département et le refus du parquet d’arrêter de recourir aux examens osseux. Elle détaille, de façon très intéressante, les multiples réajustements opérés par le Peomie pour répondre aux injonctions du département et de l’autorité judiciaire qui ont mené à une intériorisation, par FTDA, des « exigences institutionnelles et [du] caractère restrictif des politiques migratoires » (p. 183).
16Ces exigences institutionnelles sont ressenties par les professionnels qui, paradoxalement, valorisent la dimension sociale de leur travail. Ce paradoxe se retrouve dans la manière dont FTDA « a tenté de professionnaliser l’activité » (p. 186), puisqu’elle a eu tendance à mettre à distance les compétences sociales en recrutant principalement des profils de juristes ou de spécialistes en géopolitique ou en histoire, plutôt que des travailleurs sociaux. De la même façon que pour les magistrats, Noémie Paté a dégagé trois profils idéal-typiques d’évaluateurs : les « sociaux » qui mettent l’accent sur le besoin de protection et sont accusés de ne pas être objectifs (p. 187), les « juristes » qui accordent une grande importance à la cohérence du récit (p. 188) et les « enquêteurs » qui cherchent à vérifier les récits et sont globalement les plus représentés (p. 189). Elle constate une « souffrance » de ces évaluateurs (p. 191) due à un dispositif qui favorise le sentiment « d’incertitude voire d’arbitraire » (p. 195), conduisant certains d’entre eux à adopter une attitude de désobéissance (p. 194). L’autrice considère finalement que le métier d’évaluateur n’en est pas un, notamment en ce qu’il est souvent choisi « par défaut » ou par « incompréhension de l’activité » (p. 202). Ainsi, l’analyse de l’économie morale des différents acteurs intervenant dans l’évaluation de ce public a permis de démontrer les ambivalences et les paradoxes de la mission qui leur a été confiée.
17La construction du « jugement » des évaluateurs est l’objet de la troisième et dernière partie de l’ouvrage. D’emblée, Noémie Paté affirme que « l’évaluation de l’âge fait problème » puisqu’elle relève de l’« incertain », du « dilemme ». Afin de comprendre comment les évaluateurs contournent cette incertitude, l’autrice leur a, lors des entretiens, proposé une « situation type d’un jeune migrant fictif » et les a invités à détailler l’analyse qu’ils en feraient (p. 207).
- 5 Sur la question de la cohérence, voir également le travail de Lisa Carayon, Julie Mattiussi et Arth (...)
18Leurs réponses lui ont permis d’identifier cinq types d’éléments justificatifs mobilisés pour justifier le choix de défendre la reconnaissance de minorité ou non et qui participent des « pratiques du jugement » (chapitre 7). Premièrement, le cadre prévu par la circulaire du 31 mai 2013, et confirmé depuis, suppose la réunion de données « objectivables » qui consiste principalement en une « description critique des documents d’état civil » et en « une série de calculs de données chiffrées » (âge des proches, années de scolarisation, événements particuliers, etc.) (p. 214). Sur ce dernier élément, Noémie Paté établit d’ailleurs que « l’importance accordée à ces données chiffrées, et en particulier celles relatives au parcours scolaire, induit une pratique de sélection discrète et discriminante, puisque le traitement des données révèle une corrélation forte entre le niveau de scolarité et l’accès à la prise en charge » (p. 216). Deuxièmement, les évaluateurs ont recours à des « typologies qui agrègent d’emblée une liste de stéréotypes et activent alors une série d’anticipations » en fonction de l’origine nationale du jeune, de son physique et de son comportement (p. 219). Troisièmement, une justification par le mérite, spécialement au regard de la « capacité d’intégration supposée » (p. 223), peut également être utilisée, le plus souvent au bénéfice du jeune, et conduit à une « moralisation de l’évaluation de la minorité et de l’isolement » (p. 228). Quatrièmement, l’argument de la souffrance, de la vulnérabilité est parfois utilisé pour justifier le besoin de protection de certains profils de jeunes. En effet, « une corrélation existe […] bien entre les profils migratoires des jeunes évalués et l’engagement de l’évaluateur » (p. 235), les « exploités » étant alors considérés comme plus légitimes que les « envoyés » ou les « aînés ». Cinquièmement, la « légitimité narrative » est examinée : l’évaluateur évalue la « sincérité », la « crédibilité » ou encore la « cohérence » du jeune et de son récit de vie (p. 239)5. Ces différents éléments, selon les évaluateurs et leurs profils, joueront ou non au profit du mineur et contribuent à ce que « l’évaluation de la minorité et de l’isolement se [fasse] dans une grande instabilité et à partir de critères dont la valeur varie parfois radicalement » (p. 244). Ils permettent surtout de dessiner le profil type du jeune qui aura le plus de chances d’être protégé : ayant été scolarisé, demandant à et ayant manifestement besoin d’être protégé tant dans son comportement que physiquement, volontaire et investi, n’en demandant pas trop, etc. (p. 249).
19Afin de se glisser le mieux possible dans ce profil type, les mineurs doivent se prêter à un « jeu de dupes », qui n’est pas sans risque pour eux (p. 248). Le dernier chapitre est ainsi consacré au « prix du jugement » (chapitre 8). Noémie Paté observe que les évaluateurs mettent en place des techniques, afin de contourner les ruses supposément mises en œuvre par les jeunes, qui conduisent à une « conformisation » et à une « déshumanisation » de l’évaluation (p. 246). Les mineurs sont alors obligés de se conformer à ce qu’ils devinent des attentes des évaluateurs et pour cela, ils doivent faire ce que redoutent précisément les professionnels : ruser. L’autrice illustre ainsi un cercle vicieux où les rôles et les attentes seraient connus de tous (p. 247-248). Pourtant, les jeunes doivent se soumettre à la nécessité de se dévoiler dans un cadre contraint, qu’ils ne maîtrisent pas (p. 252). Comme les professionnels chargés de les évaluer, « les MNA se trouvent […] dans une situation paradoxale : tandis qu’ils se sont, pour beaucoup, tournés vers la migration afin d’acquérir une marge de manœuvre et d’autonomie plus grande et de devenir acteurs de leur trajectoire, ils doivent désormais limiter leur identité narrative aux attentes supposées des évaluateurs et de l’institution » (p. 255). Noémie Paté relève, de leur part, une tentative de résistance qui passe par une conformisation des récits pour tenter d’anticiper les attentes de l’évaluateur et par le choix du silence sur ce qu’ils souhaitent protéger ou sur ce qui est indicible (p. 259). Cette résistance peut créer le malaise, la « fausse note » (p. 256), qui conduira les évaluateurs à considérer qu’ils mentent. Toutes les limites du dispositif atteignent ici leur paroxysme et conduisent l’autrice à conclure que « l’épreuve de l’évaluation est donc invalide » (p. 260).
- 6 Voir Léa Jardin, La protection des mineurs non accompagnés en France, thèse dactylographiée, sous l (...)
20Le travail de recherche ici présenté est particulièrement riche et important à l’heure où tous les départements, agents de la protection de l’enfance, doivent mettre en œuvre cette évaluation avec une intervention de plus en plus importante des services de l’État, agents de gestion de l’immigration6. Il est particulièrement instructif pour le juriste puisqu’il met en évidence que l’hybridation entre les droits de l’enfant et le droit des étrangers constatée dans le traitement des mineurs non accompagnés se prolonge dans les pratiques des acteurs censés les protéger. Émerge ainsi le constat que les objectifs poursuivis par ces deux corpus juridiques sont incompatibles et qu’une tentative de conciliation engendre de multiples failles, limites et paradoxes vécus au jour le jour par les professionnels et les jeunes eux-mêmes.
Notes
1 Bastien Soulé, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, no 27, 2007, p. 127.
2 La première version date de 2002 : Angélina Étiemble, Les mineurs isolés étrangers en France : évaluation quantitative de la population accueillie à l’Aide sociale à l’enfance, les termes de l’accueil et de la prise en charge, étude réalisée pour la Direction de la population et des migrations, 2002, 272 p. La dernière version actualisée date de 2014 ; voir Angélina Étiemble et Omar Zanna, Synthèse : Des typologies pour faire connaissance avec les mineurs isolés étrangers et mieux les accompagner, rapport de recherche réalisé pour la mission de recherche Droit et Justice, juin 2013, 16 p.
3 Voir notamment Émilie Duvivier, Entre protection et surveillance : parcours et logiques de mobilité de jeunes migrants isolés, thèse dactylographiée (sociologie), Lille 1, 2012, p. 200 et suiv., ainsi que Sarah Przybyl, Territoires de la migration, territoires de la protection. Parcours et expériences des mineurs isolés étrangers accueillis en France, thèse dactylographiée (géographie), université de Poitiers, 2016, p. 74.
4 Émilie Duvivier, op. cit., p. 174.
5 Sur la question de la cohérence, voir également le travail de Lisa Carayon, Julie Mattiussi et Arthur Vuattoux, « “Soyez cohérent, jeune homme !” Enjeux et non-dits de l’évaluation de la minorité chez les jeunes étrangers isolés à Paris », Revue française de science politique, vol. 68, no 1, 2018, p. 31.
6 Voir Léa Jardin, La protection des mineurs non accompagnés en France, thèse dactylographiée, sous la direction de Julian Fernandez et Blandine Mallevaey, Université Paris-Panthéon-Assas, avril 2022, p. 296 et suiv.
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Référence électronique
Léa Jardin, « Noémie Paté, Minorité en errance. L’épreuve de l’évaluation des mineurs non accompagnés », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], 29 | Printemps 2023, mis en ligne le 15 septembre 2023, consulté le 29 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/sejed/12228
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