• 1 Sellenet (Catherine), La parentalité décryptée. Pertinence et dérives d’un concept, Paris, L’Harmat (...)

2Comme l’autrice fait elle-même référence à son livre de 2007, La parentalité décryptée1, dont le sous-titre était « Pertinence et dérives d’un concept », il est apparu intéressant de mettre en perspective la publication de 2023 au regard de son ouvrage précédent pour tenter de repérer les évolutions, voire situer les possibles mouvements de la pensée de l’auteure. Disons-le d’emblée, Catherine Sellenet n’a pas changé d’avis, bien au contraire. La notion de parentalité conserve pour elle une certaine pertinence mais sa diffusion dans le cadre des politiques publiques ou sur le marché de l’aide à la parentalité – que gèrent des spécialistes autoproclamés, consultants en tout genre qui pullulent sur Internet – s’avère plus que problématique. Le ton parfois pamphlétaire laisse sourdre plus qu’un agacement face à une dérive annoncée qui s’est concrétisée et qu’elle décrit comme « la transformation du soutien et de l’aide en un parentalisme démesuré, normatif et culpabilisant pour bon nombre de parents » (p. 12).

• 2 Houzel (Didier), Les enjeux de la parentalité, Toulouse, Érès, 1999, 200 p.
• 3 L’exercice de la parentalité, l’expérience subjective de la parentalité, la pratique de la parental (...)

3En 2007, Catherine Sellenet – qui a participé à la commission Houzel2 – consacre une grande partie de son ouvrage à situer la notion, son histoire, son utilisation dans différentes disciplines et à en montrer l’intérêt dans un chapitre intitulé « Cliniques de la parentalité », dans lequel elle s’efforce de démontrer la pertinence d’une analyse en référence aux axes de la parentalité3, particulièrement dans le cadre des familles en grande difficulté. Les exemples sont essentiellement situés dans le champ de la protection de l’enfance, auquel elle consacre ensuite un chapitre analysant différentes pratiques professionnelles et l’utilisation, que l’autrice juge très discutable, de la notion de compétences parentales (une réflexion qu’elle prolonge dans son ouvrage de 2023).

• 4 Pioli (David), « Le soutien à la parentalité : entre émancipation et contrôle », Sociétés et jeunes (...)
• 5 Chauvière (Michel), « La parentalité comme catégorie de l’action publique », Informations sociales, (...)
• 6 Ibid.

4Les tensions qu’elle analyse sont à cette époque assez partagées – en témoignent par exemple les articles de David Pioli4 qui évoque le double visage de la parentalité, entre émancipation et contrôle, ou de Michel Chauvière5 qui analyse « une sorte de subsidiarité parentale en relais des subsidiarités territoriales » (p. 27) pour souligner le désengagement de l’État qui transforme les problèmes sociaux (éducation, délinquance, solidarité…) en problématiques parentales, c’est-à-dire en renvoyant aux familles la responsabilité des difficultés scolaires, sociales. De manière prémonitoire, Michel Chauvière précise : « L’homme postmoderne sera un parent responsable6 ». Cette question de la responsabilité parentale se retrouve au cœur de l’analyse de Catherine Sellenet en 2023 mais sous la forme du « parent compétent, conscient de l’importance centrale de son rôle dans la socialisation et le devenir de son enfant », « soucieux d’appliquer les bonnes pratiques » (p. 46-47).

• 7 Ce qui reste relatif. Les émeutes de juin 2023 consécutives à la mort d’un jeune tué par un policie (...)

7Dans le champ de l’action publique, la parentalité apparaît comme une politique de gestion des risques, une gestion de l’ordre. Le discours peut apparaître moins sécuritaire aujourd’hui qu’au cours des années 2000 : on dénonce moins la « racaille », comme le fit le ministre de l’Intérieur en 2005, au profit de la recherche de points d’appui dans les travaux sur le développement de l’enfant (ses besoins)7. L’auteure montre comment derrière ce discours consensuel, relayé médiatiquement, se diffusent dans la société les normes du bon parent tel que les experts le conçoivent, ce parent adepte de la parentalité « positive », ce parent toujours réflexif, jamais stressé, ni débordé par des réalités sociales ou financières. Ce dispositif de pouvoir, au sens de Foucault, s’appuie moins sur la menace (même si elle reste présente) que sur la diffusion de savoirs scientifiques forcément incontestables. Les injonctions ne se formulent plus comme des conseils appuyés mais prennent la forme de « l’intervention douce, la manipulation discrète » (p. 188). Il s’agit de développer un pouvoir d’agir (vous pouvez, vous savez) dans une version dévoyée de la notion où les réalités sociales sont réduites à des réalités individuelles, où la question des ressources disponibles disparaît. Le soutien à la parentalité se décline alors en intégration de compétences, de savoir-faire pour devenir un parent modèle : toujours à l’écoute, capable de réflexivité, adepte de la coparentalité et de la coéducation. Catherine Sellenet cite, à ce propos, le rapport « Les 1 000 premiers jours » qui, sous couvert d’une somme de savoirs scientifiques sur l’enfant, autorise des experts à édicter des manières d’être et de faire pour assurer un bon développement et une bonne insertion, gages d’une certaine tranquillité publique.

• 8 Émission de téléréalité où une super éducatrice enseigne à des parents « dépassés » l’art d’appliqu (...)
• 9 Pinel-Jacquemin (Stéphanie), Koliouli (Flora) et Kelly-Irving (Michelle), « Devenir et être parent (...)

8Diffusés souvent dans le cadre des actions de soutien ou par des coachs voire par « Super Nanny8 », les conseils, recommandations, injonctions (qui n’écartent donc pas l’idée de sanction) ont un défaut majeur : ils sont hors-sol. Ils inventent une parentalité totalement théorique sans tenir compte des contextes de vie, qu’ils soient sociaux, culturels, familiaux, environnementaux, et en particulier, ils ignorent les effets de la précarité. Comme le rappellent Pinel-Jacquemin et al. : « Dans les situations de précarité, des connaissances et des compétences préétablies restent présentes, mais peuvent être mises à mal par la nouvelle identité parentale à acquérir, par des conditions de vie difficiles et le faible niveau de ressources pour accomplir le rôle de parent et par le regard sociétal, souvent perçu comme négatif9 ». Enfin, ces préconisations ne correspondent pas à une demande des familles.

• 10 Op. cit.
• 11 Aubert (Nicole) [dir.], L’individu hypermoderne, Toulouse, Érès, 2004, 319 p.

10La lecture de cet ouvrage conduit à penser que le parent visé par ces politiques et ces offres marketing n’est plus vraiment un parent postmoderne, tel que défini par Chauvière10, mais plutôt un parent hypermoderne dans la lignée de l’individu décrit par Nicole Aubert11, marqué par un « hyperfonctionnement de soi » (p. 75) qui a caractérisé le champ professionnel avec des exigences de performance de plus en plus fortes. Dans cette ambiance néolibérale, qui vise la rentabilité des individus, ces exigences du monde professionnel paraissent avoir envahi la sphère familiale pour faire peser sur les parents une responsabilité jusqu’alors partagée par diverses institutions éducatives. Le parentalisme serait alors le symptôme d’une dérive qui, pour reprendre une distinction de Robert Castel, met en scène d’un côté des parents par excès, super compétents, et de l’autre des parents par défaut qu’il s’agit de former sinon d’invalider.