When images supplant texts, we experience, perceive, and value the world and ourselves differently, no longer in a one-dimensional, linear, process-oriented, historical way but rather in a two-dimensional way, as surface, context, scene.
Vilém Flusser, Into the Univers of Technical Images
- 1 Né en 2010, Instagram a été conçu comme plateforme de partage d’images. Depuis son lancement, son (...)
- 2 Par le terme « post », nous indiquons ici ces publications s’affichant sur les profils des usager (...)
- 3 En janvier 2019 la fonction story était utilisée par 500 millions d’utilisateurs quotidiennement. (...)
1La fonction stories d’Instagram1 permet de partager des contenus multimédia (images, vidéos, textes, musiques, autocollants…) éphémères, qui disparaissent 24 heures après leur publication. Cet outil de publication non seulement encourage des pratiques de partage plus désinhibées et moins contrôlées que dans les posts2, mais a pour but de créer un engagement plus important des utilisateurs (Chen et Cheung 2019) en termes d’actions effectuées et de temps dépensé sur Instagram3. Les stories se distinguent des posts Instagram non seulement par leur courte durée de visualisation, mais aussi par leur design, les possibilités de manipulation des contenus, et les narrations auxquelles elles donnent lieu – celles-ci étant basées sur la performance dans l’instant présent, plutôt que sur une narration destinée à durer sur le long terme (McRoberts et al. 2017). En effet, pour engager davantage leurs usagers, les réseaux socionumériques (rsn) offrent des moyens de publication et d’interaction fondés sur l’immédiateté, et sur une continuelle mise à jour des contenus et vérification des feedbacks reçus (Gehl 2011).
- 4 Georgakopoulou (2017) trace une intéressante opposition entre l’action de montrer « to show » et (...)
2Même si les stories se basent largement sur les images et racontent des « courtes histoires » (Georgakopoulou 2017) en montrant quelque chose plus qu’en le disant4, le contenu textuel apparaît comme un élément narratif en rapport étroit avec les images et doué de qualités plastiques et expressives.
- 5 Nous ferons ici référence uniquement à Facebook et Instagram. Pourtant l’évolution de l’esthétiqu (...)
3Après avoir introduit des considérations pragmatiques préliminaires sur la spécificité d’Instagram comme plateforme de partage d’images, j’analyserai la manière dont l’aspect et l’usage du contenu textuel distingue les stories : 1) par rapport à d’autres outils de partage sur d’autres plateformes, notamment Facebook, 2) dans le cadre d’Instagram même, en mettant en évidence les différences entre les posts et les stories. Le but est d’abord de tracer une évolution chronologique - Instagram étant introduit après Facebook, et les stories d’Instagram étant introduites seulement plus récemment, suite au succès d’autres plateformes de partage éphémère telles que Snapchat (Bayer et al. 2016). L’observation des transformations du design et de l’architecture des plateformes par rapport au contenu textuel nous permet d’avancer l’hypothèse d’une trajectoire de l’évolution du rôle du texte dans les pratiques de partage en ligne contemporaines, qui irait dans la direction de la consommation rapide de textes-image et de texte-hypertextes5. Je proposerai à cette occasion un ensemble de critères pour marquer les différences entre le contenu textuel dans les stories et les posts, notamment : i. Rapport image-texte, ii. Durée de visibilité des contenus, iii. Agencement esthétique du texte, iv. Fonctions d’archivage et de partage, v. Amendabilité et accessibilité du contenu (Domenicucci 2018). Pour conclure, je montrerai comment les stories et les posts s’alimentent mutuellement à travers des formes de ré-énonciation, dans lesquelles le texte peut assumer un rôle central en tant que médiateur entre une énonciation et l’autre.
4Les raisons du choix de stories d’Instagram comme cas d’étude des nouvelles tendances du texte sur les rsn sont multiples : 1) La possibilité de comparer, à l’intérieur de la même plateforme, deux modalités d’écriture : l’une (dans les posts) où le texte est visuellement plus neutre a des caractéristiques de permanence dans le temps ; l’autre (dans les stories) qui ressemble davantage à une écriture-performance basée sur le partage éphémère, où les qualités plastiques sont mises en avant ; 2) le rôle central du texte dans les pratiques de ré-énonciation des stories sur Instagram ; 3) les stories constituent un cas exemplaire pour étudier le caractère provisoire du document numérique et, en même temps, ses possibilités de permanence sous des formes différentes. Dans mon analyse, j’utiliserai une approche centrée sur l’étude des structures narratives des médias numériques. Je me servirai des méthodes d’analyse qualitative des contenus sur un petit corpus de posts et de stories issu d’Instagram. D’autres exemples sont issus de mon compte et de mon activité personnelle sur Instagram : le recours à ces méthodes auto ethnographiques se limite à deux cas : 1) lorsque le but est de fournir des exemples purement descriptifs des différents contextes et formes de publication sur Instagram ; 2) lorsqu’une approche introspective est utile pour montrer le point de rencontre entre les nécessités personnelles de narration de l’usager et les outils fournis par la plateforme.
5Le récit de soi sur les rsn ne peut pas se passer d’un processus d’écriture ou de « conversion numérique » préalable (Doueihi 2008). C’est-à-dire que des contenus de tout genre (images, textes, audio) sont d’abord traduits dans un code d’écriture binaire. Depuis leur apparition et diffusion, des millions de personnes ont utilisé les rsn pour communiquer, se mettre en scène, s’exprimer, suivre une passion, se lier virtuellement à des communautés, etc. À la différence d’autres formes de communication, telles que le téléphone, la nature écrite des rsn transforme la « mise en scène de soi » (Goffman 1959) en inscription : la création de traces stables et en même temps modifiables, susceptibles d’être fragmentées, ré-énoncées, copiées, à travers le partage en ligne par d’autres utilisateurs ou par l’auteur lui-même.
6À côté des formes de récit visuelles typiques des rsn (les selfies par exemple (Georgakopoulou 2016), ou les images du quotidien, telles les photos de repas), le web social offre des possibilités inédites d’expression de soi à l’écrit : n’importe quel utilisateur peut, avec une extrême facilité, produire et diffuser des textes écrits dans son propre réseau. Le premier exemple de ce phénomène apparaît sous la forme des sites web personnels et des blogs, qui permettent la publication de « billets », d’articles et de notes en ligne. Facebook, rapidement devenu l’un des plus populaires rsn au monde, apparaît aussi comme un espace de production textuelle : les utilisateurs peuvent mettre à jour leurs « statuts » en écrivant un texte sur « ce à quoi ils sont en train de penser », ils peuvent écrire quelques mots sur leur biographie dans leur profil, ou publier des commentaires. À côté des formes plus longues d’écriture, des formes courtes se sont développées, dans les usages les plus récents des rsn, notamment ceux qui sont centrés sur les images, comme Instagram. Dans les posts de cette plateforme, le texte se situe en commentaire, didascalie en marge de l’image.
7Malgré les nombreuses différences entre l’une et l’autre, des plateformes telles Facebook et Instagram fondent leur succès largement sur le partage de photos, vidéos, et formes graphiques (émoticons, etc.) – alimentant une culture visuelle où l’image assume des fonctions différentes : esthétiques, de communication, sociales (Jurgenson 2019). Des formes de narration se déploient aujourd’hui sur les rsn, plus proches du reportage vidéo et du récit photographique, où les objets parlent « pour eux-mêmes » (Simanowski 2018), que d’une narration au sens stricte, entendue comme un type de discours verbal et linéaire. Or, comme l’écrit Jean-Marie Schaeffer à propos de la narrativisation des images, la monstration visuelle et la verbalisation narrative relèvent de facteurs d’intelligibilité entre eux très différents, la première relevant de la perception visuelle analogique :
[c]omprendre une image ou un flux d’images ce n’est pas être capable d’identifier des contenus propositionnels et des relations entre propositions, mais être capable de traduire des relations iconiques ou quasi perceptives en états de faits représentés analogiquement. (Schaeffer 2001)
- 6 Le concept de Schriftbildlichkeit (visualité) vise à prendre en compte la nature iconique de l’éc (...)
- 7 « I believe that the hybrid visual language we see today across moving-image culture and media de (...)
8Même si, dans des rsn tels Facebook et Instagram, les deux formes de narration – visuelle et verbale – se mélangent souvent, le « donner à voir » du corps et des objets semble prendre le dessus sur des textes plus complexes et réfléchis, doués d’une structure, d’un début et d’une fin, comme c’est encore le cas, par exemple, des textes des blogs. Malgré cet apparent glissement du texte derrière ou à côté des images, il est indéniable que l’usage des rsn a donné à des millions d’individus la possibilité de publier des microtextes quotidiennement, sous forme de commentaires, messages privés, didascalies aux images, liens hypertextes, etc. Cette possibilité d’expression immédiate, d’un côté, rapproche l’écriture sur les rsn de la langue parlée. De l’autre côté, le texte inscrit sur l’écran réclame, pour ainsi dire, sa matérialité et s’approche ainsi du graphisme et de l’image. L’aspect visuel de l’écriture apparaît donc mis en évidence : l’écriture en ligne devient ainsi un hybride de langue et image6. Dans les stories d’Instagram le texte est fortement intégré à l’image, partageant avec celle-ci l’espace, le format, les couleurs. Par exemple, quand on utilise la fonction de publication story, en superposant un texte à une photo, le logiciel adapte automatiquement la couleur du fond et celle du texte aux couleurs de l’image. Cette solution permet de rendre l’aspect de la publication automatiquement plus harmonieux, selon les critères esthétiques suggérés par la plateforme. Si l’esthétisation du texte (c’est-à-dire la mise en avant des propriétés graphiques et spatiales) ne peut, à elle seule, justifier que l’on parle d’« hybridation » avec l’image, dans le cas des stories d’Instagram, non seulement le texte est esthétisé, mais il adapte ses propriétés plastiques à l’image et en remplit à proprement dire l’espace. Alors que dans les posts il existe un lieu dédié au texte (la « caption » ou didascalie) séparé de la photo, dans les stories, tout cohabite. Cette hybridation est bien évidemment fondée sur les possibilités techniques des medias numériques, ainsi que des logiciels qui les produisent (Manovich 2014)7.
9Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’un des enjeux des rsn est celui de capturer l’attention et l’engagement des usagers. Comme il a été montré, l’agencement esthétique du contenu textuel d’une page web influence les comportements des usagers – notamment l’intention d’acheter (Hall & Patrick 2004). Les moyens d’esthétisation du contenu textuel offerts par les rsn ont donc pour but d’augmenter l’attractivité du texte. Si le texte des posts de Facebook offre déjà depuis quelques temps des possibilités de variation esthétique (Figure 1), le texte des stories permet beaucoup plus de manipulations (choix de styles et tailles du texte différents, ajout de medias tels morceaux de musique, stickers, etc.).
Figure 1. Exemple des possibilités de modification du texte sur Facebook
- 8 Comme l’écrit Manovich (2001) : « The available operations and the “right” way of using a given c (...)
10L’importance que l’élément spatial de l’écriture et le format assument dans la communication et l’expression sur les rsn est montrée justement par les contraintes que les utilisateurs ont par rapport à la production de texte : l’exemple le plus classique étant le nombre de caractères limité sur Twitter – et leur effet sur l’écriture, par exemple l’usage d’acronymes et abréviations, ou l’insertion d’émoticons pour remplacer une phrase et gagner de l’espace (Boot et al. 2019). Aux contraintes de production, s’ajoutent également les conditions spécifiques de lecture en ligne, la difficulté à lire des longues textes sur le web étant désormais reconnue (Ziming 2005). Un exemple de la manière dont les usagers manipulent les médias pour leur fins expressifs et comme réaction à une contrainte8 est un nouveau « meme » né sur Instagram : celui de certains comptes tous nommés « The same picture of… ». Si le dernier terme change, le principe est le même : publier toujours la même image avec un texte différent. En postant toujours la même photo et modifiant seulement le commentaire, les auteurs de ces posts détournent l’attention de l’image pour la conduire au contenu textuel. Le témoignage d’une adolescente auteure de l’un de ces comptes Instagram (@same.picture.of.kumquat), rapporté dans un article paru dans The Atlantic, montre que cette stratégie aide à focaliser l’attention sur l’écriture (la « caption ») :
It’s personal-life captions for not such a personal picture […] It takes the pressure off of having to post a pic of your face or something. We don’t have to edit any pics ; the followers know what they’re getting. We can just post a quirky caption about our life at the moment and they relate (Lorenz 2018).
Le texte dans les posts étant séparé de l’image et moins visible, une manière efficace de le mettre en évidence est celle de neutraliser l’image par son absurde répétition.
11L’emphase, dans les rsn actuels, sur la communication instantanée et par images pourrait se traduire dans une même tendance : celle à produire et consommer des textes moins réfléchis et plus immédiats, des textes « jetables », ou oubliables, comme le flux d’images qu’ils accompagnent.
12En effet, les possibilités d’agencement des propriétés plastiques du texte informent également les moyens de narration (Bolter et al. 2012) sur les rsn et varient non seulement d’un rsn à l’autre mais aussi d’un contexte à l’autre sur la même plateforme. La disposition du texte, par exemple, est un élément central pour analyser la spécificité des stories Instagram comme medium narratif : le récit d’un événement sur une story peut se réaliser par différentes portions de textes situés à différents endroits. Par exemple, les stickers qui indiquent la localisation (Figure 5), permettent d’isoler un fragment d’information et de le séparer du corpus de texte principal. D’ailleurs, la hiérarchisation parmi les différentes portions de texte se fait par la taille ou la couleur de la typographie, qui permet de mettre en évidence certains mots ou phrases. Pour finir, d’autres portions d’information peuvent être ajoutées, toujours dans des éléments de texte séparés, comme les tags et les hashtags. Toutes ces unités de texte distinctes sont liées par leur coprésence sur l’image de fond. Aussi, au niveau de la lecture, les unités de texte peuvent être lues dans plusieurs ordres différents (de gauche à droite, de bas en haut, etc.), de telle manière que le mouvement du regard est moins linéaire que dans le texte des posts.
- 9 Ce mot est utilisé pour indiquer le geste de faire défiler des images et des posts sur l’écran du (...)
13La tendance, sur les rsn, à accentuer le côté graphique du texte le rend plus apte à une lecture rapide et éphémère, comparable à la visualisation d’un flux d’images dans les pratiques de « scrolling »9, là où la modalité dominante de vision est celle du regard rapide, du « coup d’œil » (Zulli 2018).
14La construction d’une identité personnelle en ligne se met en place par des formes différentes de narration de soi, impliquant plusieurs types de choix qui concernent les plateformes et le registre utilisés, les espaces d’intimité dans lesquels développer ses propres récits (Durante 2011), ainsi que le public visé ou imaginé (Marwick&boyd 2011). Chaque rsn fournit des outils différents de self-design. Ce terme est utilisé pour indiquer l’expression de l’individualité sur les médias numériques dont le design est en partie personnalisable. Si l’on pense aux pages web personnelles, aux blogs et aux profils sur Facebook, le choix esthétique du contenu textuel peut devenir un élément d’expression visuelle de soi comparable au travail d’un designer. Ce choix esthétique est présent dans nombre d’interactions avec des textes numériques, comme le remarque la critique du design Alice Rawstorn :
We spin our life stories on Facebook, comment on them on Twitter and illustrate them on Instagram. When we write an email, print a letter or read an ebook, we expect to choose which size and style of font to use, turning some of us into amateur type buffs. (Rawsthorn 2013)
15Un élément essentiel dans la détermination du genre de narration suggéré par l’architecture de chaque plateforme est la durée de visibilité des contenus, ainsi que la possibilité de revenir sur ceux-ci pour les modifier. Si, d’un côté, les rsn invitent à des narrations immédiates et proches de l’oralité, de l’autre côté, les usagers sont désormais bien conscients que leurs publications en ligne sont susceptibles d’être reproduites, diffusées, manipulées et de rester visibles longtemps, en dépit de leur volonté même, en influençant ainsi leur réputation à long terme.
16Hogan (2010) a isolé deux formes différentes de construction de l’identité sur les rsn : à côté d’une première, indiquée souvent par la métaphore goffmanienne de la mise en scène de soi, basée sur la synchronicité et la performance, il met en lumière une autre métaphore, celle de l’exposition de soi, comparable à un artefact muséal. L’idée d’exposition prend en compte la nature des rsn en tant qu’artefacts et archives, donc leur dimension diachronique. En effet, les contenus publiés dans les posts peuvent être lus dans un deuxième temps et loin du contexte de leur production. La conscience de cette permanence de visibilité des contenus pousserait donc les usagers des rsn à entreprendre un travail de « curateurs », en revenant sur leurs publications pour les éditer et pour bâtir ainsi une image de soi durable. Cet aspect diachronique dans le rapport à son identité en ligne, semble ne concerner que les formes de publications plus stables, comme les posts sur le feed principal. Pour ce qui est du partage éphémère, comme les stories d’Instagram, la métaphore de la performance dans le présent semble plus pertinente, car il ne reste aucune trace des publications. Néanmoins les plateformes offrent la possibilité d’« éterniser » les stories dans un deuxième moment, en les mettant en évidence. Dans ce cas, celles-ci continuent de s’afficher sur le profil, nourrissant la mise en scène de soi sur le long terme (l’« exposition » de soi dont parle Hogan). Cette fonction qui s’appelle highlight sur Instagram (Figure 2) permet de mettre en évidence une story en la republiant en haut du profil, de manière à ce qu’elle ne disparaisse pas après 24 heures mais qu’elle reste visible à côté des posts.
Figure 2. Les highlights des stories Instagram s’affichant en dessous des posts
- 10 La seule manière de « revenir en arrière » est celle d’effacer la story.
17Les contenus publiés dans les stories sur Instagram, s’ils ne peuvent pas être modifiés10 après publication, disparaissent tout seuls après un certain temps, en favorisant ainsi des formes de partage moins réfléchies et plus désinhibées. En ce sens, l’usager-auteur cède sa propre tâche de curateur à la plateforme même, et pour ainsi dire, à l’effacement du temps. Bien évidemment, le texte contenu dans les stories est éphémère aussi. Pourtant, en ce qui concerne ce caractère provisoire, il faut remarquer qu’en général, la permanence des textes produits en ligne – comme de tout autre contenu d’ailleurs – ne concerne pas seulement leur visibilité, mais aussi leur traitement par les plateformes. Même les textes qui sont effacés après publication, sont stockés dans des bases de données et produisent des métadonnées qui, à leur tour, produisent de l’information. Le texte est alors invisible à l’utilisateur mais il a néanmoins un effet sur son profilage et sur la détermination des contenus auxquels il va accéder en ligne, bref à la détermination de son identité algorithmique. Dans la définition de (Lippold 2011), l’identité algorithmique est une « […] identity formation that works through mathematical algorithms to infer categories of identity on otherwise anonymous beings ».
18Cette identité se modifie de manière dynamique à chaque fois qu’une nouvelle information est ajoutée. Ainsi, un mot utilisé dans une publication en ligne, même si celle-ci est éphémère, continue d’une certaine manière d’exister en tant que morceau d’information qui contribue à donner forme au profil de l’usager et par conséquent à son environnement numérique.
19Dans cette optique, même en ce qui concerne les formes de partage éphémère, la permanence du document numérique, notamment du contenu textuel, doit être analysée non seulement à partir de ce qui est visible et sous le control des usagers mais aussi en tenant compte du traitement algorithmique du document par les plateformes.
20Nous allons maintenant nous arrêter sur les différences principales entre posts et stories. Les posts Instagram sont les publications qui apparaissent sur le profil de l’utilisateur et dans le fil d’actualité (feed). Alors que sur Facebook les posts peuvent consister en plusieurs types de médias – un texte, un lien hypertexte, des photos ou des vidéos, etc. –, le format d’Instagram est plus contraignant : les posts se présentent toujours comme des « fenêtres » au format carré, affichant des images ou des vidéos. Il est possible d’ajouter aux images des filtres, des tags et des géo-localisations. Après avoir été publiés, les posts restent visibles tant dans le fil d’actualité des utilisateurs que, de manière stable, dans le profil de l’auteur. Le compte personnel sur Instagram se présente ainsi comme une suite d’images (Figure 3), visualisables l’une après l’autre ou sous forme de mosaïque. Les posts peuvent être accompagnés d’un contenu textuel qui s’affiche en bas du post, séparé de l’image. Ce texte, auquel on fera référence quand on comparera les posts et les stories, n’est pas modifiable dans la police et la taille, il a donc toujours le même aspect dans tous les posts (Figure 4). Aussi, s’il n’y a pas la possibilité de publier de liens hypertextuels, il est possible de taguer d’autres profils et d’ajouter des émoticons. Les autres utilisateurs peuvent ajouter des commentaires au post et ceux-ci sont affichés en bas du texte écrit par l’auteur. Pourtant, quand la collection d’images sur le profil est visualisée dans son ensemble, sous forme de mosaïque, le texte « disparaît », et il apparaît seulement en cliquant de nouveau sur l’une des images.
Figure 3. Les posts d’un profil Instagram, visualisés sous forme de « mosaique »
Figure 4. Le texte en dessous d’un post sur Instagram avec des hashtags
- 11 Le stories d’Instagram ont été introduites en 2016 suite au succès du partage éphémère d’images s (...)
21Les stories11 d’Instagram se distinguent des posts suivant plusieurs aspects que l’on va regrouper en différentes catégories :
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Esthétique. Tout d’abord, les stories se distinguent des posts par leur aspect. Elles se présentent comme un document où plusieurs médias se trouvent réunis. Alors que le post est comparable à une image parfois accompagnée par une didascalie, la story ressemble beaucoup plus à un collage – avec la superposition d’images et textes – mais aussi à une vidéo – avec des animations interactives et des morceaux de musique. En outre, alors que les post ont le format carré typique d’Instagram, les stories occupent, quand on les visualise, l’entièreté de l’écran.
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Production et manipulation des contenus. Comme Instagram a été conçu principalement pour les dispositifs mobiles, les usagers peuvent consulter la plateforme sur ordinateur, mais ils ne peuvent publier des contenus qu’à travers l’application. Cet élément est important pour situer le contexte de production matérielle du texte, qui est tapé à partir d’un smartphone. Si d’un côté ce fait décourage les formes d’écriture longues, il permet en revanche de performer des gestes de modification et manipulation typiques de l’usage des petits écrans tactiles : filtres appliqués avec une seule touche, agrandissement et déplacement du texte en faisant glisser les doigts sur la surface de l’écran, etc. L’écriture dans les stories Instagram présente donc une gestualité spécifique : par exemple, après avoir tapé le texte, celui-ci peut être déplacé, agrandi, rétréci, en faisant glisser les doigts sur l’écran, avec le même geste de « zoom-in/zoom-out » que l’on utilise pour visualiser une image. Même si cette manualité est toujours médiée par le logiciel, nous proposons que ce fait confère au texte des stories une caractéristique d’ « objet » moins abstrait, dont les propriétés plastiques (formes, couleurs) émergent par la manière même dont le texte est produit.
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Narrations. Les stories, dont le nom même insiste sur l’aspect narratif, se différencient des posts suivant plusieurs aspects qui concernent la narration, par rapport aux contenus ou à leur organisation. En ce qui concerne les contenus, comme on l’a dit, le partage éphémère encourage des publications plus désinhibées, souvent focalisées sur le quotidien ou la chronique ponctuelle d’événements. Du point de vue de leur organisation, les stories peuvent s’organiser en séquence, en simulant la continuité d’une vidéo : les contenus sont ainsi moins « figés » par rapport aux posts, sous deux aspects – la navigation (possibilité de « stopper » la séquence, d’aller en avant ou revenir en arrière) et la durée (leur disparition après un certain temps). Dans les posts, au-delà des narrations possibles à l’intérieur de chaque publication (par exemple, d’une image accompagnée par sa didascalie), une narration plus large est aussi possible, émergeant de l’ensemble des posts visualisés d’un coup, car ils coexistent tous ensemble sur le fil d’actualité. Le fait que les posts soient stables dans leur position dans la grille des publications permet de développer des récits plus linéaires, où le « lecteur » peut revenir sur les images, prendre le temps de les regarder, considérer l’ensemble, etc. Inversement, dans les stories, la narration s’effectue dans le flux rapide des publications et elle est vite oubliée pour être remplacée par d’autres histoires.
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Interactions et feedbacks. Si les stories, à la différence des posts n’ont pas la fonction « like », les usagers peuvent réagir par des commentaires envoyés directement à l’auteur, ou par des émoticons, ou encore en répondant aux action requises (comme les questions et les sondages). Les formes d’interaction et feedback sont donc différentes par rapport aux posts sous l’aspect de la visibilité et, encore une fois, de la permanence de visibilité. Alors que les autres utilisateurs peuvent « compter » les mentions « J’aime » d’un post, donc mesurer son succès, les réactions aux stories sont visualisées seulement par son auteur.
- 12 « [W]e call the representation of one medium in another remediation, and we will argue that remed (...)
22Il est possible de lire les différents espaces en ligne comme autant de « genres narratifs », chacun caractérisé par un code non écrit dictant ce qu’il est approprié et envisageable de publier. Nous n’allons pas nous arrêter sur la définition de genre et son application au numérique, qui mérite sans doute une discussion à part. Nous pouvons néanmoins affirmer que les contenus publiés sur les rsn répondent à un certain horizon d’attente (e.g. : le ton « positif » et « optimiste »qui limite l’expression de sentiments négatifs pour donner une image de succès de soi). Il est possible de voir les stories comme partie d’un micro-genre narratif, bien sûr né d’une remédiation d’autres genres et supports 12(Bolter & Grusin 2003) et de formes déjà existantes : par exemple, le reportage vidéos ou le « time-lapse ». Nous pouvons aussi penser les stories comme des figures rhétoriques du numérique, selon la définition de (Crozat et al. 2011), à l’intérieur du genre des réseaux socionumériques et du micro-genre du partage éphémère. Les stories peuvent être associées dans certains cas au journal extime (récit publique de la vie privée), dont d’autres exemples sont les blogs ou les chaînes YouTube, mais aussi au reportage ou au journal de bord, selon que le compte soit personnel, professionnel ou institutionnel.
23La comparaison entre les posts et les stories comme deux formes rhétoriques à l’intérieur de la même plateforme nous permet de mettre en évidence les deux dynamiques de narration de soi présentées plus haut. Alors que les stories tendent à se situer du côté de la performance, les posts aident à construire un récit de soi stable, destiné à rester inscrit sur la plateforme et à être visualisé dans des moments plus éloignés dans le temps. Le contenu des posts peut être défini comme plus « prudent » dans ce sens qu’il doit pouvoir résister aux formes de dé-contextualisation typiques des documents en ligne, si l’on entend par dé-contextualisation aussi une lecture éloignée dans le temps. Les stories, de leur côté, font émerger une pratique de publication paradoxale : celle de partager des contenus à oublier, dans le sens où ils ne sont pas destinés à nourrir un récit de longue durée, mais seulement un récit du présent prêt à la disparition. L’outil des stories semble permettre aux usagers de publier sans filtre ce flux d’instants qui constituent la vie d’un individu (Kahneman & Riis 2005), sans pourtant en garder trace. En ce sens, l’identité personnelle en ligne, à travers l’usage des stories, assume encore plus la dimension provisoire d’un flux, d’un « broadcasting » de soi-même. Pourtant, s’il est vrai que l’on peut voir dans les stories le lieu où développer un récit seulement synchronique et à court terme, il est vrai aussi que celles-ci peuvent être ré-énoncées et facilement transformées de document éphémère en document plus durable. C’est le cas, déjà évoqué, de la fonction highlights d’Instagram, où cette transformation s’effectue à travers la ré-énonciation de la story par le même auteur dans un contexte différent (Figure 2). Mais il s’agit aussi du cas de la fonction download qui permet d’enregistrer la story déjà publiée dans la collection d’images sur dispositif. Dans ces cas, le caractère provisoire de la story est annulé et celle-ci est appelée à faire partie des mémoires numériques de l’auteur. Cela montre, d’ailleurs, la possibilité pour les rsn d’être utilisés comme des archives personnelles (Zhao et al. 2013). Au niveau sémiotique, la story se présente comme un contenu dont le sens peut se construire soit dans chaque unité en soi, soit dans la lecture linéaire et séquentielle de différents fragments. Il existe d’ailleurs une ambiguïté dans l’usage du mot « story » : celui-ci peut indiquer une seule instance dans la séquence quand celle-ci est porteuse d’un sens en soi, ou la séquence entière de différents fragments lesquels, visualisés l’un après l’autre, racontent une histoire.
- 13 Les caractéristiques que l’on va mettre en évidence ne s’appliquent pas à tous les cas. Notamment (...)
24Voici de manière plus détaillée une grille de caractéristiques des stories qui permettront de bâtir de manière plus analytique une comparaison avec les posts13.
25Au niveau des contenus :
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le partage de petits moments du quotidien ;
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la fréquente mise à jour des contenus reflète l’« immediacy » (Gehl 2011), « liveliness » et « newness » (Bolter et al. 2012 ; Lee et Liebenau 2000 ; Kaun 2014) typique du web 2.0 : l’accent de la narration est posé sur l’instant présent avec un style de reportage, pour montrer un événement en direct ;
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personnalisation du public, avec la possibilité de choisir les utilisateurs auxquels s’adresser (par exemple, il est possible d’envoyer une story directement à un contact spécifique ou à un cercle d’« amis proches » prédéfini).
26Au niveau formel, et en particulier du point de vue du contenu textuel qui nous intéresse ici :
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Le lecteur peut naviguer dans la séquence des stories, en bloquant l’image, revenant en arrière, ou en passant à l’image suivante, à travers des actions qui peuvent être comparées au « play », « pause » « stop » de la lecture des vidéos. En ce qui concerne le texte, ce système de navigation permet de fragmenter un contenu textuel en plusieurs stories qui peuvent être visualisées l’une après l’autre ;
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Le texte peut être positionné à l’intérieur de l’image, et peut ainsi être utilisé pour « commenter » des parties discrètes de l’image au lieu de l’image entière.
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À la différence des posts, il est possible d’insérer facilement des animations du texte ; la forme et la couleur du texte peuvent être modifiées, afin d’obtenir des effets d’expressivité plus importants. L’iconicité du texte se développe ici à travers les moyens du graphisme. Le texte assume la dimension spatiale de l’image – en se distribuant sur l’espace occupé par celle-ci. Par sa distribution dans l’espace, comme on le verra dans les exemples qui suivent, le texte peut imiter une forme ou accompagner les contours d’une silhouette présente dans l’image, il peut aussi renvoyer à des gestes par son graphisme ou à des significations par sa couleur ou son style typographique.
- 14 Pour ces définitions, on fait référence à la version en ligne de la mappe décrite par (Crozat et (...)
27En faisant encore une fois référence à la carte conceptuelle proposée par (Crozat et al. 2011), certains tropismes et principes du numérique sont actualisés dans les stories d’Instagram, par exemple la « dérivation », c’est à dire la possibilité d’élaborer une nouvelle information à partir d’une information précédente14 : en effet, une story peut être repartagée dans un autre contexte (i.e. le post), que ce soit par son auteur ou par les autres usagers, devenant ainsi la source de nouvelles interactions : par exemple, les écritures en commentaire de la publication. En outre, une story peut être enregistrée par une capture d’écran et envoyée par message ou republiée. La story Instagram actualise ainsi la tendance du document numérique à la clonabilité. Dans ce processus, quel est le rôle spécifique du texte contenu dans la story ? Si le texte de la story ne peut pas être copié directement, il est ré-énoncé en tant qu’image (par exemple par la capture d’écran). Néanmoins, des nouvelles parties de texte peuvent être ajoutées dans la publication dérivée, lesquels vont dialoguer avec le contenu du texte de la story originaire. Ici on voit d’ailleurs bien émerger l’une des tensions mises en évidence par Crozat et al. (2011) entre les différents niveaux du numérique : notamment le niveau technique et le sémantique. Du point de vue technique, le contenu textuel dans la publication dérivée n’est plus un contenu en format-texte qui peut être copié et manipulé en tant que tel, mais il est copié et ré-énoncé, d’un point de vue technique, en tant qu’image. Par contre, du point de vue sémantique, il continue aussi de se comporter comme un texte.
28On peut maintenant commencer à tracer une phénoménologie du texte dans les stories Instagram : celui-ci est utilisé parfois comme « caption », en ajoutant de l’information par rapport à l’image sur laquelle il s’étale (par exemple le lieu où la photo a été prise ou les noms des personnes qui apparaissent), ou comme outil narratif, en « racontant » une histoire que l’image toute seule ne « dit » pas. Le texte des stories sert encore à mettre en avant des sentiments qui émaneraient de l’image (ironie, excitation, etc.), avec un effet d’expressivité accentuée. En outre, le texte des stories a une qualité spécifique : celle de permettre de fragmenter l’image en des parties discrètes qui peuvent être commentées singulièrement, cela à travers de multiples possibilités de distribution du texte dans l’espace. Le design du texte des stories ainsi que ses propriétés d’écriture, lecture, navigabilité, se distinguent ainsi de celles du texte des posts et introduisent une nouvelle forme de narration à l’enseigne de l’hypermedialité. Du point de vue de la lecture, les textes publiés dans les stories peuvent être organisés en une séquence qui se déroule à travers une sorte de « feuilletage » de chaque fragment. La fonction d’arrêt sur image est spécialement utile pour permettre la lecture des textes insérés dans la story.
29Dans les exemples qui suivent, on verra des usages différents du texte dans les stories. Nous avons suivi la story du compte public du MIT, Massachusetts Institut of Technology (correspondant au nom du compte @mitpics) qui a fait sur Instagram le récit des célébrations pour la cérémonie du « Commencement » 2019, et de la remise des diplômes, en utilisant le hashtag #MIT2019.
- 15 Dernière visualisation le 29 Septembre 2019.
- 16 Certaines photos montraient des visages et noms d’usagers qui ne seraient pas prévenus de l’usage (...)
30La story de cet événement a été par la suite insérée dans les highlights du compte du MIT, donc elle est toujours visualisable sur le profil15. Cela nous fournit d’ailleurs un exemple de ré-énonciation de la story et la façon dont un reportage d’un événement en direct devient ensuite partie des mémoires numériques qui contribuent à bâtir l’image publique de l’usager, que ce soit un individu ou une institution (dans ce cas, le MIT). Il faudra déjà noter que dans la séquence (story) reportée, des images sans texte s’alternent avec des images accompagnées d’un texte. Nous avons supprimé certains fragments de la story pour des raisons éthiques16. En haut des images, il est possible de voir la ligne fragmentée qui indique la séquence de la story : cette ligne est navigable dans l’application, permettant d’aller en avant et en arrière en tapant sur le côté droit de l’écran pour avancer et sur celui de gauche pour revenir sur l’image précédente. Comme on le verra, le texte est utilisé de manières différentes et avec différentes relations et interactions avec l’image et les autres médias.
31Le récit commence par une première image (Figure 5), accompagnée d’un texte informatif sur l’événement. L’image est également accompagnée d’un lien hypertexte au livestream et par le hashtag MIT2019. Cet hashtag sert à réunir les images de la séquence dans une narration qui fait référence au même événement. On voit ici trois usages distincts du texte : 1) contenu informatif, 2) lien par hashtag, et 3) lien par texte interactif (« swipe-up ») : les trois textes sont diversifiés par les couleurs, la taille et la police.
Figure 5
32Dans un autre fragment (Figure 6), le mot « Commencement » est placé au premier plan : cette fois le texte n’est pas tapé, mais inscrit dans un objet représenté dans l’image et la story n’affiche pas d’autres formes textuelles.
Figure 6
33L’image suivante (Figure 7) nous offre un autre exemple de texte interactif avec une animation qui permet aux usagers d’accéder à davantage de contenus. Le hashtag MIT2019 est toujours présent en bas de l’image. En ce qui concerne les autres possibilités d’interaction, on remarquera la case en bas de l’image qui permet de « répondre » à la story, donc d’interagir avec l’auteur, en créant éventuellement du nouveau contenu textuel. On remarquera les aspects plastiques et iconiques du texte « Swipe up » qui présente une ombre simulant la troisième dimension et qui oriente le texte vers le haut, en mimant ainsi le geste de balayage vertical pour accéder à un nouveau contenu. Voici donc un type d’agencement esthétique du texte qui par ses qualités plastiques (couleurs et forme) accentue l’aspect iconique en imitant, pour ainsi dire, « la forme » des gestes et des interactions. Si le terme icône « désigne tout type de signe opérant au moins en partie par une forme de ressemblance entre signifiant et signifié » (Nobile 2014), le cas montré ici fournit un exemple de ressemblance entre l’agencement graphique du signe et le geste que le mot signifie.
Figure 7
34Dans la figure 8, le texte se distribue dans l’espace comme un ornement en tête du building, accompagné d’un sticker en forme de chapeau. On voit ici la proximité entre texte et dessin : le texte remplace et évoque la forme de la coupole cachée par le sticker, en mimant sa courbe par sa disposition. Encore une fois, les possibilités de manipulation du texte dans les stories permettent d’accentuer les qualités expressives de la publication par l’interaction entre texte et image. Dans ce cas spécifique, l’agencement visuel du texte n’est pas en lien avec son contenu mais avec la photo du fond. Les mots suivent l’architecture du bâtiment qui apparait dans l’mage, comme les inscriptions sur les monuments s’adaptent à la forme de ceux-ci. C’est ainsi que le texte des stories relève souvent des qualités des textes du graphisme que l’on retrouve dans d’autres formes de communication visuelle, comme, par exemple, dans les affiches publicitaires.
Figure 8
35Dans la figure 9, nous assistons à un usage diffèrent du texte dans la story, plus proche de la « caption » ou de la didascalie : la photo de Mike Bloomberg en train de tenir son discours pour la cérémonie de Commencement est accompagnée par un texte (« Michael Bloomberg adressed the Class of 2019 during MIT’s commencement ceremony »), par des liens (« swipe-up ») pour accéder à plus d’informations sur le discours et par le lien (tag) au compte Instagram de Bloomberg. Dans cette image, le texte en haut est assimilable à un titre de journal : la narration utilise le temps passé et a une fonction de compte rendu.
Figure 9
36La figure 10 montre une photo de la même cérémonie apparemment en l’absence de texte. Néanmoins, du contenu textuel est présent : le hashtag #MIT2019, la date (« 14w », indiquant que la story a été publiée 14 semaines avant) et la case qui invite les utilisateurs à réagir (« reply to mitpics » en tapant du texte ou en envoyant une image ou un emoji). En effet, on remarquera que les textes d’indice (le hashtag) et les textes interactifs (ceux qui invitent l’utilisateur à accomplir des actions) sont omniprésents dans les publications d’images sur Instagram, ce qui nous rappelle la nature essentiellement textuelle de tout document numérique que l’on mentionnait au tout début de l’article.
Figure 10
37Dans la figure 11, le texte contient une citation du discours du président Rafael Reif : la citation est accompagnée par une image faisant référence à la métaphore utilisée par le président, et par le sticker d’un « beaver » (« castor », mascotte du MIT), ainsi que, en bas, par le logo et le hashtag du MIT2019.
Figure 11
38Une autre story, encore une fois issue des highlights du compte du MIT sur Instagram, avec le titre-hashtag Pi Day 2019, nous montre un exemple de lecture d’images et textes en séquence dans les stories. Alors que dans les exemples précédents nous avons examiné une story dans laquelle chaque fragment a un sens en soi, même si inséré dans le reportage du même événement, la deuxième story prend son sens dans la lecture en séquence des images montrées (Figures 12, 13, 14) accompagnées de textes qui donnent des instructions pour participer à la journée Pi 2019 au MIT. Un texte en rouge indiquant « Step 1 », « Step 2 », « Step 3 » est présent sur chaque image, sur fond noir et au-dessus de la photo. La photo sert d’illustration aux instructions données pour accomplir les étapes de célébration du Pi Day. Ensuite, du texte dans une typographie et une couleur différente (typewriter, blanc) est superposé à chaque image (et plus difficile à lire) : il s’agit du contenu de l’instruction : 1) « How to celebrate Pi Day (class of 2023 edition) ». Ce texte, écrit en minuscule, ressemble dans son style au texte d’un code de programmation – du genre html, évoquant ainsi le thème des instructions ou étapes à accomplir pour une tâche (dans ce cas, la célébration de Pi Day). Le contenu assume donc un style de communication spécifique (le code source qui donne des instructions à un ordinateur mais qui peut aussi être manipulé par un agent humain) faisant simultanément référence à l’identité culturelle de l’institution MIT, liée à la technologie. On voit ici donc un exemple des multiples qualités que le texte peut assumer dans les stories de sa capacité de dialoguer avec les images ainsi qu’avec d’autres parties de textes et à devenir un élément déterminant du style d’une publication.
Figure 12
Figure 13
Figure 14
39On pourrait maintenant se poser la question suivante : qu’est-ce qui nous fait souvent affirmer que c’est le texte qui accompagne l’image dans les stories et pas l’inverse ? La figure 10 de la première story est un bon exemple du contraire : on peut avancer l’hypothèse que le but principal est celui de communiquer la citation et que l’image n’est qu’une illustration plaisante de celle-ci. Ici intervient également la partie auto-ethnographique de cette contribution : mon expérience personnelle en tant qu’auteure de stories m’a montré que parfois la motivation pour publier est en premier lieu celle de partager un contenu textuel. Pourtant, le genre d’Instagram impose que le texte soit supporté par une image. Pour mieux dire, le texte devient automatiquement image, dans le sens où, même quand le contenu publié est uniquement textuel, il faut penser à son aspect, voire à ses qualités plastiques, en choisissant une police, une couleur de fond, la disposition dans l’espace, etc. (Figure 15).
Figure 15
40Les exemples examinés montrent que dans les stories d’Instagram le texte devient assimilable à l’image, avec plusieurs possibilités de modification de ses qualités plastiques : choix de la typographie, couleur, animation, hypertexte, etc. Rendu dynamique par des effets de mouvement et soumis à un travail de design, le texte devient lui-même partie d’un récit-performance visuel.
41Pour finir, je voudrais m’arrêter un instant sur la question de la permanence, ré-énonciation des stories et, par conséquent, du texte des stories sur Instagram. Si la story est un document caractérisé par une durée éphémère, elle peut pourtant faire l’objet d’une ré-énonciation, soit de la part de l’auteur même, qui peut mettre la publication en évidence dans ses highlights, soit de la part d’autres utilisateurs qui peuvent re-partager la story, soit comme une nouvelle story, soit comme post. Les posts et les stories s’alimentent donc mutuellement à travers des formes de ré-énonciation, dans lesquelles le texte a souvent un rôle central en tant que médiateur entre une énonciation et l’autre : par exemple, du nouveau texte ou des liens hypertextes peuvent être ajoutés, pour rendre explicite la raison de la ré-énonciation de la story.
42Toutefois, comme on l’a mentionné plus haut, il faut rappeler que dans le cas des stories Instagram, la ré-énonciation du contenu textuel présuppose une utilisation du texte en tant qu’image, le texte en soi n’étant pas manipulable, à la différence des textes des documents numériques Word, ou même des textes publiés dans les posts Facebook ou Instagram, qui peuvent être copiés-collés.
43En analysant la place et la durée du texte à l’intérieur de deux contextes différents d’énonciation sur Instagram, dont l’un, les stories, plus récent et devenu rapidement très populaire, on a mis en évidence deux tendances : la manipulation esthétique du texte et sa proximité spatiale avec les images. Le texte des stories présente des différences importantes par rapport au texte situé en bas des posts du feed : 1) ce dernier est moins un texte « dessiné » et garde sa nature de texte phonographique, i.e. de transcription de la parole ; 2) quant au rapport image-texte : le texte des stories se distribue dans l’espace et peut faire plus facilement référence à des parties discrètes de l’image même ; 3) la durée de visibilité des stories et des posts détermine deux formes de narration parallèle, et parfois disjointes : le récit-performance et le récit sur le long terme. Pourtant, ces deux formes sont rendues perméables à travers les possibilités de ré-énonciation des stories dans des contextes différents qui en augmentent la durabilité en tant que document numérique.