Démocratisation du mème : une homogénéisation ?

1L’essor des technologies et des dispositifs numériques a reconfiguré notre écosystème informationnel et communicationnel, dans lequel les mèmes ont pris une ampleur considérable, du fait de leur caractère éminemment social. En communication politique, les mèmes ont trouvé leur place parmi les stratégies des partis politiques et de leurs candidats, et sont aussi toujours fortement inscrits dans des logiques contestataires de collectifs militants rassemblés autour d’une cause commune. Les mèmes ne sont plus réservés à une minorité d’initiés et circulent désormais abondamment au sein d’une pluralité d’espaces médiatiques, qui ne sont d’ailleurs plus exclusivement numériques (forums de discussion, réseaux socionumériques, encyclopédies de mèmes, sites d’information, médias traditionnels, supports imprimés, pancartes de manifestations, etc.).

2Dans cette idée de démocratisation à tendance homogénéisante, on peut même dire que les mèmes ne constituent plus vraiment un moyen d’expression alternatif, puisqu’ils font dorénavant partie des ressources argumentatives, quel que soit le positionnement idéologique défendu. En outre, les événements liés à l’actualité se retrouvent fréquemment « mémifiés » (transformés en matériau réutilisable pour les mèmes), et plusieurs plateformes proposent même de créer des mèmes (sur navigateur ou sur smartphone), ce qui pose par ailleurs la question d’un modèle économique lié à ces vignettes si particulières.

3Cette entrée en matière, qui permet de partir d’une vision volontairement large, a pour objectif de souligner la complexité et la diversification des configurations que nous pouvons rencontrer lorsque l’on parle de mèmes en politique.

5La dimension participative est le critère définitoire central de la mémétique. Celle-ci correspond à une expérience sociale de circulation et de création de mèmes et des sous-cultures qui y sont enracinées. Elle est étroitement liée à l’agenda politique, ainsi qu’à l’actualité à l’échelle nationale et internationale. Les mèmes donnent l’occasion de commenter et de critiquer cette actualité en la reconfigurant rhétoriquement. La mémétique a été récupérée par certains communicants et professionnels de la politique, mais elle appartient bien au départ à un élan collectif marqué par une horizontalité des échanges. Les mèmes peuvent ainsi prendre vie dans des communautés variées – suivant différents niveaux d’interactivité en modes privé ou public –, comme les fameux groupes de « neurchis » sur le réseau social Facebook. Ils peuvent être réalisés à l’aide de langages pas toujours évidents à comprendre et liés aux corpus symboliques de ces communautés. L’échelle d’engagements caractérisant les mèmes peut quant à elle être plus ou moins marquée idéologiquement (pouvant aller de la simple blague au discours discriminant). La rhétorique de la captation de l’attention est enfin aussi variable selon les mèmes : dans certains cas, ce sont de véritables techniques poussées de promotion marketing qui sont mises en place (qui permet notamment de susciter la réaction émotionnelle afin de provoquer un certain degré de viralité).

6Si l’on se place ensuite du point de vue des publics, il est important d’interroger la composition des communautés et d’essayer de comprendre leur degré d’engagement politique. La problématique des mèmes est devenue une question de société car ces réalisations se sont révélées en tant que réelles formes d’activisme numérique. L’activisme numérique est un investissement contestataire des espaces socionumériques par des collectifs militants, visant à rendre visibles des problématiques sensibles marginalisées par les médias traditionnels dominants (discriminations raciales, crise environnementale, violences sexuelles ou conjugales, parentalité LGBT+, maltraitance animale, etc.). Nancy Fraser parle de « contre-publics subalternes » pour désigner ces collectifs marginalisés et elle précise bien que les actions menées par ces derniers ne sont pas toujours « vertueuses » :

• 5 Les activités de certaines communautés de fans relèvent ouvertement de pratiques dites « toxiques » (...)

Pour éviter tout malentendu, je précise que mon propos n’est pas d’insinuer que les contre-publics subalternes sont toujours et obligatoirement vertueux. En effet, certains d’entre eux sont malheureusement explicitement antidémocratiques et anti-égalitaires, et même ceux qui sont animés d’intentions démocratiques et égalitaires ne sont pas épargnés par des modes spécifiques d’exclusion et de marginalisation informelles. Pourtant, dans la mesure où ces contre-publics naissent en réaction aux exclusions au sein des publics dominants, ils contribuent à élargir l’espace discursif. Ils imposent en principe que les hypothèses qui ne faisaient l’objet d’aucune contestation soient publiquement débattues. La prolifération de contre-publics subalternes est en général synonyme d'un élargissement du discours contestataire, ce qui est positif dans les sociétés stratifiées. (Fraser 2003 : § 40)5

[…] les affordances se situent entre déterminisme technologique et constructivisme social : elles jouent un rôle déterminant dans l’émergence des mèmes et des gifs comme créations capables de circuler sur les différents réseaux sociaux […]. (Wagener 2022a : 21)

8La complexité de la problématique des mèmes en politique ne peut pas ignorer le rôle déterminant joué par ce double déterminisme. Les dispositifs technologiques influencent la création (dans l’éditorialisation de contenus à partir de templates par exemple) et le partage de mèmes (en fonction des affordances propres à chaque réseau socionumérique notamment) et les pratiques des usager.ère.s – qui reconfigurent les productions culturelles – ont également un impact sur ces dispositifs numériques. En fonction des dispositifs et de l’usage qui en est fait, l’équilibre contraintes/opportunités est plus ou moins conservé.

9Il reste cependant incontestable qu’aujourd’hui, les mèmes sont devenus un phénomène de société récupéré – par certains – à des fins idéologiques ou/et lucratives. Le caractère ultradominant de certaines plateformes à la recherche de profit économique favorisant la circulation de mèmes (comme les grandes firmes privées américaines que sont les GAFAM) ou la montée en puissance de la marchandisation de services de création de mèmes (générateurs freemium en pleine explosion) orientent les pratiques vers une uniformisation. Les politiciens stratèges ne peuvent être insensibles à ces deux transformations majeures. Les mèmes ne sont plus uniquement créés à partir de logiciels de retouche élaborés puis partagés au sein d’espaces alternatifs comme 4chan, 9gag, Tumblr ou Reddit. Ils sont désormais créés grâce à des gestes simplifiés (et limités) par les technologies (Gunthert 2015) et publiés via des réseaux beaucoup plus ouverts tels que Twitter, Facebook, Instagram, TikTok, etc. Les mèmes ne représentent plus seulement l’expression contre-hégémonique mais font dorénavant partie des stratégies de communication commerciale et de marketing politique.

Différentes approches mémologiques

10La mémétique désigne un processus de création collective alors que le terme « mèmologie » est utilisé pour désigner l’approche analytique des mèmes, l’étude de leur structure sémiotique, ainsi que la compréhension de leurs enracinements culturels et sociaux. Il existe de nombreuses études à l’échelle internationale s’intéressant aux mèmes. L’objectif n’est pas d’en faire une énumération exhaustive mais de situer l’approche discursive au sein de ce paysage.

11Le concept de mème suit une trajectoire complexe, qui part de la biologie, passe par la psychologie, l’anthropologie et la sociologie, en traversant bien entendu les sciences de l’information et de la communication. Inventé en 1976 par le biologiste Richard Dawkins, ce concept – comme celui de viralité d’ailleurs – est initialement défini en ayant recours à une métaphore biologique (Blackmore, 2000 ; Dawkins, 1976). Le mot anglais « meme » est construit à partir des termes « mimesis » (opération d’imitation) et « gene » (unité permettant la transmission d’une caractéristique héréditaire). Selon un long processus de réappropriation, la terminologie du mot va se restreindre à partir des années 1990 à une définition plus spécifique. Le « mème Internet » – de plus en plus appelé « mème » tout court – désigne une blague visuelle qui circule en contexte numérique. La métaphore épidémiologique est ainsi peu à peu contournée par une majorité de chercheurs mettant au cœur de leur approche la problématique sociale. Dans cette perspective, Henry Jenkins (2013, trad. [2006]), Limor Shifman (2014), Ryan M. Milner (2016) ou encore Patrick Davison (2012) appréhendent les mèmes en tant qu’indicateurs d’une culture numérique active et engagée.

12À partir des années 2010, les études sur les mèmes gagnent en intensité un peu partout dans le monde. Ce qui est intéressant, c’est que les mèmes – en tant que formes d’agentivité propres à des situations géopolitiques précises (montée de la nouvelle droite néo-réactionnaire aux États-Unis née dans le contexte électoral favorisant Donald Trump ; politique populiste d’extrême-droite de Jair Bolsonaro au Brésil ; mesures de censure mises en place par le gouvernement chinois ; gestion politique de la crise du Covid-19 ; invasion de l’Ukraine par la Russie, etc.) – sont souvent analysés à travers des regards croisés, s’affranchissant ainsi de la notion de frontière géographique, et enrichies par des approches comparatives (Attruia, Longhi & Vicari 2022 ; Bédard & Girard (dirs) 2021 ; Biardzka & Komur-Thilloy 2017 ; Denisova 2019 ; Gautier Antoine & Siouffi Gilles (dirs), 2016 ; Jost, 2022 ; Kaplan & Nova (dirs) 2016 ; Shifman 2014 ; Wagener 2022a ; Wiggins 2019). Les pratiques de participation politiques mémétiques sont étudiées dans différents contextes : étatsunien (Allard 2021 ; Milner 2016 ; Nagle 2017 ; Gervais 2018 ; Ridley 2020), canadien (Pronovost 2016 ; Lalancette & Small 2020), brésilien (Chagas (ed.) 2020), israélien (Shifman 2014) ; turc (Oklay 2023), chinois (Mina 2013 ; Renaud 2016), russe (Shomova 2019), néo-zélandais (Tay 2012), africain (Agney 2022 ; Pieterse 2021), français (Longhi 2016 ; Mercier 2018), etc. Les dispositifs de circulation des mèmes étudiés varient selon les études (Twitter, TikTok, 9gag, etc.). La matérialité des mèmes fait parfois l’objet principal de la réflexion (Simon 2024c à paraître ; Wagener 2020). La majorité des analyses portent sur l’activisme : en soutien à une personnalité politique, ou au contraire, contestant un régime politique. Les approches adoptent pour la plupart un regard croisé en sciences politiques et en sciences de la communication.

13C’est dans la lignée de ces approches sociales et communicationnelles que l’analyse discursive prend racine. Les quatre articles composant ce dossier ne reflètent pas toute la variété de ces aires géographiques mais offrent une diversité du point de vue des thématiques politiques abordées. Les mèmes analysés dénoncent les violences policières mortelles en France dans le contexte électoral de 2022 (Di Sciullo & Dufour), ils relèvent précisément d’une thématique politique de gauche au sein du paysage français (Vicari), ils traitent de la thématique politico-environnementale en contexte francophone (Lippert & Wagener) et s’inscrivent dans le contexte d’invasion de l’Ukraine par la Russie (Biardzka, Komur-Thilloy & Kost).

Pour une approche discursive des mèmes en politique

14En tant que nouvelles formes sémiodiscursives de participation politique, il est utile de construire une approche discursive des mèmes en politique. Cette grammaire doit prendre en considération le double déterminisme social et technologique dans lequel ces mèmes circulent. L’intégration des mèmes au sein d’un dispositif socionumérique est essentielle. Elle invite à les envisager comme un tout signifiant dépendant du fonctionnement des interactions des communautés au sein du Web 2.0 (voir les travaux de Longhi 2013 qui posent la question des technogenres ; Marcoccia 2016 ou encore Souchier, Candel & Gomez-Mejia 2019, sur les particularités de l’écriture numérique ; Simon (dir.) 2018, sur la notion de discours hypertextualisé ou encore Wagener 2022a cité plus haut sur la systémique du Web 2.0).

15La plupart des travaux actuels étudiant les mèmes dans une perspective discursive entrent dans la lignée de l’analyse du discours numérique initiée par Marie-Anne Paveau (2017), portant particulièrement sur les « technographismes » et les « technocitations ». Trois des articles de ce dossier relèvent de cette entrée théorique et méthodologique (Biardzka, Komur-Thilloy & Kost ; Vicari et Lippert & Wagener). L’approche info-communicationnelle d’Albin Wagener (2022) – qui se situe au carrefour de l’analyse du discours et de la systémique des interactions – occupe également une place centrale au sein de ces recherches. Ceux de François Jost sont également cités comme travail de référence du point de vue sémiologique (voir par ailleurs l’analyse de Defilippi 2023 comparant ces deux approches : Jost et Wagener). L’analyse des postures énonciatives (Rabatel 2004) est au cœur du travail de Stefano Vicari. La problématique argumentative est essentielle dans l’article d’Erika Lippert et Albin Wagener (Amossy 2000 et analyse du discours émotionné par Plantin 2011). La notion d’interdiscursivité et de mémoire (en référence aux travaux de Nora 1984) fait sens dans l’analyse d’Elżbieta Biardzka, Greta Komur-Thilloy et Hanna Kost. La sensibilité de l’analyse de la trivialité d’Yves Jeanneret (2008) est en outre réinvestie au sein de l’étude de Flore Di Sciullo et Swan Dufour. Les travaux portant sur la « culture participative » en contexte numérique constituent aussi la toile de fond de ces quatre articles (Jenkins 2013, trad. [2006]). La question de la viralité (Pailler & Schafer 2022) de ces contenus fait enfin l’objet d’un questionnement essentiel, s’agissant de mèmes.

17Pour Stefano Vicari, qui base son étude sur le compte Twitter intitulé « Mèmes de gauche », c’est la posture énonciative qui permet de comprendre les phénomènes de production, de circulation et de réception des mèmes. En reprenant ces notions chères aux sciences du langage, Stefano Vicari remet l’énonciation au cœur des pratiques numériques (ou, à tout le moins, modifiées par les dispositifs et cultures numériques), dans la mesure où ces postures énonciatives participent de la construction d’une forme d’autorité sociale, selon l’auteur. En travaillant notamment la notion de « partageabilité », Stefano Vicari offre un point de vue particulièrement original sur la diffusion des mèmes politiques, en mettant en exergue l’incontournable confrontation des points de vue, symbole représentatif de l’existence de l’espace démocratique et des possibilités de dissensus.

18L’importance de la réappropriation politique d’événements liés à l’actualité est également mise en exergue par le travail d’Elżbieta Biardzka, Greta Komur-Thilloy et Hanna Kost, qui proposent d’étudier la manière dont circulent les mèmes dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, lancée le 24 février 2022. En faisant allusion de manière explicite à une peinture réaliste du XIX^e siècle, les auteurs montrent à quel point les mèmes permettent de (re)construire et (re)structurer une forme de mémoire collective liée à cette invasion et aux expériences qui y sont liées. En prenant également appui sur une approche dialogique et énonciative, les auteures montrent à quel point ces productions permettent de participer à la construction d’une identité nationale, en mettant en relief des valeurs sociales et politiques qui permettent de valoriser des comportements sociaux et une forme de légitimation du pouvoir.

19À nouveau sur Twitter – réseau social qui dispose d’un fonctionnement spécifique –, Flore Di Sciullo et Swan Dufour explorent la politisation de phénomènes de société, dans la mesure où les mèmes peuvent être utilisés pour traiter l’actualité. Ici, il s’agit notamment d’approfondir le traitement mémétique des interventions policières mortelles survenues entre mars et juin 2022, soit au cours des campagnes électorales présidentielle et législative. Dans ce cadre, Flore Di Sciullo et Swan Dufour privilégient une approche sémiotique, qui permet d’étudier la construction et la structure des éléments visuels, en prenant explicitement appui sur l’analyse du discours numérique. En partant de cette perspective, les auteur.e.s mettent en évidence le rôle de l’humour au sein des mèmes, la mise en scène de figures antagonistes (bourreau/victime), ce qui soutient leur démonstration concernant les fonctions rhétoriques inhérentes aux mèmes, qui permettent d’alimenter la montée en généralité du point de vue argumentatif et discursif.

20Enfin, dans la continuité d’une approche grammaticale des mèmes, Erica Lippert et Albin Wagener explorent la particularité des mèmes dits environnementaux, c’est-à-dire liés à la politisation des questions liées à l’écologie, à l’environnement, au changement climatique et à la biodiversité. Dans ce contexte, les auteur.e.s prennent appui sur la mèmologie systémique pour étudier un corpus qui met en relief l’importance de la dimension pathémique des mèmes, dans la mesure où cette dimension semble faciliter l’engagement, le partage et la reproduction de mèmes sur des thématiques (ou topèmes) analogues. Cet examen permet également de souligner l’importance du positionnement éthique permis par l’énonciation mémétique – particulièrement dans le contexte des discours liés au changement climatique –, qui se retrouve renforcé par l’utilisation de références culturelles populaires et de mécanismes propres aux habitudes des communautés numériques.

Conclusion : la nécessaire approche pluridisciplinaire des mèmes

21Comme nous pouvons le voir, ce dossier de la revue Semen a vocation à être non seulement pluridisciplinaire (à travers un double ancrage en sciences de l’information et de la communication et en analyse du discours), mais aussi international et plurithématique, en permettant d’embrasser à la fois des sujets politiques variés, en prenant appui sur des événements suffisamment divers. C’est véritablement l’un des points fondamentaux défendu par les coordinateur.trice.s de ce numéro spécial, et par les auteur.e.s qui y participent : souligner la nécessaire interdisciplinarité des études mémologiques, permettre le dialogue entre des cadres épistémologiques et des approches méthodologiques variées, et saisir l’inhérente complexité du mème, en lien avec son environnement numérique et son ancrage dans un partage communautaire d’une forme de culture populaire.