1Cette recherche prend pour objet un corpus de mèmes collectés sur Twitter par captures d’écran au printemps 2022, durant les campagnes présidentielles et législatives. Deux critères ont été retenus pour la sélection.
- 1 Notre choix d’avoir recours à la notion « d’interventions policières mortelles » plutôt qu’à celui (...)
- 2 Nous renseignons ici l’identité des victimes telle qu’elle a été relayée dans l’actualité médiatiqu (...)
2D’une part, nous avons envisagé les interventions policières mortelles1 comme un topème au sens qu’en donne Albin Wagener (2022), c’est-à-dire le sujet dont traite le mème et qui permet des regroupements par thématique (par opposition au référème qui renvoie aux items culturels et aux supports référentiels sur lesquels le mème prend appui). La sélection de ce topème s’est faite par l’adoption d’une focale sur trois événements qui ont en commun un mode opératoire similaire : un contrôle routier à la suite duquel les conducteurs ont tenté de prendre la fuite et où, en réaction, les policiers ont ouvert le feu, faisant au moins un décès parmi les passagers et/ou le conducteur. Ces trois événements sont survenus en Île-de-France entre mars et juin 2022, période d’élections présidentielles et législatives. Les interventions policières mortelles retenues se sont produites le 26 mars à Aulnay-Sous-Bois (entraînant la mort de Jean-Paul Benjamin, âgé de 33 ans), le 24 avril à Paris sur le Pont Neuf (causant deux victimes dont l’identité n’a pas été communiquée) et le 4 juin à Paris également, dans le quartier de Barbès-Rochechouart (tirs à la suite desquels c’est une passagère de la voiture qui a trouvé la mort : Rayana, âgée de 21 ans)2. Les discours qui composent notre corpus s’inscrivent en partie dans une histoire de la contestation des « violences policières », une question qui a émergé en France dans les années 1960 avec les mobilisations des travailleurs immigrés et qui a été fortement médiatisée depuis les années 2015 environ (Pregnolato 2017).
- 3 Si l’interpellation a débuté à Aulnay-sous-Bois, elle a pris fin avec le décès du conducteur à Sevr (...)
- 4 Voir à ce sujet Wagener 2020.
3D’autre part, la sélection des contenus s’est faite à partir de deux hashtags pour chaque événement : l’un généraliste : #violencespolicières, l’autre spécifique à chacune de ces interventions : #Sevran3, #PontNeuf, #LaPoliceTue. Le corpus final est constitué de 263 mèmes et gifs que nous avons considérés d’un seul tenant4. Les principaux résultats statistiques sont synthétisés dans le tableau proposé en appendice.
4Dans ce corpus, nous portons une attention particulière aux manières dont les dimensions humoristique et critique du mème se répondent mutuellement. Dans quelle mesure l’humour permet-il de favoriser l’efficience d’une contestation politique ? En quoi le mème peut-il nourrir un discours de dénonciation ? Dans quelle mesure le mème, notamment lorsqu’il adopte une posture contestataire, est-il un discours particulièrement adapté à Twitter, compris comme un « espace polémique et d’affirmation de soi » (Mercier 2015) ?
5La constitution du corpus de recherche s’est d’abord heurtée à un questionnement théorique et définitionnel : que peut-on et que doit-on considérer comme un mème ? Si une tentative de définition serait ici vaine, mentionnons toutefois trois critères qui ont été déterminants pour nos opérations de sélection et d’exclusion.
- 5 Pour un développement sur la notion de bricolage que Claude Lévi-Strauss élabore dans La pensée sau (...)
61° Le caractère artefactuel et « bricolé » du mème, tout d’abord5. Pour qu’une composition texte/image puisse être considérée comme un mème, elle doit faire l’objet d’une transformation. Celle-ci peut advenir de différentes manières : des textes qui encadrent une image fixe, un montage, une altération de l’image, une juxtaposition de plusieurs images entre elles, etc. N’importe qui peut être mémeur et n’importe quel « objet » composite texte/image peut devenir un mème dès lors qu’il subit une altération (ajout de texte, détournement, retouche, oblitération, etc.) et qu’il est mis en ligne sur un espace partagé (réseaux sociaux, blogs ou sites dédiés).
72° La viralité, ensuite. Citons ici Frédéric Kaplan et Nicolas Nova : « Les mèmes sur Internet s’organisent en réseau, se mélangent, se renforcent mutuellement. Le numérique les a rendus aisément identifiables, traçables et cataloguables » (2016 : 7). Notons toutefois d’emblée que ce critère pose problème, la viralité étant purement évaluative : à quel stade l’interpréter ? Deux retweets, est-ce suffisant ? Selon nous, c’est moins la viralité en soi qu’il faut prendre en compte, mais plutôt le caractère viralisable. Ce qu’il faut retenir du mème, c’est la circulation comme processus ; il y a une promesse mémétique des objets plus qu’il n’y a de mème. La circulation d’une image sans retouche, sans montage, sans ajout de texte ne constitue donc pas un mème à nos yeux ; tout comme une composition texte/image faite de manière individuelle et sans partage auprès de quiconque aurait certes un potentiel mémétique, mais non actualisé. Ce potentiel viralisable est indispensable pour comprendre le mème, tant cela nous permet de l’envisager moins comme un objet stable que comme un dispositif médiaculturel apte à circuler massivement dans les arènes médiatiques, numériques et politiques : c’est précisément sur ce point que notre article entend insister. Ainsi, nous n’avons pas considéré dans cette étude les différentes métriques permettant de renseigner la dynamique de circulation des mèmes au sein de Twitter (likes, retweets, commentaires). Ne pouvant pas établir un seuil précis à partir duquel un contenu peut être considéré comme viral, nous avons restreint notre analyse à la publication du mème à un instant t, sans prendre en compte la visibilité dont il pouvait ou non faire l’objet. En d’autres termes, nous avons voulu saisir les rhétoriques visuelles des mèmes en nous délestant de la sensible question de la viralité : à nos yeux, le mème advient dès lors qu’il est diffusé en ligne. Ce choix résulte aussi d’un postulat : nous pensons que la visibilité des mèmes conditionne leur portée et leur performativité dans l’espace public ainsi que leur capacité à susciter du concernement ; la charge contestataire des mèmes préexiste largement à leur circulation auprès des publics.
- 6 Citation originale : ‘‘[Memes] promote and oppose propaganda, they entertain, inform and educate. B (...)
83° La dimension humoristique enfin, que nous avons volontairement occultée jusqu’ici car épineuse à plusieurs égards. Nous avons entendu l’effet comique à partir d’Henri Bergson (1940) et pour sa dimension communicationnelle avec Patrick Charaudeau (2006). S’il est selon nous tout à fait possible d’envisager un objet composite non comique, circulant dans les arènes comme un mème, nous avons toutefois fait de la vocation humoristique un critère discriminant pour cette étude. Seuls les objets où nous constations cette vocation ont été retenus, excluant donc d’autres types d’objets : appels à manifester conçus pour les réseaux, portraits de victimes, posts sous forme de conseils de lecture militantes, etc. À partir de cette exclusion, notre attention s’est attachée à la diversité des mécanismes humoristiques présents dans le corpus et surtout aux manières dont l’humour peut fonctionner comme l’adjuvant d’une critique politique. À la suite d’Anastasia Desinova (2019 : 5) lorsqu’elle remarque que les mèmes « diffusent et contrecarrent la propagande ; ils divertissent, informent et éduquent. Et ce faisant, les mèmes agissent comme des hameçons pour notre attention et des déclencheurs de controverse »6, nous portons une attention accrue aux manières dont les dimensions humoristiques et critiques du mème se répondent mutuellement.
- 7 Yves Jeanneret définit la polychrésie comme « [Tenant] à la pluralité de ses usages sociaux, eux-mê (...)
- 8 Nous comprenons ici la sémiose comme un processus dynamique de signification et de resignification (...)
9Ces trois dimensions (bricolage, viralité, humour) nous permettent de comprendre le mème comme un objet trivial, polychrésique7 et sémiotiquement flexible, qui résulte d’une action de modification d’un texte et/ou d’une image de la part des internautes. Nous comprenons également cet objet comme voué à circuler sur Internet et à être resignifié dans la sémiose8. Un mot de plus est nécessaire quant à la composition de notre corpus. Si nous avons déjà évoqué plusieurs catégories d’objets exclus en raison de leur nature non-humoristique, il nous faut préciser les raisons qui nous ont conduits à garder en revanche plusieurs objets qui n’appartiennent a priori pas à la définition du mème que ce dossier tend à esquisser. Ces objets sont principalement des dessins « de presse », des caricatures ou encore de courtes bandes dessinées. Nous les avons cependant conservés pour deux raisons : la première est qu’il n’est pas toujours possible de savoir si l’objet a ou non été retouché (la retouche permettant de mémifier un objet qui ne l’était pas au départ) ; la seconde est que ces objets potentiellement excluables fonctionnent sur un régime sémiotique identique aux éléments que l’on identifie instinctivement comme des mèmes. Ce régime sémiotique est celui du bricolage, de la viralité et de l’humour ; il permet d’associer les objets mentionnés à des mèmes de par leurs usages et leurs fonctions. Nous considérons, à la suite des travaux de Nelson Goodmann sur les œuvres d’art (1978), qu’il n’y a pas de mèmes en soi. Il y a en revanche des usages mémétiques et des objets qui, par leurs usages, fonctionnent comme des mèmes. En d’autres termes, dès qu’un objet bricolé circule dans les arènes numériques dans une intention a minima humoristique, il fonctionne selon nous comme un mème.
10Nous prenons donc le parti d’envisager le mème en le pensant non pas comme un objet dont pourraient être listées des catégories nécessaires et suffisantes pour en proposer une définition stable, mais plutôt comme un dispositif, un processus incrémentiel. C’est à partir d’une telle compréhension du mème que nous entendons analyser les mécanismes discursifs par lesquels la plaisanterie peut s’élaborer et prendre une tournure contestataire, et ce afin d’envisager les manières dont l’humour participe d’une dynamique d’engagement politique et de dénonciation publique sur Twitter.
11Au regard de ces différents éléments et des hypothèses qui sont les nôtres, nous nous sommes appuyés sur une grille d’analyse constituée de sept entrées principales.
- 9 L’identité de genre est précisée à 136 reprises (soit 51 % du corpus). Parmi ces 51 %, les mémeurs (...)
- 10 Ces éléments peuvent être, par exemple, un triangle rouge ou une tortue pour signifier que l’on est (...)
- 11 Nous entendons par là capture d’écran ou still d’une œuvre audiovisuelle : film, série télévisée, i (...)
- 12 Le comptage des références intertextuelles dans le corpus nous permet en effet d’observer qu’une la (...)
121. Les éléments qui concernent l’identité des mémeurs : expression ou non d’une identité de genre et, le cas échéant, le genre exprimé9 ; le nom ou le pseudonyme utilisé ; la présence ou non d’éléments permettant d’identifier une affiliation politique explicite10.
2. Les métadonnées du tweet et du mème qui l’accompagne : date de publication, hashtags utilisés, réitération de ce mème (avec ou sans variations) par d’autres internautes dans les contenus étudiés. Soulignons à ce titre que notre corpus compte un grand nombre de redondances et de variations autour de mèmes similaires ou de productions émanant de mêmes comptes. En effet, 67 mèmes sur 263 sont des redondances (soit 25,6 %).
3. Les éléments relatifs aux textes et aux images présents dans le mème : quel est le médium du mème (photomontage ; photographie ; arrêt sur image d’œuvre audiovisuelle11 ; gif ; autres comme les infographies ou les tags, etc.) ; le mème inclut-il un texte, et si oui lequel (langue, contenu, longueur) ?
4. Les messages iconiques ou textuels du mème : y a-t-il une représentation (pour les images) ou une désignation (pour les textes) directe et explicite des forces de police ou du pouvoir régalien dans son ensemble (Président de la République, Préfet de Police, membres du gouvernement) ? Ainsi, seuls 73 mèmes mettent explicitement la police à l’image (soit 27,7 %). Nous verrons plus tard ce que cette faible explicitation de l’objet critiqué peut impliquer en termes de puissance d’évocation.
5. L’intertextualité et l’intericonicité : le mème est-il explicitement intertextuel ? Si oui, à quelle œuvre fait-il référence ? Quelle est la source de cette œuvre (œuvre de cinéma, clip musical, média d’information, affiche politique) et de quand date-t-elle12 ?
6. Les mécanismes humoristiques, en nous référant à Patrick Charaudeau (2016) : qui est la cible de la plaisanterie ? La plaisanterie relève-t-elle de l’ironie, de la raillerie et/ou de la parodie ?
7. Les actants de chaque dénonciation, en nous appuyant sur les travaux de Luc Boltanski (1984, 1990) pour identifier les victimes et les bourreaux représentés ou suggérés.
13C’est donc à partir de cette grille d’analyse que nous avons abordé notre corpus, et ce afin de pouvoir articuler analyse des mécanismes humoristiques et des grammaires de la dénonciation, dans la situation d’énonciation spécifique que constitue la mise en circulation d’un mème sur Twitter.
14L’entrée dans notre corpus se fait en priorité par ce qui constitue la matière première du mème, à savoir sa nature « composite » comme nous l’avons déjà dit, mais surtout sa dimension humoristique. Nous avons analysé le corpus en distinguant à partir des travaux de Patrick Charaudeau (2006) trois types d’humour : la raillerie/moquerie (comprise comme une plaisanterie simple, directe et consistant en une hyperbole du négatif), la parodie (consistant dans la coexistence de deux textes et rappelant la tradition iconographique de la caricature) et l’ironie (le fait de dire le contraire de ce que l’on pense en rendant apparent ce contraste).
- 13 Bob l’éponge. Réalisateur : Stephen Hillenburg, chaîne de diffusion : Nickelodeon, société de produ (...)
Figure 1. Tweet du 09/06/2022 ©DR13
Figure 2. Tweet du 11/06/2022 ©DR
15La figure 1 privilégie la raillerie. La plaisanterie est simple et sans détour, usant de surcroît d’un dispositif séquentiel très fréquent dans les mèmes où deux images de la même source (le plus souvent, une œuvre issue de la culture populaire : clip, dessin animé, film) sont juxtaposées dans un format horizontal ou vertical. Chaque image illustre un personnage (humain ou anthropomorphisé) adoptant des attitudes ou émotions opposées et est accompagnée d’une légende incarnant le propos. La figure 2 recourt quant à elle à la parodie en faisant fusionner une photographie d’Emmanuel Macron et un portrait royal de la Renaissance : c’est de cette coexistence que naît le propos comique et l’explicite ridiculisation du nouveau nom adopté par le parti ex-LREM. Le corpus compte également plusieurs exemples d’ironie, où le comique naît du décalage entre l’image et la légende la commentant. Ainsi, dans un mème tweeté le 9 juin 2022, on trouve un photomontage juxtaposant les portraits d’Élisabeth Borne et Didier Lallement, arborant un visage fermé et une mine austère. Le décalage vient de la légende : « La France de Macron, joie et bienveillance ».
- 14 Ici comme dans le reste de l’article, la convention n= renvoie au nombre d'occurrences dans le corp (...)
- 15 Nous avons en effet considéré la raillerie et l’ironie comme s’excluant l’une l’autre (la première (...)
16Le corpus collecté fait état d’une disproportion dans les formes humoristiques utilisées : si 80 % des mèmes ont recours à la moquerie (n=211)14, seuls 17,8 % (n=47) reposent en revanche sur l’ironie. Quant à la parodie, qui peut se surajouter à l’une comme à l’autre de ces formes, elle concerne 27,3 % des cas (n=72)15. Cette disparité nous indique que le privilège est donc donné à des plaisanteries simples et facilement compréhensibles, ce qui peut s’expliquer par la rapidité avec laquelle une plaisanterie circule sur Twitter : il faut être sûr d’une part d’être bien compris, drôle et de ne pas manquer sa cible ; d’autre part, de s’assurer qu’une mauvaise compréhension de la plaisanterie ne vienne gêner ce pourquoi celle-ci est là, à savoir servir de vecteur pour un message politique et plus spécifiquement une dénonciation.
17Bien qu’inégalement convoquées dans les mèmes, la parodie, l’ironie et la raillerie apparaissent comme autant de manières pour les internautes de reprendre la main sur un jeu politique qui peut sembler abscons. Faire preuve de sarcasme, c’est ainsi montrer que l’on connaît les codes du contexte politique, que l’on en maîtrise les éléments de langage mais que ceux-ci méritent d’être tournés en dérision. Cela permet également de créer de la complicité avec les internautes qui peuvent alors se sentir galvanisés de comprendre le message implicite. Ce processus de signification humoristique dans les mèmes est à comprendre comme une énonciation, c’est-à-dire une situation de communication dont la nature varie en fonction des positions de trois actants : le locuteur, le destinataire et la cible (Charaudeau 2006). Cette dernière peut être définie comme celui ou celle :
dont on met à mal le comportement psychologique ou social en soulignant les défauts ou les illogismes dans ses manières d’être et de faire au regard d’un jugement social de normalité. [...] C’est par l’intermédiaire de la cible que l’acte humoristique met en cause des visions normées du monde en procédant à des dédoublements, des disjonctions, des discordances, des dissociations dans l’ordre des choses. (Charaudeau 2006 : en ligne)
18Au-delà de la variation des dispositifs humoristiques, ce qui demeure stable en revanche, c’est le processus par lequel la plaisanterie attaque une figure, une personne morale ou une institution. Il convient donc de passer d’une grammaire de l’humour à celle de la dénonciation ; car dans chacune de ces grammaires, les actants que constituent la « cible » de la plaisanterie et le « bourreau » de la dénonciation sont incarnés par la même personne ou institution.
19En effet, la dimension humoristique des mèmes s’accompagne fréquemment d’un sous-texte permettant aux internautes de porter un regard critique sur la société. Le mème peut en ce sens devenir un discours de dénonciation publique. La dénonciation publique est comprise ici comme un genre qui appartient à la critique sociale et politique (Boltanski, Darré & Shiltz 1984 ; Boltanski 1990). Il s’agit d’un acte de langage qui met en lumière une situation d’injustice. Le dénonciateur crie son indignation dans l’espace public, construit un récit, une trame narrative et assigne des rôles à des acteurs sociaux. Les interventions policières mortelles fournissent des contextes particulièrement propices à la dénonciation, en particulier dans les arènes numériques. Ces discours de dénonciation conduisent généralement à des polémiques, qui se caractérisent par la mise en scène d’émotions de l’ordre de la colère ou de l’indignation (Amossy 2014 ; Rennes 2016). La polémique se distingue de la controverse en ce qu’elle est peu argumentée et a peu de chance de déboucher sur un accord entre les parties (Rennes 2016). Elle est cependant, à l’instar de la controverse, polarisée : au moins deux parties s’affrontent et luttent afin d’imposer une lecture des événements et critiquer les positions de leurs adversaires. L’objectif poursuivi est de modifier ou de réaffirmer un état de normes et/ou de pratiques existantes. Dans ces polémiques numériques, les mèmes jouent un rôle important : ils véhiculent, de manière concentrée et réduite, des critiques sociales et politiques.
- 16 Pour déterminer si le contenu s’apparente à une dénonciation publique, nous avons cherché la représ (...)
20Le corpus de recherche met ainsi au jour 261 mèmes (99,2 %) véhiculant un discours de dénonciation publique. Ce résultat a été établi en restituant le schéma actanciel de chaque contenu (Boltanski, Darré & Shiltz 1984 ; Boltanski 1990). En effet, la particularité de la dénonciation publique est d’instaurer un système de relations entre quatre actants spécifiques : 1° le dénonciateur (celui qui diffuse le mème et qui est l’auteur de la dénonciation) ; 2° la victime (celle en faveur de qui le mème est produit et au profit de qui la dénonciation est réalisée) ; 3° le bourreau (celui qui est moqué par le mème et, ce faisant, dénoncé)16 ; 4° le public (celui auprès de qui le mème et la dénonciation sont diffusés). Ce sont les deuxième et troisième figures, celles de la victime et du bourreau, qui retiennent notre attention et ce pour deux raisons. D’une part, l’actant du dénonciateur a été pensé en lien avec le diffuseur du texte mémétique ; d’autre part, l’actant du public a été considéré comme l’ensemble des twittos (et plus précisément ceux prenant part au débat et circulant sur les hashtags étudiés).
Figure 3. Tweet du 11/06/2022 ©DR Artiste : Sir Joan Cornellà
Figure 4. Tweet du 9/06/2022 ©DR
Figure 5. Tweet du 8/06/2022 ©DR.
21Sur le topème des interventions policières mortelles, les mèmes véhiculent donc, pour une très large majorité d’entre eux, un discours de dénonciation publique. Les mèmes dénoncent en construisant une adéquation entre le texte qui moque et le texte qui critique : la personne ou l’institution moquée, mise en mème, est aussi celle qui se voit dénoncée. Les figures dénoncées au cours de ces trois affaires sont récurrentes, témoignant d’une certaine cristallisation. Les mèmes se concentrent en effet sur peu de personnalités et/ou d’institutions. La police est placée dans le rôle du persécuteur dans près de la moitié des cas (46,77 %). Le président de la République Emmanuel Macron est également représenté comme un bourreau récurrent avec cinquante dénonciations le pointant du doigt (18,63 %). De plus, la contestation de ces deux acteurs est parfois réalisée de concert, avec quatorze mèmes les dénonçant ensemble. Lorsque le président de la République n’est pas visé nommément, c’est l’ensemble du pouvoir en place que les mèmes critiquent pour 9,12 % des cas, avec 17 contenus produisant une double accusation du gouvernement et de l’institution policière. Plusieurs ministres sont aussi critiqués ad hominem. La dénonciation des postures et des discours de Gérald Darmanin (7,98 %), Élisabeth Borne (3,42 %) et Christophe Castaner (3,42 %) est fréquente.
22Par ailleurs, une figure politique qui n’est pas membre du gouvernement est régulièrement critiquée par les internautes : Jean-Luc Mélenchon (8,36 %). Par exemple, un mème reprenant un dispositif séquentiel (dans un tweet datant du 10 juin 2022) met en scène un dialogue entre les personnages Michael Scott et Pam Beesly de la série The Office (US). Le mème est composé de 6 images disposées en deux colonnes. Chaque ligne correspond à un échange entre Michael (à gauche), et Pam (à droite), ce qui permet de reconstituer visuellement le dialogue suivant :
Mike (regard inquisiteur) : 4 morts depuis le début de l’année pour refus d’obtempérer. Il faut…
Pam (mine enjouée) : Désarmer la police ?
Mike (ne dit rien, mine flegmatique).
Pam (visage toujours souriant) : Dissoudre l’IGN ?
Mike : Mettre hors d’état de nuire Jean-Luc Mélenchon
Pam (ne dit rien. Air de déception).
23Ce résultat témoigne d’une activité de contre-dénonciation relative, mais assez sensible pour que nous nous y attardions. Les internautes investissent ici Twitter pour dénoncer non pas les interventions policières mortelles mais au contraire les discours les pointant du doigt, concrétisant la forme de la polémique évoquée précédemment. Le discours mémétique de dénonciation ouvre donc sur un contre-discours mémétique de dénonciation. C’est ainsi qu’au-delà de Jean-Luc Mélenchon, plusieurs contenus critiquent les musulmans (3,42 %), les jeunes de banlieues (2,66 %), La France Insoumise (2,28 %) ou la Gauche plus largement (1,14 %). La rhétorique visuelle utilisée reste cependant la même : le dispositif utilisé pour moquer et dénoncer est comparable quels que soient la cible et les acteurs qui l’utilisent.
24Les mèmes portant sur les interventions policières mortelles convoquent ainsi plusieurs figures du persécuteur et s’écartent d’une représentation unique et figée sur l’institution policière. Ils investissent des figures connexes ou lointaines de l’événement et parlent souvent d’autres choses que celui-ci. Cette mécanique illustre l’une des principales fonctions rhétoriques et discursives des mèmes sur Twitter : ils se constituent en support de montée en généralité pour servir une revendication axiologique et tenir un discours qui entend parler à l’échelle de la cité.
25Comprendre une dénonciation, c’est avant tout saisir comment, dans le discours, se constitue une relation du singulier au général (Boltanski 1990). En d’autres termes, c’est comprendre comment l’affaire monte en généralité, parle d’autre chose que ce qui avait au départ catalysé l’affrontement, élargit sa focale pour parler non pas des individus mais de la société, des manières de vivre ensemble et de faire du commun.
26La fonction des mèmes dans les polémiques en ligne peut se rapprocher de celle des images médiatiques. Travaillant sur l’affaire Geneviève Legay, Édouard Bouté et Clément Mabi (2020) ont montré que l’image peut remplir une double fonction dans le cadre des controverses sur Twitter : dans un premier temps, elle sert de support à l’argumentation et fonctionne comme une « image-preuve » (Gunthert 2020) ; puis, progressivement, « le statut des images mobilisées change » pour servir de « support à la confrontation des opinions politiques, des valeurs et des normes mobilisées dans le conflit » (Bouté & Mabi 2020 : 43). C’est à cette deuxième fonction que le mème s’apparente. Il permet en effet – dans le cadre d’une polémique sur les interventions policières mortelles, mais aussi plus largement dans toutes situations controversées – de servir de support pour une montée en généralité du discours :
Nous avons désigné par “montée en généralité” le mouvement par lequel les protagonistes quittent le désaccord circonstanciel au bénéfice d’une argumentation de plus large portée qui dépasse la situation pour produire un jugement transportable au-delà de ses limites, et recevable par un tiers. (Boltanski & Thévenot [1991] 2022 : 18)
27211 contenus, soit 80,23 % du corpus, montent en généralité en ce qu’ils ne parlent pas de l’intervention policière mortelle en tant que telle, mais adoptent des points de vue plus généraux.
Figure 6. Tweet du 9/06/2022 ©DR
Figure 7. Tweet du 8/06/2022 ©DR (avec plusieurs autres occurrences dans le corpus)
- 17 Par exemple, il est plusieurs fois fait référence à Steve Maia Caniço (mort par noyade suite à une (...)
28La montée en généralité du discours produite par les mèmes se déploie en suivant deux logiques spécifiques. La première est l’occultation des victimes. Sur les 270 contenus analysés, seulement 118 victimes sont représentées ou décrites dans les images et les tweets (44,87 %), et ce alors que 261 mèmes constituent des dénonciations. Les victimes sont donc absentes dans plus de la moitié des contenus. L’objectif du mème est alors de changer l’ordre politique et ses représentations, plus que de théâtraliser la mort des victimes. Ce procédé d’occultation permet en effet de « désingulariser » (Boltanski 1990) les affaires pour contester le pouvoir en place et l’institution policière. De plus, lorsque des victimes sont présentes à l’image, ce sont rarement celles de l’événement dénoncé par les internautes. Le plus souvent, il s’agit de victimes d’interventions policières mortelles antérieures17. Ainsi, des tweets du 26 mars et du 10 juin 2022 mettent respectivement à l’image le portrait officiel d’Emmanuel Macron détouré devant une mosaïque composée de multiples photographies de manifestants blessés avec comme légende « 2022, je veux en faire encore plus » ; le second mème représente un gros plan sur le crâne mutilé et scarifié d’une personne avec comme légende un détournement du slogan de campagne présidentielle d’Emmanuel Macron : « Emmanuel Macron avec vous… ou pas ». Le mème produit donc des analogies par des procédés qui mettent en commun et rapprochent les différents cas d’interventions policières mortelles pour construire un système de dénonciation : le mème, en occultant les victimes de l’événement dénoncé, produit de la généralité.
29La seconde logique de montée en généralité se déploie quant à elle avec la figure du bourreau, qui apparaît comme un autre moyen de désingulariser les discours. Les mèmes ne concernent jamais les auteurs de l’intervention policière mortelle (c’est-à-dire les agents ayant tiré sur une ou un automobiliste), mais l’institution policière dans sa globalité, ses méthodes de maintien de l’ordre ou encore sa tendance à commettre davantage de violences sur des personnes racisées. De plus, cette dénonciation de l’institution policière est régulièrement appareillée à celle du pouvoir en place et notamment Emmanuel Macron ou ses ministres. Par exemple, dans un tweet du 10 juin 2022, un photomontage représente Gérald Darmanin jouant à une partie du jeu de société Uno. À gauche, une carte de Uno a été photoshopée pour contenir la légende : « admettre avoir fait une erreur ou piocher 25 cartes » ; à droite, on peut voir Gérald Darmanin, la mine dépitée, tenant plus de 25 cartes dans sa main. C’est ainsi que le mème désingularise le propos de dénonciation. Il conteste, presque mécaniquement, les institutions et l’ordre politique dans sa globalité.
30Le mème constitue de la sorte une grammaire de la dénonciation renouvelée dans les arènes numériques : « Parler de grammaire, c’est en effet rappeler l’existence, au sein de tout groupe humain, de règles qu’il faut respecter pour être reconnu comme un membre à part entière » (Lemieux 2018 : 58-59). Mais le fait que les acteurs respectent des règles ne signifie pas pour autant dire qu’ils en aient conscience, ou du moins qu’ils les respectent consciemment. Sans peut-être le savoir, les internautes montent en généralité sur les interventions policières mortelles de façon quasi-systématique. Ils inscrivent leurs discours dans des archétypes récurrents qui renvoient de manière plus ou moins implicite à des imaginaires sociaux polarisés : d’un côté, des figures comme celles du policier violent et de la victime innocente, de l’autre, celles du policier héroïque et de la « racaille ».
31L’une des dernières spécificités du mème dans le cadre des polémiques sur Twitter est son caractère performatif : il constitue, de par son énonciation, des groupes et les appelle à l’action. Il peut être appréhendé dans les arènes numériques comme l’emblème de discours militants et/ou citoyens qui entendent dépasser les frontières de leur région partisane, afin d’imposer une lecture des événements qui leur soit propre : « les énoncés [mémétiques] actualisent les discours des groupes sociaux sur eux-mêmes [...] ; ils possèdent également la dimension performative qui fait des discours de certains groupes des réalités tangibles » (Renaud et al. 2016 : 32).
32Nos sociétés sont « critiques » (Boltanski 1990). Il faut entendre par là que « [les] acteurs disposent tous de capacités critiques, ont tous accès, bien qu’à des degrés inégaux, à des ressources critiques, et les mettent en œuvre de façon quasi-permanente dans le cours ordinaire de la vie sociale » (Boltanski 1990 : 54). Les mèmes font aujourd’hui partie intégrante des ressources critiques des internautes. Ils constituent de nouveaux répertoires d’action politiques dans les arènes numériques (Milner 2013 ; Ross & Rivers 2017 ; Mercier 2018 ; Arkenbout & Scherz 2022) et s’inscrivent dans une généalogie contestataire qui émane de la caricature, du détournement ou encore du photomontage ; une longue histoire qui n’épuise pas pour autant leur singularité.
33Bien que ces logiques contestataires aient parfois été marginalisées dans la littérature scientifique (Kaplan & Nova 2016 ; Jost 2022), les mèmes sont en réalité utilisés par des groupes aux objectifs politiques disparates : l’alt-right américaine, par exemple, a produit de nombreux mèmes pour soutenir le camp conservateur et discréditer les démocrates lors des élections présidentielles de 2016 et 2020 (Ross & Rivers 2017) ; en contexte de conflit politique ou militaire, les mèmes sont utilisés comme des armes stratégiques et tactiques, comme l’ont montré les recherches de Tom Divon dans le cadre de l’affrontement isréalo-palestinien (2022). Le topème des interventions policières mortelles n’échappe aucunement à cette spécificité critique du mème. Des acteurs s’emparent des mèmes afin de produire des critiques et diffuser des messages politiques sous les oripeaux de la décontraction.
34Les polémiques autour des interventions policières mortelles peuvent être appréhendées comme des « affaires » du point de vue de la sociologie pragmatique (Lemieux 2018). La forme « affaire » produit deux espaces publics : un espace critique (celui du dissensus) et un espace communautaire (celui du consensus). Twitter, en classifiant les affaires dans le carcan des hashtags, produit un rapprochement de ces deux sphères. Il les fait cohabiter et interagir. Confondus, l’espace critique et l’espace communautaire amènent la formation de communautés d’indignation et de contestation éphémères : quels sont les acteurs qui composent ces communautés ? Quels sont leurs objectifs ? À qui s’adressent-ils ?
3536,5 % des mèmes étudiés (n=96) ont été publiés par des comptes explicitement positionnés comme militants d’une cause ou d’un parti politique. Ce positionnement était explicité par l’intermédiaire de la biographie Twitter des internautes ou par les symboles qu’ils utilisent pour affirmer leur affiliation partisane. 17,87 % des mèmes du corpus (n=47) ont ainsi été le fruit de comptes explicitement affiliés à la France Insoumise et 4,5 % à la NUPES plus largement (n=12). Les comptes se revendiquant du mouvement des Gilets Jaunes ont aussi eu un rôle important dans la diffusion et le partage de mèmes sur ces trois interventions policières mortelles (9,3 %). Enfin, les partisans de Reconquête ont quant à eux produit 4,5 % des mèmes analysés (n=12). Ces partages de mèmes à caractère militant ne sont pas anodins et peuvent être mis en perspective par l’intermédiaire de leurs contextes d’énonciation : les campagnes politiques pour les élections présidentielles et législatives. En effet, deux des événements du corpus ont généré des discours fortement polarisés : le 26 mars à Aulnay-sous-Bois et le 4 juin à Barbès-Rochechouart. Ces deux événements ont donné lieu à des formes de récupérations politiques sur Twitter, ouvrant sur des affaires discutées.
36Une certaine instrumentalisation de l’intervention policière mortelle du 26 mars a été le fait des militants du parti Reconquête, par le biais du #Sevran (n=31). Tandis que des émeutes éclatèrent dans les communes voisines de Sevran et Aulnay-sous-Bois au soir du décès de Jean-Paul Benjamin, l’automobiliste abattu par les forces de l’ordre, les militants zemmouristes ont investi Twitter pour dénoncer les débordements commis à la suite de cet événement. Plusieurs mèmes ont été publiés dans ce contexte afin de pointer notamment les défaillances du pouvoir en place en matière de sécurité, critiquer les médias pour leur couverture des événements et dénoncer les projets d’autres candidats, en particulier celui de Jean-Luc Mélenchon.
37L’intervention policière mortelle du 4 juin, au contraire, a permis aux militants de la France Insoumise et de la NUPES d’investir Twitter par le biais du #LaPoliceTue (174 occurrences). Deux jours après les faits, Jean-Luc Mélenchon déclencha la polémique par un tweet nocturne et lapidaire : « La police tue et le groupe factieux Alliance justifie les tirs et la mort pour “refus d’obtempérer”. La honte c’est quand ? ». Ce faisant, les militants de la France Insoumise ont produit des mèmes pour dénoncer à la fois l’intervention policière mortelle en question, les discours politiques critiquant les propos de leur candidat ainsi que la couverture de l’affaire par les médias.
38Ces deux événements sont intervenus dans des contextes politiques tendus, proches d’échéances électorales. Ces contextes d’énonciation ont pu provoquer une forte production de mèmes et accentuer la polarisation des échanges. L’événement du Pont Neuf a en revanche été beaucoup moins instrumentalisé par les militants politiques de ces différents partis, probablement le fruit d’une plus faible médiatisation. Cette intervention a eu lieu au soir du second tour des élections présidentielles, reléguant logiquement la nouvelle dans les dernières pages de l’actualité. Toutefois, une large proportion de mèmes diffusés n’a pas été le fruit d’acteurs explicitement positionnés comme militants. Ces discours sont cependant pris dans les interdiscours mentionnés précédemment. Ils s’inscrivent dans les mêmes topoï, jouent de procédés similaires et dénoncent des figures récurrentes. Ils investissent eux aussi les espaces critique et communautaire et portent un discours sur la vie de la cité. Explicitement militants ou non, les mèmes constituent donc d’authentiques répertoires d’action politique en ligne.
- 18 Le comptage actuel (à dater du 4 janvier 2023) est de 13 personnes mortes dans ces circonstances su (...)
39Le premier constat que cette étude nous impose est celui du caractère élastique de son corpus. Les interventions policières mortelles faisant suite à des « refus d’obtempérer » se sont en effet multipliées depuis mars 202218 (date à laquelle cette recherche a débuté) ; reste donc à enrichir le corpus déjà constitué en considérant la structuration iconographique et thématique de ce topème et à approfondir les pistes de réflexion proposées dans ce texte. Cette étude présente au moins trois limites manifestes.
40La première est l’absence d’entretiens avec les producteurs et les récepteurs des mèmes. Ce manque a pu nous conduire par moment à surinterpréter ou essentialiser la visée critique des objets. Pris dans notre épistémologie sémiotique, nous y avons vu des discours de contestation affirmée, alors qu’ils renvoyaient peut-être simplement à de la dérision pure et simple, sans visée politique explicite, en particulier pour les comptes qui ne se revendiquent pas comme militants d’un parti ou d’une cause. Cette limite aurait donc pu être écartée en ayant recours à des entretiens avec les auteurs des mèmes afin de les interroger sur leurs véritables objectifs.
41La deuxième limite est corrélée à la précédente. En nous concentrant exclusivement sur la production, nous avons minimisé le rôle des communautés qui relaient et partagent ces objets ainsi que le fonctionnement de Twitter en ce qu’il favorise leur mise en circulation. En d’autres termes, l’acte de production du mème amorce sa portée critique et sa circulation fonctionne comme l’une de ses conditions de félicité. Cependant, nous n’avons pas considéré suffisamment le rôle de Twitter en tant que dispositif d’énonciation du mème. Twitter présente en effet des affordances et des conditions d’énonciation spécifiques qui favorisent la diffusion et la circulation des mèmes en son sein. Twitter offre en effet de nouvelles modalités à l’échange polémique (Jackiewicz 2016), dans lesquelles les mèmes politiques semblent occuper une place de plus en plus centrale. Ces derniers véhiculent notamment une forme d’hybridité qui renforce leur adéquation à Twitter : ils partagent des propriétés linguistiques, sémantiques, discursives et polémiques qui favorisent leur circulation au sein du dispositif (Longhi 2016). Twitter prescrit donc des usages et des formes d’expression que les internautes peuvent négocier et contourner ; par exemple, l’ajout d’un mème permet de pallier la limitation de caractères : il augmente alors le tweet et son message. Le mème est donc un commentaire, une textualité à part entière.
42La dernière limite renvoie enfin à la constitution du corpus. Nous avons fait le choix de restreindre la sélection des contenus à une semaine après les événements étudiés. Un corpus avec des bornes temporelles plus larges aurait certainement permis de dévoiler d’autres mécanismes quant à la dynamique contestataire des mèmes sur le topème des interventions policières mortelles. Cependant, deux hypothèses peuvent être formulées pour approfondir les points soulevés dans cette recherche.
43La première concerne la structure de diffusion et de circulation des mèmes. Cette hypothèse poursuit un résultat déjà formulé par Clément Renaud dans ses études sur les mèmes en Chine (Renaud et al. 2016) : les contenus mémétiques semblent suivre des structures de diffusion atypiques en ce qu’ils circulent dans des groupes sociaux qui ne discutent pas nécessairement entre eux. Dans le cadre des polémiques sur les interventions policières mortelles, les mèmes se chargent d’une visée contestataire mais ils semblent s’adresser en premier lieu à des convaincus. Le mème apparaît donc indéniablement comme un objet critique, produit pour dénoncer des faits et/ou des visions politiques spécifiques, mais aussi et surtout comme un objet communautaire (Desinova 2019). Le mème fabrique des identités collectives et il renforce par le rire l’adhésion des internautes à des communautés d’idées et d’indignation.
44La deuxième hypothèse suggère d’approfondir l’étude des mèmes en tenant compte de leur ambivalence eu égard à la notion de contestation. Si humour et critique politique peuvent constituer les deux faces d’une même médaille, le résultat est toutefois pris dans un balancement entre désir pour les citoyens de critiquer les pouvoirs en place à leur échelle et avec les moyens du bord, et preuve d’une forme de critique désabusée (puisqu’on ne peut rien y faire, autant en rire). Les mèmes semblent ainsi exprimer une tension entre des formes de démoqueratie, comprise comme « le désir de faire connaître son mécontentement politique par la dérision » (Mercier 2018 : 200), et de contre-démocratie (Rosanvallon 2006). Si les régimes démocratiques sont nécessairement traversés de contestations – la possibilité d’une critique de l’ordre établi apparaissant comme l’une de leurs conditions sine qua non –, la défiance exprimée par une partie du corps social à l’égard des professionnels de la politique semble aujourd’hui atteindre un paroxysme. Mais ce faisant, cette critique reste limitée et surtout, standardisée : les mèmes reposent pour beaucoup sur des mèmes templates, des polices de caractères homogènes, des formats canoniques peu renouvelés. Dans le même temps, les mèmes constituent manifestement des répertoires d’action politique dans les régimes numériques et peuvent, à ce titre, renforcer la participation citoyenne à la vie de la cité. C’est donc cette tension entre humour et dénonciation, entre démoqueratie et contre-démocratie, que cet article a voulu sobrement esquisser.
Appendice : Synthèses des principaux éléments statistiques du corpus
|
Critères
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Occurrences (n=)
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Pourcentage (%)
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Mécanismes humoristiques
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Ironie
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47
|
17,8
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Moquerie
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211
|
80
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Parodie seule
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7
|
2,2
|
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Parodie + moquerie
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51
|
19,39
|
|
Parodie + ironie
|
14
|
5,32
|
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Type de référence intertextuelle
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Médias d’information
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128
|
48,67
|
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Clip
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18
|
6,84
|
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Cinéma
|
56
|
21,29
|
|
Séries télévisées
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22
|
8,37
|
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Séries animées
|
30
|
11,41
|
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Schéma actantiel de la dénonciation
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Présence d’un bourreau
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261
|
99,2
|
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Présence d’une victime
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118
|
44,87
|
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Identité des mémeurs
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Affiliation politique explicite (oui ou non)
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96
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36,5
|
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Genre explicité (oui ou non)
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135
|
51
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Lorsque explicité : féminin
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31
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22
|
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Lorsque explicité : masculin
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104
|
78
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