Introduction

1Dispositifs emblématiques de la culture du web 2.0, les mèmes ont envahi les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, TikTok, Twitter, etc.) et les messageries (Whatsapp, Telegram, Signal) après avoir été d’abord popularisés sur des plateformes plus confidentielles ou moins célèbres, comme 9gag ou Reddit. Depuis leur arrivée au tournant des années 2010, jusqu’à leur généralisation dans une grande variété de médias, ces petites vignettes iconico-textuelles sont utilisées pour traiter de tous les sujets : politique, vie quotidienne, culture, économie, société – ou encore écologie. L’objectif de cet article est précisément de mettre en lumière le fonctionnement sémiodiscursif de ces objets si particuliers, à travers la constitution et l’étude d’un corpus de mèmes traitant de la thématique politico-environnementale, tous publiés sur le réseau social Instagram.

2Par ce biais, nous avons pour but d’analyser et de comprendre les dispositifs pathémiques que les producteurs de mèmes mettent à l'œuvre. Nous nous donnons aussi pour tâche d’examiner la mise en scène de soi (l’ethos discursif, selon la notion d’Amossy 2010) des instances énonciatives lorsqu’elles expriment des émotions au sujet de la problématique environnementale. Rappelons que l’ethos discursif, selon Amossy, c’est l’image que l’instance énonciatrice produit pendant son discours, et celle-ci se trouve contrainte par différents éléments (contexte, statut social, dispositif de communication, etc.). Ainsi, il s’agit pour nous de faire apparaître des constantes dans les mèmes, tout en favorisant l’accès à la compréhension des émotions mobilisées par les discours environnementaux (Lippert 2022). Dans cette optique, les mèmes sont considérés comme des signes qui constituent un langage à part entière (Wagener 2020), constitué de deux dimensions (Wagener 2022 : 63), soit : les référèmes (référents culturels visuels et textuels) et les topèmes (le sujet traité).

3En d’autres termes, la question des mèmes peut être abordée à partir du croisement entre les disciplines de l’analyse du discours numérique (Develotte & Paveau 2017 ; Paveau 2017), de l’argumentation (Amossy 2021 ; Rosier 2015 ; Plantin 2016) et de la mèmologie (Cannizzaro 2016 ; Shifman 2013 ; Wiggings 2019 ; Wagener 2022) : il s’agit d’étudier le contenu émotionnel de mèmes en français, à travers les discours que ces mèmes entretiennent par leurs énoncés, et les représentations qu’ils activent et relayent.

1. Concepts et corpus

1. 1. Cadre conceptuel : une analyse discursive des mèmes

4Pour le ou la chercheur·euse qui s’intéresse à l’analyse des émotions, ces dernières lui posent « de vrais problèmes, et lui lancent un vrai défi, à cause surtout de leur caractère éminemment “ slippery ” […] c’est à dire fuyant et insaisissable : elles lui glissent entre les doigts » (Kerbrat-Orecchioni 2000 : 57). Cependant, afin de ne pas se laisser accabler par cette tâche, on emploiera ici une combinaison de méthodes d’analyse, adaptées au corpus multimodal. Rappelons d’abord que les émotions, en Analyse du discours (désormais AD), sont abordées non pas en fonction de ce que ressentent les instances énonciatrices, ni en fonction de leur caractère social, mais relativement à la construction de sens dans le cadre d’un échange. Le but pour l’AD est l’identification d’observables, de « signe[s] de ce qui peut advenir au sujet du fait que lui-même serait en mesure de le reconnaître comme une “ figure ”, comme un discours socialement codé » (Charaudeau 2000 : 127).

5Dans cette perspective, la mise en évidence des émotions dans le discours passe par la dimension lexicale. Galati et Sini (2000), et par la suite Plantin (2020), ont établi une liste de 143 lemmes puis l’ont élargie à leurs synonymes et antonymes. Ces lemmes sont ensuite soumis à une classification en fonction de huit familles d’émotions primaires, conceptualisées par Plutchik et Conte (1997) à savoir, l’extase (la joie), l’admiration, la terreur, l’étonnement, le chagrin, l’aversion, la rage et la vigilance.

6Ensuite, des observables autres que linguistiques vont être nécessaires, afin de définir non seulement les émotions sémiotisées, mais également les stratégies pathémiques employées. Selon Micheli (2014), il existe trois modes de sémiotisations des émotions : (i) l’émotion dite, passant par les mots (ancrage référentiel, lexical, syntaxique) ; (ii) l’émotion montrée, qui s’exprime par des indices (mode connotatif) reliés à un contexte d’énonciation et enfin (iii) l’émotion étayée, qui se base sur la schématisation d’une situation, appelant une évaluation (par exemple, un incendie s’avère une situation émotionnante dans la mesure où cela fait appel à la mémoire des destinataires : il s’agit d’un topos).

7Enfin, nous nous basons sur les recherches de Plantin (2011), incontournables dans la sphère francophone. Avant de les synthétiser, il convient d’effectuer un bref détour théorique : en partant du principe que toute communication sur les réseaux sociaux numériques engage une visée persuasive, alors chaque mème publié sur Instagram implique la triade aristotélicienne, le pathos, le logos et l’ethos, qui s’entrelacent. Il est important ici de rappeler que ces concepts ont été réactualisés à la lumière de théories plus contemporaines telle que celle de la mise en scène goffmanienne. Adoptée par l’AD, cette théorie affirme ainsi que toute argumentation se trouve contrainte par un cadre (institutionnel, communicationnel, social, etc.) et traversée de représentations sociales (Amossy 2010 : 44). Dans cette perspective, Plantin (2011 : 167-171) a théorisé une typologie de techniques provoquant de l’émotion : (i) se montrer ému ; (ii) montrer des objets émotionnants (ou leur représentation) ; (iii) décrire des choses émouvantes ou amplifier des faits ; (iv) montrer des personnes émues. Les méthodes d’analyse susmentionnées et combinées se prêtent bien, selon nous, à l’analyse des émotions dans les mèmes, étant donné qu’elles couvrent leurs modalités sémiodiscursives dans leur ensemble. Concrètement, il s’agira donc de tirer profit de ces méthodes, d’analyser du lexique (classé selon la liste de Galati et Sini puis Plantin) et de le classer en fonction de la roue des émotions de Plutchik et Conte. Puis, nous définirons quelles techniques les images employées dans les mèmes empruntent (si elles montrent une personne émue, si elles montrent l’instance énonciatrice émue, etc.). Cette typologie se croise, dans le cas d’une difficulté de lecture, à la classification de l’expression de l’émotion entre « émotion dite », « émotion montrée » et « émotion étayée ».

8Afin de proposer une analyse de discours adaptée aux objets de notre corpus, nous proposons également une définition des mèmes. Cette définition s’appuie sur une conceptualisation des mèmes comme objets complexes et multimodaux (Dancygier & Vandelanotte 2017), constituant des manifestations langagières spécifiques, à forte charge intertextuelle, nécessitant un modèle analytique spécifique pour en comprendre l’ensemble des subtilités (Wagener 2022). Dans ce cas de figure, les mèmes sont décrits comme post-digitaux (Cramer 2015), dans la mesure où ils montrent un effondrement des frontières entre le numérique et le non-numérique ; en effet, les images vues dans certains mèmes peuvent même être reprises dans l’espace public, notamment au cours de manifestations, ce qui témoigne de leur grande versatilité.

9Les mèmes disposent d’une forte charge virale, en raison de leur intertextualité particulièrement importante (Zanette, Blikstein & Visconti 2019) ; en effet, les mèmes sont constitués à la fois d’un message et d’une image (au moins), qui peuvent mobiliser des représentations et des références variées. Véritables emblèmes d’un Internet collaboratif et social, dit « web 2.0 » (Cormode 2008), les mèmes sont multimodaux, capables de cimenter des identités collectives (Gal, Shifman & Kampf 2013) tout en dépassant les barrières culturelles et nationales (Laineste & Voolaid 2016). La durée de vie des mèmes est fortement limitée du fait de leur fort potentiel de viralité au sein de communautés spécifiques, et leur trajectoire ne suit aucune voie déterminée, puisque la transmission des mèmes se fait de pair à pair, au gré des humeurs, des tendances et des fulgurances partagées (Bauckhage 2011 : 42).

10Si les mèmes sont aussi efficaces en tant qu’objets langagiers et communicationnels, c’est aussi parce qu’ils permettent une forte concentration interdiscursive (Garric & Longhi 2013), en raison notamment d’une structure duale, qui permet d’en saisir aisément les contours. En effet, chaque mème est, a minima, constitué des deux éléments suivants (Wagener 2022 : 63) :

11– un référème, qui constitue les éléments culturels sur lesquels le mème prend appui pour permettre au message d’être diffusé et compris par les destinataires ;
– un topème, qui constitue le sujet précis dont traite le mème.

12À titre d’exemple, le mème suivant peut être proposé, afin de mieux comprendre l’analyse permise par ce modèle référème/topème (désormais modèle R/T) :

13Grâce à une première analyse permise par le modèle R/T, nous pouvons isoler les premiers éléments suivants :

14– le référème est ici une double image issue de la série animée américaine Scooby Doo, qui représente l’un des personnages enquêteurs, Fred Jones, face à un ennemi démasqué ;
– le topème concerne quant à lui l’entreprise Total Energies, qui est ici ciblée sous l’angle critique, en lien avec la pollution mondiale.

15Cette première analyse constitue une porte d’entrée dans l’univers sémiotique déployé au sein d’un mème. Ce dernier dispose de dimensions argumentatives, intertextuelles et interdiscursives qui nourrissent les conversations en ligne et hors ligne de manière particulièrement performante (Milner 2016).

16Ainsi, la méthodologie que nous proposons prend appui sur une grille d’analyse qui a pour objectif de pouvoir, et ce pour chaque mème :

17– isoler les référèmes ;
– isoler les topèmes ;
– explorer les rapports entre stratégies argumentatives textuelles, conjuguées avec les choix de mise en situation iconique ;
– mettre en exergue les stratégies pathémiques qui mobilisent les ressources cognitives et émotionnelles des instances réceptrices.

18De ce fait, cette grille d’analyse constitue une proposition, qui vise à notamment à vérifier l’hypothèse d’une dimension pathémique inhérente aux mèmes, notamment dans le cadre de la prise de position écologique face au réchauffement climatique.

1. 2. Présentation du corpus

19Le corpus analysé dans le présent article est constitué d’un ensemble de 200 mèmes francophones, publiés sur une période globale de 29 mois, plus précisément entre le 1^er janvier 2020 et le 28 mai 2022. Afin de récolter ces mèmes, nous avons spécifiquement recherché des productions qui proposaient un regard critique ou militant sur les thématiques climatiques et environnementales, pour constituer un corpus homogène du point de vue du registre discursif et de la tonalité générale. L’ensemble des graphiques a été produit grâce à l’outil tableur Google Sheets et RawGraph, par lesquels nous avons référencé et « décortiqué » chaque mème, en fonction du compte Instagram duquel il provient, de son URL, de son topème, de son référème, des émotions dites, montrées et étayées qu’il contient, et enfin du lexique environnemental et pathémique employé.

20Ces mèmes ont été prélevés uniquement sur Instagram, et précisément sur cinq comptes :

21– @bonpote, compte du média Bon Pote piloté par Thomas Wagner ;
– @greenpeace_france, compte de l’ONG Greenpeace en France ;
– @memes.ecolos, compte militant écologique intitulé « All sapiens are bastards » ;
– @vert_le_media, compte du journal Vert, le média qui annonce la couleur ;
– @nous_memes, compte de mèmes majoritairement orienté vers le discours sur l’environnement.

22La répartition des mèmes en fonction de ces cinq comptes est relativement inégale, et témoigne d’une différence de ligne éditoriale importante entre les comptes dédiés exclusivement aux mèmes (@memes.ecolos et @nous_memes) et les autres :

23Cette répartition indique d’ores et déjà que les deux médias (Bon Pote et Vert) produisent moins de mèmes que les comptes exclusivement dédiés à ce type de production (ce qui est relativement compréhensible, puisque leur visibilité est directement liée à une publication abondante de ce type de contenu), alors que l’ONG Greenpeace semble occuper une place relativement distincte, d’autant qu’elle est, à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’une des seules ONG en France à avoir recours aux mèmes à notre connaissance.

24En outre, la manière dont les topèmes sont traités diffère d’une publication à l’autre, en fonction du sujet abordé. De ce point de vue, la variété est relativement importante au sein de notre corpus. L’ensemble repose sur des manifestations émotionnelles mises en scène du point de vue argumentatif et discursif au sein des mèmes, afin de produire, du moins peut-on le suggérer du point de vue pragmatique, ces émotions chez les destinataires.

25Ces particularités nous permettent de faire l’hypothèse de véritables stratégies émotionnelles, soit des émotionèmes qui lient référème et topème – soit de tisser le canevas de la référence culturelle avec le traitement du sujet du mème. Ici, les trois émotions majoritaires sont plutôt considérées comme négatives, et figurent dans un registre de l’indignation :

26– Aversion et/ou Colère : 39,5%
– Chagrin : 25,5%
– Peur : 16%

27Ces pourcentages sont obtenus après classification des mèmes en fonction de l’émotion transmise par les signifiants iconico-textuels qui y figurent (lexique, mise en scène de l’émotion sur le plan sémiotique et « émotion étayée »). De fait, l’écrasante majorité de ce type d’émotion permet de mieux comprendre les stratégies argumentatives utilisées par les comptes qui produisent les mèmes sur l’environnement. Ces instances énonciatrices préfèrent de fait la diffusion de certaines émotions afin de sensibiliser à la question climatique.

28Comme nous pouvons le voir sur ce graphique, l’utilisation des différents types de stratégies pathémiques diffère en fonction des comptes Instagram. Si la palette est relativement étendue et que les émotions dites négatives dominent, certaines nuances existent en fonction des comptes. Toutefois, l’intérêt de cette recherche consiste en une analyse approfondie de ces stratégies pathémiques, afin de pouvoir à la fois repérer les spécificités des mèmes sur le climat et l’environnement, tout en appliquant la théorie et l’analyse mémétiques de Wagener à un corpus distinct, afin d’en saisir les qualités, les limites et les possibles évolutions.

2. Analyse de corpus

2. 1. Analyse sémantique du contenu topémique

2. 2. Une multitude de stratégies pathémiques au service du même objectif

34L’objectif des instances énonciatrices écologistes, dans le cadre de leur argumentation, est de mettre en exergue un problème global, qui est d’ordre sociopolitique et environnemental : elles remettent en question le paradigme destructeur du capitalisme-productivisme. Il s’agit d’écologie dans la mesure où il n’est pas seulement question de protection environnementale, mais de changer l’entièreté du fonctionnement de la société. Ce problème a des répercussions et des causes diverses (pollution, sort réservé aux animaux, inaction politique, greenwashing, santé mentale, représentations sociales, etc.), qui suscite les émotions des instances énonciatrices. Dès lors, afin de convaincre leur public, les profils ici étudiés se servent (entres autres) des mèmes.

35Le pathos traverse l’ensemble des surfaces signifiantes (sur le plan discursif et sémiotique) et participe activement à l’argumentation. Du point de vue visuel, en appliquant les méthodes de Plantin (2011) et Micheli (2014), il est aisé de constater que le pathos, dans ces mèmes, repose surtout sur la mise en scène de personnes émues (40 occurrences). De fait, la description de choses émouvantes et la démonstration d’objets, en somme l’émotion étayée, passent moins par le visuel que par le texte. En effet, sur 63 mèmes employant principalement l’émotion étayée, 40 usent de lexique à forte teneur pathémique (comme « ravage », « horrible », « incendie », « polluant », etc.). Les mèmes réagissent à différentes causes de destruction et de souffrance, en poussant les destinataires à évaluer des situations.

36En premier lieu, on remarque que la démonstration de l’émotion de l’instance énonciatrice se fonde sur la mise en scène de référèmes représentant des personnes émues. Ces dernières pleurent, crient et détériorent du matériel de colère, fument, arborent des visages tristes ou déçus. Il s’agit donc principalement de ce que Micheli désigne par « émotion dite » et « émotion montrée ». Dans cette optique, le mème permet de se montrer ému sans exposer son propre corps ou son visage (nous y reviendrons plus loin). En outre, soulignons que l’émotion exprimée par le référème, lorsque celui-ci provient d’une référence filmique ou artistique, contraint l’instance énonciatrice à un type de production pathémique, ou alors qu’à l’inverse, l’instance énonciatrice choisit un référème en particulier pour manifester une émotion en lien avec le topème. Le référème peut contenir la manifestation d’une émotion, soit sur le plan iconique, soit sur le plan iconico-verbal, ou bien se baser sur un appel à l’évaluation du destinataire ; rappelons que nous nommons cet élément, qui lie manifestation d’une émotion, référème et topème, un sémotionème. Cette notion nous permet de mettre en valeur la liaison entre le référème et une stratégie pathémique, qui concerne bien évidemment le topème.

37L’expression de l’émotion passe souvent, dans les mèmes, par le contraste entre une émotion précédant une annonce, suivie d’une annonce qui provoque la réaction finale, comme dans la figure 6. Dans tous les cas, l’exergue est mise sur l’émotion ressentie, le personnage montré devient la métonymie de l’émotion de l’instance énonciatrice.

39Dans ce mème, l’adulte incarne une instance énonciatrice extérieure lambda, qui énonce une banalité à l’heure des fêtes de fin d’année, tandis que l’enfant, d’emblée en pleurs, représente conjointement l’instance créatrice du mème (argumentant pour un changement de paradigme de société, triste) et la plus jeune génération. Les deux derniers nécessitent la consolation étant donné la tristesse (voire l’impuissance) qu’elles éprouvent à la vue du désastre ambiant (dimension implicite).

40En troisième lieu, on trouve un grand nombre de mèmes au sein desquels des situations émouvantes sont décrites et des objets sont montrés : la catégorisation de ces stratégies pathémiques permet de dégager une topique de l’antipathie ou de l’angoisse, basée sur des valeurs telles que la décroissance ou la protection environnementale. Par la mise en scène de phénomènes incitant les destinataires à l’évaluation, les instances créatrices du mème étayent de l’émotion. Nous constatons que le mème devient en quelque sorte un dispositif-preuve (comme le seraient les images-preuves, Catellani 2016), comme dans les deux exemples suivants qui expriment l’indignation, soit par rapport aux distances parcourues par un produit manufacturé (et la pollution que cela engrange), soit concernant le verdissement de logo opéré par une entreprise :

41Pour ce qui est de ces deux mèmes, la stratégie pathémique est induite, dans la mesure où elle n’est pas explicitée au sein du mème, mais se retrouve parmi les objectifs putatifs des instances énonciatrices – notamment en mettant en contraste deux images, soit dans une dimension argumentative absurde (fig. 8), soit en mettant volontairement l’accent sur une dimension contrastive basée sur la signification culturelle des couleurs (fig. 9). Il faut également noter que, bien souvent, les mèmes mêlent plusieurs stratégies pathémiques sur le plan sémiotique ou textuel. Dans l’exemple suivant (fig. 10), on observe la prise en charge de l’énoncé par l’instance énonciatrice (« moi quand »), qui expose sa joie dans la première image (par le visage souriant du personnage, la marque d’intensité avec l’adverbe « trop », les adjectifs subjectifs « cool » et « heureux »). L’instance énonciatrice se confronte à la description de choses émouvantes, soit le danger d’extinction d’une espèce animale, dont l’information provient d’une figure établie d’autorité (« Wikipédia »), par le biais d’un tableau de classification incluant non seulement des icônes mais aussi la couleur rouge qui connote ici le danger. En outre, le visage du second protagoniste, censé incarner la science, exprime la froide rationalité (« montrer des gens émus »... ou non !), tandis que le premier protagoniste semble ressentir la déception (main au menton, réception d’une nouvelle inquiétante).

42On peut pointer l’utilisation de la dramatisation comme élément essentiel du mème. Cette dramatisation passe par la mise en contraste de deux moments narratifs, soit l’expression iconico-textuelle de la joie dans la première image et le tableau statuant l’« extinction » prochaine de cette espèce dans la deuxième (émotion étayée de la tristesse). La représentation de Wikipedia par des personnages semblant austères, sur le plan iconique, autant que le passage abrupt d’une émotion à une autre et le langage familier (« chu heureux quoi », « trop cool ») peuvent en outre conférer au mème un aspect quasi comique. On observe que les mèmes se servent fréquemment de deux images ou deux personnages qui incarnent des réalités ou des phénomènes opposés, ce procédé servant les stratégies pathémiques. Dans le cas de la figure 10, cette technique de contraste souligne le passage d’une émotion positive à une émotion négative.

43Observons les mèmes suivants :

44Dans ces exemples, la structure morphosyntaxique chez les instances énonciatrices individuelles est marquée par l’abondance ou l’absence totale de ponctuation, ces procédés linguistiques traduisant l’action ridicule mise en scène. Au niveau lexical, on trouve partout le champ de la destruction et de l’urgence, relayé par des néologismes (le terme climaticide appuie l’argumentation et l’expression de l’indignation, comme analysé par Lippert 2022), par l’expression explicite des émotions (« stressant ») autant que par des termes connotés (« extraction aurifère », « émissions de CO2 ») et dénotés (« réchauffement climatique », « menace », « urgence écologique »). Notons aussi la présence des scientifiques, qui opère un équilibrage émotionnel et axiologique : les énoncés qu’ils prononcent se veulent d’ordre informatif, en contraste à ceux des politiciens, imprégnés de frivolité ou d’émotions (nous constatons d’ailleurs que dans ce cas de figure, l’émotion se trouve dévalorisée ou péjorée lorsqu’elle se retrouve dans le camp des figures politiques).

46Par ailleurs, nous avons recensé 170 termes émotionnels au sein de notre corpus. Le tableau suivant dégage les différentes topiques qui émergent du lexique.

Thèmes	Termes
Destruction, crise et Mort	Substantifs : ravage, catastrophes, déforestation, incendie (x3), climaticide, extraction, extinction de masse (x2), apocalypse, urgence, bordel, effondrement (x2), funérailles, flinguage, abattoir, fin du monde, imminence, chute (x2), lutte, menace (x2), rupture, post-rupture
	Adjectifs : énormes, tué, perturbées, brûlé, abattu, décédé, effondré, diminué, cramé, infernal, irréversible, grave
	Verbes : saborder (x2), tuer (x3), buter, flinguer (x2), brûler, mourir, éclater (des crânes), casser, clasher, perdre
	Expression : to be shot
Pollution	déchets, pollueur, polluant, pollution (x3), sale (x2), émission de CO2, pesticidé, empreinte carbone (x2), pétrole, gaz carbonique, GES (x3), énergies fossiles (x2)
Climat et environnement	réchauffement climatique, changement climatique, crise climatique, global warming, cuisson, soutenable
Santé & corps	coma, faim, stérile, crâne, carence, affaibli, confinement, virus, épidémie, survivre, famine, vivable
Cognitif & psychologique	stressant, désolée, folie (x2), anxiogène (x2), bader, aberration, suspect, sans éthique, affolants, oppressé, fâché, effet secondaire, bad, fâché

47Notons que les termes « énergies fossiles », « cuisson » ou « soutenable » portent une teneur pathémique car ils sont évoqués par des écologistes (donc idéologiquement orientés) et qu’ils sont associés à d’autres termes et des images à portée émotionnelle (émotion montrée). Parmi les autres procédés discursifs pathémiques, on retrouve aussi de façon notable :

48– l’emploi de structures soulignant l’intensité, comme des superlatifs (exemples : « un des 5 plus grands pollueurs », « le pire », « le plus chaud ») ;
– les chiffres (exemples : « gagne 30% en 200 ans », « un baril utilisé pour trois barils de pétrole de schiste extraits ») dont la teneur émotionnelle est importante, entre rationalisation et amplification (Catellani 2016). En effet, si les chiffres soutiennent a priori le logos, étant donné leur portée rationnelle, ils peuvent être mis au service de stratégies pathémiques dans la mesure où ils peuvent illustrer par exemple des hyperboles (effet de vertige) et deviennent le « véhicule privilégié de l’émotion » (Bacot et al. 2012) ;
– les insultes, violences verbales diabolisantes (Orkibi 2012), dirigées vers les « boomers » (tranche de la population plus âgée et tenue pour responsable), les enfants (« chiard », « connard de gosse »), mais aussi comme procédé d’auto-dérision (« sale nazi » parce que les gens trouvent que écologistes profèrent des discours autoritaires, selon l’instance énonciatrice) ;
– le recours au registre familier, voire vulgaire (voir tableau ci-dessus, les termes ont été soulignés en italique) ;
– le slogan (« pas de planète B »).

49Nous avons vu que les émotions traversent la totalité des surfaces signifiantes des mèmes. Il est temps de nous pencher sur une autre stratégie argumentative qui se trouve en lien étroit avec le pathos, à savoir l’ethos.

3. Ethos mémétique : une proposition

3. 1. De l’ethos numérique à l’ethos mémétique

50Comme nous l’avons remarqué lors de cette étude, l’ensemble des productions mémétiques de comptes Instagram s’attachant à évoquer les problématiques environnementales montre que l’écologie représente un champ particulièrement riche en matière de stratégies argumentatives, y compris pathémiques. En outre, les mèmes proposent intrinsèquement des formes singulières et fécondes en matière d’éthique discursive, notamment dans le cas de l’application aux émotions. En permettant de synthétiser et de compresser plusieurs arguments et possibilités de signification en un seul fichier grapho-textuel, les mèmes fonctionnent comme un accélérateur argumentatif particulièrement efficace ; ils conglomèrent en effet plusieurs arguments en une seule production signifiante, bien que ces arguments soient présents de manière concentrée et parfois minimale. Bien évidemment, c’est aux destinataires de ces mèmes d’opérer ensuite un redéploiement de cette masse argumentative concentrée, afin d’en recevoir et d’en lire l’ensemble des arguments de manière plus complète – tout du moins pour ce qui concerne le logos.

51Dans cette perspective, nous considérons que l’ethos mémétique représente en réalité une forme spécifique de l’ethos numérique, ancré dans ce que l’on appelle la théorie postdigitale que nous avons décrite plus haut dans cet article. Rappelons à ce titre que l’ethos numérique dispose de ses contraintes propres, dans la mesure où il permet une homogénéisation des genres discursifs, dans laquelle la scénographie prend une place prépondérante (Maingueneau 2016) et où se trouvent superposées plusieurs identités, qu’elles soient narratives, civiles, agissantes et entrelacées à un ethos interactif comme socle (Rosier 2015). Le mème n’y fait pas exception (sauf pour l’identité civile), puisqu’il permet une scénographie iconico-textuelle spécifique, permise précisément par la complémentarité topème/référème. En outre, on a pu observer que le mème se fait le réceptacle de tout le dépôt éthotique de la construction argumentative de l’instance énonciatrice, quand on peut y trouver par exemple du registre familier, des traces idéologiques, la manipulation de représentations sociales et de stéréotypes, portés par les topèmes mais aussi les référèmes. Par ailleurs, producteur·trices et destinataires de mèmes sont pris·es dans les mêmes logiques propres à l’ethos numérique, soit des tensions polyphoniques en raison de cohabitation de productions particulièrement disparates, où manières d’écrire et manières d’être se retrouvent intrinsèquement entremêlées (Gomez-Mejia 2016).

52Dans ce grand enchevêtrement propre à la réalité des rapports postdigitaux, tout finit par donner l’impression d’un grand tout où tout se retrouverait mêlé – alors qu’en réalité, cet enchevêtrement exige un tamisage épistémologique et méthodologique nettement plus fin, dans la mesure où le sens se loge dans l’infiniment petit des spécificités nombreuses et d’apparence diluées des rapports sociaux (Andersen, Cox & Papadopoulos 2014). Les mèmes ne font pas exception, tout au contraire : ils représentent l’une des formes les plus abouties de cet ethos numérique en contexte postdigital, étant donné qu’ils proposent une mise en scène structurante des trajets entre situations physiques et situations virtuelles. En outre, ils constituent également des objets sociaux, au sein de communautés qui aiment autant en produire qu’en consommer (les fameux groupes de neurchis sur Facebook, par exemple) : les mèmes impliquent des allers-retours constants entre les rôles d’énonciateur·trice et de destinataire, ce qui leur confère une dimension interactionnelle supplémentaire. Qu’ils s’agissent de rapports entre instances énonciatrice et destinataire ou entre monde virtuel et monde physique, les mèmes placent leur dimension signifiante résolument à l’interface de plusieurs ensembles distincts.

3. 2. Instance holographique et énonciation marionnettiste

53Comme nous l’avons suggéré en liant référème, topème et stratégie pathémique, plus spécifiquement en introduisant la notion d’émotionème, les mèmes ont cette particularité notable : ils permettent de mettre en scène des stratégies pathémiques pour produire des représentations émotionnelles efficaces, notamment lorsqu’il s’agit de sensibiliser à une cause ou faire passer un message politique. Dans ce sens, l’émotionème est le liant qui permet de donner une indication sur l’angle de vue proposé par l’instance énonciatrice à propos du lien qu’il ou elle effectue entre référème et topème ; d’une façon plus simple encore, l’émotionème constitue à tout le moins une partie du traitement du topème.

54Pour ce faire, les instances énonciatrices de mèmes doivent mettre en scène ces émotions, en pratiquant une forme de mise à distance, comme nous avons pu le voir dans l’analyse de corpus. Dans ce cadre, les instances énonciatrices produisent une forme de discours holographique (Wagener 2019) ; grâce aux formulations de type « moi quand je » ou « quand tu », elles recréent une instance énonciative fictive qui produit un commentaire spécifique en utilisant des stratégies pathémiques. Grâce à ce procédé, que nous qualifions d’énonciation marionnettiste, les instances énonciatrices peuvent utiliser une instance énonciatrice bis qui produit un discours à leur place, cantonné au rôle commode de producteur·trice de mème, dans une mise en scène spécifique de l’ethos numérique – comme dans l’exemple suivant.

55Dans cette perspective, l’ethos mémétique dispose des caractéristiques suivantes :

56• il permet de produire une instance holographique de discours, une mise en scène au sein du mème qui relie topème et référème grâce à l’émotionème, ce dernier incarne la stratégie pathémique ;
• il entraîne l’émergence de l’énonciation marionnettiste, soit la capacité d’une instance énonciatrice mémétique de faire passer des messages grâce à la reconstruction d’une instance énonciatrice bis qui s’exprime à travers le mème ;
• il prend appui, souvent explicitement, sur l’émotionème comme modalité expressive, afin de créer une situation de rupture dans le traitement topique, entre autres grâce à la relation instaurée entre topème et référème ;
• il se sert de représentations sociales et de stéréotypes (Amossy 2010) sur le plan verbo-iconique, et manipule des symboles (par les référèmes), qui possèdent une haute teneur rhétorique ;
• sa portée argumentative se situe autant dans la relation texte-image que dans la relation topème-référème ;
• il est basé sur un empilage de l’identité narrative, l’identité agissante et l’identité technoculturelle mais occulte en partie l’identité civile (cela dépendra si le mème est considéré dans le cadre d’un profil de réseau social numérique émetteur ou s’il est extrait de son milieu digital d’origine), toujours dans un cadre postdigital.

57Ces caractéristiques fondamentales sont importantes puisqu’elles permettent de définir l’ethos mémétique comme une catégorie de l’ethos numérique, mais dont les spécificités dépassent ce dernier pour produire une nouvelle famille d’ethos, possiblement postdigital, qui se trouve à la fois au sein et au dehors du cadre exclusivement numérique.

En guise de conclusion

58Deux remarques générales s’imposent pour conclure. La première est qu’en concevant l’émotionème et l’ethos mémétique, on considère que les mèmes sont isotopiques sur le plan sémiodiscursif et qu’ils deviennent des dispositifs argumentatifs à part entière. En effet, il n’y a aucune rupture sémantique qui se produit dans la construction argumentative portée par les mèmes. Plus précisément, ceux-ci visent à informer / mobiliser les destinataires, en s’appuyant sur plusieurs empilements : des textes et des images (iconico-textuel) ; des référèmes et des topèmes (mémique) ; de la construction éthotique (ethos interactif, identité narrative, ethos holographique, identité cyberculturelle) ; de la mise en scène pathémique (entrelacement de plusieurs émotions) ; des procédés pathémiques (sur le plan visuel et textuel, émotion montrée, émotion dite, émotion étayée). Par les résultats, nous avons constaté que les mèmes de ce corpus se servaient plus de la description de choses émouvantes et de celle de la monstration de personnes émues. Dans cette perspective, les mèmes sont des dispositifs argumentatifs à part entière car ils permettent de créer une image de soi et d’exprimer des émotions servant la persuasion. En outre, nous avons aussi pu observer que les discours écologistes de ce corpus s’appuient sur la dramatisation, et ce principalement par des émotions étayées. Si ces dernières passent par du lexique émotionnel et des images, elles sont aussi transmises par la mise en récit de deux phases que le mème, par sa structure, favorise. Il s’agit de décrire deux états émotionnels par deux moments (avant-après) et / ou par deux personnages dont les réalités idéologiques, axiologiques ou émotionnelles diffèrent.

59La seconde remarque, d’ordre méthodologique, est qu’au sein de ce corpus, nous avons principalement dégagé les mises en scènes et les dispositifs pathémiques des mèmes en employant une analyse quantitative (thématique, référentielle), alors qu’il serait selon nous pertinent de prolonger cette étude en explorant des mèmes de façon qualitative pour chaque mème du corpus. Cette orientation nous permettrait de croiser sur d’autres corpus la grille d’analyse mémique de Wagener (2022) et les méthodes d’analyse de Micheli et Plantin. Une telle approche permettrait de mettre l’accent sur le fait que l’opération de sémiotisation des mèmes est le résultat d’une multitude d’interactions sémiodiscursives, dans laquelle référèmes et topèmes jouent des rôles argumentatifs (combinant logos, pathos et ethos), coordonnés par la visée argumentative des émotionèmes et par un ensemble d’imaginaires, de valeurs et de représentations situés. En outre, cette approche se trouverait en adéquation avec la façon dont Plantin et Micheli abordent l’analyse du pathos, c’est-à-dire dans une optique sémiodiscursive. Cela posé, les mèmes constituent donc une fabuleuse opportunité pour l’AD de mettre à l’épreuve des grilles d’analyse élaborées avant leur existence.