APPEL A CONTRIBUTION POUR SEMEN 60
Coordination
Rose Moreau Raguenes, CY Cergy Paris Université, Laboratoire AGORA et Institut des Humanités Numériques
Julien Longhi, CY Cergy Paris Université, Laboratoire AGORA et Institut des Humanités Numériques
Argument
Après Jacques Lacan, la notion d’extimité a été réinvestie en psychologie sociale par Serge Tisseron suite à la télédiffusion de Loft Story. Selon lui, il s’agit du « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés » (2011a : 84) et ainsi mieux appropriés (2003). De façon intéressante, la formulation de cette notion s’ancre dans un « moment discursif » (Moirand 2007) : le titre de son ouvrage, L’intimité surexposée (Tisseron 2001), fait écho aux discours qui « [ont] fait de Loft Story un scandale » en dénonçant une « série de “fins” ou de “déclins” » (Segré 2009 : §54).
L’extimité a été productive en sciences du langage et en sciences de l’information et de la communication, notamment dans les travaux qui s’intéressent à la représentation de soi dans les réseaux socionumériques du web 2.0. Plus particulièrement, elle a été mobilisée pour caractériser l’identité numérique (Georges 2009 ; Denouël 2011 ; Tisseron 2011b ; Constantin de Chanay & Rosier 2016), les ressorts de la communication et socialisation en ligne et les genres technodiscursifs, en considérant les fonctionnalités du dispositif (Rouquette 2008 ; Paveau 2017 ; Combe 2019 ; Simon 2023 ; voir également l’appel d’Espaces linguistiques n°8). Elle est aussi mobilisée pour étudier la représentation d’expériences telles que le deuil, les troubles du comportement alimentaire, ou la maltraitance (Ruchon 2015 ; Largier Vié 2020 ; Moreau Raguenes 2022). Ces travaux rendent compte de l’intérêt de la notion d’extimité et de son opérativité dans des études empiriques, notamment du point de vue de ses manifestations et spécifications en fonction des contextes et dispositifs.
Si son opérativité en fait une notion séduisante, elle mérite d’être réexaminée et précisée. En effet, elle tend par exemple à prendre une valence positive : en inscrivant l’extimité dans la construction identitaire, en tant que désir complémentaire au désir d’intimité (Tisseron 2011a), on donne sens et finalité à l’exposition du sujet. L’objet et la nature de la validation restent également à interroger : parler de validation présuppose que les « fragments du soi intime » ne sont pas validés avant l’acte d’énonciation. La nature processuelle de l’extimité repose en outre sur l’idée que l’extimité n’est pas l’intimité ; au-delà de l’aspect parcellaire et choisi, l’intimité ne pouvant bien sûr être épuisée par sa mise en discours, les modalités du processus par lequel l’extime se départ de l’intime sont à thématiser. En miroir, la validation en jeu peut relever de différentes modalités d’existence – par exemple, entre plans référentiel et normatif (ce qui existe ou n’existe pas versus ce qui devrait ou ne devrait pas exister). La temporalité de l’extimité est aussi à questionner : la production et le partage avec autrui peuvent coïncider ou bien relever de deux temps distincts. Enfin, la matérialité sémiodiscursive de l’extimité mérite d’être examinée – notamment la manière dont le dispositif et ses fonctionnalités facilitent et affectent directement le processus.
Ce numéro de Semen propose alors de caractériser la mise en discours extime au regard de son argumentativité : si le partage dont relève l’expression extime se fait en vue d’obtenir une validation de la part d’autrui, relier extimité et argumentation permettra d’éclairer son fonctionnement ainsi que ses usages en discours. Nous ne reviendrons pas ici sur la distinction entre visée et dimension argumentative (Amossy 2008, 2012, 2018 ; Rabatel 2018) mais proposons, plutôt, de thématiser la fonction argumentative du discours qui sous-tend ces deux notions ainsi que sa mise en œuvre. Dès lors, nous entendrons par argumentativité le processus par lequel un discours revêt un fonctionnement argumentatif – autrement dit, les modalités par lesquelles la mise en discours configurée par l’instance locutive (ré)oriente le regard de l’allocutaire selon un continuum tendu vers « un mode de construction du discours visant à le rendre plus résistant à la contestation » (Doury 2016 : 22). En reliant cette perspective argumentative à l’extimité, ce numéro souhaite interroger, à travers l’analyse de pratiques langagières et/ou sémiotiques, les traces d’argumentativité qui marquent la tension de l’expression extime vers un objet de validation ainsi que la portée sociale de ce processus. L’objectif du numéro est dès lors sociodiscursif : il vise à interroger les mécanismes par lesquels l’extimité se réalise, et ce au regard des contextes (sociaux, historiques) et dispositifs (génériques, sémiotiques, interlocutifs) qui lui confèrent une argumentativité.
Nous invitons, en ce sens, des études contextualisées qui s’ancrent dans ces objectifs et perspectives. Elles pourront traiter d’objets et corpus variés à travers les trois axes thématiques proposés ci-dessous ; les contributions qui articulent plusieurs axes sont vivement encouragées.
Axes
Axe 1 : Conceptualiser l’extimité
L’objectif de cet axe est de questionner l’argumentativité de l’extimité à travers différentes approches et notions sémiodiscursives telles que celles d’ethos (argumentation) ou de subjectivité/sujet (énonciation, analyse du discours). Si toute énonciation suppose une instance énonciatrice et un∙e allocutaire que cette première influence en discours consciemment ou non, l’énonciation – verbale et/ou non verbale – en vue d’une validation peut rejouer l’acte d’énonciation ; la place de l’allocutaire y est ambivalente, à la fois partenaire et arbitre dans le processus de partage et validation. L’extimité peut être assumée voire revendiquée en tant que stratégie argumentative, par exemple avec la publication de posts sur LinkedIn qui contribuent à une stratégie de « personal branding » (Tobback 2019). Elle peut également nourrir la construction d’un ethos prédiscursif (Chauvin-Vileno 2002) porteur de valeurs qui pourra ensuite être mobilisé dans des discours politiques : on peut penser à l’émission politique « Une ambition intime » sur M6, qui a mis des candidat∙es à l’élection présidentielle française en situation de confidence. Hors contexte de campagne, des personnalités politiques peuvent également avoir recours à l’expression extime en période de débat public et/ou institutionnel ; par exemple, en novembre 2023 Gabriel Attal témoignait dans l’émission « Sept à huit » dans le cadre de la lutte contre le harcèlement scolaire. Dans ces différents cas, la légitimité ou la véracité de l’expression extime peuvent être mises en doute en lui assignant des effets recherchés (convaincre, influencer, inspirer de la compassion ou de la pitié, etc.) ; par extension, on pourra réfléchir aux conditions de réussite ou d’échec de l’extimité.
In fine, cet axe vise à mieux comprendre, penser et définir le processus d’extimité ainsi que les modalités par lesquelles le soi extime qui en résulte devient argumentatif. Les contributions pourront également mettre en discussion la portée, la pertinence ou l’opérativité du concept d’extimité, par exemple en ce qu’elle peut être mobilisée voire instrumentalisée dans des débats sur la vie privée en valorisant la publicisation de soi.
Axe 2 : Matérialités de l’extimité
Les contributions attendues dans cet axe viseront, d’une part, à décrire la manière dont les supports d’actualisation de l’extimité conditionnent et influencent son argumentativité. Cet axe pourra notamment explorer une dualité apparente, dans la mesure où le dispositif permet autant qu’il contraint l’expression. On pourra réfléchir au type de support et à la manière dont il inscrit le soi représenté de manière éphémère ou durable, voire permanente – avec par exemple les usages de différents types de publications ou messages (stories, descriptions de compte ou « bio », statuts, messages éphémères, etc.), qu’ils soient linguistiques ou plurisémiotiques (incluant donc les selfies, émojis, gifs, mèmes, etc.). Les supports non numériques sont bienvenus – on pourrait par exemple penser aux noms de maisons (Chaté 2003), aux inscriptions sur des vêtements, ou à tout autre dispositif communicationnel.
Il s’agira d’autre part d’appréhender l’extimité par le biais des mécanismes, dispositifs et procédés discursifs et/ou interactionnels par lesquels elle se matérialise. On s’interrogera sur les genres présupposés extimes, par exemple les journaux intimes ou mémoires, et ceux où l’extimité relève de l’appropriation d’un genre discursif par l’instance locutive (par exemple les plaidoiries, meetings politiques, etc.) – voir à ce titre les notions de « scène englobante », « scène générique » et « scénographie » chez Dominique Maingueneau (2007 notamment). On pourra considérer la manière dont les fonctionnalités propres à l’écologie des réseaux socionumériques servent l’argumentativité (voir les fonctionnalités propres aux « technosignes » – Paveau 2015 – tels que les boutons de partage ou de réaction, les hashtags, etc.). En somme, les contributions caractériseront la discursivité, généricité, textualité, circulation et/ou narrativité des observables choisis en lien avec « les espaces sociaux factuels où s’actualisent ces expressions de soi » (Granjon & Denouël 2010 : 26).
Axe 3 : Dimension interlocutive et portée sociodiscursive de l’extimité
Cet axe s’intéressera notamment au rapport à soi et à l’altérité que configure l’extimité. En considérant son caractère intrinsèquement interlocutif et intersubjectif, on étudiera par exemple l’ethos discursif et l’altérité construits dans l’interaction extime et les rapports de places qui en découlent. Les contributions pourront interroger la dimension symbolique de la mise en discours en étendant par exemple la notion d’« anticipation des profits » de Pierre Bourdieu (1982), ou encore l’augmentation du capital social (Combe 2019). Si pour Ruth Amossy (2010 : 5-10) le nous « appelle à développer la notion d’ethos collectif pour rendre compte de la façon dont une collectivité établit ou consolide son identité », on s’interrogera particulièrement sur la portée (collective, politique, etc.) d’énonciations en « je » et les modalités par lesquelles une intersubjectivité s’y matérialise ou non. On pensera notamment aux témoignages de violence interpersonnelle (cf. « personal testimony campaigns », Gerbaudo 2024) telles que #MeToo et ses déclinaisons, et plus largement aux prises de parole individuelles qui mettent l’intime en discours. Là aussi, le rôle des hashtags pourra être étudié en tant qu’il fait office de « techno-contextualisation » (Longhi 2013) et en cela « augmente » l’énonciation en ligne (Paveau 2015) ; on pourra interroger ce qu’il fait à l’expression extime, par exemple en l’insérant dans un collectif, en la légitimant, la politisant, etc.
Les contributions attendues dans cet axe s’attacheront à relier l’argumentativité de l’extimité à sa dimension pragmatique ou performative pour éclairer sa portée sociodiscursive.
Modalités de soumission
Les propositions d’articles (3 000 signes, espaces et références bibliographiques comprises) sont à envoyer jusqu’au 1er juillet 2025 aux coordinatrice et coordinateur du numéro :
Rose Moreau Raguenes : rose.moreau-raguenes@cyu.fr
Julien Longhi : julien.longhi@cyu.fr
Merci de préciser le nom, prénom, coordonnées et rattachement institutionnel de chaque auteur·e dans le corps du mail.
Échéancier
- Lancement de l’appel : 1er avril 2025
- Envoi des propositions aux coordinatrice et coordinateur : 1er juillet 2025
- Retour sur les propositions par les coordinatrice et coordinateur pour acceptation / refus : 15 juillet 2025
L’acceptation des propositions ne vaut pas acceptation des articles qui seront soumis à une double évaluation anonyme.
- Envoi des articles (40 000 à 45 000 signes espaces comprises ; voir les consignes de rédaction sur la page de la revue sur openedition) : 15 novembre 2025
- Retour des évaluations sur les articles (en double aveugle) : 1er février 2026
- Remise des articles définitifs après navettes (plusieurs navettes entre les auteur·e·s, les coordinateur·rice·s et éventuellement le comité de rédaction peuvent être opérées) : 1er mai 2026
- Parution : automne 2026
Bibliographie
Amossy Ruth, 2008, « Argumentation et Analyse du discours : Perspectives théoriques et découpages disciplinaires », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 1, <https://doi.org/10.4000/aad.200>, [consulté le 07/02/2025].
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Bourdieu Pierre, 1982, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.
Chaté Anne, 2003, « Les noms de maisons, fragments d’un discours sur soi ? », Ethnologie française, 33 (3), 483‑491, <https://doi.org/10.3917/ethn.033.0483>, [consulté le 07/02/2025].
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