1Dans les discours polémiques sur la pauvreté dans le monde, il faut distinguer entre ceux qui portent sur la définition de la pauvreté et ceux qui débattent des solutions à y apporter. Ce sont ces dernières qui retiendront ici mon attention. Paradoxalement, alors qu’il importe tout particulièrement d’essayer de trouver un accord sur les mesures concrètes à prendre et donc d’argumenter ad rem, c’est l’argumentation ad hominem, soit la délégitimation polémique du point de vue de l’Autre qui, dans un premier temps, l’emporte dans ce contexte. Ces attaques verbales semblent alors conduire à une confrontation aporétique et, de ce fait, à l’inaction. Je voudrais cependant tenter de démontrer que ce « dialogue de sourds » (Angenot 2008) n’est pas une fatalité insurmontable et qu’une croyance commune dans le devoir d’éradiquer la pauvreté a le pouvoir de faire sortir les polémiqueurs de l’impasse où une argumentation exclusivement ad hominem les a conduits. Ce passage de l’inaction à l’action, passage qui est en fait l’un des enjeux fondamentaux de l’argumentation, et le fait que la stérilité rhétorique de l’aporie puisse ainsi stimuler, contre toute attente, le désir d’accomplir des actes constructifs, est l’objet de cet article qui se propose de relancer la réflexion sur les discours critiques présentant l’aporie comme l’attestation d’un échec absolu et insurmontable. Le choix du corpus, discours journalistiques ou discours politiques et sociaux médiatisés par la presse écrite, implique qu’on s’interroge sur le rôle joué ici par les journalistes. Augmentent-ils la visibilité du questionnement ad rem sur l’obligation de passer à l’action, ou préfèrent-ils l’atténuer ou même l’occulter afin de s’en tenir à la mise en scène spectaculaire de l’« interincompréhension », due en grande partie à l’argumentation ad hominem ?
- 1 . Le corpus est composé de 18 articles extraits de : Libération (8 articles) : « Les pauvres se reb (...)
2Le corpus comprend des articles publiés dans la presse écrite française1 à deux moments cruciaux des polémiques entre mondialistes et antimondialistes : les échanges du sommet du G8 à Gênes au mois de juillet 2001 et des articles publiés entre les mois de mai et d’août 2005, année consacrée par le G8 à la lutte contre la pauvreté dans le monde. L’année 2001 correspond au pôle aporétique de la polémique, 2005 constitue un tournant argumentatif : les attaques ad hominem n’ont certes pas disparu, mais elles n’occupent plus exclusivement le devant de la scène ; elles ont pour cadre une argumentation ad rem sur la nécessité et les modalités de l’action.
3Les camps mondialiste et altermondialiste ont un comportement des plus classiques au début de la polémique : ils passent leur temps à tenter de discréditer et de diaboliser l’adversaire. La presse exploite alors cette « bagarre » pour alimenter l’information spectacle sensationnaliste ; elle fait semblant de s’en tenir à la stricte description des comportements dans les deux camps ou prend partie en faveur de l’un des deux plus ou moins explicitement. Mon intention n’est pas d’analyser ici l’affrontement idéologique entre mondialistes et antimondialistes en soi, mais d’analyser le rôle joué par les journalistes dans la mise en scène de ce conflit. J’essayerai donc ici de démontrer qu’ils peuvent passer du rôle d’observateurs faussement impartiaux à celui d’acteurs engagés. Leurs mises en mots ne créent pas les différences idéologiques qui opposent les deux camps, mais elles contribuent à décupler l’impact d’une présentation dichotomique et aporétique du conflit. Le désaccord et l’interincompréhension desservent parfaitement alors les intérêts de l’information-spectacle.
4« D’après les nouvelles estimations de la pauvreté publiées par la Banque Mondiale, 1,4 milliard de personnes vivant dans le monde en développement (1 sur 4) subsisterait avec moins de 1, 25 dollar par jour en 2005 (soit le quart de la planète) ». Ce constat définit l’un des graves problèmes mondiaux qui doivent être discutés à l’échelle internationale, et pour lesquels des solutions doivent êtres proposées. C’est pourquoi les représentants des pays riches qui se réunissent chaque année pour le sommet du G8 débattent de cette question, ou du moins font-ils semblant d’en débattre. « Les huit Grands, atteste Le Figaro du 20 juillet 2001, vont consacrer une large partie de leurs débats à la lutte contre la pauvreté dans le monde ». La qualification « Les huit Grands » souligne les différences qui existent entre les grands et les petits de la planète, voire entre les riches et les pauvres. Elle réfère aussi à un rapport paternaliste de la part des « Grands ». Si ce premier exemple semble confirmer l’intention de définir la pauvreté pendant le sommet de Gênes, l’article qui suit m’aidera à rendre compte de la rhétorique journalistique qui contribue au maintien de la thèse du dialogue de sourds.
5Dans cet exemple extrait de l’hebdomadaire L’Express le journaliste essaie de donner une représentation « objective » de la polémique.
Le sommet de Gênes a été non seulement le sommet du chaos urbain, mais aussi celui de la confusion mentale. D’un côté, des protestataires ambigus, de l’autre, des politiques désorientés. Les premiers ne savent pas s’exprimer clairement. Les seconds ne savent comment leur répondre. Tous affirment vouloir un monde meilleur, mais personne ne s’entend. Les « grands », protégés, entourés, isolés, peut-être un peu perdus, évoluent dans le calme d’un quartier fantôme et voient à l’horizon les fumées des émeutes. Les « petits », de l’autre côté de la barrière, enragent de n’être pas écoutés, sont persuadés d’avoir raison sans trop savoir pourquoi. Ils sont l’avenir du monde, à l’avant-garde d’un mouvement de contestation généralisé et flou, dominé plus par les émotions que par les idées. (27 juillet 2001)
6Veillant à se montrer impartial, le journaliste construit ici une mise en discours dichotomique où il brosse le portrait de chaque camp de façon à l’opposer au camp adverse et à désigner les causes de l’« inter-incompréhension ». Les mondialistes « évoluent dans le calme d’un quartier » entièrement coupé des réalités concrètes. On peut donc déduire de cette description que la question de la pauvreté est pour eux une abstraction sur laquelle ils n’ont pas de prise. Les seconds, par contre, sont du côté des « opprimés », des révoltés et de la « vraie » vie. Les deux pôles sont cependant critiqués. Le pôle contestataire serait d’après le journaliste responsable du désarroi mondialiste. « Ambigus » est un adjectif axiologique négatif alors que « désorientés » implique un type d’incompétence problématique, mais présente surtout les mondialistes comme des victimes, bien qu’ils soient les « grands », les représentants des institutions. Quant aux « petits », ils sont la cible de critiques qui stigmatisent le caractère « flou » d’une « contestation » plus émotionnelle qu’argumentée ; bref ils sont incapables de justifier rationnellement les motivations de leurs « protestations » ; ils ne raisonnent pas, ils « enragent de ne pas être écoutés », ils sont « persuadés d’avoir raison sans savoir trop pourquoi ». C’est, en fait, le portrait des actants par le journaliste qui constitue ici une argumentation ad hominem. Celui-ci conduit le lecteur à se poser la question : comment sera-t-il possible de trouver des solutions si les protagonistes des deux camps sont incapables de rendre leur point de vue intelligible et de le justifier ? Il prend donc position en dépit des apparences dichotomiques objectives du reportage et invite le lecteur à déduire que les mondialistes ne demandent pas mieux que d’écouter les contestataires, mais que ceux-ci les déstabilisent et rendent tout dialogue impossible du fait de leur violence physique et verbale. Le mouvement contestataire et les représentants des institutions seraient donc chacun responsable à sa manière de l’interincompréhension et de l’inaction. Le journaliste contribue ici simultanément au maintien de la polarisation du dialogue de sourds et à sa problématisation. L’argumentation ad hominem à laquelle il recourt lui-même, attire ici l’attention de l’auditoire sur le fait qu’aucun des camps n’a « l’autorité morale exigée sur la question dont on traite », conformément à la thèse d’Amossy (2003 : 412).
7Dans l’exemple ci-dessous, extrait de Libération (02.02.2001) une journaliste friande d’information spectacle met en discours un affrontement ad hominem, mais ne renonce pas pour autant à l’énonciation d’un point de vue critique moins impartial à l’égard des protagonistes que le précédent. Il s’agit d’un débat entre une représentante de la société civile, l’activiste argentine Hebe de Bonafini et deux personnalités mondialistes :
À la phrase d’apaisement lancée à Davos par Marc Malloch Brown, du Programme des Nations unies pour le développement, « nous sommes là pour entendre votre point de vue, pas pour nous affronter », la présidente des Mères de la place de Mai réplique : « Vous êtes déjà nos ennemis. Combien d’enfants tuez-vous par jour ? Monsieur Soros, avec votre sourire hypocrite, ça vous fait rire que des millions d’enfants meurent de faim ! »
8La journaliste oppose ici au discours altermondialiste, violent et combatif de la manifestante, la déclaration conciliante de Brown et les « couplets moralisateurs » de Soros, milliardaire représentant du Forum Économique de Davos : « Je comprends votre colère, mais, souvenez vous qu’elle est mauvaise conseillère. » Elle qualifie l’intervention du représentant du PNUD de « phrase d’apaisement » et valorise ainsi son attitude patiente et constructive, ouverte au dialogue. Par contre, le discours de Bonafini est dévalorisé par son agressivité même. Hebe de Bonafini attaque ses cibles, les représentants du Forum Économique de Davos, par le biais d’arguments ad hominem tels que : « assassins d’enfants », « hypocrites », « vous êtes déjà nos ennemis » qui sous-entendent le refus a priori de toute forme de dialogue. Ce type de violence verbale discrédite donc l’ethos du mouvement contestataire. Le journal exploite le côté spectaculaire de l’affrontement entre protagonistes hauts en couleur sans renoncer pour autant à un discours critique implicite donnant la primauté aux représentants des institutions. « Couplets moralisateurs » ne valorise certes pas son énonciateur. « Moralisateurs » est un adjectif axiologique négatif qui évoque la posture condescendante des donneurs de leçons ; « couplets » critique la langue de bois répétitive de la rhétorique moralisatrice, mais la hiérarchie de valeurs doxique qui place le dialogue au- dessus de la violence verbale favorise ici les mondialistes.
9Le Nouvel Observateur du 29 janvier 2001 donne une version différente de l’incident du « sourire ». On peut y lire que ce mot, apparemment déplacé dans le contexte d’une argumentation émotionnelle ad misericordiam a été employé par Soros dans la réponse suivante : « Je regarde vos visages, et tout ce que je vois c’est un sourire. Vous avez rompu le dialogue, alors que nous étions prêts à l’ouvrir ». À l’attaque de Bonafini, Soros a en fait répondu (on peut en trouver la confirmation dans Youtube) : « Je vous regarde et je souris parce que c’est la seule chose que je peux faire. J’essaie de dialoguer avec vous mais vous ne semblez pas vouloir dialoguer ; donc il vaut mieux qu’on s’arrête de parler ». Selon ce qu’il est possible de constater dans cette vidéo, Soros refuse une discussion ad hominem. Cependant ni l’hebdomadaire ni le quotidien ne rendent compte de ce refus. Ils ont préféré intensifier un affrontement ad hominem et présenter les protagonistes comme des diables contestataires ou des anges institutionnels.
- 2 . « La diabolisation, affirment Amossy et Koren (2010 : 224) est présentée comme une attaque outran (...)
10D’autres journalistes préfèrent par contre apporter leur soutien, aussi souvent que possible, aux discours de la société civile. L’hebdomadaire Le Point donne ainsi la parole à une manifestante qui déclare : « Notre violence est sans commune mesure avec celle que génère le commerce mondial. On ne s’attaque pas aux hommes mais aux objets inanimés. Par contre, les victimes de la mondialisation sont des êtres vivants : les paysans du Brésil, les rebelles zapatistes, les gamins du tiers monde exploités par Nike… » (20 juillet 2001) La manifestante reconnaît la violence de son camp, mais s’efforce de démontrer qu’elle est bien moins grave que celle pratiquée par les mondialistes ; ceux-ci « génèrent la violence », « s’attaquent aux êtres humains », « produisent des victimes ». « Violence », qualification axiologique négative et « victimes », nom subjectif affectif, contribuent à l’axiologisation des verbes « générer » et « produire » qui ne sont pas axiologiques en soi. La comparaison contribue à diaboliser le camp adverse et à minimiser la violence du camp protestataire2. Les arguments qu’utilise la manifestante sont des arguments ad hominem dirigés contre les représentants du « commerce mondial ». L’utilisation d’arguments de ce genre, au détriment d’arguments ad rem qui auraient pu consister (de la part de la manifestante) par exemple, à mettre en cause les lois du commerce mondial ne contribuant pas au développement des pays pauvres n’est pas utilisée par Le Point. Le fait que l’hebdomadaire lui ait donné la parole de préférence à un représentant du camp adverse et qu’il ne critique pas ses dires, peut être considéré comme une forme de soutien implicite.
11Un autre exemple d’engagement journalistique en faveur de la société civile consiste dans Le Nouvel Observateur (19 juillet 2001) à donner la parole à José Bové, altermondialiste et dirigeant de la Confédération paysanne. L’hebdomadaire contribue donc à la légitimation de son discours. En voici un extrait : « Le leader de la Confédération paysanne a également déclaré qu’il plaiderait toute la semaine dans la ville italienne “pour la démocratie participative et l’annulation de la dette des pays du Sud” et “pour la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit pour chaque peuple de se nourrir et d’avoir son propre développement” ». Les qualités soulignées : participation directe des civils à la vie politique, responsabilisation des peuples assistés condamnent en creux les défauts du programme des adversaires mondialistes. Si Bové représente la « démocratie participative », il est possible d’en déduire que les mondialistes et ceux qui les soutiennent appartiennent aux institutions de la démocratie « représentative » ou en sont solidaires et préfèrent une politique paternaliste à une politique libératrice. Il y aurait donc, argumentation ad hominem et tentative de discréditer l’ethos collectif des institutions, mais aussi simultanément confrontation ad rem au sujet de la solution à apporter au problème de la pauvreté. Deux argumentaires ad rem s’opposent ici : l’un a la charité pour fondement, l’autre, la solidarité.
12Le journaliste Vittorio de Filippis présente, le lendemain dans Libération (le 20 juillet 2001) une analyse sur l’utilité des sommets du G8 dans laquelle il développe une forte critique du discours mondialiste, tout en le citant à trois reprises.
D’une certaine façon, les plus puissants admettent que la mondialisation à l’œuvre augmente à chaque fois l’éventail des problèmes communs aux pays du Nord et du Sud : les pandémies, la pauvreté, l’environnement, les marchés financiers, l’énergie, les matières premières, le génome humain… Autant de sujets qui demandent une gouvernance mondiale. Sur ces questions, le G8 ne peut plus se contenter de faire ce qu’il a fait jusqu’à présent : balayer large sans agir vraiment, faire de la prospective sans y associer les pays en développement.
13La mondialisation ne serait donc pas la solution miraculeuse à tous les maux, mais uniquement un phénomène qui augmente la visibilité des maux communs subis par les pauvres. La critique journalistique dirigée contre les « Grands » est conforme à la fonction de contre-pouvoir que revendique la presse écrite française. La mise en cause de l’inaction des représentants du G8 que le journaliste développe vers la fin de l’article en est un exemple et une manière de se placer du côté de la société civile. Bien que l’argumentaire journalistique ait toutes les apparences d’une attaque ad hominem, il conduit en fait à une réflexion ad rem soit à un questionnement éthique sur la nécessité de l’action.
- 3 . Dans l’article de Libération du 20 juillet 2001, déjà cité.
14Passons à présent à la catégorie des articles médiatisés par la presse écrite ; elle y donne la parole à des représentants du discours institutionnel (Romano Prodi, Pascal Lamy, François Huwart et Jacques Chirac) dans quatre articles, trois de Libération et un article du Figaro. La société civile y est représentée par la publication de deux articles dans la rubrique « courrier » de Libération ; les auteurs de ces « courriers » sont deux femmes altermondialistes. Libération publie le 20 juillet 2001 un article signé par Romano Prodi : « il faut faire bien attention : le problème de la pauvreté dans le monde ne se résoudra pas, déclare-t-il, avec moins de mondialisation, mais au contraire plus de mondialisation ». Mais cette affirmation provoque des réactions polémiques, comme par exemple celle du journaliste Vittorio de Fillipis3 qui tourne les paroles de Prodi en dérision dans les colonnes du même journal : plus de mondialisation n’augmente pas le nombre des solutions et donc les chances d’éradication, mais juste la visibilité des multiples éléments constitutifs de la pauvreté. Le journaliste y passe en fait de la fonction d’observateur rapporteur à celle d’acteur. Le journal Libération oscille entre la critique explicite du discours mondialiste par Vittorio de Fillipis et la légitimation de ce discours du fait de la publication dans ses colonnes d’un article rédigé par Prodi. Le quotidien favorise ainsi le point de vue des mondialistes en lui offrant un espace de visibilité. Contrairement au discours passionné de la manifestante, Prodi utilise un discours calme, digne, institutionnel valorisant.
- 4 . Libération du 20/7/2001, déjà cité.
Tout en condamnant résolument la violence, je ne mésestime pas une protestation qui exprime un malaise réel et diffus qui, en tant que tel, ne peut pas et ne doit pas être ignoré, déclare-t-il. Le profond désaccord qui est à l’origine de la protestation se manifeste de mille façons différentes, parfois confusément, allant de la lutte contre la globalisation à celle contre la pauvreté […] Nous devons être prêts et disposés à écouter les raisons de ceux qui protestent sans violence.4
15Ce passage aide Prodi à dissocier la violence et la confrontation argumentée (« une protestation qui exprime un malaise réel ») ; celle-ci serait, d’après lui, la seule forme de combat valide. D’ailleurs, le fonctionnaire veille à montrer sa grandeur d’âme par la phrase : « je ne mésestime pas une protestation qui exprime un malaise réel et diffus ». Ce discours paternaliste affiche aussi un ethos de bon démocrate qui regrette « le profond désaccord ». S’il y a dans ce passage une disqualification du camp adverse, celle-ci se voit atténuée par le besoin de Prodi de sauvegarder son ethos institutionnel et la légitimité de ses dires.
- 5 . AL est une organisation qui condamne la fausse démocratie incarnée par les institutions républica (...)
16En ce qui concerne le discours contestataire, Edith Saboul, membre d’Alternative libertaire5, s’exprime dans les colonnes de Libération, le 18 juillet 2001, en ces termes :
à l’abri dans leurs bunkers, les sommets du néolibéralisme prennent, pour l’humanité et en son nom, des décisions désastreuses », « aucun alibi institutionnel ne leur donne la légitimité pour le faire. […] Les mouvements sociaux cherchent donc de nouvelles formes de radicalisation, car les formes traditionnelles de mobilisation ne suffisent pas. […] Cette désobéissance civile à forte tonalité autogestionnaire peut préfigurer une autre mondialisation, celle d’une désobéissance sociale porteuse d’une alternative de société.
17Ces passages extraits de l’article signé par la manifestante et intitulé « Pour une action directe non violente », m’ont semblé être les plus représentatifs du discours antimondialiste qui s’oppose au discours institutionnel et va même jusqu’à prôner la « désobéissance civile ». Cet article évoque en fait deux formes d’action : la mobilisation contestataire qui fait pression et oblige les mondialistes à prendre des mesures concrètes, et l’argumentation en faveur d’une alternative à la conception capitaliste de l’éradication de la pauvreté.
18Les mises en mots journalistiques de la polémique entre mondialistes et antimondialistes accordent donc une place de choix à la présentation dichotomique des positions adverses. Romano Prodi y a peut-être droit à la parole car il propose une analyse dichotomique de la situation qui renforce l’évocation d’un dialogue de sourds en dépit de la recherche commune de la justice sociale. Ce type de présentation médiatique simplificatrice est néanmoins critiqué dans le second « courrier » que le quotidien Libération publie le 8 juillet 2001, courrier qui donne la parole à une autre militante. Celle-ci commence par la déclaration : « Je ne suis pas ANTIMONDIALISTE ». Elle refuse ainsi d’emblée d’entrer dans un cadre médiatique préétabli qui met l’accent sur une vision dichotomique simplificatrice du conflit et affirme vouloir critiquer une partie de son propre camp. Elle achève l’article par ces mots : « À Gênes, j’espère que vous ne focaliserez pas sur les incidents qui ne manqueront pas de se produire. […] Parlez donc de ces milliers de “citoyens comme les autres” qui ont le désir de participer, modestement, à la construction d’un monde plus juste. Qui refusent ET proposent ». Ce courrier critique nuancé et pondéré, peu conforme aux normes dominantes de la rhétorique des médias écrits et à celles de la majorité des polémiqueurs, constitue une exception : il invoque la nécessité de construire un « monde plus juste » sans prôner la « charité » et revendique l’articulation de la contestation et de l’acte de « proposer » entendu comme l’acte d’instauration d’un nouveau type de modus vivendi qui articulerait réfutation polémique et co-construction « d’un monde plus juste ».
19Après cette brève analyse des discours des deux camps et des postures des journalistes qui les mettent en scène, l’inévitable question qui se pose est : qu’adviendra-t-il de la pauvreté dans le monde, si le débat entre les représentants de la société civile et ceux des institutions politiques ne parvient pas à surmonter les obstacles de la mésentente ? Ce débat qui devait traiter un sujet de fond, à savoir les solutions au problème de la pauvreté, est-il condamné à se réduire à un échange d’attaques personnelles qui ne conduit à autre chose qu’à l’inaction ? C’est précisément au moment où tout espoir de consensus paraît impossible, qu’une solution semble se dessiner et que les événements viennent prouver la pertinence du point de vue d’Angenot (2003 : 512-513) : « Les polémiques sans fin ni cesse sont engendrées par ce que je nomme le caractère aporétique de la connaissance idéologique – militante de l’histoire humaine, cette caractérisation ne revenant pas à suggérer que la volonté de changer le monde soit vaine et que le scandale face au cours des choses n’exige pas de se transformer en un programme d’action ». Il y aurait donc une vie après l’aporie pour ceux qui donnent la primauté à l’action dans leur échelle de valeurs. Ce passage à l’action qui constitue un retour vers un débat ad rem est perçu par une partie des journalistes, tous ne coopèrent pas. On distingue en fait deux catégories de réactions : (1) celle des journalistes qui donnent essentiellement la vedette au dissensus en décentrant l’attention de l’auditoire vers des conflits internes au sein même du mouvement de contestation, et (2) celle des journalistes qui contribuent à la promotion de l’action concrète et augmentent donc la visibilité de l’argumentation ad rem des altermondialistes.
20L’article de l’hebdomadaire Le Point du 20 juillet 2001 (déjà cité plus haut), constitue un exemple de la première catégorie :
Cette radicalisation inquiète certains militants plus âgés. […] « Vous dites que vous voulez maîtriser vos vies. Mais vous allez subir la loi des flics et autres Robocop, […] Aujourd’hui il n’y a plus d’effet de surprise. Et agir pour agir ne sert à rien. Veut-on devenir des militaires ? Des terroristes ? C’est ce qu’on veut nous obliger à être. Il faut réfléchir à d’autres moyens d’action. » Son message n’a guère convaincu. « Assez de bla-bla, on doit agir », a hurlé S. Chez les autonomes, les conflits de générations existent aussi…
21L’argumentation ad hominem domine dans cet échange polémique entre deux manifestants appartenant au même camp. La mise en mots journalistique accentue la « radicalisation » du désaccord et des « conflits de générations ». « Radicalisation » est une dénomination qui marque un durcissement, implique des extrémismes. Derrière ce mot il y a en fait un jugement de valeur négatif qui donne la vedette aux antagonismes. Apparemment, le manifestant accuse la presse de donner plus d’importance au côté spectaculaire du sommet de Gênes qu’au courant contestataire qui prône un changement et un passage à l’action. La dernière phrase : « Il faut réfléchir à d’autres moyens d’action » propose un changement radical. L’utilisation du verbe « réfléchir », qui a des connotations positives et rationnelles, contribue à recadrer le débat, mais « assez de blabla » est une attaque qui condamne le discours modéré. « Agir » a, en fait, ici des sens très différents. Il y aurait deux types d’action protestataire : l’une serait violente et impulsive, l’autre modérée et réfléchie. La réflexion constructive donc réorientée vers une discussion ad rem s’oppose ici à l’improvisation destructive qui se contente de donner libre cours à la colère et au ressentiment. L’information journalistique continue donc, même dans le cas d’un dissensus interne, à mettre l’accent sur une polarisation binaire aporétique.
22D’autres journalistes (ceux qui appartiennent à la seconde catégorie) préfèrent accompagner et légitimer un passage à l’action qui ne se réduise plus à des manifestations. Le quotidien Libération publie ainsi le 23 juillet 2001 un article dans lequel les manifestants justifient leurs engagements de la manière suivante : « Paola, 22 ans, parle de “combat” pour que “ce monde cesse d’être profondément injuste” ». Le journaliste de Libération fait donc partie de ceux qui s’élèvent avec les antimondialistes au dessus du dissensus et voient, accompagnent, suivent et légitiment le changement constitué par un discours différent plus modéré, à la recherche de modes d’action concrets. Le discours s’oriente vers la défense de valeurs justifiant un passage à l’action concrète et un retour même partiel à des discussions ad rem. Le monde « injuste » que la manifestante combat est celui des inégalités. Un autre jeune altermondialiste abonde dans son sens : « Il faut se rendre à l’évidence, la mondialisation de l’économie a fait naître la mondialisation d’une génération qui a soif de justice, d’égalité et qui refuse la fatalité du chacun pour soi ». Si la mondialisation y est encore et toujours critiquée, le discours altermondialiste a changé en ce qu’il prône des valeurs qui rassemblent plutôt que des affrontements aporétiques, et subordonne l’argumentation ad hominem à une argumentation ad rem.
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23On ne défendra pas ici l’hypothèse que l’abandon de la polémique est la seule condition de possibilité d’un dialogue constructeur, car si la polémique aporétique des premiers temps est dépassée, elle reprend de plus belle sous une autre forme à propos des modalités de l’action concrète. Mais ce qui joue néanmoins ici un rôle décisif, c’est le passage d’une argumentation ad hominem dominante à une argumentation ad rem qui retrouve le chemin de l’action en activant une logique des valeurs. Ignacio Ramonet promoteur du Forum Social Mondial6 affirme que
Le nouveau siècle commence à Porto Alegre. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, contestent ou critiquent la mondialisation néolibérale vont se réunir du 25 au 30 janvier 2001 dans cette ville du sud du Brésil où se tient le premier Forum Social Mondial. Non pas pour protester comme à Seattle, à Washington, à Prague et ailleurs, contre les injustices, les inégalités et les désastres que provoque, un peu partout dans le monde, l’excès de néolibéralisme. Mais pour tenter, dans un esprit positif et constructif cette fois, de proposer un cadre théorique et pratique permettant d’envisager une mondialisation de type nouveau et d’affirmer qu’un autre monde, moins inhumain et plus solidaire, est possible. (Le Monde Diplomatique, janvier 2001, je souligne).
24Ramonet fait donc partie des journalistes qui accompagnent l’émergence d’un autre discours en augmentant la visibilité du changement. Ce fait constitue l’un des rôles fondamentaux de l’information journalistique. Le connecteur « mais » oriente l’argumentation afin d’inciter à conclure que le nouveau mouvement contestataire est plus modéré, plus rationnel et donc plus crédible que le précédent. Celui-ci est ainsi minimisé et dévalorisé. Pour ce faire il oppose à « protester » des verbes tels que : « tenter », « proposer » et « envisager ». Ces verbes contribuent à la défense d’une argumentation innovatrice qui construit le nouvel ethos du contestataire altermondialiste. La proposition d’« un cadre théorique et pratique » souligne que la réflexion théorique sera dorénavant articulée à un passage à l’action. L’opposition entre deux jugements de valeur antithétiques (« inhumain » vs « solidaire ») fait émerger la notion de solidarité qui va jouer désormais un rôle primordial. François de Bernard qui préside le Groupe d’études et des recherches sur les mondialisations (G.E.R.M.) définit l’altermondialisation en ces termes :
- 7 . Ce passage est extrait d’un article publié dans le site du G.E.R.M. (Groupe d’études et recherche (...)
Altermondialisation est le concept (forgé au cours de l’année 2001) qui rend compte de la démarche de construction d’alternatives au paradigme dominant de la globalisation économique, financière et informationnelle. Avec son émergence, il ne s’agit plus d’une simple et systématique contestation de cette globalisation (ce que l’on désigne par antimondialisation), mais bien de sa mise en perspective critique, de son éloignement radical, ainsi que de l’expérimentation de nouvelles propositions, de nouveaux modèles d’organisation économique, sociale, politique et culturelle. Il s’agit de forger « un autre monde possible » plus juste, plus équitable et moins chaotique. L’altermondialisation se veut donc une réponse positive, capable d’organiser la relève dans tous les champs où la globalisation produit des effets destructeurs et menaçants.7
25Ce discours souhaite contribuer à une prise de conscience de l’opinion publique. Il s’agit de justifier le passage de la parole critique à des actes de solidarité comme le commerce équitable ou l’économie solidaire. Les manifestations de solidarité et de respect de l’Autre dont Ramonet se fait le porte parole ont surgi de la société civile et visent la justice commerciale. Après le sommet de Gênes 2001, mais aussi après le 11 septembre 2001, ces discours ont commencé à occuper davantage d’espace dans les colonnes de la presse écrite. « Si le commerce équitable n’est pas une démarche parfaite, c’est un début de réponse dans la lutte contre la pauvreté », lit-on dans Le Monde, le 2 mai 2005. Le commerce équitable est une étape du passage de l’inaction à l’action en faveur de la lutte contre la pauvreté, dont l’initiative revient donc à la société civile. Comme le dit ici la journaliste « si le commerce équitable n’est pas une démarche parfaite » car il conduit à des discussions, celles-ci se situent dans le cadre d’une argumentation ad rem, de l’action et non dans celui de l’inaction et d’un argumentaire ad hominem.
26Le Nouvel Observateur signale toutefois le 22 juillet 2001 qu’il y a également un début de changement de ton dans le discours mondialiste :
- 8 . Extrait de l’article de L’Express du 27 juillet 2001 déjà cité.
« Nous allons également œuvrer pour une coopération et une solidarité renforcée avec les pays en développement, reposant sur une responsabilité partagée dans le combat contre la pauvreté et pour promouvoir un développement durable », affirment les représentants du G8 dans la déclaration finale à la fin du sommet de Gênes. L’appel altermondialiste à l’action solidaire concrète a été entendu, grâce aux « pressions de la rue qui n’y est pas pour rien ». 8
- 9 . Extrait de l’article de Libération du 20 juillet 2001 signé par Vittorio de Filippis, déjà cité.
27Le problème, soulignent cependant quelques journalistes, « c’est un défi auquel se trouve confronté le G8 qui, sous cette pression, parle d’humanisation de la mondialisation »9, soit d’un appel à la compassion et à la « charité ». Si la solidarité implique la reconnaissance des droits de l’Autre et une relation d’égal à égal, la charité, par contre, implique la reconnaissance de l’Autre toujours encore considéré comme un homme pitoyable à assister. Quatre ans plus tard, en 2005, année consacrée par le G8 à la lutte contre la pauvreté, Le Monde du 19 juin 2005 affirme :
L’intérêt du Nord pour le Sud fait l’objet d’un regain ces dernières années. […] Les États-Unis proposent l’ […] annulation complète des dettes des pays pauvres et l’abandon de tout prêt nouveau au profit des dons. […] Les économistes européens ne s’y opposent pas, mais ils contestent qu’il faille abandonner les prêts. Leurs arguments sont multiples. […] Un recours exclusif au don donne l’image d’un pays dépendant qui se suffit de la charité internationale.
28Ce passage souligne que les Américains privilégient une politique de la charité alors que les Français prônent la solidarité. La charité correspond à « l’annulation complète des dettes » et à « l’abandon de tout prêt nouveau au profit du don » et se situe dans un registre paternaliste. Les mondialistes proposent un type d’action problématique car ils poursuivent à l’échelle internationale la politique de l’« apitoyé » et du « pitoyable ». Deux logiques de valeurs se retrouvent ainsi face à face dans un nouveau rapport polémique conflictuel ; mais c’est maintenant le passage à l’action concrète qui est la visée primordiale du conflit. Les altermondialistes ont accéléré le retour à une polémique ad rem ; certains journalistes les y ont aidés, d’autres pas. Quant aux mondialistes, ils ont dû les suivre sur le chemin de l’action pour ne pas perdre la face.
29 Le discours altermondialiste n’a pas réussi à convertir le discours mondialiste à sa cause dans la mesure où les pays pauvres n’y sont pas présentés comme des alter ego, mais comme des victimes à traiter avec compassion. Les altermondialistes ont toutefois obligé leurs adversaires à problématiser la question de l’action et à proposer publiquement des solutions concrètes au problème de la pauvreté.
30« On peut émettre l’hypothèse », affirme Alpha Ousmane Barry, dans la revue Semen de décembre 2000, « que la réussite d’un acteur politique ne peut résulter que du "bon mot" lancé au bon moment et de sa capacité à capter l’attention de son auditoire par des expressions langagières suffisamment puissantes ». Cette hypothèse peut être appliquée aux exemples analysés ici où « action » et « solidarité » remplissent la fonction de mot bannière. Si l’action des altermondialistes peut être l’objet de critiques et paraître parfois utopique, elle doit aussi être valorisée. Car à un moment où toute visée de proposition de solution à la question de la pauvreté était absente des espaces de discussion publics, ils ont fait émerger avec le soutien d’une partie des journalistes un discours qui, contrairement aux idées reçues sur la stérilité des échanges polémiques, renforce des valeurs comme l’équité, la justice, la dignité, la solidarité et l’action. Ce fait en lui-même est digne d’être considéré comme le discours des journalistes qui les ont soutenus en médiatisant et en faisant circuler leurs argumentaires.