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Révolution et engagement militant, à l’aune des biographies

Philippe Bourdin
p. 7-33

Texte intégral

  • 1 Sur ces différents concepts, voir M. Vovelle, « Les intermédiaires culturels », dans Idéologies et (...)
  • 2 Ph. Bourdin, Le noir et le rouge. Itinéraire social, culturel et politique d’un prêtre patriote (17 (...)

1Traiter de l’acculturation révolutionnaire suppose d’étudier, au-delà des mouvements globaux qu’elle permet et qui la nourrissent (assemblées des clubs et des sections, manifestations de rue, fêtes, etc.), un certain nombre des « intermédiaires culturels », élus, « missionnaires patriotes » ou « courtiers locaux1 » du politique qui l’ont favorisée, inscrivant le local dans une autre dimension, régionale ou nationale. Au comédien Dorfeuille, au prêtre Grimaud seront donc associés dans ce qui suit, remarquables par leurs parcours et leurs personnalités, Gilbert Romme, l’intellectuel devenu Conventionnel, Jean-François Gaultier de Biauzat, l’homme de loi et le député à l’Assemblée nationale constituante, haut juré au procès Babeuf, Claude-Alexis Mabru, rejeton d’une bourgeoisie montante, entre le négoce et les offices, et bientôt terroriste2. Autant de biographies privilégiant, en fonction des sources disponibles, des représentants de l’élite intellectuelle prodigues de traces manuscrites, avec le projet d’évaluer les ruptures et la continuité de vies soumises à la force irrépressible des événements.

  • 3 G. Levi, « Les usages de la biographie », Annales E.S.C., novembre-décembre 1989, p. 1325-1336 [En (...)
  • 4 P. Serna, Antonelle, aristocrate et révolutionnaire (1747-1817), Paris, Éditions du Félin, 1997, p. (...)
  • 5 Voir la longue et riche introduction méthodologique de C. Le Bozec, Boissy d’Anglas, un grand notab (...)

2Giovanni Levi, il y a dix ans, synthétisait les critiques principales que pouvait inspirer l’étude biographique : la linéarité d’un récit par accumulation, l’absence de visée explicative (à laquelle est préférée une exemplarité fonctionnaliste), le positivisme pédagogique résultant d’un déterminisme de départ, le tout imposant au lecteur l’image d’une vie publique remarquable3. Nourrie des brefs essais des érudits locaux, des historiens de la troisième République, l’historiographie existante cumule souvent ces défauts, et l’on pourrait reprendre mot pour mot le constat que P. Serna dressa récemment à propos d’Antonelle : « en définitive, l’ensemble des notices a « anesthésié » le personnage, soit en réduisant sa carrière à la décennie révolutionnaire, soit en dressant le portrait d’un énergumène, afin d’atteindre, à travers lui, le jacobinisme, la Terreur ou la Conspiration des Égaux4 ». L’étude de cas n’est pourtant pas condamnée à ces impasses. N. Davis avec Martin Guerre, G. Duby avec Guillaume le Maréchal, D. Roche avec Jacques Ménétra et M. Vovelle avec Théodore Désorgues ont su construire l’approche « d’anonymes ou de minores », selon la formule du dernier, et mesurer leur caractère atypique ou non. Leur démarche suppose d’envisager l’homme par rapport à son milieu et à son époque, en tant que témoin, interprète et initiateur, de pénétrer une psychologie collective (en évitant, pour l’individu lui-même, un schéma œdipien trop simple) et des réseaux, ce qui n’exclut nullement la reconstitution d’un quotidien plus trivial fait de joies, de peines, d’ambitions et de jeux de mémoire5.

  • 6 M. Vovelle, « Du quantitatif à l’étude de cas, Théodore Désorgues », dans Problèmes et méthodes de (...)

« Le retour au qualitatif, par le biais de l’étude de cas, répond à un mouvement dialectique dans le champ de l’histoire des mentalités. Pour moi, écrit M. Vovelle, beaucoup plus qu’un désaveu des approches sérielles quantifiées, il est le complément permettant cette analyse en profondeur, qui préfère aux héros de premier plan de l’histoire traditionnelle, ces témoignages sur la normalité d’une époque qu’apporte une confession dérobée, où les rapports sont plus ambigus, mais plus riches encore peut-être, du témoignage à la limite, d’un personnage en situation de rupture6 ».

  • 7 R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel (...)
  • 8 R. Chartier, op. cit.
  • 9 M. GribaudI, « Échelle, pertinence, configuration », dans J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micr (...)

Les difficultés de la période révolutionnaire sont d’une double nature. Elles tiennent d’une part à la transformation permanente de la norme à laquelle est confronté l’individu, qui peut modifier considérablement la relation à son groupe initial (voire la renier, dans le cas de Grimaud) et découvrir un espace de liberté significatif. Apparaissent alors des phases pendant lesquelles il n’est plus possible de confondre totalement son étude avec celle d’un groupe. D’autre part existe un écueil inhérent à la surabondance des paroles et des écrits produits par et pendant la Révolution. L’insistance portée à des prises de position (au détriment des commentaires de seconde main sur des faits) rapproche la microhistoire de l’expérience ethnographique et de la sociologie : n’a-t-elle pas clairement établi, depuis Durkheim, que les actes et les propos des individus prennent un sens objectif si on les rapporte aux positions que chacun occupe de fait dans la société ? Bien sûr, « en disparaissant derrière les mots de l’autre, l’historien s’efforce d’échapper à la posture qui lui viendrait de Michelet et qui, selon J. Rancière, consisterait dans l’art de faire parler les pauvres en les faisant taire, de les faire parler comme muets7 ». Sa subjectivité n’en demeure pas moins éclatante dans le choix et le rapprochement des sources opérés. La citation n’est plus alors l’illustration d’une régularité établie grâce à la série et à la mesure, mais « l’indicateur d’une différence et d’un écart qui permettra une stylisation de l’identité8 ». De fait, nous ne parierons pas sur la surdétermination de tout acte individuel, sur la réflexion systématique ou l’habitus social, culturel et politique qui l’organisent, sans nier toutefois les échanges productifs entre macro- et micro-histoire. La « gamme de contenus et d’intentionnalités que les mêmes formes et les mêmes comportements peuvent recouvrir » demeure immense, le champ des possibles et des incertitudes tout autant9. Ces incertitudes potentielles sont d’autant plus fortes lorsque l’on s’interroge sur les motivations et la profondeur de l’engagement militant, ici considéré à son aurore et à son crépuscule, dans la mesure où, au-delà du contexte politique, on touche au domaine de l’intime, du sensible.

Vague à l’âme et engagements

  • 10 A.D. Puy-de-Dôme, 2 E 02063. Lettre de Mabru à son père, 12 juillet 1787.
  • 11 A.D. Puy-de-Dôme, F 149 (55). Lettre de Grimaud à Gaultier de Biauzat, 23 frimaire an VII (18 décem (...)

3Sans doute serait-il présomptueux, sauf déclaration explicite de leur part (toujours susceptible, au demeurant, d’omettre ou de transformer la réalité d’un moment), de prétendre déterminer ce qui a fait de Grimaud, de Dorfeuille, de Gaultier de Biauzat, de Mabru ou de Romme, chacun à leur place, des agents zélés de la Révolution d’abord, de la République ensuite. Au moins peut-on faire un constat prudent de leur état social et psychologique à la veille des événements. Et c’est pour noter chez la plupart des points de rupture favorables à leur basculement en faveur du mouvement, de l’activisme même chez certains. Claude-Alexis Mabru n’est certes pas le modèle du genre. On pourrait, en forçant le trait, le rapprocher de la figure de l’exorciste distinguée par Giovanni Levi dans Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle (Paris, 1989). G. Levi part à la rencontre de deux générations d’hommes, le père et le fils. Le premier, notaire et podestat, parvient à maîtriser le jeu des relations sociales dans une période où son village reste à l’écart des turbulences régionales ; le second, prêtre, est pris dans les nouveaux conflits entre seigneurs ou avec le pouvoir central, et fait fructifier l’important héritage politique légué par son père. Pour tenter de s’enrichir, il cherche d’abord à recueillir les fruits de sa notabilité au sein de la communauté villageoise, puis, réinvestissant son capital de notoriété dans le champ des mentalités pour y exercer une autre forme de domination, il parcourt les routes piémontaises en se faisant passer pour exorciste et guérisseur. Claude-Alexis Mabru, lui aussi, doit tout à son père qui, financier de nobles ruinés, a acquis terres et titres, et l’aisance matérielle qui s’ensuit, avec une âpreté de gestion que ne perturberont aucunement les dernières années du siècle. Notaire royal, ce père omnipotent marie son fils à une descendante de l’aristocratie européenne, nouvelle étape dans son ascension réussie, et, après ses études au collège d’Harcourt (où il se lie avec La Fayette), lui offre seigneurie et charge de trésorier de France au bureau des finances de Riom. La Fayette, condisciple chéri, lui fait obtenir le cordon de Saint-Michel. Ambition et carriérisme confinent facilement au cynisme. Encourageant son père à la bienfaisance sur leurs terres cantaliennes, à la fin des années 1780, Claude-Alexis y voit surtout un moyen de séduire l’opinion locale. La philanthropie et la réforme des impôts à laquelle il réfléchit, de même que beaucoup d’autres, en 1787, veut servir sa promotion : « comme l’occasion qui se présente de me faire un nom et de me faire connoître auprès des ministres est la seule favorable que j’aye pu saisir, je ne veux pas la négliger10 ». On le refuse pourtant au Parlement de Paris, premier échec qui compte sans doute dans son ferme engagement révolutionnaire : celui-ci n’est pourtant qu’orthodoxie. Jacobin, missionnaire patriote sous Couthon, de toutes les fêtes républicaines dans lesquelles sa femme figure la déesse de la Liberté, terroriste désarmé en l’an III pour son ardeur déchristianisatrice, il est aussi un notable reconverti dans un riche commerce de soieries, contre lequel les royalistes du Directoire dirigeront la haine des pauvres hères dont ils achèteront le soutien. Une ruine passagère l’affecte alors, interruption sans conséquence à moyen terme sur la stratégie, familiale : son fils aîné entrera en janvier 1799 à Polytechnique, fera les guerres de l’Empire (l’Espagne, la Russie) et finira sa carrière sous la Restauration. La Révolution, malgré ses déboires, n’aura donc écarté Claude-Alexis ni du pouvoir politique ni de la réussite sociale, avec une faculté d’adaptation dont se gausseront et les promoteurs locaux de la contre-révolution et de plus ardents républicains, comme Grimaud : Mabru, « ce petit être qui n’a jamais sçu subsister par lui-même, qui, suivant le langage suranné de l’école aurait été classé parmi les modes et non parmi les substances, dont la nature parasite ressemble à celle du lierre qui rampe pour s’élever, qui a été successivement Fayettiste, Chazotin, Couthoniste, etc, etc, etc11. ».

4Jean-François Gaultier de Biauzat ne bénéficie pas d’une semblable assise financière lorsqu’arrive 1789. Loin de combiner activités économiques et judiciaires, il est issu d’une longue lignée de robins au service des Orléans – l’aîné de sa branche, depuis le XVe siècle, est châtelain de Vodable et lieutenant du Dauphiné et d’Auvergne ; les cadets épousent des carrières ecclésiastiques, en particulier chez les Capucins. Seuls deux grands-oncles de Jean-François font exception, l’un marchand, l’autre praticien, deux « anomalies » qui disparaissent dans la lignée des ascendants directs. Les mariages sont là pour renforcer l’homogamie : filles de conseillers en la sénéchaussée de Riom, de procureurs du roi, viennent enrichir et conforter cette bourgeoisie d’offices, tout en la fondant en caste fermée. Jean-François brise sans éclat ce schéma, en épousant en 1769 Claudine-Antoinette Vimal, héritière de riches commerçants ambertois. Les différences avec les Mabru, récemment parvenus, sont patentes : d’une famille ancienne et très nombreuse, Biauzat n’a pas l’aisance matérielle des précédents, ni, par son père, des stratégies extra-auvergnates d’enrichissement et d’ascension sociale. Avec les Vimal cependant, il fait un mariage d’argent et gagne des appuis dans les milieux du négoce parisien. Tout le reste est talent personnel et circonstances. Le 12 mai 1767, alors qu’il cherche à s’installer, le barreau de Clermont-Ferrand le refuse parce qu’il a été novice chez les Jésuites, avis confirmé par le Parlement le 22 mars 1768 et finalement cassé par la Grand-Chambre le 27 avril. Établi, l’avocat exerce avec éclat au Conseil supérieur de Clermont-Ferrand et se fait connaître en 1770 pour sa collaboration à une nouvelle édition des Coutumes d’Auvergne de Pierre-Paul Artaud. La mort prématurée de son frère Pierre, avocat distingué, redouté des agents des gabelles aux griffes desquels il avait enlevé plusieurs particuliers accusés de contrebande, lui offre en 1773 un cabinet réputé dont il saura préserver la renommée. Il peut compter jusqu’en 1787 sur trois à quatre mille livres de revenus annuels ; il est élu en octobre membre du conseil judiciaire de l’Assemblée provinciale d’Auvergne, aux côtés de ses collègues Bergier (futur maire de Clermont-Ferrand en l’an III et député au Conseil des Cinq-cents) et Couthon (qui commence sa carrière dans le cabinet de Biauzat). Ces succès aiguisent son ambition, aidée par une coalition d’intérêts familiaux – avec un démarrage différé, il rejoint alors Claude-Alexis Mabru dans sa course aux honneurs et à la reconnaissance publique. Profitant des entrées à la Cour de son beau-frère, riche papetier parisien, il se fait présenter en 1788 un grand nombre d’employés supérieurs des ministères, dont il sollicite l’aide pour conquérir la place bientôt vacante de premier échevin de Clermont-Ferrand. Lui aussi écrit sur les impôts, et son ouvrage, Doléances sur les surcharges que les gens du peuple supportent en toute espèce d’impôts, par sa qualité, éclipse celui de Mabru ; il obtient après beaucoup de démarches de le présenter à la Cour. Profitant des relations nouées dans les loges clermontoises, il trahit le secret de ses condisciples en maçonnerie pour livrer en retour à son beau-frère des renseignements précieux sur la situation financière de certains… À Clermont-Ferrand, son cabinet cependant périclite et les critiques à l’égard de son agitation parisienne sont nombreuses. La relance vient surtout de plusieurs communautés rurales qui, eu égard à la célébrité de l’auteur des Doléances (réclamant des prélèvements proportionnels aux fortunes et n’épargnant pas les anoblis, au moins les plus récents), le sollicitent pour écrire leurs cahiers de doléances. Son élection aux États généraux le consacre : il ne quittera plus guère les cercles du pouvoir, civil et judiciaire ; fonctionnaire de la République, il vivra dans une aisance honnête, sans ostentation, préférant à l’évidence le prestige à l’argent et, en même temps, le service commun à son bien-être, le tout avec une fidélité aux hommes et aux principes révolutionnaires qui le distingue du plus timoré et versatile Mabru. En bref, la Révolution lui offre une notoriété suffisante, au-delà de sa province, pour qu’il juge satisfaits ses rêves de jeunesse ; avec ses engagements parfois courageux, il devient un grand commis de l’État.

  • 12 B.M.I.U. (Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont– Ferrand), A 31 612, Discours p (...)

5Grimaud aussi a une revanche à prendre sur la fermeture des carrières, ecclésiastiques cette fois. Enfant d’un commerçant malheureux en affaires, tôt orphelin, il a trouvé refuge dans l’Église ; sa culture et son intelligence mises au service de l’évêque de Clermont-Ferrand La Garlaye, contre les Jésuites, puis de son successeur Bonal, pour la réforme du chapitre Saint-Pierre de Clermont-Ferrand, lui ont permis d’obtenir une chaire de théologie et un canonicat indispensables pour l’entretien de ses frères et sœurs. Vincent, Claude, Madeleine, Marie-Suzanne bénéficient tour à tour de ses attentions : les premiers atteignent la prêtrise (Claude, aussi doué que lui, l’enseignement) ; à la troisième, il offre sa dot ; la quatrième vit à ses côtés. Le tout a été possible aussi grâce aux aides des tantes maternelles ; aucun lien ne demeure du côté paternel. Cependant, Claude, principal du collège de Billom à partir de 1777, essuie des revers successifs dans une gestion qui privilégie le conseil des enseignants au détriment des notables du bureau d’administration : soutenu par Bonal à son arrivée, il en est abandonné au plus fort de sa lutte, le prélat se montrant sensible à la coalition des nobles et des bourgeois billomois avec des parlementaires parisiens (jusqu’au président Rolland). Une justice d’ordres triomphe en fait des liens qui unissaient jusqu’alors les anciens Sulpiciens, François de Bonal et les Grimaud. Les difficultés identiques à réglementer le chapitre Saint-Pierre de Clermont-Ferrand, l’un des plus pauvres en Auvergne, la promotion en vain attendue par Pascal-Antoine à un canonicat plus rémunérateur, contribuent à son mal d’être et à une prise de conscience très forte – partagée avec plusieurs de ses collègues, particulièrement le futur Conventionnel Monestier – : il appartient au bas-clergé, et sera désormais de tous les combats pour une Église régénérée, digne de ses principes primitifs. La Révolution lui semblera l’un des meilleurs moyens d’y parvenir, mais les escarmouches commencent dès l’assemblée du clergé de la sénéchaussée de Clermont-Ferrand, en mars 1789, par la voix de son frère Claude, qui attaque les pouvoirs de l’évêque, en affirmant la valeur des conciles et des synodes, en prétendant limiter ses décisions aux « objets purement spirituels », en condamnant enfin « la distribution trop inégale et le mauvais emploi des richesses du Clergé12 ». Une fraction des chanoines de Saint-Pierre devient dès cette date le fer de lance du clergé patriote, qui se réunit régulièrement avant même l’apparition des premiers clubs nationaux.

  • 13 A.D. Rhône, IL 208

6Même mal de vivre chez Dorfeuille, comédien boudé des critiques sous l’Ancien Régime. En vain a-t-il persisté à vouloir entrer à la Comédie française. « Un jeu factice et de mauvais goût, des grimaces insupportables, une diction saccadée et sans noblesse » l’en ont fait par deux fois rejeter, le renvoyant à ses pérégrinations premières et aux salles des boulevards (Variétés-Amusantes, Favart). L’homme qui va entrer en Révolution est vraisemblablement blessé. Son deuxième échec au Français date du début de 1789 : il a arraché des larmes aux spectateurs en interprétant le Philoctète de La Harpe, mais le rôle d’Oreste lui a totalement échappé dans l’Andromaque de Racine. Sans doute les critiques lui ont-elles fait payer la concurrence faite par son frère, Pierre « Poupart », à la Comédie – Pierre gère, avec Gaillard, trois établissements prestigieux de la capitale, moyennant une redevance de 60 000 livres à l’Opéra et de 50 000 envers les hôpitaux : les Grands Danseurs de Nicolet, l’Ambigu d’Audinot et les Variétés de Lécluse. Dorfeuille, qui possède malgré les dires de ses détracteurs, une solide expérience de son art, une connaissance étendue du milieu, se voit d’ailleurs proposer un engagement aux Variétés pour 15 000 livres annuelles. Il préfère rejoindre la province. On perd sa trace jusqu’à la mi-juillet 1790, où il joue successivement à Marseille Philoctète, Coriolcin et Cinnci, sous les feux d’une critique phocéenne non moins rude que la parisienne, qui provoque un débat avec l’artiste par journal interposé (L’Observateur marseillais). Prisonnier en fait d’une querelle d’école entre Anciens et Modernes, Dorfeuille poursuit sporadiquement ses tournées : il est Guillaume Tell à Bayonne au début de 1791, à Toulouse en mars, puis Brutus à Narbonne le 24 juillet 1792, Guillaume Tell à nouveau à Marseille le 20 juillet, au théâtre national de la rue du Pavillon, à la demande des jacobins locaux. Son statut change à partir de 1791 ; quoique la Révolution ne représente en rien une rupture dans sa vie vagabonde, elle lui permet de sublimer ses talents d’écrivain et de conteur : les étapes de son circuit sont, cette année comme la suivante, les clubs des Amis de la Constitution puis de l’Égalité, les sociétés populaires ensuite. En leur sein, il se fait le missionnaire zélé d’une révolution fraternelle, patriote, riche de héros et de symboles, mais aussi anticléricale et anti-aristocratique, telle que la vulgarisent ses nombreux écrits dont il donne partout lecture (Miracle de la sainte omelette, La lanterne magique patriotique ou le coup de grâce à l’aristocratie, Lettre d’un chien aristocrate à son maître, La religion de Dieu et la religion du Diable, etc.). Il a, dans les événements, trouvé son propre accomplissement. Certes, à bien suivre son cheminement sur les routes de l’Ouest français, son itinéraire n’apparaît pas des plus rationnels, fait d’allers et retours à partir de Bordeaux, jusqu’en septembre 1791 (vers la Vendée, la Bretagne, les Pays de Loire), à partir de Toulouse ensuite (vers le Pays basque, le Béarn, la Gascogne ou le Périgord), avant d’aller plus logiquement dans le printemps et l’été 1792 du Languedoc en Provence. Dorfeuille séjournera donc à plusieurs reprises, outre les deux villes précédentes, à Alençon, Bayonne, Nérac, deux jours de suite à Oloron et à Sainte-Foy. D’ordinaire, il ne s’attarde pas plus d’une journée dans une ville-étape, quitte à animer deux séances publiques consécutives, l’une pour les seuls Amis de la Constitution associés, l’autre pour l’ensemble des citoyens (Alençon, La Flèche, Vendôme, Bergerac, Angers). Il use chaque fois de la même méthode, présentant devant les clubistes du cru les certificats des sociétés précédemment visitées, et disant son désir de fraterniser, d’être affilié ; suit alors son discours patriotique. Parfois, il est aidé par des lettres de recommandation. Le 25 mars 1791 par exemple, les Amis de la Constitution de Toulouse invitent toutes les sociétés affiliées à admettre Dorfeuille dans leurs séances, et « à vouloir bien lui faire l’accueil que nous ferions nous mêmes en pareil cas à ceux de leurs honorables membres qui se présenteraient sous un titre semblable ». Ceux d’Agen, en mai, dépeignent chaleureusement l’orateur-comédien à leurs confrères bordelais. Ceux de Mont-de-Marsan en octobre sont avertis de l’arrivée de Philippe-Antoine par les jacobins de Saint-Esprit-les-Bayonne, qui soulignent « l’intérêt et la satisfaction » avec lesquels ils ont écouté ce « zélé patriote ». Rares sont les mises en garde hostiles, sinon à Bergerac et à Nérac, en janvier et février 1792, où les clubs les signalent d’une phrase identique : « la calomnie avait déjà précédé auprès de nous l’arrivée du patriote Dorfeuille mais les principes qu’il professe ont attiré notre mépris et notre indignation contre ses calomniateurs13 ».

  • 14 Ibidem.
  • 15 J. Boutier, Ph. Boutry (dir.), Atlas historique de la Révolution française, vol. 6 : Les sociétés p (...)

7Le fait est que ces mots échangés deviennent très vite inutiles. Dorfeuille, avant d’être connu physiquement, l’est par les écrits qu’il diffuse : Bordelais et Castrais l’en complimentent. Lui, ne se départissant pas d’une certaine coquetterie apprise entre cour et jardin, aime à se faire désirer et refuse parfois le bis. À Castres toujours, un jacobin lui réclame une autre séance, un nouveau discours pour « électriser les citoyens de cette ville14 ». Notre homme poursuivrait-il une mission précise ? La question vaut d’autant plus que son activisme se développe au moment même (fin 1791– début 1792) de la rupture dans la dynamique de fondation des sociétés politiques. La loi des 29 et 30 septembre 1791, à l’initiative de Le Chapelier, a restreint leur statut à celui d’une simple association privée, la Révolution étant considérée comme terminée, et toute l’autorité dévolue aux instances élues. Interdites donc les délibérations publiques, les affiliations, les pétitions collectives, les interventions auprès des pouvoirs constitués ; des conversations prisonnières du lieu de réunion sont seules autorisées. Séances désertées voire fermetures en sont les conséquences jusqu’à la fondation de la République et surtout l’été 1793 : en décembre 1792, la France compte environ 1 500 sociétés politiques ; elle en comptera plus de 6 000 à la chute de Robespierre. « D’un point de vue dynamique, l’Aquitaine constitue le pôle le plus précoce du mouvement associatif révolutionnaire, avec une vague de créations intenses en 1790 et 179115 », tandis que l’Ouest intérieur (Deux-Sèvres, Mayenne, Vendée) se montre rétif. En 1792, l’élan créatif bascule du Sud-Ouest vers le Sud-Est. Le circuit de Dorfeuille prend alors un tout autre sens : l’orateur ranime les forts réseaux existants et s’essaie au prosélytisme dans les départements réfractaires par plusieurs « sorties » hors de la zone privilégiée de fondations. Il répond ainsi aux attentes des jacobins de Paris, aux appels de l’abbé Grégoire le 26 septembre 1791 :

  • 16 Ibidem. Le texte de Grégoire est cité p. 9.

« Elles existeront, ces sociétés conservatrices du feu sacré de la liberté, dont elles ont propagé les étincelles ; elles existeront sous une forme plus utile encore lorsque, après les orages de la Révolution, elles consacreront leurs économies et leurs soins à disséminer les Lumières dans les campagnes, à faire filtrer l’esprit public dans tous les rameaux de l’arbre social (…)16 ».

  • 17 M.R.M. (Museo del Risorgimento, Milan), fonds Romme, 1, 14 (carton 1, pièce 14). Lettre à Dubreul, (...)
  • 18 M.R.M., II, 39.

L’épanouissement que la Révolution permet à Dorfeuille, perceptible dans la jubilation dont respirent ses écrits, est tout aussi évident chez Gilbert Romme. Automne 1784. Gilbert Romme a trente-quatre ans. Depuis cinq ans, il s’applique à éduquer en Russie le jeune Paul Stroganov : l’Émile de Rousseau est son modèle. Le précepteur riomois lui-même n’a pas totalement abandonné les peurs de l’enfance et de l’adolescence. De ses ingratitudes physiques, d’un engouement quasi-exclusif pour les jeux de l’esprit, résulte une propension à se morfondre dans une solitude plus idéelle que réelle, « où la mélancolie la plus sombre et des perplexités toujours renaissantes empoisonnent le cours de (sa) vie17 ». Ce vague à l’âme, qui mêle problèmes personnels et refus d’une société sclérosée et inégalitaire, trouve sa transcription la plus aboutie dans l’Élégie ou Réflexions sur la mort d’une parente aimée décédée en octobre 178418. Cet écrit pré-romantique, au-delà des références littéraires de son auteur, dévoile sa foi et sa morale : sa croyance en l’immortalité de l’âme, son déisme, sa philanthropie.

8Romme est en communion complète avec la nature, triste comme la plaine de la Néva, sombre comme la taïga, silencieux comme cette campagne éloignée du « tumulte des cités », à deux pas pourtant de Saint-Pétersbourg. Les horizons lointains, l’épaisseur inexplorée des forêts le rapprochent du Créateur, le « Suprême Émanateur de toutes choses » : « Là, donnant libre cours à mes réflexions, j’élance mon âme au-delà des régions du vulgaire et sur les airs de l’imagination, je la porte vers le créateur ». Imagination et sensibilité guident ces méditations rousseauistes.

  • 19 M.R.M., II, 47.

9Romme parle aussi de « rêveries » –, qui oublient le corps et exaltent l’esprit. Le jansénisme reconnu de sa mère et des Oratoriens de Riom, la fréquentation amicale du valet de Stroganov, protestant, les déboires de son frère Jean-François, bénédictin regrettant d’avoir « renoncé à tout pour embrasser une croix », l’amour des sciences et de leur rationalité, sa sensibilité exacerbée poussent donc très tôt Romme à définir sa relation au Créateur. Une relation sans intercesseur, saint ou curé. La voie terrestre qu’il se choisit, fortement exprimée dans la Prière qu’il nous a laissée19, est douloureuse comme le fut sa prime enfance, handicapée par une grave maladie des yeux. Elle est aussi parsemée des pierres blanches de la bienfaisance, à laquelle sa famille l’entraîna très tôt. Elle est enfin éclairée par les beautés spirituelles et intellectuelles auxquelles se vouera Gilbert, qui condamnent « tout désir déréglé », « tout attrait criminel ». Le christianisme est considéré comme un art de vie, une tension permanente de l’esprit contre le corps, un rigorisme : il « met l’âme à cette distance de la nature qui permet d’en jouir sans en être entraîné, qui permet de la mesurer lorsqu’elle viendrait nous troubler, et même d’y renoncer sans aucuns regrets ». Et si Gilbert est sensible aux fumets de la cuisine, aux vapeurs des boissons découvertes lors de son séjour russe, c’est pour mieux se flageller, se défiant des engourdissements de la digestion et tout autant refusant l’activité physique nécessaire… À la vie le rattachent, outre sa foi, d’indéfectibles amitiés. En 1784, poursuivant sa promenade dans la steppe russe, il implore le Créateur : « permets que je ne survive pas à la perte de mes amis ». Il emprunte alors ses images à Pascal :

  • 20 M.R.M., II, 39.

« J’ai vu le foible roseau sans la plaine, il étoit seul, sans appui, sans secours ; il baissait sa tête à tout vent. Un autre roseau s’éleva à ses côtés, ils s’unirent. Joignant leurs forces ensemble, ils bravoient les aquilons ; chacun d’eux trouvoit un appui dans son compagnon. Borée en déracina un, l’autre resté seul plie au moindre souffle et semble en rempart redemander à la terre celui qui partageoit sa détresse20 ».

Ses amis riomois Beaulaton, Boirat, Démichel, Dubreul surtout forment le faisceau de roseaux auquel Romme s’associe des années durant, chacun faible d’un vague-à-l’âme irrémédiable, de peurs consommées, d’indigences physiques, tous forts de leur spiritualité et de leur sentimentalité. Et de se complaire dans des analyses, des introspections : « Étudiez-vous vous même », lance Romme à Dubreul, l’engageant à sérier les accidents de son enfance par une maïeutique libératrice.

10La Révolution agit en l’occurrence comme une thérapie. Elle change pour Romme l’échelle et la nature des données. Au cercle restreint des Riomois fidèles se substitue la nation tout entière. Aux vertus ascétiques de l’intellectuel hiératique répond la simplicité idéaliste des sans-culottes en action. Romme, très vite, va vouloir se fondre dans cette minorité fraternelle qui bâtit la cité. Inscrivant la régénération de l’homme-citoyen à l’ordre du jour, la Révolution française ne l’amène pas à renier sa foi ; elle lui semble au contraire réalisable dans un monde renouvelé et laïcisé. Son spleen a disparu avec l’Ancien Régime : le nouveau lui semble reculer les frontières du possible en matière d’éducation et profiter à une refondation morale de la société, dont il sera l’un des acteurs – son amour de la nature s’exprimera par exemple dans les jours débaptisés du calendrier républicain ou le glossaire savant et joyeux de l’Annuaire du cultivateur : la végétation pauvre et tourmentée de 1784 fera place à une autre, toujours en éveil, riant avec les saisons, les mois et les jours. La Révolution est aussi pour lui la révélation de l’amour charnel, lui à qui le manque de séduction semblait l’interdire. Certes, le sentiment naît après bien des détours et pour mieux servir le devoir national. C’est en l’an III, alors qu’il résiste courageusement aux dérives politiques de l’après-Thermidor, que Romme se décide, pour l’exemple. Évitant les jeux amoureux qui vraisemblablement le paralysent, il demande à sa section de lui désigner la veuve d’un soldat mort pour la patrie, ce qui est fait à la fin de vendémiaire. La tendresse l’emportera bientôt sur la raison politique, aidée par l’attente d’un enfant, ultime accomplissement du devoir civique de Gilbert.

À la vie, à la mort

11L’optimisme révolutionnaire de Gilbert contraste singulièrement avec le vague à l’âme qui le minait avant 1789 : idéalisant l’événement, il a trouvé goût à la vie et à la communauté des hommes. Adieu aux angoisses qui le tourmentaient lors de son voyage en Russie. Promeneur solitaire, « couché sur la terre jonchée de feuilles » pour parcourir les récits de l’éternel voyageur Arthur Young, il plongeait dans un sommeil dont le tirait l’idée de la mort. Entre ces deux moments, la nature avait multiplié les signes : les ombres de la nuit, le bruit sourd du vent à travers les branchages, les cris aigus d’une corneille, le froid justement « mortel ». Un spectre roulé dans un suaire lui était apparu, le glaçant dans une « terreur religieuse ». Il savait la mort inéluctable, mais son ars moriendi lui faisait espérer un au-delà apaisant pour son âme. Ainsi l’exprimait le spectre, l’une de ses parentes défuntes :

  • 21 M.R.M., II, 39.

« Pour qui a bien vécu, il est doux de mourir. Je me plais à croire que je vous retrouverai dans ces demeures fortunées que la religion promet à ses enfans. Alors dégagés des villes entraves du corps, nos âmes plus pures n’en seront que plus heureuses, et les liens de l’amitié nous uniront encore pour n’être plus rompus (…). J’ai dû boire jusqu’à la lie dans le calice de l’adversité. À présent mes peines sont finies, et je suis dédommagée de toutes mes souffrances par le bonheur ineffable que l’on goûte dans le sein de la divinité21 ».

  • 22 R. Bouscayrol, Les lettres de Miette Tailhand– Romme (1787-1797), Clermont-Ferrand, 1979. Lettre n° (...)

La compréhension première de Gilbert pour les meurtriers de Foulon et Bertier de Sauvigny lors des journées parisiennes de juillet 1789 s’éloigne de cette communion sereine avec l’éternité : la cause de la Révolution vaut quelques sacrifices. Jusqu’à son suicide héroïque, par lequel il s’accomplit, à l’image de ses modèles antiques, et non en vertu de son christianisme. Le geste, qui est aussi manière de se réapproprier son corps, est d’ailleurs contradictoirement perçu par ses proches. Sa mère, très pieuse, « le compare aux martyres de la foi et le place dans le ciel à côté des plus grands saints » ; sa famille a pour seule consolation « de penser que cette tête si chère n’est pas tombée sous la main de ses bourreaux. M. Romme a eu le courage de se porter lui-même le coup mortel22 ». Sans doute cette version laïque se rapproche-t-elle davantage du sens voulu par le représentant, qui proclame ainsi, une ultime fois, sa liberté.

  • 23 B.N.F., Lb 41 3311. Adresse aux volontaires des armées de la République, Roanne, 16 septembre 1793.

12Quel prix donner à la vie individuelle, lorsque chaque républicain croit travailler non pour le présent mais pour le futur, non pour lui-même mais pour la nation ? Avec la certitude grandissante, paranoïaque chez certains, d’être entouré d’ennemis irréconciliables : « On ne me persuadera jamais qu’on s’est couché aristocrate et qu’on se réveille patriote », affirmera sentencieusement Dorfeuille23. Suivant le général Danselme, en août 1792, sur les routes du Midi français, il parle de mort et de sang et vante, pensant aux Marseillais morts pour prendre les Tuileries, la vertu du sacrifice (« ils vivront éternellement, comme Décius, comme Curtius ») :

  • 24 B.N.F., Le 11635 (75). Journal des départements méridionaux, n° LXXVIII, 1er septembre 1792.

« Votre sang a coulé, il est vrai ; mais nous ne nous plaignons pas, il est si glorieux d’en répandre pour une telle cause ! Une palette de sang de moins dans nos veines, et un article de plus ci la déclaration des droits, voilà le vœu de tous les patriotes (…).
Nos femmes même, nos femmes sont devenues romaines, elles sont indignées, mais elles ne pleurent pas. Du sang, du sang de nos ennemis, voilà, s’écrient-elles, l’eau lustrale qui convient au tombeau des hommes libres24 ».

Des mots, des idéaux qui ne résistent guère à une réalité intimement vécue, à partir de mars 1793, sur le terrain ensanglanté de la Corse. Dorfeuille, au service des représentants Grégoire et Jagot, s’apitoie alors sur les horreurs de la guerre, atermoiements qu’aucun de ses discours patriotiques ne permet évidemment de deviner :

  • 25 A.N., D Q 1 (25-7), dossier Grégoire. Lettre de Dorfeuille du 24 avril 1793.

« Je finis, écrit-il à Grégoire, en vous assurant que le pais que nous leur disputons ne vaut pas la poudre que l’on y brûle. On croirait que cette guerre n’est pas si terrible que celle du Nord, et moi je vous assure que le détail des affaires use notre armée et que, sans le patriotisme qui l’anime, la fatigue excessive qu’elle éprouve la dégoûterait, mais le soldat qui sent la dignité de la cause qu’il défend est infatigable et s’il pouvait se discipliner, il vaudrait mieux que le soldat, romain. Profitons d’une si belle ardeur mais n’en abusons pas et soyons avares du sang des hommes. Dans cette guerre on ne le verse pas à grands flots, mais il coule continuellement goutte à goutte25 ».

Cette sollicitude vaut tout d’abord pour les soldats de la République. La dénonciation des suspects ne permet pas à Dorfeuille de généraliser sa pitié : il encourage à pourfendre les Prussiens, les fédéralistes et les assassins de Marat. Il emprunte à Danton son volontarisme : « c’est avec l’audace qu’on bâtit une République ; l’audace intimide les faibles, l’audace foudroye les scélérats. C’est de l’audace que je vous demande » ; nulle trace pour le doute dans ses proclamations : « voilà comme il faut penser, voilà comme il faut agir ».

  • 26 Cf. note 23.

« Si nous n’avions pas été si timides, si réservés depuis quatre ans, nous serions plus avancés aujourd’hui, et si, comme l’a dit Marat, la tête de quelques milliers de conspirateurs fût tombée sous le glaive de la Loi, nous aurions épargné la vie de 100 000 Sans-culottes immolés aux Frontières, et dont les Aristocrates ne se sont jamais avisés de déplorer la perte.
Que l’expérience du passé nous éclaire (…). Plus de ménagement ; la Sans-culotterie ou la Mort26 ».

  • 27 B.M. Lyon, fonds Coste, n° 111077. Procès-verbal de l’installation de la Commission de justice popu (...)
  • 28 Journal de Ville– Affranchie, 13 frimaire an II (3 décembre 1793).
  • 29 Archives parlementaires, tome LXXXII, Paris, 1913. Séance du 1er nivôse an II (21 décembre 1793).
  • 30 B.M. Lyon, fonds Coste, n° 681. Lettre du 24 nivôse an III (13 janvier 1795) aux représentants du p (...)

Ce zèle est récompensé le 12 octobre 1793 par sa nomination à la présidence d’une juridiction d’exception, la Commission de justice populaire de Ville-Affranchie. Secondé par trois juges et un accusateur public, comme lui commissaires actifs des représentants du peuple, ou membres d’administrations départementales, il va voir défiler des fédéralistes lyonnais dont il fixe le sort pour l’éternité. Lors de l’installation du tribunal, Couthon incite ses membres « à découvrir la précieuse vérité qui distingue l’innocent du coupable » ; Dorfeuille y consent, tout en définissant les limites du tribunal : « il est révolutionnaire, nous ne l’oublierons pas ; c’est-à-dire que les formes en seront bannies, et que les faits seuls pesés. La rapidité des jugemens rendra notre responsabilité plus terrible ». Mais il compte sur le contrôle du peuple, sur sa collaboration. À ceux qui déjà parlent de haine et de vengeance, il prouve combien il sait être expéditif : « nous siégeons armés, nous les tuerons d’abord et nous ferons notre devoir après27 »… Dans un premier temps, il cherche surtout à se concilier la sans-culotterie lyonnaise, et à ce titre s’intéresse comme elle aux œuvres du sculpteur Chinard, auquel les autorités révolutionnaires ont commandé plusieurs statues. Sur le pont Morant, celle de la Renommée lui paraît interpeller le passant par un geste ambigu ; celle de la Liberté, destinée à l’Hôtel commun, semble placer la couronne civique « à une partie du corps tout à fait différente de la tête » ; Chinard devient donc suspect. Mais Collot d’Herbois, arrivé le 4 novembre dans Ville-Affranchie, trouve la Commission bien lente dans sa marche : « les exécutions ne font pas tout l’effet qu’on en devrait attendre ». Qu’à cela ne tienne : Dorfeuille interroge le 9 novembre dix Lyonnais collectivement, leur reprochant leur participation à la municipalité provisoire pendant le siège. Ils sont exécutés. Le 4 décembre, Philippe-Antoine va participer selon son propre vœu aux mitraillades commandées par Fouché. Il l’a promis quelques jours avant aux représentants en mission : « un grand acte de justice nationale se prépare ; il sera de nature à épouvanter dans les sections les plus reculées les traîtres qui penseraient encore à s’insurger contre la République française28 ». Alors que la Commission de justice populaire est remplacée en décembre par un tribunal de sept membres encore plus expéditif, dont Dorfeuille apprécie le zèle, il fait le bilan de son action dans une lettre à la Convention datée du 14, accompagnée des félicitations de Fouché, Collot d’Herbois et Laporte. L’institution qu’il préside « a jugé à mort, élargi ou condamné à la prison plus de 150 prévenus » : « nous n’avions ni preuves par écrit, ni preuves testimoniales : il fallait souvent lire le crime sur le front des coupables29 »… Après la chute des robespierristes, alors que l’étau thermidorien se refermera sur lui, il plaidera l’obéissance (« des individus tels que nous ne pouvions que suivre l’impulsion donnée par la Convention ») et la mesure : la Commission de justice populaire, jugée trop timorée, n’avait-elle pas été remplacée, sous Fouché et Collot d’Herbois, par la plus expéditive Commission des Sept ? Et puis, « la Commission militaire fut remplacée en même tems et on ne la chicane pas aujourd’hui, cependant elle a jugé deux fois autant d’individus que la nôtre30 ».

13L’indifférence pour la vie est encore plus marquée chez Pascal-Antoine Grimaud, au plus fort de l’action terroriste dans Commune-Affranchie. Tout lui semble autorisé contre ceux qui ont refusé le contrat social et bafoué la règle de l’indivisibilité nationale. La Commission temporaire de surveillance républicaine, dont il sera l’un des présidents, promet séquestres sur les biens et peine de mort aux rebelles et comploteurs, aux prêtres, aux nobles, aux parents d’émigrés, aux fonctionnaires parjures, aux hommes de loi (« chiens courants de la féodalité »). Au contraire, « tout est permis pour ceux qui agissent dans le sens de la Révolution », credo diffusé dans une Instruction adressée aux autorités constituées du département de Rhône et Loire, et principalement aux municipalités des campagnes et aux Comités révolutionnaires, le 26 brumaire an II (16 novembre 1793). L’exégèse paraît des plus triviales et des plus lourdes de conséquences : « Le temps des demi-mesures et des tergiversations est passé. Aidez-nous à frapper les grands coups, ou vous serez les premiers à les supporter. La liberté ou la mort ; réfléchissez et choisissez ». Grimaud enfonce le clou, en commentant pour ses amis moulinois : « Pourvu que la tyrannie soit détruite, que l’égalité étende son empire, peu importe les formes. Sauvons, sauvons la France et avec cela nous régénérerons le monde ». Sacrifiant au Sacré-Cœur républicain, le terroriste de l’an II n’a que peu à voir avec le patriote de 1789, avide de discuter non sans hauteur de conception les détails de la législation. Quoiqu’il jure de sa fidélité à lui-même, il est tout entier investi maintenant dans une action sans répit dont il ne verra pas le terme – « mon regret est de ne pouvoir vivre assés longtems pour voir le triomphe parfait de l’égalité ». Il accepte ce dévouement à la grande cause commune, à la manière d’un nouvel apostolat fondé sur une rigidité revendiquée des principes politiques (aucun souci moral, aucune invocation de la vertu ne ponctuent en effet sa correspondance lyonnaise) : « Rien n’est capable de me faire varier ou dévier d’une ligne. Je suis dévoué à la révolution par principes et par goût. Dans quelque place qu’on me mette, ou qu’on me laisse sans place, je ferai tous mes efforts pour l’achèvement de notre glorieuse révolution et l’affermissement de la liberté et de l’égalité ».

14Quinze jours avant qu’il ne prenne ses fonctions, une accélération notoire des activités terroristes de la Commission avait cependant été inspirée par Collot d’Herbois et Fouché. Les démolitions leur avaient paru trop lentes, trop coûteuses, laissées à la liberté d’un peuple peu ardent. Le mode du jugement et l’exécution des fédéralistes, preuve du rejet d’un droit normé au profit d’une justice expéditive, « avoit été également considéré comme trop rapproché des formes judiciaires et trop tardif et minutieux pour imprimer dans l’ame des rebelles et du peuple égaré et appitoyé le caractère de la vengeance nationale justement exercée contre une ville vouée à l’exécration par toutes celles de la République ». Aux crimes des insurgés qualifiés de massifs devaient correspondre dans la même proportion les exécutions ordonnées par leurs vainqueurs et des destructions « de quartiers, de rues entières, telles les maisons de St-Clair, du quay du Rhône, du quartier de la Liberté, cy-devant Terreau », passés par les flammes. Le sort des condamnés était précisément scellé :

« Il y aura au moins chaque jour jusqu’à ce que tous les rebelles soient réduits au dernier et jusqu’à ce que le peuple ne sera plus agité par leurs sourdes menées et leurs pièges corrupteurs cinquante, cent et même cent cinquante Muscadins mis à mort. Et pour rendre leur exécution prompte et plus imposante aux regards du peuple justement irrité de leurs crimes, ils seront tous enchaînés et placés en plusieurs lignes sur lesquelles un nombre déterminé de canons chargés de mitraille sera tiré, et à quelques distances desquelles seront placés des pelotons de républicains pour fusiller de suite ceux qui survivront ci la décharge des canons.
Les corps ainsy canonnés ou fusillés seront ensuite ramassés et conduits dans une fosse, qui sera préparée à cet effet, avec une quantité suffisante de chaux vive pour les consumer ».

Grimaud ne reniera jamais la violence de ton et de contenu d’un tel décret, destiné avant tout à faire peur – ce qui ne signifie pas absence d’application, même partielle –, lui qui dans Roanne désertée condamnera les « mesures exagérées » de Javogues, qui portent le discrédit sur la Révolution. Commandant en second d’une compagnie extraordinaire de surveillance composée de dix-huit sans-culottes de l’armée révolutionnaire ou président de la Commission temporaire (à partir du 3 nivôse an II), il s’occupe activement de la police intérieure dans Lyon, participe à plusieurs interrogatoires, la terreur policière occupant l’essentiel des décisions de ses pairs et les siennes propres. Avec le sérieux froid qu’il croit convenir à ses fonctions, il parle sans plus de commentaire du quidam qu’il conduit en prison et « qui sera fusillé demain », des exécutions massives auxquelles il assiste (« nous en vîmes hier fusiller 68 et guillotiner 14”), certes « assés fortes pour allarmer la sensibilité » – celle des autres… – lui-même ne se rassure-t-il pas en les prétendant infimes au regard de l’immense population lyonnaise ?

15Pascal-Antoine, qui mettra tout son poids dans la balance au moment de faire déporter son collègue Dubarry, vicaire épiscopal de l’Allier, ou d’envoyer à la mort le financier moulinois Ripoud, contemple sans déplaisir le calvaire lyonnais de ses anciens ennemis bourbonnais : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’envie s’est attachée sur mes pas.

  • 31 Lettre du 18 nivôse an II (7 janvier 1794). Cf. P. Flament, Lettres inédites de Pascal-Antoine Grim (...)

16Cependant, mes envieux n’ont pas eu beau jeu ; plusieurs ont passé par la fenêtre à Capet ; les autres l’ont manqué belle ». Trente-deux Moulinois, figures de l’administration d’Ancien Régime, mais aussi des associations philanthropiques ou du premier club des jacobins (dont son fondateur Jouffret de Bonnefond), arrêtés le 18 juin 1793, ont été conduits à Lyon sous sa direction. Tous passent, selon les mots employés par Grimaud, par « la fenêtre à Capet », « la sainte guillotine ». « Mande-moi, écrit-il sans sourciller à sa sœur, l’impression qu’a fait sur les esprits l’abbatis des 32 têtes aristocrates, monarchiennes ou fédéralistes qui subjuguoient ou corrompoient notre ville. Si cette leçon ne convertit pas leurs semblables, ils sont incorrigibles31 ». Il éprouvera quelques remords pour Dubarry, esprit brillant décédé sur les pontons de Rochefort mais, s’il ne se sent pas totalement absout dans « l’affaire des trente-deux », jamais il ne fera montre de compassion, préférant s’employer à partager les responsabilités :

  • 32 Idem.

« Par rapport aux trente-deux guillotinés, explique-t-il à sa sœur, j’oubliois de te dire qu’ils ne doivent vous donner aucune inquiétude sur notre compte. Ce n’est pas nous qui les avons jugés et nous ne jugeons personne (…). Il y a une commission révolutionnaire qu’on nomme aussi ici « commission des sept » qui sont les seuls juges ; ce sont eux qui ont condamné les 32 et nous ne nous en sommes point mêlés. Au surplus, quand je dis que nous ne nous sommes pas mêlé de leur jugement, ce n’est pas pour rejetter sur d’autres ce que leur condamnation pourroit avoir d’odieux dans le sentiment de leurs partisans, car j’ai applaudi de bon cœur ci la vengeance nationale exercée sur eux et j’aurois fait comme les juges et, en les faisant arrêter à Moulins, j’ai été avec mes collègues de la municipalité une des premières causes de leur supplice et je suis convaincu qu’ils étoient de profonds scélérats et qu’il faudroit en envoyer encore ici une vingtaine pour achever de purger notre ville et notre département32 ».

La vie a perdu son prix, le moment seul de la mort le rehausse parce qu’il sert à modeler l’opinion. Sitôt la peur et la violence passées, la chaux vive efface les corps suppliciés. La répétition trop fréquente des gestes affaiblit en réalité la prétendue exemplarité des exécutions. Les particuliers s’adaptent à ce quotidien morbide, dépassant les bornes mêmes des bourreaux et de leurs commanditaires. Interloqué, le général Declaye se scandalise dans le Journal républicain des deux départemens de Rhône et de Loire, le 2 février 1794 :

  • 33 B.M. Lyon, fonds Coste, na 116 211. Journal républicain des deux départements du Rhône et de Loire, (...)

« Des femmes, des enfans oubliant la décence et le respect dû aux mœurs, se sont permis de dépouiller avec la dernière indécence les cadavres des suppliciés, pour se partager les lambeaux sanglans qui les enveloppoient. Ce spectacle dégoûtant a indigné toutes les âmes honnêtes et pudiques. Oublient-elles donc, ces nouvelles Euménides, que de telles licences sont incompatibles avec l’austérité républicaine et que la modestie est la première des vertus de leur sexe ? Femmes de Commune– Affranchie, est-ce ainsi que vous élevez vos enfans ? Est-ce ainsi que vous respectez leur innocence ? Ah l si vous croyez, par là, nous montrer votre patriotisme, certes, vous êtes dans l’erreur ; cette conduite indigne de votre sexe ne fait que nous persuader, de plus en plus, que votre ville infame étoit le réceptacle de tous les vices. Voyez d’un œil sec la punition des coupables, vous le pouvez ; mais rougissez de vous être avilies à ce point, et sachez mieux à l’avenir respecter votre dignité, votre pudeur33 ».

  • 34 Lettres des 13 et 18 nivôse an II (2 et 7 janvier 1794). Cf. P. Flament, op. cit. note 31.

Honte à ces femmes qui se précipitent pour dépouiller les cadavres, révélant à chacun ce qui demeure de la chair souffrante ; elles interrompent la communion de la terreur, rappellent l’individu au lieu de la masse (monstrueuse ?) des contre-révolutionnaires dont le canon républicain s’est défait. Ces mitraillades, qui fournissent un seul motif d’inquiétude à la Convention : « Les grands maux que pourrroient procurer la pollution de l’air » qu’elles occasionnent… Restent, dans cet univers désorienté qu’ordonne Fouché, des défunts plus honorables que d’autres, ceux auxquels on offre et reproduit à l’infini pompes républicaines et nimbes apaisantes du « sommeil éternel » sous une pierre figurant une couronne de chêne, puisque leurs actes sont gages de leur immortalité, selon la norme des enterrements civils définis à Moulins par le représentant du peuple. Chalier est de ceux-là, et Grimaud ne manque pas d’en faire installer le buste en vis-à-vis de son fauteuil de président de la Commission temporaire de surveillance républicaine : il devient symboliquement son interlocuteur privilégié, comme le Christ l’était autrefois. Car les excès athées rebutent Pascal-Antoine, lui qui n’hésite pas à embrasser et à répandre images et objets de piété républicains. N’envoie-t-il pas au président de la société populaire de Moulins une pièce en argent représentant Chalier assassiné par les rebelles lyonnais ? Ne tance-t-il pas des sans-culottes bourbonnais trop empressés de bannir les idoles, et tout prêts à « mettre une chappe sur le buste de Le Pelletier » ? « Que, pour détruire le fanatisme, on ridiculise les ornements d’église, c’est bien fait ; mais un martyr de la liberté ne doit pas être traité comme un pasquin34 ». Cette séparation du bon grain de l’ivraie, entre les Lumières de l’avenir et le plus noir de l’Erèbe, se nourrit parfois de l’ars moriendi baroque : « C’est avec la tête de Chalier à la main, conseille le Journal républicain, que les orateurs devraient toujours paroître à la tribune ; c’est avec les restes mutilés de ce grand homme qu’il faut répondre à tous ceux qui ne sont pas encore à la hauteur des mesures révolutionnaires dont leur commune est le théâtre ». Ce culte des reliques construit autour des martyrs voit pourtant son sens brouillé par le suicide de Gaillard, premier président de la Commission temporaire. Un tel acte, librement mais individuellement décidé sans raison explicite (sinon la dépression psychologique d’un militant épuisé et peut-être déçu), perturbe les critères de l’héroïsme républicain et n’entre dans aucun schéma explicatif. Le journaliste Damane, auteur de Je suis le véritable Père Duchesne, foutre, dans les numéros des 20 et 28 décembre 1793, s’essaye, à travers une pièce de circonstance, au travail du deuil public, à la construction d’une mémoire collective. Duviquet, Lefebvre et Grimaud en reprennent, pour le Journal républicain du 24 février 1794, un dialogue entre Gaillard et Chalier, le second essayant de convaincre le premier qu’il a eu tort et éprouve certainement des regrets d’avoir quitté si vite une vie « si utile à la République » ; l’ancien maire au moins n’avait pas eu le choix, privé par le crime politique de voir l’entrée dans Lyon des troupes de la République (« s’il fût mort ensuite, ce n’eût été que de plaisir »). Et Gaillard de confesser sa faute, son égarement, sa folie même : tant de morts pendant le siège – après, tout est justifié – et sa captivité « avoient flétri mes sens et désorganisé mes ressorts », fait « sur mon cerveau ces tristes et profondes impressions dont un événement, que je déplore aujourd’hui, a été la suite », concède-t-il. Alors, les deux trépassés communient dans la joie des travaux en cours engagés par les autorités révolutionnaires dans Commune-Affranchie, et suggèrent les épurations à poursuivre, jusqu’à interpeller les rédacteurs, les distinguant ainsi pour l’éternité :

  • 35 B.M. Lyon, fonds Coste, no 116211. Journal républicain des deux départemens du Rhône et de Loire.

« Chalier : (...) Les morts peuvent bien se parler entre eux, il leur est difficile de se faire entendre aux vivons.
Gaillard : Pas si difficile que tu le penses : nous insinuerons nos idées aux trois sans-culottes qui rédigent le Journal républicain. On ne croit plus trop aux inspirations ; mais les patriotes ont aussi leurs mystères, et je les connais d’ailleurs assez, je suis assez sûr de leurs principes pour être persuadé qu’en écrivant d’après leurs cœurs, ils écriront d’après le nôtre.
Chalier : Eh bien ! c’est un marché fait ; nous veillerons pour eux et ils écriront pour nous35 ».

  • 36 A.D. Puy-de-Dôme, F 149 (54). Lettre du 1er frimaire an VI (21 novembre 1797) à Gaultier de Biauzat

17Cette captation d’héritage, ce dialogue avec les morts disent bien le besoin de reconnaissance des membres de la Commission temporaire, leur recherche d’éternité pour leurs actes et peut-être pour eux-mêmes. Sous le Directoire, au plus fort de son désespoir et de sa relative solitude, Grimaud pourtant pensera lui aussi à mettre fin à ses jours : « je saurais quitter la vie lorsque je n’aurai plus aucun moyen de subsister36 » ; la cause particulière a pour lui aussi remplacé le sacrifice à la nation. C’est un vieil homme qui fait le compte de ses espoirs déçus, à peine rasséréné par les succès républicains de l’an VII. La mort le frappe à son domicile clermontois le 21 brumaire an VIII (12 novembre 1799), tandis que la capitale auvergnate apprend le coup d’État perpétré trois jours auparavant par Bonaparte. Nouvelles dérives pour les uns, nouvelles rives pour l’ancien terroriste, qui offre à la postérité une agonie réelle et symbolique à la fois.

18Dorfeuille, lui, dans la force de l’âge, paye comptant son engagement. Arrêté le 2 mars 1795, et tentant en vain d’intervenir auprès des représentants thermidoriens à Lyon, il prévient le 29 avril son épouse qu’il se sait condamné. Il accepte ce sacrifice avec la foi des héros républicains qu’il a interprétés et encensés ; ce dernier rôle, il le joue sans fard, non sans emphase, puisque l’heure est encore, un mois avant prairial, aux martyrs jacobins :

  • 37 B.M. Lyon, fonds Coste, na 350 628.

« Ma chère amie, je crains bien que le voyage que tu as fait à Paris pour me justifier des calomnies atroces que l’on emploie depuis six mois pour incarcérer indistinctement tout ce qui s’est prononcé pour la révolution soit sans succès. Au reste l’éloignement t’évitera la douleur d’être témoin du sort que l’on prépare à des hommes que l’on accuse, mais que l’on ne peut pas juger, parce qu’ils ne sont pas coupables. Dis à la Convention que l’on la trompe et que les poignards que l’on nous destine iront jusqu’à elle, si elle ne prend promptement parti vigoureux pour éteindre la guerre civile prête ci s’allumer dans le midi. On est ici sans respect pour les lois. Une armée d’assassins sont aux gages des émigrés qui se défont des terroristes, mot inventé si heureusement pour l’aristocratie, le royalisme et le fanatisme. Ha ! qu’ils sont coupables les hommes qui dans la convention ont agité le poignard de la vengeance l Je ne me le dissimule point, je suis perdu. Des représentants trompeurs ou trompés ne nous accordent seulement point la garantie du citoyen. J’ai fait serment de mourir pour ma patrie : je suis pur, et je ne peux mourir que par un crime. Les hommes qui me connaissent me rendront justice. Dis à mon fils qu’il ne se venge point. La vengeance n’est point fente pour les grands cœurs : qu’il aime sa patrie comme moi ! Qu’il dise ci nos frères d’armes qui viendront mutilés des armées : camarade, tu as perdu ta jambe pour ton pays, et moi j’ai perdu mon père.
Adieu37 ».

19Dernier effort épistolaire, il est lucide, prémonitoire. La mort en effet rôde. Elle le surprend brutalement, comme beaucoup d’autres détenus de la Maison de Roanne, le 15 floréal an III (4 mai 1795), en fin d’après-midi. À la mémoire de son mari, la citoyenne Dorfeuille publiera, le 21 floréal an III (10 mai 1795) à Paris, les Relations du citoyen Dorfeuille, égorgé dans les prisons de Lyon par les agents des Émigrés, récit de la Terreur adressé aux Conventionnels. Philippe-Antoine bien sûr est lavé de toute faute : il a été l’exécutant fidèle des lois et des décrets contre des Lyonnais qui le méritaient (« ils ont dilapidé nos caisses pour alimenter leur siège, ils ont dilapidé nos effets militaires, nos vivres, ils ont fait souffrir nos armées »). Sa veuve reprend le flambeau de la lutte, pour tous les patriotes emprisonnés, contre les réactionnaires du Midi. Elle refuse la fatalité du massacre du 15 floréal. Son drame privé se traduit par la tentative d’élaboration d’une dernière image publique du défunt proposé au Panthéon des martyrs révolutionnaires :

  • 38 A.D. Rhône, IL 208.

« Dorfeuille disoit à ses compagnons malheureux : mes amis, en républicain il faut mourir : je ne veux point avoir la douleur de vous voir poignarder, je passerai le premier. Lorsqu’il vit entrer les assassins, il a été au-devant. Tu veux le sang républicain, tiens, frappe, voilà ma poitrine. Ces bourreaux l Ils disoient il y a quelque teins qu’ils ne vouloient point de sang jusqu’aux jambes mais jusqu’aux genoux. Je les vois sortir tous dégoûtons de sang, du sang des patriotes ! Monstres royalistes, vous avez osé crier vive la convention ! (…) Elle ne veut point de crime la convention et vous le savez bien38 ».

20De l’engagement à la mort, du militantisme à la postérité, les chemins des jacobins rencontrés sont divers qui les mènent partout sauf dans la Rome pontificale : les héros mythifiés d’une Antiquité grecque ou romaine réhabilitée par l’Olympe républicain les motivent davantage. Leur régénération, si elle est action de transformation politique, voire sociale, est aussi identification à ces modèles au nom desquels plusieurs sont prêts à mourir pour leurs idées. Romme et Dorfeuille sont exemplaires de cette acceptation du sacrifice. Le goût du pouvoir, non pour lui-même mais pour les possibilités d’influer sur le cours de l’histoire, amène pareillement l’idée du suicide chez un Grimaud trop longtemps exclu des emplois publics, douloureusement conscient de son inutilité. Plus opportunistes mais non sans courage, Biauzat et Mabru vivent stoïquement leur ponctuelle déchéance, le premier en l’an II, le second en l’an V, sans doute persuadés de leur inévitable réhabilitation, pour laquelle ils ne transigeront pas avec leurs engagements, désormais traduits par leur participation aux cercles constitutionnels du Directoire. Les événements, dont ils ont eu tout loisir d’analyser le cours erratique, leur donneront raison. Foi dans l’esprit et la raison, parfois jusqu’à l’aveuglement, abandon de l’anonymat et de la solitude pour une participation enthousiaste au bien commun, quelquefois jusqu’à la négation des individus, sens de l’actualité, rarement pour les seuls besoins d’une carrière, projections messianiques dans l’avenir, toujours rapportées à une culture classique, tel pourrait être le portrait type, addition de tous les précédents, de l’intellectuel entré en Révolution, portrait grossier et caricatural que la postérité semble éternellement vouloir vérifier.

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Notes

1 Sur ces différents concepts, voir M. Vovelle, « Les intermédiaires culturels », dans Idéologies et mentalités, Paris, François Maspero, 1982, p. 163-176 ; H. Burstin, La politica alla prova. Appunti sulla rivoluzione francese, Milan, Francoangeli Storia, 1989 ; J. Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Paris, Presses de la FNSP, 1992, p. 41-77 ; J. Boutier, « Les courtiers locaux du politique (1789-1792) », Annales historiques de la Révolution française (A.H.R.F.), n° 297, juillet– septembre 1994, p. 401-411.

2 Ph. Bourdin, Le noir et le rouge. Itinéraire social, culturel et politique d’un prêtre patriote (1736-1799), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2000, 520 p. ; « Le chevalier de Saint-Michel, la déesse de la Liberté : figures d’une irrésistible ascension », dans Christine Le Bozec et Éric Wauters (dir.) Pour la Révolution française, Mélanges en hommage à C. Mazauric, Rouen, Publications de l’Université de Rouen et du Havre, 1998, p. 31-43 ; « Jean-François Gaultier de Biauzat, Hortensius ou nouveau Robespierre 7", A.H.R.F, no 1, 1997, ,p. 31-60; « Les tribulations patriotiques d’un missionnaire jacobin : Philippe-Antoine Dorfeuille », Cahiers d’histoire de Lyon, t. XLII, no 2, 1997, p 217-265  [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/ch.129 ; « Le sans-culotte Gilbert Romme, ou la pédagogie politique par l’exemple », Actes du colloque Gilbert Romme et les martyrs de Prairial (Riom, mai 1995), A.H.R.F., n° 304, avril-juin 1996, p. 283-302 [En ligne] URL : https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1996_num_304_1_1973.

3 G. Levi, « Les usages de la biographie », Annales E.S.C., novembre-décembre 1989, p. 1325-1336 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3406/ahess.1989.283658; E. Torres, « Du champ Q des Annales à la biographie », dans Problèmes et méthodes de la biographie. Actes du colloque en Sorbonne des 3 et 5 mai 1985, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 141 et suivantes.

4 P. Serna, Antonelle, aristocrate et révolutionnaire (1747-1817), Paris, Éditions du Félin, 1997, p. 21.

5 Voir la longue et riche introduction méthodologique de C. Le Bozec, Boissy d’Anglas, un grand notable libéral, Privas, Fédération des œuvres laïques de l’Ardèche, 1995.

6 M. Vovelle, « Du quantitatif à l’étude de cas, Théodore Désorgues », dans Problèmes et méthodes de la biographie, […], p. 190-198.

7 R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998, p. 10. J. Rancière, Les mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 96.

8 R. Chartier, op. cit.

9 M. GribaudI, « Échelle, pertinence, configuration », dans J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1996, p. 113-140.

10 A.D. Puy-de-Dôme, 2 E 02063. Lettre de Mabru à son père, 12 juillet 1787.

11 A.D. Puy-de-Dôme, F 149 (55). Lettre de Grimaud à Gaultier de Biauzat, 23 frimaire an VII (18 décembre 1798).

12 B.M.I.U. (Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont– Ferrand), A 31 612, Discours prononcé par M. Grimaud, prêtre et chanoine du chapitre de Saint-Pierre dans l’assemblée du clergé de Clermont, le 24 mars 1789.

13 A.D. Rhône, IL 208

14 Ibidem.

15 J. Boutier, Ph. Boutry (dir.), Atlas historique de la Révolution française, vol. 6 : Les sociétés politiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992.

16 Ibidem. Le texte de Grégoire est cité p. 9.

17 M.R.M. (Museo del Risorgimento, Milan), fonds Romme, 1, 14 (carton 1, pièce 14). Lettre à Dubreul, Saint-Pétersbourg, 26 août 1782.

18 M.R.M., II, 39.

19 M.R.M., II, 47.

20 M.R.M., II, 39.

21 M.R.M., II, 39.

22 R. Bouscayrol, Les lettres de Miette Tailhand– Romme (1787-1797), Clermont-Ferrand, 1979. Lettre n° 101, fin juin 1795.

23 B.N.F., Lb 41 3311. Adresse aux volontaires des armées de la République, Roanne, 16 septembre 1793.

24 B.N.F., Le 11635 (75). Journal des départements méridionaux, n° LXXVIII, 1er septembre 1792.

25 A.N., D Q 1 (25-7), dossier Grégoire. Lettre de Dorfeuille du 24 avril 1793.

26 Cf. note 23.

27 B.M. Lyon, fonds Coste, n° 111077. Procès-verbal de l’installation de la Commission de justice populaire.

28 Journal de Ville– Affranchie, 13 frimaire an II (3 décembre 1793).

29 Archives parlementaires, tome LXXXII, Paris, 1913. Séance du 1er nivôse an II (21 décembre 1793).

30 B.M. Lyon, fonds Coste, n° 681. Lettre du 24 nivôse an III (13 janvier 1795) aux représentants du peuple à Lyon.

31 Lettre du 18 nivôse an II (7 janvier 1794). Cf. P. Flament, Lettres inédites de Pascal-Antoine Grimaud, vicaire episcopal de l’Allier, membre de la Commission temporaire de Lyon (décembre 1793 – mai 1794), Moulins, 1911.

32 Idem.

33 B.M. Lyon, fonds Coste, na 116 211. Journal républicain des deux départements du Rhône et de Loire, na du 14 pluviôse an II (2 février 1794).

34 Lettres des 13 et 18 nivôse an II (2 et 7 janvier 1794). Cf. P. Flament, op. cit. note 31.

35 B.M. Lyon, fonds Coste, no 116211. Journal républicain des deux départemens du Rhône et de Loire.

36 A.D. Puy-de-Dôme, F 149 (54). Lettre du 1er frimaire an VI (21 novembre 1797) à Gaultier de Biauzat.

37 B.M. Lyon, fonds Coste, na 350 628.

38 A.D. Rhône, IL 208.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Bourdin, « Révolution et engagement militant, à l’aune des biographies »Siècles, 11 | 2000, 7-33.

Référence électronique

Philippe Bourdin, « Révolution et engagement militant, à l’aune des biographies »Siècles [En ligne], 11 | 2000, mis en ligne le 24 juin 2024, consulté le 08 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/siecles/11890 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11y54

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Auteur

Philippe Bourdin

Université Blaise-Pascal, C.H.E.C.

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