5Aujourd’hui, les récentes mutations techniques en matière de représentation spatiale ont permis de passer de la « cartographie automatique » balbutiante à la géomatique. Ainsi, les historiens du fait religieux sont invités à réviser en profondeur leurs modes de collecte, de documentation, de production, de visualisation et de diffusion des données historiques. Le chercheur ou la chercheuse s’appuie toujours sur les archives et les cartes patrimoniales, mais dispose de nouveaux outils pour les exploiter, les interroger, redessiner des circonscriptions territoriales disparues et matérialiser sur ces fonds des stratégies et des pratiques de maîtrise du territoire, traitant des données diverses ayant trait à l’histoire culturelle, politique ou religieuse. La construction de bases de données concourant à une représentation dans l’espace assistée par l’informatique ne va pas sans interroger l’élaboration de la stratégie de recherche. Les chercheurs doivent tout à la fois veiller à ne pas rompre le fil de la connaissance héritée et accepter une mutation professionnelle profonde, qui les place en situation d’apprentissage méthodologique et technique permanent. Ces évolutions s’accompagnent d’un mode de production et de diffusion ouvert, collectif et interactif. C’est la vocation première de cette publication que d’établir un état des lieux à partir d’études de cas et d’ouvrir des perspectives, s’agissant de pratiques associant exploitation des sources et systèmes d’information géographique.

6Dans leur « atelier », historiennes et historiens alternent et combinent le réexamen de cartes anciennes à travers les outils de la géomatique, la réutilisation de bases de données déjà cartographiées mais réinvesties, l’élaboration ex nihilo de nouvelles cartes à partir de données non cartographiées. Dans le dossier ici proposé, c’est en portant l’attention sur la façon de mettre en œuvre un projet de recherche renvoyant à la géographie ecclésiastique, et sur l’intérêt accordé aux potentialités offertes ou pas, chaque fois, par la géomatique, que l’on a cherché à montrer qu’elle n’était pas qu’un « outil pratique permettant d’aller plus vite », mais qu’elle apparaissait riche d’autres façons de construire les hypothèses et les raisonnements, et de ce fait, les collectes de données, de « traces ».

7Les études de cas réunies font largement ressortir le besoin premier de localiser et de restituer des maillages ecclésiaux régionaux, c’est-à-dire aussi bien des points (des lieux d’implantation) que des aires (des ressorts, des espaces d’influence). La mobilisation ou non de cartes patrimoniales n’apparaît pas, alors, forcément comme le critère le plus discriminant pour catégoriser les démarches. On note le recours à la géolocalisation de données présentes dans des archives écrites anciennes (polyptyque, pouillés, « droit de présentation »), de données produites par l’archéologie (donc des archives matérielles) mais aussi de données contemporaines (ou anciennes, et anciennement cartographiées) d’occupation de l’espace par l’Église. L’intérêt des démarches vient du fait qu’il ne s’agit pas de simples reports dans l’espace de listes de lieux, en leur affectant des coordonnées. En effet, l’établissement des localisations réclame de confronter et d’agencer entre elles des données-sources multiples en jouant entre le recours à la méthode régressive, l’articulation entre données de nature et de datation différentes, des arbitrages et projections-extrapolations face à des incohérences, des discordances ou des manques. Dans ce qui semble constituer une opération simple (localiser), mais rendue difficile par le caractère lacunaire des sources, l’outil géomatique prend place dans une démarche progressive, cumulative, faite de confrontations, d’ajustements, de remords aussi. Il offre tout un spectre d’outils, dont ne disposait pas la cartographie manuelle, pour affiner l’extrapolation que constitue toujours la tentative de passage de la localisation de points à l’esquisse de surfaces et de limites – tout en veillant à intégrer, dans la représentation finale qu’il permet à titre d’hypothèse, la suggestion de la possible porosité de ces limites, la présence de « zones de transition ».

8La géomatique doit pouvoir répondre également au besoin d’introduire une dimension dynamique dans l’approche des territoires, conçus de la sorte comme des espaces construits et reconfigurables et non comme des entités essentialisées et prétendument stables. La procédure intègre forcément les démarches de localisation, mais pose aussi la question des modalités à la fois d’établissement et de représentation du « non statique », qu’il s’agisse de flux (économiques, humains…), d’interactions pouvant supposer des rapports hiérarchiques, ou de reconfigurations. La géomatique peut alors jouer un rôle grandement facilitateur. Elle rend aisé le traitement de données massives embrassant de très larges territoires, permettant par confrontation de déduire les formes de rapports qu’ils entretiennent entre eux. Elle peut également permettre de démultiplier, sur les mêmes bases, avec les mêmes codes (ce qui facilite, « à l’œil nu », la comparaison), des représentations confrontant des situations successives dans le temps, en produisant facilement et rapidement une sorte de « dessin animé » qui permet de caractériser les évolutions. Le souci de précision dans la localisation des phénomènes peut même, in fine, céder la place à des tentatives de modélisation des dynamiques, en recourant aux chorèmes.

9Au-delà de cette capacité à démultiplier mécaniquement des outils d’appréciation, similaire à ce que l’on retrouve dans les utilisations déjà anciennes de l’informatique au service de l’historien, en statistique par exemple, se posent néanmoins deux questions – en ayant bien à l’esprit que la production de cartes multiples à traitement massif de données a vocation à intervenir pour l’essentiel dans la phase intermédiaire de recherche. D’une part, quels sont les processus particuliers, identifiables, qui entrent en œuvre dans une approche, d’abord visuelle, qui va déterminer la lecture, l’appréciation ? Cette approche visuelle est en elle-même un prisme singulier sur lequel se greffent d’autres filtres, dans le processus aboutissant à une proposition de formulation d’apport scientifique. D’autre part, dans cette formulation finale, comment s’invente une autre forme de représentation cartographique, qui peut essayer de condenser en un nombre limité de cartes, voire en une seule, toute la dimension dynamique, en jouant de la palette de codes cartographiques hérités d’une approche manuelle, ou en élaborant une sémiologie adaptée – à moins d’opter pour une cartographie animée qui suppose d’autres supports de diffusion ? Cette question de la représentation cartographique finale est en tout cas un point de réflexion qui s’applique à tous les cas étudiés. Entre inventivité, créativité, singularité, et normalisation, uniformisation, il y a, chaque fois, des choix à réaliser. Les outils géomatiques guident, voire contraignent en partie ces choix, mais offrent également un nuancier d’expérimentations.

10Le jeu de confrontations chronologiques a un pendant : la confrontation entre cartes à échelles différentes, la variation d’échelle étant tout aussi facilitée par la capacité de traitement de données en masse qu’offre l’outil géomatique. Il faut bien avoir à l’esprit que la distance d’observation joue sur la façon de voir les objets étudiés : elle sélectionne ceux qui sont plus ou moins visibles et dessine, plus ou moins bien, la façon dont ils s’articulent entre eux. Les notions de complémentarité ou de concurrence, de connexion, de réseaux, de hiérarchie, sont ici à l’œuvre dans la façon d’observer, mais aussi, préalablement, de concevoir la saisie des données. Cette dimension de l’opération géomatique ne doit pas être négligée, car c’est aussi à ce stade d’amont qu’intervient le chercheur, préconfigurant les potentialités de représentation cartographique. Ponctuellement, le choix particulier mais raisonné peut être fait, pour une étude donnée, de travailler à une échelle particulière. Des travaux optent pour une échelle locale, d’autres pour une échelle inter ou intrarégionale, ou étatique. Ce choix d’une échelle, en soi, paraît renvoyer à la cartographie traditionnelle. Pourtant, la géomatique offre la capacité de réajustement, de confrontation ponctuelle, mais aussi d’intégration des données dans une base géographiquement plus large, ou au contraire plus restreinte, devenant détails ou éléments de contexte. C’est donc aussi autour de la question de la connectivité entre bases, entre cartes – pas seulement ecclésiastiques, mais renvoyant également à d’autres composantes sociales – que les potentialités de l’outil géomatique appliqué à l’approche et à la compréhension du religieux méritent d’être explorées.