3La présente étude s’intéresse essentiellement à la situation des chapitres entre Loire et Escaut à la veille de la Révolution, en exploitant les données de l’enquête Muséfrem. À la mi-juillet 1790 en effet, la nationalisation des biens d’Église, la Constitution civile du clergé puis la réorganisation de la carte des paroisses bousculent l’organisation ecclésiale qui sert de cadre professionnel aux carrières des musiciens d’Église. Dès le 24 juillet, l’Assemblée nationale rend un décret qui prévoit en leur faveur « un traitement, soit en gratification, soit en pension, suivant le tems, le taux et la nature de leurs services et eu égard à leur âge et leurs infirmités ». Mais pour obtenir ces secours, les anciens musiciens doivent constituer des dossiers justifiant de leur carrière. Ces dossiers, remontés jusqu’au Comité ecclésiastique à Paris, sont aujourd’hui conservés dans la sous-série DXIX des Archives nationales, ou ont été conservés par les autorités locales et sont consultables dans les services d’archives départementales. Ils offrent une documentation riche et cohérente sur une catégorie socioprofessionnelle à l’échelle nationale. Pour les exploiter, une enquête collective intitulée « Muséfrem » (Musiques d’Église en France à l’Époque Moderne) a été ouverte fin 2001. Elle a bénéficié d’un financement par l’ANR entre 2009 et 2013, et s’appuie sur une base prosopographique en ligne, hébergée par le Centre de musique baroque de Versailles. Elle comprend début 2022 près de 8 000 notices biographiques publiées et près de 8 000 autres en construction. L’étude étant conduite dans le cadre des départements, près d’une soixantaine d’entre eux sont en ligne à la même date, bénéficiant chacun d’une présentation synthétique. On peut d’ores et déjà tirer de nombreux enseignements de la base – les cartes présentées ici, plus ou moins complètes, reflétant l’état des dépouillements fin mai 2018. La vingtaine de diocèses pris en écharpe entre Angers et Cambrai rassemblent environ 270 musiciens actifs dans les cathédrales en 1790. C’est le corpus que nous avons sélectionné comme base d’étude étant donné l’avancement des dépouillements pour cet espace. Il doit nous permettre de « mesurer la notoriété » des chapitres et d’en établir l’échelle.

Entre Loire et Escaut, un réseau de cathédrales ?

6Première remarque, Notre-Dame de Paris domine les autres cathédrales sur tous les plans, à commencer par celui de la richesse. Son chapitre dispose officiellement de 85 000 livres de revenus en 1760, probablement de plus de 620 000 livres en 1790. Cette prépondérance est tout aussi marquée en ce qui concerne le nombre des musiciens. À la veille de la Révolution elle en emploie plus de 40, avec par exemple un orgue sur lequel se succèdent quatre organistes par trimestre, à l’image de ce qui peut se pratiquer à la Chapelle royale : disposition qui n’a été retrouvée dans aucune des cathédrales de province jusqu’à présent étudiées. Même le très fourni corps de musique de Chartres – 25 musiciens –, n’arrive que très loin derrière l’effectif parisien.

7Deuxième remarque, le nombre de musiciens ne correspond ni au statut de l’église, ni aux revenus des chapitres. Sens, archevêché, ne dispose que d’une petite musique, deux fois moins nombreuse qu’à Chartres, simple évêché. La correspondance est meilleure entre revenus et taille de la musique, mais sans être proportionnelle. Les petits chapitres (Boulogne, Sées, Blois) entretiennent des corps à peine moins fournis (10 musiciens) que certains des plus riches comme Cambrai (12 musiciens).

10Premièrement, aucun des musiciens ne vient des diocèses d’une assez large bande de l’Ouest. Les diocèses d’Avranches, de Rennes, d’Angers, forment une frontière extérieure à l’ensemble. Si l’on dissocie les cartes a-b-c de la Fig. 3, on observe des diocèses qui fonctionnent en vase relativement clos. Cela ne veut pas dire que ces diocèses de l’Ouest, eux, ne recrutent pas au sein de notre espace (Fig. 3 d), mais le cheminement, pour les musiciens actifs en 1790, ne se fait que dans un sens.

11Deuxièmement, l’axe ligérien n’existe pas. Orléans, Blois, Tours, appartiennent à notre ensemble, alors que les villes de l’aval du fleuve à partir d’Angers n’y envoient pas de musiciens. C’est également vrai à l’Est : aucun musicien ne vient du diocèse de Sens qui comprend pourtant, au Sud, la partie amont du fleuve, aucun non plus de celui d’Auxerre, un seul du diocèse de Nevers. C’est donc au moins en trois parties qu’il faut diviser le fleuve royal en ce qui concerne les circulations de musiciens.

12Troisièmement, les diocèses de l’Est doivent en revanche être probablement intégrés à l’espace, au moins partiellement, mais les dépouillements inachevés ne permettent pas de déterminer dans quelle proportion. Troyes, Soissons, Laon fournissent en effet plusieurs musiciens à l’ensemble, mais pour les diocèses plus orientaux encore, on retombe sur des individus isolés, qui relèvent probablement de la même explication que celle à apporter aux musiciens originaires des diocèses du Sud. Que penser de ces lointains diocèses méridionaux qui fournissent une demi-douzaine de musiciens à notre espace ? En réalité, le profil des hommes en question est bien particulier.

13Parmi ces quinze ou seize musiciens ostensiblement « hors espace » du point de vue de leurs origines, on compte trois organistes, trois maîtres de musique, trois hautes-contre. La proportion est encore plus importante, si l’on ajoute trois hautes-tailles et deux bassons-clarinettes. Plus spécialisés et mieux rémunérés que les autres chantres ou serpentistes, ces hommes forment un groupe qui peut probablement mieux monnayer ses compétences à l’échelle nationale.

14Au total, cette écharpe de Tours à Cambrai présente donc bien une certaine unité, en particulier pour la circulation des musiciens d’Église les plus communs. Mais peut-on, à l’intérieur de cet espace, déterminer des sous-ensembles ?

Une hiérarchie de chapitres ?

Attractivité et rayonnement des cathédrales

17Puisque les musiciens de la fin de l’Ancien Régime parcourent le Nord-Ouest de la France en formant un réseau, l’attractivité et le rayonnement des corps de musique qui les emploient nous permettent-ils de dessiner une hiérarchie des chapitres ?

18On se propose d’abord de chiffrer l’attractivité d’une musique en calculant son « degré entrant », représenté sur la carte de la figure 6 par la taille des cercles.

21Remarquons ensuite qu’il n’y a pas de corrélation non plus entre degré sortant et degré entrant : quand une cathédrale fait appel à des musiciens étrangers, cela n’oblige pas ses propres musiciens à s’expatrier : Blois fait largement appel aux étrangers, mais il y a peu de Blésois dans les diocèses voisins. À l’inverse, Amiens et Beauvais font peu appel aux étrangers, mais on trouve des Picards partout.

22Alors comment expliquer ces différences de rayonnement ? On peut poser l’hypothèse que s’il n’y a pas de lien avec la population du diocèse, il y en a probablement avec le nombre de musiciens formés dans le diocèse. Certains diocèses seraient, plus que d’autres, pourvoyeurs en musiciens d’Église. Ces musiciens étant pour beaucoup formés dans des psallettes entretenues par des chapitres, on peut tirer de cette hypothèse qu’il y a un lien entre le nombre de chapitres d’un diocèse et son « degré sortant ». Donc qu’il y a un lien avec la présence ou non de collégiales : un grand nombre de collégiales, donc de psallettes, mettrait sur le marché du travail un nombre plus élevé de musiciens, poussés à s’expatrier pour trouver un emploi (voire un « meilleur » emploi, dans la mesure où les cathédrales offrent en moyenne des gages supérieurs aux établissements plus petits). La corrélation, quoique bonne, ne peut rester pour l’instant qu’une hypothèse (Fig. 7 et 8).

23Il n’est en effet pas très facile de déterminer le lieu de formation des musiciens actifs en 1790. Sur la grosse centaine de musiciens en poste dans les sept cathédrales entre Loire et Seine, 28 ont été formés par la psallette d’une cathédrale, 11 dans une paroisse ou dans un cadre familial (c’est le cas en particulier pour des organistes), et seulement 9 par la psallette d’une collégiale. Cela veut dire qu’on ne connaît pas (encore ?) le lieu de formation de la moitié des personnalités du corpus (54).

Le poids des collégiales dans la formation des musiciens d’Église

24Si l’hypothèse de l’importance des collégiales pour fournir un vivier de musiciens est avérée, pourquoi les maîtrises des collégiales n’apparaissent-elles alors pas davantage comme lieu de formation des musiciens ? Deux raisons peuvent être avancées.

25Une première explication tiendrait à un biais méthodologique, lié à la perte des registres capitulaires des collégiales, ou au moindre dépouillement jusqu’à présent des archives des collégiales par les chercheurs associés à l’enquête Muséfrem. Sur les neuf musiciens passés par la psallette d’une collégiale, seulement quatre l’ont déclaré dans leur résumé de carrière en 1790. On ne le sait pour les cinq autres que par le hasard des dépouillements des registres capitulaires ou des registres paroissiaux. Un certain nombre de musiciens issus des collégiales nous a donc très certainement échappé.

26Une deuxième explication tiendrait au prestige moins important des psallettes de collégiales que de cathédrales. Aussi ne seraient-elles pas mises en avant par les musiciens lorsqu’ils retracent leur carrière en 1790. On trouve ainsi des formulations elliptiques, telle que celle de Jean-Baptiste François, chantre à la cathédrale de Saint-Omer en 1790 :

• 15 A.D. du Pas-de-Calais, 2 L 3/77.

Il vous prie d’observer Messieurs qu’il a employé la plus grande partie de sa jeunesse a cultiver les talens requis pour cet etat, et qu’il n’en a pas d’autres pour exister15.

• 17 A.D. du Loir-et-Cher, L 114.

L’exposant consacré dès l’enfance au service de l’Eglise, parvenu a un âge trop avancé pour faire aujourd’hui l’apprentissage d’un métier, ne peut se procurer aucun moyen de subsistance17.

28Or il semblerait qu’il ait été formé par la psallette de la cathédrale de Blois. Dans notre corpus, les musiciens issus de la psallette d’une collégiale ne l’affirment pas moins que ceux issus de la psallette d’une cathédrale.

Fig. 9 – Affirmer ou non son lieu de formation, parmi les musiciens des cathédrales entre Loire et Escaut (1790).

Affirmer ou non son lieu de formation
N=37	Psallette de cathédrale	Psallette de collégiale
Mentionné	11 (39 %)	4 (44 %)
Non mentionné	17 (61 %)	5 (56 %)
	28 (100 %)	9 (100 %)

Source : base Muséfrem.

29On ne peut donc pas affirmer, sur le seul critère numérique, que les maîtrises des collégiales représentent une formation moins prestigieuse que celles des cathédrales. Par ailleurs, on remarque que les musiciens sont rarement recrutés sur leur curriculum vitae. Pour l’essentiel, c’est après les avoir auditionnés qu’ils sont engagés. Et si les chanoines s’inquiètent de leurs mœurs dans leur poste précédent, ils s’intéressent rarement à leur lieu de formation… La deuxième explication est donc à rejeter.

30Peut-on alors placer les collégiales dans la hiérarchie des chapitres en fonction de leur « degré entrant », c’est-à-dire de leur capacité à attirer des musiciens étrangers au diocèse ?

Des collégiales aux capacités d’attraction très différentes

31À la fin de l’Ancien Régime, les collégiales ont des musiques encore plus hétérogènes que celles des cathédrales, à l’image des trois exemples suivants.

32Au firmament de la hiérarchie, la « noble et insigne Église Saint-Martin de Tours » dépasse les 75 000 livres de revenus dans le Pouillé de 1760 (soit deux fois plus que ceux de la cathédrale Saint-Gatien de cette même ville). Elle est desservie par 43 chanoines qui entretiennent un corps de douze musiciens et dix enfants de chœur, effectifs dignes de ceux d’une cathédrale, avec des aires de recrutement qui ne dépareillent pas des établissements précédemment étudiés. De même, sur les neuf musiciens que l’on sait avoir été formés par la psallette d’une collégiale, trois l’ont été à Saint-Martin de Tours. Autrement dit celle-ci équivaut à une cathédrale, par ses effectifs, ses revenus, comme par son aire de recrutement.

33Loin derrière, la collégiale Notre-Dame d’Écouis, dans le diocèse de Rouen (aujourd’hui dans l’Eure), apparaît quand même dans le Pouillé de 1760, avec 6 000 livres de revenus. Par comparaison, dans la même source et pour l’espace que nous avons considéré, le plus petit chapitre cathédral par ses revenus, Boulogne, a des revenus du même ordre de grandeur (environ 7 100 livres). Le chapitre d’Écouis regroupe douze chanoines et emploie un corps de musique assez complet, comprenant un maître de musique, trois ou quatre chantres et un serpent, quelques enfants de chœur et un organiste. Pour cet effectif, il serait un peu vain de limiter la représentation cartographique aux seuls musiciens en poste en 1790. Mais comme les registres capitulaires ont été largement conservés, on peut s’intéresser à l’origine des musiciens sur les cinquante ans qui précèdent la Révolution française.

34Ce qui surprend alors peut-être, c’est l’étendue de l’aire de recrutement. La moitié des musiciens est recrutée à moins de 30 km, l’autre moitié dans un rayon de 80 km. Mais certains viennent de bien plus loin : Vendes est distante de 150 km à vol d’oiseau, Landrecies de 190 km. Au total, le recrutement s’effectue en un demi-siècle dans sept diocèses différents, ce qui prouve qu’une collégiale de taille moyenne est capable de recruter des musiciens loin de sa zone de rayonnement directe. On n’a retrouvé pour le moment aucun ancien enfant de chœur d’Écouis ayant fait carrière dans un établissement plus renommé. Mais dans le précédent groupe des neuf musiciens formés par une collégiale, plusieurs l’ont été par une collégiale de taille équivalente à celle d’Écouis : Jean Antoine Clair Léguillon, en poste à la cathédrale de Blois a été formé à la collégiale du Saint-Sépulcre de Caen ; Jean Ailbout, a été formé à la collégiale Toussaint de Mortagnes, à 30 km à vol d’oiseau de la cathédrale de Sées où il est en poste en 1790.

Conclusion

37On trouve ensuite deux sous-ensembles de cathédrales. Ils ne se différencient pas par des échanges internes privilégiés et séparés, mais par des structures de recrutement différentes. Les cathédrales du Nord recrutent beaucoup plus localement, tandis que les cathédrales entre Loire et Seine attirent bien plus largement des chantres horsains.

38Tours semble être un cas particulier, avec une cathédrale polarisante qui ne pâtit en rien de la présence d’un second chapitre de grande envergure, celui de la collégiale Saint-Martin. Bien au contraire, la présence de plusieurs employeurs est probablement un argument attractif pour des musiciens vicariants qui multiplient leurs chances de se faire embaucher en se rendant dans la métropole ligérienne. Pour autant, la ville ne profite pas du fleuve comme axe de circulation ; il n’y a pas de chapelet de cathédrales ligériennes en réseau.

39Enfin au niveau encore inférieur commence à se dessiner un réseau de chapitres collégiaux. Le recrutement de ces collégiales est d’autant moins étendu que l’on descend dans la hiérarchie des revenus. Mais, elles insufflent probablement un dynamisme à l’ensemble de la profession, en mettant sur le marché de l’emploi un grand nombre de chantres formés par leurs petites maîtrises. Dynamisation des niveaux supérieurs, dynamisation du niveau inférieur aussi : celui des chantres paroissiaux, qui maille, à la base, le territoire national.