• 1 Centre de Recherche Interdisciplinaire en Histoire, histoire de l’Art et Musicologie – UR 15507, u (...)

1En septembre 2021, le colloque « Chanoines et moines aux confins du Limousin au Moyen Âge » organisé par le C.R.I.H.A.M.1, consacré aux communautés monastique et canoniale de Chambon-sur-Voueize et d’Évaux-les-Bains, a souligné la nécessité de s’interroger sur la perméabilité de leurs influences qui, par leur situation géographique, s’étendent dans une zone de bordure entre les diocèses de Bourges, Limoges et Clermont. Cet examen passe notamment par une attention particulière accordée à la géographique ecclésiastique dans laquelle s’insèrent ces deux établissements.

• 2 Michel Lauwers, Laurent Ripart, « Représentation et gestion de l’espace dans l’Occident médiéval ((...)
• 3 Florian Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (v^e-xiii^e siècle), Par (...)

2S’intéresser à la géographie ecclésiastique est essentiel pour comprendre l’organisation d’un territoire des périodes médiévale et moderne. Au-delà de son rôle proprement cultuel, l’Église fixe des cadres de vie en s’appuyant sur les réseaux paroissiaux et diocésains. En cela, la réforme grégorienne est un tournant puisqu’elle accompagne un mouvement profond de territorialisation de l’Église au cours du xiii^e siècle2. La papauté se mue lentement en un État, qui s’étend sur un territoire – entendu, au sens wébérien, comme un espace de projection d’une institution. Florian Mazel estime que les premières cartes du réseau paroissial et diocésain peuvent être dressées à la charnière du xiii^e et du xiv^e siècle3.

• 4 Boussac, ch.-l. de canton, arr. de Guéret, dép. de la Creuse. Étienne Ménager, Une « petite ville  (...)
• 5 Charles Higounet, « Centralité des petites villes et bastides dans l’Aquitaine médiévale », dans J (...)
• 6 Ces critères peuvent être de nature politique et militaire, cultuelle et culturelle, économique ou (...)

3La participation au colloque « La cartographie ecclésiastique : héritage patrimonial et innovation géomatique » a été motivée par l’étude déjà réalisée d’une petite ville médiévale, Boussac4, laquelle s’était appuyée sur la méthode dite des « lieux centraux ». Issu de la géographie allemande, le concept a été mis en pratique pour les villes médiévales en France par les travaux de Charles Higounet puis de Jean-Luc Fray5. Cette méthode consiste à hiérarchiser les localités d’un espace en fonction de critères dits « de centralité »6. Ainsi, l’étude s’attachait à évaluer le rayonnement de Boussac sur son pays d’alentour, tout en pointant les localités exerçant une influence sur celle-ci. Sur le plan religieux, cette analyse s’enrichit d’un examen du maillage ecclésiastique et des relations entre les institutions ecclésiastiques.

• 7 Projet cartographique du Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » (C.H.E.C).

4Depuis plusieurs années, les techniques de représentations cartographiques, dans le sillon des progrès informatiques, sont sensiblement bouleversées. La réalisation de cartes à partir de logiciels de géoréférencement (SIG) suscite un rapport nouveau entre le support et le contenu. En ce sens, l’Atlas historique régional (Auvergne, Bourbonnais, Velay)7 propose une représentation évolutive de l’espace auvergnat à travers les siècles, en portant l’attention sur les mutations, ce qui nuance le caractère rigide des continuités spatiales. Plus largement, le Massif central est marqué par une volonté de renouveau et d’actualisation cartographique. Sur son autre versant, les membres de l’université de Limoges s’activent eux aussi à la tâche. Un Atlas historique du Limousin mené par le C.R.I.H.A.M. est lancé depuis 2014. Son objectif est de rassembler les sources cartographiques, les études et les données relatives à la géographie historique ou à tout phénomène spatialisé en Limousin. Il prend notamment la suite d’un important travail réalisé dans les années 1970 par Robert-Henri Beautier intitulé Atlas historique du Limousin, jamais publié. De multiples représentations cartographiques de l’espace religieux figurent dans l’un et l’autre des atlas.

• 8 Michel Aubrun, L’ancien diocèse de Limoges, des origines au milieu du xi^e siècle, Clermont-Ferrand (...)
• 9 Guy Devailly, Le Berry du x^e siècle au milieu du xiii^e. Étude politique, religieuse, sociale et éc (...)

5Ces projets s’inscrivent dans une tradition épistémologique qui vise à étudier et représenter un espace dans sa totalité, qu’il s’agisse d’un diocèse8 ou d’une région historique9. Dans cette contribution, je souhaite déplacer la fenêtre d’observation sur un espace d’entre-deux. En effet, j’analyse le droit de présentation de paroisses septentrionales du Massif central en bordure de diocèse (Bourges et Limoges) et de province (Berry, Marche et Bourbonnais). Peu étudiée, cette zone de discontinuité territoriale – car scindée par des limites et multipolarisée – met en lumière des rivalités répondant à des stratégies d’acteurs qui s’affranchissent du maillage existant. Dans cet espace interdiocésain plus disputé qu’il n’y paraît au premier abord, il s’agit d’identifier les principaux titulaires du droit de présentation pour mesurer leur influence sur mon terrain d’étude, entre le xiii^e et le xvi^e siècle.

• 10 Maurice Prou, Jacques de Font-Réaulx, Charles-Edmond Perrin, Pouillés de la province de Bourges, P (...)

6Seront d’abord présentées les sources mobilisées – à savoir, les Pouillés de la province ecclésiastique de Bourges publiés dans les années 196010 et des cartes d’époque moderne – et la méthode de travail. Ensuite, l’analyse de la carte proposée mettra en exergue que la géographie locale est marquée par la concurrence entre les titulaires du droit de présentation. Enfin, une confrontation de cette carte avec celles de l’époque moderne permettra de s’interroger quant aux apports et aux limites d’une carte produite à l’aide d’un SIG.

• 11 Catherine Vincent, Église et société en Occident (xiii^e-xv^e siècles), Paris, Armand Colin, 2009, p (...)
• 12 Emmanuelle Charpentier, Les campagnes françaises à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2021, p. (...)
• 13 Michel Lauwers, « Paroisse, paroissiens et territoire. Remarques sur parochia dans les textes lati (...)

7Chaînon de base du maillage ecclésiastique, la paroisse est une structure sociospatiale qui rassemble et encadre les fidèles11. Cet encadrement s’opère le plus souvent autour d’une église paroissiale, noyau religieux de base12. Les paroisses sont régies par un droit de présentation dit droit de patronage. Celui-ci désigne le droit de présenter un clerc ordonné qui sera chargé d’assurer la cura animarum. Ce droit peut être détenu par l’évêque du diocèse, par une autre institution ecclésiastique (par exemple, une abbaye) tout comme par des laïcs, même s’il revient au seul évêque d’instituer canoniquement le curé choisi par le présentateur. Il n’est pas nécessaire qu’il soit détenu par une personne, morale ou physique, ressortissant du même diocèse. Le droit de présentation s’accompagne de la perception d’un bénéfice : chaque titulaire perçoit un revenu pour les paroisses qu’il contrôle. Ainsi, la paroisse désigne autant un territoire que des revenus : contrôler un territoire passe par la perception d’une fiscalité13.

• 14 Arnaud Fossier, Johan Petitjean, Clémence Revest, Écritures grises. Les instruments de travail des (...)
• 15 M. Prou, J. de Font-Réaulx, C.-E. Perrin, Pouillés […].
• 16 Michel Lauwers et Florian Mazel, « Le dominium universel de l’Église », dans Florian Mazel (dir.),(...)

8Les droits de présentation figurent dans les registres des Pouillés. Les Pouillés de la province de Bourges sont donc la source de base de cette étude. Ces registres présentent l’état et le dénombrement de tous les biens et les bénéfices contenus sur une aire géographiquement déterminée et identifiée (une paroisse, un diocèse). Ces écritures grises14 se présentent sous la forme de relevés fiscaux, lesquels permettent d’étudier les paroisses individuellement et de connaître leurs présentateurs respectifs. Les Pouillés de la province de Bourges ont été publiés par Maurice Prou, Jacques de Font-Réaulx et Charles-Edmond Perrin au début des années 196015. L’édition est une compilation de plusieurs registres, souvent parvenus de manière fragmentaire ou recopiés, datés de la fin du Moyen Âge (xiv^e siècle) jusqu’au début de l’époque moderne (xvi^e siècle). La source analysée par l’éditeur se présente sous la forme d’un tableau, séparé en plusieurs colonnes dont trois retiennent notre attention : le nom de la paroisse, l’établissement concerné ainsi que le patron. Les Pouillés s’inscrivent dans le processus de territorialisation du diocèse et de la paroisse consécutif à la réforme grégorienne16. L’administration du diocèse par l’évêque passe par des pratiques scripturaires et fiscales : le contrôle des églises est assuré par ces registres.

• 17 M. Lauwers, « Paroisse, paroissiens […] » art. cit., p. 15-30.
• 18 Florent Hautefeuille, « La délimitation des territoires paroissiaux dans les pays de moyenne Garon (...)

9Ainsi, les Pouillés permettent d’avoir une vision globale du diocèse. Cependant, pour représenter cartographiquement toutes les mentions présentes dans ces derniers, il convient d’être attentif quant au vocabulaire employé et donc de ne pas seulement tenir la paroisse comme une unité spatiale. En effet, on retrouve les termes de parochia, prioratus dans le diocèse de Bourges et de cap(p)elanus, prior dans le diocèse de Limoges. Au terme de parochia est d’abord attachée l’idée d’une communauté, constituée autour de relations personnelles entre le curé et les fidèles, à la manière de l’évêque et de son rapport au diocèse17. Puis, à partir du xiii^e siècle, la parochia tend à désigner aussi un territoire avec des contours plus ou moins délimités et auquel une communauté appartient. Dans le diocèse de Limoges, cap(p)elanus renvoie à une église paroissiale. On retrouve l’emploi d’un vocabulaire similaire dans l’espace méridional, comme dans le diocèse de Cahors18.

• 19 M. Prou, J. de Font-Réaulx, C.-E. Perrin, Pouillés […], p. 482.
• 20 Le cas des prieurés-cures est encore un champ à explorer. Voir Joséphine Moulier, « Prieurés et pr (...)

10Les termes parochia/capelanus semblent être employés pour qualifier une entité paroissiale tandis que prioratus/prior renvoient à un prieuré qui peut parfois être un prieuré-cure. De même qu’en Quercy, l’association entre capellanus et prior n’est pas systématique mais très fréquente. Il s’agit d’une séparation des revenus, même si la charge des âmes reste assurée par un seul individu. La distinction entre édifices dénommés cappelanus et prior est le plus souvent une distinction théorique et l’église du prieuré-cure accueille les paroissiens. Pour autant, certaines situations sont plus complexes. Au nord-est du diocèse de Limoges, le prieuré-cure de Boussac-les-Églises est désigné dans le Pouillé comme « cappelanus de Bossiaco ecclesiarum » à la présentation d’Évaux19. Sur place, deux édifices sont juxtaposés à quelques mètres l’un de l’autre : la chapelle Notre-Dame et l’église Saint-Martin. Curieusement, c’est la chapelle du prieuré qui supporte le clocher paroissial. Il y a donc deux édifices distincts : l’église Saint-Martin qui accueille les paroissiens et la chapelle prieurale Notre-Dame. Une galerie reliait les deux édifices, preuve qu’ils ne fonctionnaient pas comme des vases clos20. En définitive, l’analyse du vocabulaire employé dans ces registres de fiscalité est à approfondir par des comparaisons et des études de cas.

• 21 Christian Poitou, Jean-Pierre Bardet, Claude Motte, Paroisses et communes de France : dictionnaire (...)

11La carte proposée ci-après a été réalisée de la façon suivante. D’une part, les informations contenues dans le registre des Pouillés ont été saisies dans un tableur Excel. D’autre part, l’étude de la collection Paroisses et communes de France21 a permis de reconstituer, autant que faire se peut, les limites des paroisses d’Ancien Régime, par la création d’une couche vectorielle dans le logiciel QGIS. Ensuite, j’ai fait correspondre les informations des registres saisies dans Excel avec les paroisses ainsi reconstituées. Bien que les limites de paroisses ne soient pas immuables et qu’elles aient pu changer au cours des siècles, le choix a été fait de rapprocher ces deux types de données. À la fin du Moyen Âge, le réseau paroissial est fixé et les changements survenus à l’époque moderne sont minimes dans la région.

• 22 BnF, CPL GE DD-2987 (320) : diocèse de Bourges, collection d’Anville, 1678.
• 23 A. D. de la Haute-Vienne, 1 G 716 : cartes du diocèse de Limoges, 1742-1773. Un second exemplaire (...)

12Pour pouvoir effectuer des comparaisons, j’ai également utilisé des cartes d’époque moderne. D’abord, deux cartes qui représentent la partie méridionale du diocèse de Bourges, datées de 1678, réalisées par Guillaume Sanson (1633-1703), fils de Nicolas Sanson – tous deux cartographes au service du roi. Ces cartes sont conservées à la Bibliothèque nationale de France22. Enfin a été mobilisée une carte du diocèse de Limoges datée de 1742 et dédiée à l’évêque de Limoges Antoine de Charpin de Genetines23, réalisée par Jean-Baptiste Molin, géographe ordinaire du roi.

• 24 « Carte de la réforme grégorienne en Berry », G. Devailly, Histoire du Berry, Toulouse, Privat, 19 (...)

17Le tableau (Fig. 2) et la carte (Fig. 1) présentent un espace interdiocésain disputé entre Berry et Limousin. D’un côté, l’abbaye de Déols étend son influence dans le diocèse de Bourges et à l’intérieur du diocèse de Limoges ; tandis que, de l’autre, l’évêque et l’abbé de Saint-Martial de Limoges entendent encore consolider leurs prérogatives sur les paroisses situées à l’extrémité du diocèse par l’intermédiaire de leurs présentations respectives et de celles des chanoines réguliers d’Évaux. Le prieuré de Chambon et le chapitre d’Évaux, situés à quelques kilomètres l’un de l’autre, comptabilisent 34 présentations. Par l’intermédiaire de l’abbaye, les sires de Déols souhaitent avoir une influence double sur les territoires conquis au sud du Berry et en terre marchoise24. Pour Guy Devailly, ceci exprime la volonté de se détacher de l’influence de l’archevêque :

• 27 Jacques de Font-Réaulx, « L’atlas des diocèses de France », Bibliothèque de l’école des chartes, t (...)
• 28 Ibid.

31En 1960, Jacques de Font-Réaulx soulignait le vide historiographique que venait de combler François de Dainville par la parution de son ouvrage Cartes anciennes de l’Église de France, quatre ans plus tôt. Selon lui le diocèse d’Ancien Régime présente une « fixité qui le rend bien propre à la cartographie27 », mais il déplorait que « la cartographie diocésaine ne suive point l’élan de l’édition des Pouillés28 ». Pour lui, la référence aux Pouillés est « une règle constante des faiseurs de cartes » et celle que nous avons réalisée ne déroge pas à la règle. Son mode de réalisation, automatique et géométrique, ne laisse que peu de place à l’approximation. Les cartes produites sous l’Ancien Régime servaient à situer et à se repérer rapidement, raison pour laquelle sont indiqués les massifs montagneux, les cours d’eau ainsi que les grandes étendues forestières. La carte proposée dans cette contribution s’inscrit dans une démarche visant à localiser et délimiter avec exactitude les espaces étudiés et à représenter des influences, des appartenances. Bien qu’elle ne puisse se substituer à un texte explicatif, la carte est un support pédagogique utile qui permet à l’historien de suivre plus facilement le raisonnement. Pour celui qui la conçoit, c’est un exercice qui demande une capacité de synthèse et de la clarté, dans la recherche et la classification des données d’abord, dans l’organisation de la carte ensuite.

• 29 Thèse en cours : Étienne Ménager, Entre Berry, Marche et Bourbonnais : construction des territoire (...)

32Force est de constater que ce que nous venons de proposer n’est que l’ébauche d’une réflexion. En effet, ces maigres observations et balbutiements constituent un point de départ vers une analyse approfondie de cet espace de confins, entre Berry, Marche et Bourbonnais, au cours du second Moyen Âge (xi^e-xvi^e siècle). En nous intéressant à la construction du territoire et aux pratiques spatiales, nous espérons bien proposer de nouveaux éclairages, en particulier pour ses problématiques liées à sa position tantôt périphérique, marginale, en tout cas en retrait des grands centres urbains et capitales diocésaines de cet espace de confins29.