• 1 Parmi bien d’autres : La paroisse en Languedoc (xiii^e -xiv^e s.), Toulouse, Cahiers de Fanjeaux, n° (...)
• 2 Pour un état des lieux récent : Bernard Merdrignac, Daniel Pichot, Louisa Plouchart, Georges Provo (...)
• 3 Nicole Lemaître, Le Rouergue flamboyant. Clergé et paroisses du diocèse de Rodez (1417-1563), Pari (...)
• 4 John Blair, The Church in Anglo-Saxon Society, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Paul MacCot (...)

1La dimension géographique du phénomène paroissial n’a que très peu retenu l’attention des médiévistes, alors même que depuis une vingtaine d’années, l’Église, la paroisse, l’espace et le territoire occupent une place toujours plus centrale dans les discussions historiographiques1. Non pas que les variations régionales aient été ignorées : les spécialistes ont fréquemment souligné, par exemple, que les grandes paroisses de l’Ouest français recouvraient des réalités sensiblement différentes de celles qui se rencontraient dans les petits villages concentrés du Nord et de l’Est2. Des études plus ciblées, par ailleurs, ont pu mettre en évidence bien d’autres nuances, concernant notamment le faciès très particulier des paroisses garonnaises, rouergates ou alpines, pour ne citer que celles-ci3. De façon plus générale, au demeurant, nul n’ignore aujourd’hui que la genèse et la structure des paroisses anglaises ou irlandaises se distinguaient en bien des points de leurs homologues espagnoles ou italiennes4. Souvent rappelées pour mémoire, ces divergences n’ont pourtant fait l’objet d’aucune approche comparatiste, d’aucune étude systématique. Reléguées à l’arrière-plan des problématiques, elles semblent ainsi n’être évoquées que pour témoigner de l’inépuisable diversité du réel, et se trouvent de facto écartées des débats théoriques.

• 5 Robert Fossier, Enfance de l’Europe, x^e-xii^e siècle. Aspects économiques et sociaux, Paris, Presse (...)
• 6 Monique Bourin et Élisabeth Zadora-Rio, « Pratiques de l’espace : les apports comparés des données (...)
• 7 Pour une vue d’ensemble : Monique Bourin et Élisabeth Zadora-Rio, « Analyses de l’espace », dans J (...)
• 8 Pour une mise à distance historiographique : Joseph Morsel (dir.), Communautés d’habitants médiéva (...)
• 9 Par exemple : Michel Fixot et Élisabeth Zadora-Rio, L’environnement des églises et la topographie (...)

2Or ce manque d’intérêt pour les configurations régionales n’est pas anodin : il découle de constructions historiographiques dont il faut brièvement rappeler le cheminement. De la fin du xix^e siècle jusqu’aux années 1980, en effet, l’histoire des paroisses fut essentiellement confondue avec celle des villages et l’on se perdrait à en retracer les méandres. Dernier avatar de cette histoire globalement indifférenciée, le modèle de l’encellulement de Robert Fossier, par exemple, proposait une chronologie tardive mais avalisait cette confusion en considérant que la « naissance du village » correspondait précisément à la superposition des cadres que constituaient la seigneurie, la paroisse, le terroir et la communauté d’habitants5. En révélant et en datant des modalités très distinctes d’agglomération de l’habitat, l’archéologie des villages a fortement contribué, au contraire, à déconstruire ce présupposé ; elle a invité à mieux distinguer les pôles de peuplement et les territoires qui en dépendaient, et à s’interroger sur l’antériorité et le rôle de leurs composantes ecclésiastiques, seigneuriales et communautaires6. Parallèlement, l’attention que les historiens portaient aux constructions sociales de l’espace en démontait l’objectivité apparente. Dans cette optique nouvelle, une casuistique serrée et une analyse plus large des discours ont permis de distinguer des logiques sociales et idéologiques s’appuyant tour à tour sur des semis de lieux, des réseaux, des pôles de pouvoir, des limites linéaires ou des aires de domination floues7. La « naturalité » des communautés villageoises fut ainsi décomposée en stratégies d’appropriation de l’espace par les puissants, les ecclésiastiques, les lettrés, les juristes, voire, mais bien rarement, par les villageois eux-mêmes8. Dans ce cadre théorique, surtout, la construction d’un espace ecclésial ne pouvait manquer d’être pareillement envisagée comme une fabrique sui generis, et d’autant moins que l’Église était toujours plus volontiers considérée comme la matrice cardinale des sociétés médiévales. De très nombreux travaux ont pu ainsi préciser, spécifier et dater l’implantation des sanctuaires, l’institution d’espaces sacrés, la diffusion des cimetières, la constitution des décimaires et des paroisses9.

• 10 Annales. Économies, sociétés, civilisations, 1958, p. 447-487 et p. 624.

5Pour qui est familier des moyens prodigieux que fournit la géomatique d’aujourd’hui, il est difficile de lire le numéro des Annales qui présentait en 1958 la première carte de France des territoires communaux sans ressentir une certaine forme d’émotion10. Les précisions fournies sur la méthode employée pour réaliser et publier cette carte au 1/2 000 000 et les réactions des universitaires sollicités pour commenter ce petit chef-d’œuvre permettent en effet de mesurer, avec une sorte de nostalgie vertigineuse, le chemin accompli depuis. Personne, jusqu’alors, n’avait pu d’un seul coup d’œil dominer la géographie de ces territoires élémentaires de la société française. Comble d’astuce, une carte inversée des principaux cours d’eau et des principales villes était imprimée au recto : en positionnant la carte des territoires municipaux devant une source de lumière, il était ainsi possible de faire apparaître ces repères géographiques essentiels sur le tracé des territoires communaux. Alors que tout apprenti géomaticien peut aujourd’hui d’un simple « mouvement de souris » superposer à une carte vectorisée des territoires municipaux autant de données complexes qu’il le souhaite, puis filtrer, zoomer et comptabiliser toutes les variables qu’il veut prendre en compte, il est important de réaliser que nos devanciers de 1958 visualisaient ainsi pour la première fois cette distribution géographique du maillage communal.

• 11 André Meynier, « La commune rurale française », Annales de Géographie, 1945, p. 161-179.
• 12 André Meynier, « Vue d’ensemble », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 13^e année, n 3, 19 (...)
• 13 Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo, Instituttet for sammenl (...)

6André Meynier, qui publiait la même année sa synthèse sur les paysages agraires et qui travaillait depuis plus de quinze ans sur la géographie des territoires communaux français, était bien placé pour apprécier les apports de ce travail cartographique. Pour commencer, il en relativisait et contextualisait l’apport en rappelant qu’une analyse de la taille moyenne des communes par département lui avait permis, dès 1945, de faire apparaître le contraste fondamental qui opposait les petites communes du Nord et de l’Est de la France aux communes plus vastes de l’Ouest et du Sud11. Pour lui, le sens de cette ligne de fracture ne faisait d’ailleurs guère de doute : « les régions de petites communes, notait-il, correspondent en général aux pays d’habitat groupé »12 alors que les régions de peuplement dispersé étaient a contrario caractérisées par des territoires communaux nettement plus importants. Il suggérait ainsi que cette opposition recouvrait en fait le contraste entre pays de bocage et pays d’openfield, une ligne de rupture dont Marc Bloch et Gaston Roupnel avaient abondamment discuté le sens, et que Roger Dion avait cartographiée en s’appuyant sur les récits de voyage d’Arthur Young13.

• 14 Ibid., p. 450.

7La carte des territoires communaux permettait cependant de mettre en évidence des nuances bien plus fines. André Meynier relevait ainsi que les grandes communes dessinaient des taches blanches correspondant clairement aux régions de forêts, de landes et de montagnes ; et de fait, nul ne peut observer cette carte sans être frappé au moins par les vides qu’elle dessine en Sologne, dans les Landes, sur certains contours des Pyrénées, des Alpes ou du Massif central. Il soulignait, par ailleurs, que cette cartographie faisait apparaître des zones de concentration de petites communes invisibles dans les statistiques départementales, et en donnait pour exemple les communes garonnaises qui s’agglutinent à proximité du fleuve alors qu’elles sont nettement plus espacées dès que l’on s’en écarte de quelques dizaines de kilomètres. Pour finir, surtout, il avouait son complet désarroi devant « le pullulement des communes microscopiques au pied des Pyrénées et dans certaines vallées intérieures de cette chaîne, contrastant dans cette même région avec des communes gigantesques ». Les clefs de lecture qui fonctionnaient si bien au Nord de la France ne fournissaient ici aucune sorte « d’explications raisonnables14 ».

• 15 A. Meynier, « La commune rurale… » […], art. cit. p. 166-170.
• 16 Georges Duby, « Le point de vue du médiéviste », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 13^ea (...)
• 17 Ibid.

8Peu soucieux des facteurs historiques, André Meynier avait pourtant consacré plus de quatre pages à évaluer l’instabilité des communes15. Il en avait notamment tiré deux observations complémentaires et remarquables. La continuité souvent postulée entre paroisses modernes et communes contemporaines était surtout valable pour les zones d’habitat concentré. Dans les régions d’habitat dispersé, au contraire, les paroisses furent souvent reconfigurées et supprimées parce qu’elles ne correspondaient qu’imparfaitement à des communautés très changeantes. Paradoxalement, et aussi surprenant que cela puisse paraître, Georges Duby avait bien moins de scrupules à considérer que la « carte des terroirs communaux » livrait à peu de chose près « la carte des limites paroissiales », des limites qu’il estimait par ailleurs fixées pour l’essentiel dès l’an Mil16. Compte tenu des créations enregistrées aux deux siècles suivants, la cartographie des limites paroissiales lui semblait même fournir « le témoignage le moins incertain, le moins fallacieux sur l’état démographique de la France au temps… de Philippe Auguste ». Les fortes densités de communes du Nord, de la Bourgogne et du Midi marquaient ainsi les régions de fort dynamisme économique et démographique, et s’opposaient à « la large étendue de pauvreté paysanne qui recouvre le plein milieu du pays : Gâtine, Berry, Brenne, Morvan, Limousin, Sologne et Bourbonnais aux paroisses démesurées, terres de solitude, de repliement, de routine, d’inconsistance politique17 ». Lui aussi, par conséquent, demeurait interdit et démuni d’explication devant la densité des paroisses de Chalosse et d’Armagnac.

• 18 Élisabeth Zadora-Rio (dir.), Des paroisses de Touraine aux communes d’Indre-et-Loire. La formation (...)

10Appuyé sur des sources souvent exceptionnellement riches, sur des enquêtes approfondies et des bases de données systématiques et géolocalisées, le programme de recherche dirigé par Élisabeth Zadora-Rio proposait en effet, à l’échelle du diocèse de Tours, une approche quantitative, spatiale et systématique de la genèse des territoires paroissiaux et de leurs prolongements communaux18. Il constituait, de ce point de vue, une forme d’objectivation tout à fait spectaculaire de remarques accumulées depuis de nombreuses années. S’il n’est guère possible d’en résumer les très nombreux apports fondamentaux, plusieurs de ses conclusions essentielles méritent d’être soulignées ici.

• 19 Ibid., p. 60-61.
• 20 Ibid., p. 26.
• 21 Ibid., p. 33-36.
• 22 Ibid., p. 40.

11En premier lieu, la densité du semis ecclésial du haut Moyen Âge : avec plus de 150 lieux de culte probablement antérieurs au début du x^e siècle pour un diocèse qui comptait quelque 280 paroisses au xiv^e siècle, la Touraine témoigne assurément d’un maillage précoce du territoire19, d’autant que les 45 églises attestées avant 600 l’étaient à nouveau avant 120020. Deuxième point remarquable, les 271 églises attestées avant 1200 marquent une croissance indéniable, mais ne correspondent que médiocrement aux 280 paroisses du xiv^e siècle ; une centaine d’entre elles, en effet, n’accéda jamais à ce statut. Loin d’être la résultante directe des créations d’églises comme l’imaginait Georges Duby, le réseau paroissial apparaît nettement sous ce jour comme le fruit d’une sélection et d’une hiérarchisation des lieux de culte largement engagées aux xi^e et xii^e siècles21. Troisième constat d’importance : ce travail de reclassement des églises était pour l’essentiel accompli vers 1350 et devait durer longtemps, puisque l’on constate à peine une dizaine de discordances entre la trame des églises citées dans les pouillés et les communes de 179022. Quatrième et dernier élément crucial à relever, le tracé précis des limites paroissiales résultait clairement d’un processus beaucoup plus long et plus tardif, fruit de la sélection des églises paroissiales d’abord et de précisions ponctuelles ensuite, transformant peu à peu l’emprise spatiale multiforme des églises primitives en véritable territoire. Un travail de statistique et de modélisation que les béotiens auront du mal à suivre visait ainsi à vérifier que si la distribution des chefs-lieux était le facteur déterminant du maillage paroissial, le contour précis de limites relevait lui de facteurs intervenant à une échelle plus réduite, en s’appuyant notamment sur les lignes de crête, les cours d’eau, les routes ou les limites de propriété.

• 23 Même si ces aspects n’ont pas été oubliés comme le montrent les nombreuses remarques sur l’attract (...)

12En découplant l’histoire du semis ecclésial de la genèse du réseau paroissial, et en distinguant le maillage des chefs-lieux du tracé des territoires paroissiaux, l’enquête tourangelle a profondément renouvelé notre compréhension du phénomène paroissial et rendu caduques bien des hypothèses. Le schéma proposé doit, à n’en pas douter, servir de référence pour reconsidérer la géographie des paroisses. Pour autant, la généralisation du modèle ne saurait évidemment ignorer les variations régionales soulignées par une historiographie plus ancienne. Centrée sur la Touraine et la relation entre chefs-lieux et territoires, la magistrale démonstration de l’équipe de Tours n’a pu prendre en compte la particularité de son terrain. À cette échelle, la taille moyenne des communes, la dispersion ou la concentration de l’habitat, les systèmes agraires, la démographie ou la stabilité du réseau paroissial à partir de 1200 n’apparaissaient pas comme des variables pertinentes23. Dans le prolongement des travaux dirigés par Élisabeth Zadora-Rio, ce sont les questions que j’ai voulu revisiter tout particulièrement en entreprenant avec l’équipe « Terrae » la géolocalisation des églises mentionnées dans les pouillés de 42 diocèses du Sud-Ouest de la France.

• 24 A. Meynier, « La commune rurale… » […], art. cit., p. 166-167.
• 25 F. Hautefeuille, Structures de l’habitat rural […].
• 26 Claude Motte, Christine Vouloir, « Construction des données géohistoriques : des bases de données (...)
• 27 Antoine Durengues, Pouillé historique du diocèse d’Agen pour l’année 1789, Agen, Ferran, 1894.

14Or, si l’on veut utiliser cette cartographie comme un reflet de réalités plus anciennes, c’est en réalité tout le Sud-Ouest qui fait question. Dans cette région où l’habitat dispersé tient une part essentielle, l’instabilité des territoires fut en effet particulièrement vive. André Meynier, déjà, avait noté que les communes du Pays basque et du canton de Rodez étaient bien moins nombreuses que les paroisses d’Ancien Régime24, et Florent Hautefeuille a montré plus récemment que le semis des paroisses médiévales était en Quercy infiniment plus dense que celui des communes actuelles25. Ici plus qu’ailleurs, la permanence du réseau paroissial est donc une illusion. Dressée par Claude Motte et Christine Vouloir, la carte des fusions de communes intervenues entre 1790 et 2004 montre en premier lieu le nombre particulièrement important de paroisses qui, de l’Aveyron à l’Agenais, devinrent communes après la Révolution mais ne comptent plus parmi les communes d’aujourd’hui26. La carte de Cassini, surtout, révèle dans cette même zone d’entre Rouergue et pays de Garonne la concentration spectaculaire des paroisses du xviii^e siècle qui n’accédèrent jamais au statut de commune (carte 2a). Souvent considérés trop rapidement comme des églises annexes ou de simples succursales, ces « clochers » enregistrés sur la carte de Cassini ne furent pourtant distingués en rien des autres paroisses, et leur autonomie, au demeurant, était souvent attestée de longue date. De fait, les deux phénomènes étaient complètement indépendants. En Agenais, par exemple, les pouillés modernes dénombraient d’un côté plus de 160 paroisses annexes sur un total de 540 paroisses environ, alors que près de 188 des 460 clochers enregistrés sur la carte de Cassini ne devinrent jamais des communes27. Mais contrairement à ce que le rapprochement de ces chiffres pourrait suggérer, le recoupement des deux faits ne fut en réalité que très médiocre. Un pointage rapide a permis de constater, en effet, que plus de la moitié des clochers qui n’acquirent jamais le statut de commune étaient répertoriés comme des cures principales à la fin du xviii^e siècle encore.

• 28 Mis en œuvre dans le cadre d’un programme de l’équipe Terrae (Framespa UMR 5136 et Traces UMR 5608 (...)
• 29 Jacques de Font-Réaulx, Pouillés des provinces ecclésiastiques d’Auch, de Narbonne et de Toulouse, (...)
• 30 Au moment où j’ai rédigé ces lignes, je n’avais pu prendre connaissance, hélas, de la toute récent (...)
• 31 « Compte des subsides levés pour le Pape dans l’archevêché de Bordeaux (1326) », Archives historiq (...)

18Sans entrer dans le détail des procédures mises en place28 – ce qui nous entraînerait bien trop loin –, il faut rappeler que les pouillés ne sont pas des listes de paroisses uniformes, mais des documents établis, pour des besoins différents, à des dates différentes, et qui furent, en outre, inégalement publiés et très inégalement annotés. Dans le cas qui nous occupe, nous avons privilégié l’ancienneté et la cohérence des listes. Pour tout le Languedoc et l’est de la province ecclésiastique d’Auch, il a ainsi été possible d’utiliser presque systématiquement des comptes de décimes datant des environs de 138029. Les données ont été affectées d’abord au chef-lieu de la commune actuelle où se situaient les églises mentionnées, puis géolocalisées plus précisément. Pour l’ouest de cet archidiocèse, malheureusement, n’étaient disponibles que des listes plus tardives, de la fin du Moyen Âge, voire des xvi^e ou xvii^e siècles. Les paroisses ont été, pour ces diocèses, géolocalisées à partir des cartes dressées sous la direction de Jacques de Font-Réaulx, et la table attributaire de cette base de données a été complétée ultérieurement par le nom ancien des paroisses figurant dans les plus anciens pouillés. Pour ces diocèses, il est donc possible de mesurer l’écart entre les listes les plus précoces et le cumul des paroisses ultérieures portées sur la carte de Font-Réaulx. La province ecclésiastique de Bordeaux, enfin, n’a pas fait l’objet d’une publication moderne et systématique des pouillés30. Pour les diocèses de cet archidiocèse qui nous intéressaient, il a donc fallu se résoudre à géolocaliser seulement les données fournies par les cartes de Font-Réaulx. Une table de correspondance avec les comptes de décimes de 1326 devrait permettre de résoudre cette distorsion31 ; elle est programmée, mais reste à faire.

• 32 Soulignons qu’à cette échelle, et compte tenu des forces disponibles, les erreurs de détail sont i (...)

19Enregistrant actuellement 8 521 paroisses anciennes32, la base de données géolocalisée que nous avons pu établir ainsi n’est donc pas homogène. Elle a l’immense intérêt de couvrir 42 diocèses du bas Moyen Âge dépendant de cinq provinces différentes (carte 3a), mais son principal défaut tient aux écarts chronologiques des données enregistrées selon les diocèses, et notamment pour les diocèses de Bordeaux, Sarlat, Agen et Condom qui fournissent un état particulièrement tardif du réseau paroissial. Visibles à l’œil nu, les très fortes densités de paroisses que l’on y relève ne se retrouveraient probablement pas à des niveaux aussi élevés dans des documents médiévaux (carte 3 b). Le cas du diocèse de Bazas, intercalé entre ces quatre évêchés, permet de vérifier cependant qu’une très forte concentration d’églises paroissiales pourrait sans doute y être attestée bien plus précocement. Dans le prolongement de cette zone, en outre, l’amoncellement remarquable des paroisses dans le sud du diocèse de Cahors tend clairement à confirmer que ces densités correspondaient bien à des tendances anciennes.

• 33 Monique Bourin, Villages médiévaux en Bas-Languedoc. Genèse d’une sociabilité (x^e-xiv^e siècle), Pa (...)

20Fort de ces avertissements, la lecture d’une carte de densité produite à partir des paroisses enregistrées dans notre base de données peut néanmoins apporter un certain nombre d’éclaircissements sur les informations que fournissent les pouillés anciens (carte 4a). En Languedoc méditerranéen, pour commencer, les comptes de la décime de la fin du xiv^e siècle dessinent un arc de forte concentration paroissiale suivant globalement la vallée de l’Aude pour se prolonger en Biterrois et, plus loin encore, jusqu’à l’intersection des diocèses de Maguelone, Nîmes et Uzès. Nettement plus marqué que sur les cartes de densité des communes et des « clochers » de Cassini, cette ligne disparue pourrait bien signifier l’inachèvement, à la fin du xiv^e siècle encore, du long processus d’agglomération engagé lors de l’incastellamento des xii^e-xiii^e siècles33. Plus à l’ouest, en revanche, les densités moyennes qui se constatent sur la bordure orientale du bassin versant de la Garonne correspondent à peu près à celles des communes d’aujourd’hui, mais se situent très en dessous des concentrations de clochers révélés par la carte de Cassini. Il serait aventureux, cependant, d’en déduire une multiplication tardive des paroisses dans cette région. Dans cet espace allant grossièrement des diocèses de Saint-Papoul, Lavaur et Castres jusqu’à ceux d’Albi et Rodez, les registres de la décime semblent souvent ne pas avoir tenu compte des paroisses exemptes ou détenues par des monastères dont la quote-part était évaluée globalement. C’est le cas de plusieurs paroisses détenues par Saint-Sernin de Toulouse ou par un certain nombre de commanderies militaires par exemple. À l’échelle de nos 42 diocèses, plus généralement, le nombre colossal des communes sur le territoire desquelles n’apparaît aucune église bénéficiale (926) semble clairement indiquer, au demeurant, que nos sources sont en définitive très lacunaires, ou pour le dire plus exactement, que leurs décomptes ne correspondent pas à l’enregistrement systématique des paroisses que l’on espérait y trouver. Rien ne le montre mieux, en définitive, que les vides systématiques qui apparaissent dans le sud des diocèses de Pamiers et de Couserans (carte 4 b), ou dans la partie navarraise du diocèse de Dax (carte 3 b).

• 34 Élisabeth Zadora-Rio (dir.), Des paroisses de Touraine […], p. 33-36.
• 35 Georges Provost, « Une forme spécifique de territorialisation paroissiale : les chapelles de quart (...)
• 36 Voir aussi : Bruno Restif, La révolution des paroisses. Culture paroissiale et réforme catholique (...)

23Dans cette perspective, l’exemple du Sud-Ouest plaide en faveur d’une évaluation plus fine des mécanismes qui ont conduit à la hiérarchisation des églises d’abord, à la détermination et la stabilisation du réseau paroissial ensuite. Un examen serré des lacunes et des continuités entre pouillés d’un même diocèse pourrait sans doute contribuer à discriminer entre les variations qui relevaient de logiques documentaires particulières, et celles qui traduisaient un réel flottement dans la hiérarchie des églises. Mais pour comprendre les variations, les transformations, les recompositions du réseau paroissial, il importe surtout de pouvoir le replacer dans l’ensemble du semis ecclésial au sein duquel il s’inscrivait. Dans le Nord de la France, l’adéquation forte entre les petites cellules agraires et un réseau paroissial serré a sans doute largement participé à la profonde stabilité des deux structures. En Touraine, en revanche, un tiers des églises attestées avant 1200 ne devinrent pas des chefs-lieux de paroisse, et l’on aimerait savoir si ce réseau secondaire fut maintenu, accru ou dévitalisé par la rigidification du réseau paroissial34. Dans la Bretagne du xviii^e siècle, par exemple, plus de 4 000 chapelles de quartiers auxquelles s’ajoutaient 2 000 chapelles de statuts divers venaient densifier à l’extrême un réseau paroissial quatre à cinq fois moins serré35. Probablement développé à partir de la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne dans un contexte de forte expansion démographique, ce maillage d’églises de quartier qui disposaient de cimetières et de communaux avait largement dévitalisé le réseau des paroisses, sans parvenir pour autant à le déstabiliser36. Or ce schéma pourrait assez bien fonctionner pour un Sud-Ouest de la France également caractérisé par l’importance de l’habitat dispersé, mais avec une chronologie beaucoup plus précoce et dans un contexte d’instabilité des paroisses infiniment plus grande.

• 37 Henri Ménard, Églises perdues de l’ancien diocèse de Rieux, Saint-Girons, s.n., 1983.
• 38 Marie-Claude Marandet, « Les lieux de culte du diocèse de Saint-Papoul à la fin du Moyen Âge », Ar (...)
• 39 J. de Font-Réaulx, Pouillés des provinces ecclésiastiques d’Auch […] ; Jean-Paul Cazes, Habitat et (...)

24De ce point de vue, en effet, les quelques centaines de paroisses annexes mentionnées dans les pouillés ne sont guère qu’un épiphénomène. Anciennes, fortement structurées et quasiment indépendantes, elles constituaient autant de paroisses de fait dont l’histoire n’est pas très différenciée des cures de plein droit. Bien plus spectaculaire était, au contraire, le foisonnement d’églises de toutes sortes, prieurés, chapelles, chefs-lieux de décimaires, qui se rencontraient notamment dans les espaces où le réseau paroissial des pouillés était un peu moins dense. Le diocèse de Rieux, par exemple, comptait 130 paroisses d’après les pouillés du xiv^e siècle dans un espace que se partagent aujourd’hui 112 communes ; au terme d’une enquête exceptionnellement poussée, Henri Ménard y a cependant identifié 237 autres églises, attestées entre le Moyen Âge et le xviii^e siècle37. Dans le tout petit diocèse de Saint-Papoul, également démembré du grand évêché de Toulouse en 1317, le compte des décimes n’enregistrait que 36 paroisses, alors que Marie-Claude Marandet y a dénombré près de 78 églises supplémentaires, toutes attestées avant la fin du xv^e siècle38. Les listes d’églises des archidiaconés de Villelongue et d’Astarac-cis-Gers, le dénombrement des décimaires attestés en Lauragais qu’a réalisé Jean-Paul Cazes suggèrent pareillement, mais dès les xii^e et xiii^e siècles, un réseau d’églises deux à trois fois plus dense que celui des paroisses, difficilement stabilisé à partir du xiv^e siècle39.

• 40 Maurice Berthe, « Les territoires des bastides : terroirs d’occupation ancienne ou terroirs de col (...)
• 41 Benoît Cursente, Des maisons et des hommes. La Gascogne médiévale (xi^e-xv^e siècle), Toulouse, Pres (...)
• 42 Jean-Marie Carbasse, « Bibliographie des coutumes méridionales (catalogue des textes édités) », Re (...)

25Pour expliquer cette reconfiguration du réseau ecclésial, Maurice Berthe avait très justement insisté sur le rôle des bastides dont les territoires immenses avaient pu recouvrir cinq ou six paroisses, quand ce n’était pas quinze ou vingt40. Benoît Cursente a montré par ailleurs que les bourgs castraux de Gascogne avaient pu jouer la même partition un peu plus tôt, et Florent Hautefeuille a souligné le rôle tout aussi structurant des grandes châtellenies quercynoises41. De façon plus générale, dans un espace où la diffusion des consulats fut remarquable, on ne saurait mésestimer l’impact des vagues de paréages, de concessions de franchises et de coutumes, qui instituèrent des centaines de communautés d’habitants fortement charpentées42. Si ces communautés ne firent pas exploser partout et immédiatement l’ancien réseau des églises ou des paroisses, elles leur imposaient une concurrence sévère, et il semble probable, en définitive, que le maillage des paroisses dut largement composer avec leur influence. Une analyse plus fine de ces formes de concurrence laïque permettrait sans doute de mieux comprendre les traits particuliers du tissu des paroisses dans le Sud-Ouest de la France et d’éclairer plus largement les dimensions sociales d’un phénomène paroissial qui, faut-il le rappeler, ne saurait être réduit aux seules logiques de l’institution ecclésiale.