2Le propos entend discuter des représentations d’un territoire à partir des implantations cisterciennes des anciens diocèses de Clermont et du Puy. Après une revue rapide du corpus cistercien et des cadres chronologiques et spatiaux, nous poursuivrons notre propos selon une logique multiscalaire, en débutant par l’organisation domaniale cistercienne, pour ensuite embrasser plus largement les dynamiques monastiques diocésaines.

Cadre de l’étude

4Dans l’ancien diocèse de Clermont, les implantations se situent dans la frange nord et centre-occidentale du territoire. Dans l’ancien diocèse du Puy, l’essaimage, plus modeste, s’effectue sur la limite orientale du diocèse, expression d’un certain tropisme vers le Forez et la vallée du Rhône, en cohérence avec les familles fondatrices et bienfaitrices des établissements.

7Les données exploitées présentement ont été sélectionnées selon des problématiques s’articulant autour des établissements et domaines cisterciens d’une part, et autour de l’occupation monastique régionale d’autre part.

Logiques cisterciennes

De la règle à la pratique

8Concernant les Cisterciens, il convient dès à présent de souligner le biais essentiel qui a conditionné l’intégralité de la production cartographique qui suit. Les sources médiévales font défaut concernant les domaines monastiques. De plus, face à l’indigence des sources archivistiques mobilisées (série H des archives départementales), il demeure hasardeux en l’état d’appréhender la mobilité de ce même temporel. Par conséquent, les images qui découlent de ces données peuvent être trompeuses du fait de simplifications nécessaires ou subies (sélection ou lacunes informatives) et d’un incontournable écrasement chronologique. Elles sont davantage représentatives de l’époque moderne, bien mieux renseignée, que d’une réalité médiévale. Pour autant, nous avons considéré la situation d’Ancien Régime (xvii^e-xviii^e siècles) comme un reflet d’un état antérieur, les domaines et prieurés non conventuels modernes pouvant être hérités de granges médiévales. Cette démarche régressive est critiquable. Toutefois, nous n’avons pas la prétention de rendre compte d’une réalité historique, mais plus d’une modélisation probable permettant de stimuler une réflexion et d’orienter si possible la recherche sur les moines blancs, ou plus largement sur le maillage monastique en Auvergne et Velay.

Réponse géomatique

11c = 0,031p² - 0,025 p + 1

12La vitesse de référence utilisée est de 5 km/h sur terrain plat, une valeur applicable aussi bien pour un humain modérément chargé que pour une bête de somme. Les cartes restituées affectent à chaque pixel une valeur en minutes, représentant le temps nécessaire pour l’atteindre depuis le ou les points d’origine du calcul. En ce qui concerne les cartes prenant en compte plusieurs points d’origine, la valeur de temps de chaque pixel est calculée par rapport au point d’origine le plus proche. L’ensemble des résultats présentés dans le présent article est basé sur ce mode d’analyse et ces critères d’accessibilité.

13La première modélisation a permis d’établir, pour chaque dépendance, le temps nécessaire pour rallier son abbaye mère (Fig. 2).

Résultats et commentaires

16Enfin, les calculs de distance-temps obtenus permettent d’établir que l’essaimage masculin respecte la distance minimale des deux jours de marche entre chaque abbaye, ce qui est l’indice de liens réticulaires effectifs entre les établissements et Cîteaux. En revanche, dans l’ancien diocèse du Puy, les abbayes féminines de Clavas et de La Séauve sont interaccessibles en moins d’une journée de marche. De même, on constate la proximité systématique des couples hommes-femmes Mègemont-Le Bouchet, Feniers-La Vassin, Bellaigue-L’Éclache, illustrant probablement le principe de contrôle que les abbés cisterciens exercent sur les communautés de femmes.

17Les biens de La Vassin et de Feniers sont jointifs par la présence de deux possessions de Feniers situées au nord de son domaine, à Saint-Genès-Champespe et Saint-Étienne-de-Chomeil. Elles font face au regroupement des biens de La Vassin outre-Tarentaine. Les domaines de Mègemont et du Bouchet sont simplement séparés par le lit de l’Allier, mais hormis les biens excentrés de l’abbaye d’hommes en grande Limagne et dans le Livradois-Forez, ils forment un bloc d’accessibilité continu en moins de quatre heures de marche. Les vastes temporels de Bellaigue et de L’Éclache sont bien plus dispersés (Fig. 3).

18Les deux cœurs de domaines sont très éloignés l’un de l’autre. En revanche, leurs possessions périphériques sont entremêlées autour des prieurés de Saint-Bard, dépendant de Bellaigue, et de La Roche-Saint-Priest, dépendant de L’Éclache. Ils assurent la jointure entre les possessions masculines et féminines, comme pour former un front continu de terres cisterciennes. Ces deux établissements font figure de relais sur l’itinéraire qui relie les deux abbayes, puisqu’ils se situent à mi-distance de l’une et l’autre, sur l’isoligne des 7 h de marche. Outre l’aspect pratique que cette configuration offre, à savoir un lieu d’étape en cas de visite de l’abbé à la communauté de moniales, l’interpénétration des possessions masculines et féminines questionne le fonctionnement économique des deux établissements. Elle pourrait traduire un fonctionnement symbiotique des deux domaines, mais aussi une gestion partagée ou disputée, une relation d’entraide ou de sujétion. Ce nouvel éclairage apporté par la représentation cartographique et l’analyse spatiale ne trouve pas d’écho dans la documentation écrite disponible et consultée. Il offre donc un regard et des pistes de recherches renouvelés sur les relations hommes-femmes autour de Cîteaux.

19Cette coalescence domaniale relativement inattendue met en lumière des aires de présence cistercienne continues et relativement vastes à l’échelle mésoscalaire. Ce constat, fruit d’une certaine manière de la sérendipité, ouvre la discussion sur l’impact territorial de la présence cistercienne à l’échelle macro-scalaire. Dans quelle mesure l’intrusion d’un nouvel ordre réformateur a-t-il participé à la fabrique du paysage monastique diocésain auvergnat ?

Paysages monastiques diocésains

Concurrences et complémentarités monastiques

20Les communautés cisterciennes s’insèrent dans un maillage monastique très dense, largement dominé par les congrégations régionales de la Chaise-Dieu et de Saint-Chaffre, ainsi que par Cluny.

21Si chacun de ces réseaux offre un schéma différent dans son étendue et ses contours, ils se ressemblent pourtant par leur compacité et leur continuité spatiale : en bref, ils forment bloc. Les prieurés clunisiens suivent le couloir fluvial de l’Allier, soit du sud-est au nord-est du diocèse. Les quelques fondations dispersées à l’ouest, en Combrailles, Artense et Planèze, restent anecdotiques. Le domaine casadéen s’étend selon une large bande sud-est/nord-ouest du Puy à Clermont, le secteur le plus dense se situant autour de l’abbaye-mère, dans le Livradois. Contrairement à Cluny, beaucoup plus d’établissements sont isolés et distants de ce bloc principal. L’essaimage est de plus grande amplitude et touche les Combrailles, le Cézallier, et les marges sud du diocèse dans une moindre mesure. Le nord, excepté une fondation à Jaligny-sur-Besbre, n’est pas touché par cette mouvance. Quant au Monastier, il s’est développé sur l’axe médian du diocèse du Puy (couloir ligérien), en contournant à l’ouest le massif du Livradois, qui sera colonisé par la Chaise- Dieu, et à distance des marges orientales. Le réseau est en fait constitué des deux nuées de dépendances monastiques gravitant, au nord, autour de Chamalières, et au sud, autour de l’abbaye-mère. L’ensemble de ces trois réseaux préexistant à l’implantation cistercienne constitue un front continu de la pointe méridionale du diocèse vellave jusqu’à l’extrémité septentrionale du diocèse clermontois. D’un point de vue strictement physique, il restait donc aux Cisterciens les vallées des cours d’eau secondaires, ainsi que les reliefs. Plus largement, dans le diocèse de Clermont, c’est le tiers occidental – Combrailles, Monts Dore, Artense, Cézallier, Monts du Cantal – qui reçoit les moines blancs, à l’exception de la première fondation masculine, Montpeyroux, sise entre Thiers et Vichy, et de la dernière, Le Bouchet, logée au cœur de la Grande Limagne, à proximité du prieuré clunisien de Sauxillanges. En Velay, les trois fondations sont reléguées à la frontière du diocèse de Lyon ou de celui de Viviers, par le Monastier et la Chaise-Dieu.

22Pour autant, nous avons convenu précédemment que la nuée formée par les dépendances cisterciennes, bien que concentrée autour des abbayes et conforme à la dieta pour ce qui concerne les domaines agricoles, donnait l’image d’une présence non négligeable et presque continue sur le tiers nord-occidental de l’ancien diocèse de Clermont, et sur la marge orientale de l’ancien diocèse du Puy. Cette première impression visuelle demande à être objectivée par la mise en place d’une méthode statistique adaptée permettant de comparer les modèles d’extension domaniale des familles monastiques en concurrence ou complémentarité dans un même territoire. Le protocole d’analyse doit en outre intégrer les biais liés à des vides documentaires et à la disparité des sources disponibles pour les implantations monastiques régionales et leurs dépendances.

Modélisation

23L’obstacle principal auquel nous nous sommes heurtés pour tenter de modéliser les zones d’influence des différentes familles monastiques et les « frontières » entre ces zones, est le manque de données sur les dépendances de nombre d’établissements monastiques. Or, ce critère est celui que nous avons choisi comme base pour calculer leurs aires d’influence. Nous avons recouru à une approche statistique pour pallier cette lacune. Nous avons formulé l’hypothèse que la zone d’influence de chaque monastère répondait à un modèle-type (et donc une distance-temps-type) propre à son obédience. Pour chacune des obédiences, nous avons établi la distribution statistique des distances aux dépendances pour les monastères dont les dépendances étaient connues (Fig. 4).

24Si, pour certains ordres, la dispersion statistique est relativement contenue (moins de 4 heures d’amplitude, soit une demi-journée, pour les établissements bénédictins, cisterciens, de Saint-Chaffre et de Saint-Géraud situés dans un intervalle d’un écart-type), elle augmente significativement dans le cas de Cluny et de La Chaise-Dieu (près de 10 heures, dépassant ainsi une journée de marche). Ceci suggère peut-être des stratégies d’acquisition des dépendances moins basées sur la possibilité de rejoindre rapidement les abbayes mères, et rend quoi qu’il en soit la modélisation sujette à caution pour ces deux obédiences. Pour la suite des analyses, nous avons utilisé comme valeur maximale d’extension des zones d’influence de chaque abbaye, y compris celles dont la situation des dépendances est inconnue, la valeur de l’écart-type supérieur propre à son obédience, permettant ainsi d’intégrer à l’analyse la totalité des établissements monastiques.

25Une première série de modèles chronologiques a été produite, correspondant à des états successifs marquant du territoire liés à l’apparition de nouvelles congrégations monastiques, la totalité des établissements monastiques ayant été prise en compte. La série de cartes issue de cette modélisation est apparue difficile à exploiter du fait d’un extrême morcèlement du territoire, particulièrement sensible autour des centres diocésains (Clermont et Le Puy). Chaque établissement monastique avait en effet le même poids relatif, qu’il s’agisse d’un monastère mineur ou d’une abbaye importante. Nous n’avons donc pas retenu ce modèle, et avons tenté de limiter le nombre d’abbayes à retenir pour lancer les modélisations.

26Une hiérarchie des abbayes étant difficile à établir, nous avons choisi comme critère de sélection le fait qu’un établissement ait été lui-même à l’origine d’autres monastères. Les établissements n’ayant pas eux-mêmes essaimé ont été exclus de l’analyse en partant du principe que leur influence territoriale avait été moins sensible. La série chronologique résultante, plus synthétique, s’est révélée plus intelligible et utilisable comme source de formulation d’hypothèses sur l’évolution du paysage monastique (Fig. 5).

27Les biais suivants doivent toutefois être gardés à l’esprit : l’analyse est limitée aux deux diocèses et ne prend pas en compte les établissements frontaliers hors de ces derniers, et les établissements réguliers urbains (Clermont et Le Puy) ont probablement un modèle d’expansion domaniale différent de celui des établissements ruraux. L’image est donc potentiellement faussée dans ces secteurs.

28Outre la représentation cartographique, les résultats de ces évolutions spatiales peuvent aussi être représentés sous forme de graphiques mettant en évidence l’évolution diachronique de l’étendue spatiale présumée de chacune des familles/maisons monastiques (Fig. 6).

29Ils mettent davantage en lumière les ruptures chronologiques liées à l’apparition et au développement rapide de certaines obédiences, ainsi que la coévolution des diverses familles monastiques sur le territoire.

Résultats et commentaires

30En dehors des zones irréductibles de hauts reliefs (le Plomb du Cantal, qui reste exempt d’influence monastique significative), l’espace monastique tel que modélisé pour la période comprise entre le milieu du x^e siècle et l’aube du xiii^e siècle est sans surprise dominé par la famille bénédictine. De 950 à 1000, si Cluny tend à dominer l’axe élavérin dans l’ancien diocèse de Clermont, le paysage monastique paraît relativement stable, s’articulant autour des pôles majeurs d’Aurillac au sud-ouest, de Saint-Chaffre et Chamalières en Velay, ainsi que de Brioude. Cette zone d’influence, la plus stable entre 950 et 1100, se rétracte au milieu du xii^e siècle en faveur de la Chaise-Dieu, qui prend alors le pas sur Cluny. Pour autant, un nouveau pôle de tradition non bénédictine formé par l’abbaye de prémontrés Saint-Gilbert apparaît au nord du diocèse, empiétant aussi sur l’aire clunisienne. Cette période correspond aussi à l’installation des abbayes cisterciennes dont le plus gros pôle s’intercale entre le pôle casadéen présent en bordure occidentale du diocèse et le plus gros pôle clunisien, et les empiète discrètement. Deux petits « patchs » cisterciens complètent le pôle principal au nord et au sud, sans pour autant créer une vaste zone continue et en réelle concurrence avec d’autres familles monastiques. En revanche, on constate une transformation significative du paysage monastique autour de 1200 alors que se sont implantés les ordres militaires, et dans une moindre mesure les Prémontrés en Velay. On assiste alors à un véritable mitage de la trame monastique régionale, initiée très modestement et localement par Cîteaux dans l’ouest du diocèse cinquante ans plus tôt. Ce mitage équilibre les forces entre les deux puissances monastiques dominantes (Cluny et La Chaise-Dieu) tout en morcelant leurs aires d’influence.

Conclusion

31Nous souhaitions tester une première hypothèse de travail concernant la dieta, soit l’obligation pour les granges et domaines abbatiaux occupés par les communautés de convers d’être établis à moins d’une journée de marche de l’abbaye. Le respect de cette règle est vérifié pour les fondations cisterciennes masculines ; par ailleurs, les occurrences qui ne répondent pas à cette prescription mettent en lumière les modalités plurielles présidant à l’essaimage cistercien du diocèse, notamment l’altérité des abbayes féminines dont le statut n’est pas clairement défini au sein de l’ordre avant le xiii^e siècle. Néanmoins, un biais important impose la prudence quant à ces résultats : la documentation médiévale relative aux établissements cisterciens étant assez indigente, les dépendances monastiques prises en compte dans le modèle statistique sont pour beaucoup des attestations modernes. Par conséquent, se pose la question de la structuration de ces domaines, pour savoir si elle est le fruit d’une politique de gestion sur le temps long ou si elle est effective dès les premiers temps de fonctionnement de chacune des abbayes. Dans un second temps, l’approche géomatique nous a permis de confronter l’influence territoriale des grandes familles monastiques des diocèses de Clermont et du Puy et d’évaluer quelle était la place des Cisterciens au sein de ce paysage déjà largement construit au moment de leur venue. Si, in fine, les domaines abbatiaux de l’ordre de Cîteaux pouvaient donner l’image d’une certaine cohésion spatiale sur de vastes étendues, ramenés à l’échelle du territoire diocésain, et comparés aux autres établissements réguliers, leur influence et leur impact restent à la marge. Néanmoins, l’essaimage cistercien semble avoir initié un premier mitage de la trame monastique régionale jusque-là dominée par La Chaise-Dieu et Cluny, tendance qui se confirme à l’aube du xiii^e siècle.

32S’il n’est pas le lieu dans cette contribution d’analyser les rouages qui mènent à cette nouvelle distribution des forces, tout du moins il convient de militer en faveur de ce type d’expérimentation qui permet de mettre en évidence par l’image cartographique les permanences et les mutations territoriales. En outre, il s’agit aussi d’une tentative de s’affranchir d’une représentation ponctuelle (localités) pour proposer une représentation surfacique (ici nommée « zones d’influence ») des espaces, si ce n’est occupés, à tout le moins vécus et traversés par les communautés cisterciennes et réciproquement influencés socialement par ces dernières.