• 1 Par exemple : Emil Hädler, Thierry Hatt, « Strassburg in Dekaden. Eine kartographische Zeitreise 1 (...)

1Strasbourg est une ville qui, depuis longtemps, a mobilisé historiens et archéologues dans le but de restituer sa topographie au cours du temps. Dans la lignée de ces travaux, cet article a pour objectif de présenter les premières réflexions d’un travail commencé en 2017 portant sur la localisation des biens fonciers à Strasbourg entre 1200 et 1790, à partir de diverses sources, éditées ou non, textuelles ou iconographiques. La nouveauté de cette démarche est de s’intéresser non pas à la seule localisation des édifices les plus importants (églises, couvents, remparts…) ou des biens de propriétaires spécifiques, mais de fonctionner en termes de globalité. Comment se répartissent, comment évoluent les biens fonciers (maisons, jardins, etc.), tous propriétaires confondus, dans l’ensemble du territoire de ville, tant intra qu’extra muros, au cours du temps ? On s’inspire ici directement des travaux de SIG historiques de la ville de Strasbourg de Thierry Hatt et d’Emil Hädler1 portant sur les xviii^e, xix^e et xx^e siècles. Ce travail a en effet pour ambition d’essayer de les égaler sur les périodes du Bas-Moyen-Âge et du début de l’Époque moderne.

• 2 Par exemple les couvents chassés par la Réforme.

5Le choix fait ici, afin de ne pas surcharger une première approche, est d’établir une liste fixe au cours du temps et de considérer, à Strasbourg entre 1200 et 1790, comme propriétaires ecclésiastiques : les églises paroissiales, temples protestants et édifices de simultaneum ; les couvents, abbayes (ordres militaires, mendiants et bénédictins), les chapitres, les béguinages (hommes et femmes), les chapelles et les personnes rattachées à une entité religieuse (abbé, trésoriers, prêtres, chanoines, chantre, etc.). Il s’agit alors aussi bien de propriétaires habitant et possédant des biens à Strasbourg que des propriétaires résidant hors de Strasbourg mais y possédant des biens. De même, les propriétaires localisés un temps à Strasbourg, mais devant déménager par la suite2 tout en continuant à y posséder des biens, sont intégrés à la liste.

• 3 Il existe des informations sur les édifices principaux mais non sur leurs biens.

7Le choix est également fait de commencer en 1200, du fait de la très faible densité de sources sur les biens ecclésiastiques avant cette date3 et de s’arrêter en 1790, la Révolution française remodelant en profondeur le paysage religieux.

• 4 Notamment : Hélène Noizet, Boris Bove, Laurent Costa, Paris de parcelles en pixels, Saint-Denis, P (...)

8Il est évident qu’un tel travail de compilation de données est totalement tributaire des travaux déjà réalisés, que cela soit en édition de sources, travail d’inventaire ou réalisation de cartographie historique de Strasbourg et réflexions méthodologiques4. Ont déjà été cités Thierry Hatt et Emil Hädler, dont ce travail s’inspire directement. Leurs travaux sur Strasbourg mettent en effet à plat une méthodologie de mise en place de SIG historique spécifique à cette ville, notamment en matière de choix de cartes de base, d’écueils possibles dans la jonction des planches, de façon de traiter les sources, etc. À côté de ces travaux fondamentaux sur le plan de la méthodologie, les informations de base de cette recherche proviennent de plusieurs sources différentes, chacune apportant des éléments différents.

• 5 Adolphe Seyboth, Das alte Strassburg vom 13. Jahrhundert bis zum Jahre 1870. Geschichtliche Topogr (...)

11Enfin, au xix^e siècle, Adolph Seyboth réalisa une compilation des sources archivistiques auxquelles il avait accès afin de tenter de localiser à l’adresse près les biens identifiés dans les archives5. Malgré certaines critiques méthodologiques que l’on peut avancer (la localisation des biens n’est pas justifiée et il manque la référence des sources originales), la confrontation de ce travail avec les sources d’archives et des travaux postérieurs assure son sérieux global. De plus, cette recherche date d’avant le siège de Strasbourg de 1870, lequel a provoqué la destruction de nombre d’archives, si bien que A. Seyboth a pu consulter des sources aujourd’hui disparues, dont la seule trace se trouve dans son ouvrage.

• 6 Médard Barth, Handbuch des elsässischen Kirchen im Mittelalter, Strasbourg et Bruxelles, Société d (...)
• 7 François Jacques Himly, L’atlas des villes médiévales d’Alsace, Strasbourg, Fédération des société (...)
• 8 Jean-Jacques Schwien, Strasbourg. Document d’évaluation du patrimoine archéologique urbain, Tours, (...)
• 9 Gaëlle Texier, Topographie et construction des établissements religieux à Strasbourg, mémoire de m (...)

12Au cours du xx^e siècle, divers travaux se sont penchés sur la topographie de Strasbourg, tant globale que spécifiquement religieuse. On peut citer Handbuch des elsässischen Kirchen im Mittelalter, de M. Barth, en 19636, L’atlas des villes médiévales d’Alsace, réalisé en 1970 par François J. Himly7 (conservateur en chef, directeur des archives départementales du Bas-Rhin) et un grand nombre de collaborateurs, ou Strasbourg. Document d’évaluation du patrimoine archéologique urbain (ou DEPAU), de J.-J. Schwien, en 19928. D’un niveau plus faible et plus critiquable existe le mémoire de maîtrise de G. Texier, Topographie et construction des établissements religieux à Strasbourg, réalisé sous la direction de Jean-Jacques Schwien en 20039. Alors que les sources d’archives (éditées, compilées, ou non) apportaient essentiellement des informations sur les biens secondaires des religieux (une maison louée, une terre…), ces travaux plus récents se sont attachés à inventorier puis localiser au cours du temps les édifices religieux importants (cathédrale, églises, couvents…).

• 10 Ainsi que les documents auxquels les cartes servaient « d’illustration » : matrice cadastrale, dos (...)

13Enfin, depuis les années 2000, plusieurs projets de recherche se sont attachés à inventorier et publier les cartes anciennes de Strasbourg10, mettant ainsi à notre disposition un corpus très important de cartes antérieures au siège de 1870, c’est-à-dire, antérieures aux grosses destructions et au nouveau plan urbain qui en a résulté. Jean-Michel Wendling a ainsi publié sur son site « Maisons de Strasbourg, Étude historique sur les maisons de Strasbourg entre le xvii^e et le xx^e siècle » une transcription de la liste des propriétaires des parcelles représentées sur le plan dit « Blondel » de 1765. Il s’agit alors d’une sorte de pré-cadastre du xviii^e siècle.

• 11 Projet qui n’a malheureusement pas été suivi de publication.
• 12 A.-M. Châtelet, W. Brönner, Ch. Weber (dir.), Strasbourg. Lieu d’échanges […].

15Enfin, trois projets de recherche ont inventorié systématiquement les cartes et plans de Strasbourg du xvi^e siècle à 1940 : HistCarto et Mesurer, Cartographier, Décrire l’Alsace (MCDa), sous la direction d’Isabelle Laboulais en 2005 et 201011 ; et Metacarto (partie du projet ANR-DFG Metacult, sous la direction d’A.-M. Châtelet et W. Brönner entre 2013 et 2015)12.

• 13 Catherine Xandry, Organisation d’un territoire aux abords de la ville. Le cas de Metz, Strasbourg (...)

16Enfin, mon propre travail de thèse13, soutenu en 2013, m’avait permis de commencer à élaborer une méthode de localisation et de cartographie des biens strasbourgeois antérieurs au xviii^e siècle, notamment à partir des Urkundenbücher.

• 14 Le projet Blondel, en 1765, a ainsi créé, notamment, la future place Kléber, supprimant ainsi de n (...)
• 15 Il s’agissait du cadastre dit napoléonien et du projet de Blondel de 1765.
• 16 Il existe deux versions du plan dit « Blondel ». Une version « alignée », c’est-à-dire le plan sur (...)

17Ce corpus de sources textuelles et cartographiques ayant été rassemblé, la première étape a consisté dans le choix de la carte ancienne qui allait servir de base à la planche de parcelles vectorisées du SIG. Plusieurs critères étaient à considérer. Dans un premier temps, travaillant sur une période antérieure au xix^e siècle, il fallait tenir compte des remaniements et des destructions importantes que la ville a subis à la fin du xviii^e siècle et à l’époque contemporaine, qui ont profondément modifié son organisation parcellaire14. Selon ces critères, deux plans étaient envisageables, étant relativement exacts d’un point de vue géométrique et représentant les parcelles15. Le choix s’est porté sur le plan dit « Blondel » non aligné de 1765 (version ADBR 1/L/PLAN/5)16. Il s’agit en effet du plan parcellaire le plus ancien de Strasbourg – même s’il est limité à l’intra-muros – et il a l’avantage d’avoir été numérisé en haute définition. Une liste des propriétaires est en outre associée aux numéros de parcelles, ce qui permet d’avoir la plus ancienne vision intégrale de la répartition foncière intra-muros de la ville.

• 17 Se pose un certain nombre de problèmes dans le calage des planches et le géoréférencement de ce pl (...)
• 18 Par exemple l’ancienne douane ou l’église de la Toussaint, Saint-Marc-et-Saint-Jean, Saint-Guillau (...)
• 19 Voir les fouilles du quai des bateliers par Adrien Vuillemin.
• 20 En s’appuyant notamment sur la méthodologie présentée dans Paris de parcelles en pixels d’Hélène N (...)
• 21 L’enceinte n’étant représentée que par un trait sur le plan Blondel (limite interne) et par un esp (...)
• 22 Jean-Jacques Schwien, Strasbourg. Document d’évaluation du patrimoine archéologique urbain, Tours, (...)
• 23 Marie-Dominique Waton, « Les enceintes de Strasbourg à travers les siècles », In Situ, n° 16, 2011 (...)

18Le plan original restitué17, il a fallu, avant de le vectoriser, le géoréférencer, ce qui a demandé d’être attentif à certains éléments. En effet, des points de calage qui auraient semblé « sûrs » peuvent être source d’erreurs. Ainsi, certains édifices ont été reconstruits entre 1765 et aujourd’hui, censément à l’identique, mais avec en fait des variations de taille ou d’orientation18. Et bien sûr, les cours d’eau ont varié, même intra muros19. Finalement, avec une certaine marge d’erreur, que nous avons tenté de réduire autant que possible20, on obtient un fond de plan de base vectoriel, géoréférencé, comportant la trame parcellaire de 1765, les cours d’eau et la limite interne de l’enceinte tels que les a présentés Blondel. À l’avenir, l’objectif est de compléter ce fond de plan, en calant l’enceinte de 182021 (à partir de plans du Génie militaire conservés au Service historique de la Défense à Vincennes) et les parcelles extra-muros, en s’aidant du cadastre dit napoléonien. Pour l’instant, les enceintes successives n’y ont été ajoutées que de façon très schématique (une simple ligne plutôt qu’une représentation plus réaliste jouant sur la largeur de l’enceinte – murs et fossés), en utilisant les cartes du DEPAU22 et les travaux de M.-D. Waton23.

• 24 On se fonde ici sur Barth, Texier et le DEPAU.
• 25 Une pour Adolphe Seyboth, une pour la liste de Blondel et une concernant les Urkundenbücher pour l (...)

20À ce jour deux éléments sont renseignés. Tout d’abord, deux tables24 concernent les édifices religieux (couvents, églises, chapelles) : une table généraliste et une table présentant les évolutions de l’édifice au cours du temps (changement de titulature ou d’ordre, déplacement, etc.). Ensuite, trois tables25 concernent les biens fonciers proprement dits. Chacun est rattaché à un propriétaire principal, les changements de propriétaire étant indiqués. Le type de propriétaire est caractérisé : chapitre, couvent, aumônerie, fondation, œuvre ou paroisse. Le type de bien est également spécifié (maison, jardin, cours…).

• 26 Je renvoie à ma communication « Les cartes des xvi^e et xvii^e siècles : un jalon dans les restituti (...)
• 27 Cette méthode fait le choix, lorsque l’on connaît le nombre de parcelles le long d’un segment mais (...)

24On a enfin le cas de biens mentionnés dans des chartes antérieures au xviii^e siècle et non recensés par A. Seyboth. Il s’agit alors de fonctionner de manière régressive et de trouver des jalons afin, non de localiser le bien à une adresse précise, mais de créer un schéma de répartition relative des biens entre eux et vis-à-vis des structures importantes (églises, couvents, remparts…) sans que leur emprise au sol soit connue ou que les « blancs de la recherche » soient forcément comblés26. L’hypothèse de travail ici retenue a été de se fonder sur la méthodologie présentée dans Paris de parcelles en pixels27 et donc, dans le cas d’un espace où un nombre significatif de biens a été repéré, de les répartir de façon uniforme le long d’une rue.

• 28 Il n’y a, il est vrai, pas de réelle borne chronologique à cette phase, et nous nous contentons de (...)
• 29 Il y eut néanmoins deux exceptions : Sainte-Claire-du-Marché-aux-Chevaux (actuelle place Broglie) (...)

30Au siècle suivant, même si les données restent limitées28, certaines observations peuvent être faites. Ainsi, avant même le statut municipal de 1249 qui interdit l’implantation de nouveaux couvents intra-muros29, on voit que sept s’étaient déjà installés extra muros. Par ailleurs, on constate qu’entre 1200 et 1300 les chapelles tendent à se concentrer dans l’ancien castrum et les béguinages à prendre place intra-muros.

• 30 Le castrum pour le chapitre cathédral, les quartiers Saint-Thomas et Saint-Aurélie (qui dépend de (...)

31En ce qui concerne la répartition des biens fonciers, sans surprise le chapitre cathédral et celui de Saint-Thomas, qui sont parmi les structures religieuses les plus importantes de la ville, sont les plus grands propriétaires de cette époque, chacun ayant ses biens dans un espace qui lui est propre30.

• 31 Notamment par l’interdiction de la messe en 1529 et l’obligation de sortir les cimetières de l’esp (...)

37Marquée par le passage à la Réforme31, la phase 1531-1680 correspond à un remodelage profond du paysage religieux, notamment en matière d’organisation des paroisses, certaines disparaissant comme Saint-Martin ou Saint-André. Cependant, les logiques d’utilisation des sols restent stables. La surface au sol représente près de 3,5 % ce qui, si l’on prend en considération que l’on ne bénéficie via les sources que d’une représentation partielle, révèle une certaine stabilité par rapport à la période précédente. Les plus grands propriétaires restent également les mêmes. De plus, les biens des paroisses restent principalement au sein de leur territoire. On aurait même l’impression d’assister à un recentrage autour des édifices principaux.

• 32 Notamment, cette politique est perceptible par les achats de terrain intra-muros par les couvents (...)

42Quoiqu’encore dans sa phase liminaire, ce travail apporte déjà plusieurs éléments. Tout d’abord, sur un plan technique, dans la phase de croisement et de vérification des informations, certaines incohérences apparaissent plus facilement lorsque l’on cartographie les données. Ensuite, des embryons de politiques foncières sont perceptibles : possession de biens intra-muros par des couvents extra-muros, même une fois qu’ils ont été chassés de la ville32 ; tendance à regrouper les biens paroissiaux, créant de véritables « quartiers » ; installation des chapelles plutôt au sein de zones « religieuses » alors que les béguinages s’en éloignent. On peut différencier des propriétaires qui choisissent d’éclater leurs biens, d’autres qui préfèrent les centrer autour de leur maison principale, et repérer ceux qui modifient leur stratégie au cours du temps (Saint-Pierre-le-Jeune par exemple). Ce sont ainsi de véritables zones d’influence dépendant de tel ou tel propriétaire qui apparaissent. Par ailleurs, des effets frontières sont sensibles (ancienne limite du castrum ; constatation que même si cet espace dépend de sa paroisse, Saint-Pierre-le-Jeune ne semble pas acquérir de biens de l’autre côté du cours d’eau, au Faubourg-de-Pierre). Mais surtout, c’est l’emprise totale des biens fonciers ecclésiastiques au sein de l’espace intra-muros qui frappe : près de 16 %. Or ces résultats auraient été difficilement réalisables sans l’apport des outils géomatiques ou, en tout cas, auraient demandé beaucoup plus de temps.

• 33 L’utilisation de la méthodologie des graphes, à l’exemple du travail de Cécile Rivals sur Saint-An (...)

43Certes, ce travail souffre de limites (taille et modification des parcelles avant 1765 ; localisation des biens33). Il serait intéressant de le prolonger en intégrant d’autres sources (le censier Notre-Dame ou les archives de Saint-Thomas par exemple), mais aussi en étendant la zone d’étude à l’espace strasbourgeois extra-muros, ainsi qu’en s’intéressant aux biens des institutions hospitalières. Le cas de ceux de l’hôpital civil serait particulièrement intéressant car, existant depuis le xii^e siècle, il possède toujours actuellement des biens fonciers dans et hors de Strasbourg. Il serait donc un exemple riche d’analyses quant à l’évolution de l’emprise des biens au cours du temps.