- 1 Cette acception s’écarte de la définition des géographes qui l’assimilent à une mixité à la fois so (...)
- 2 Pour Branzi (2013 [1977], p. 340) alors que les modèles urbanistiques des villes moderne ont échoué (...)
1Le mot urbanité ne qualifie pas seulement le caractère de ville par opposition à ruralité, mais une courtoisie, une politesse qui, selon le dictionnaire Larousse, « résulte de l’usage du monde ». Si elle fait intervenir une affabilité naturelle, c’est aussi une qualité construite au fil des interactions, susceptible d’être rapportée à l’expérience que le citadin fait de la ville1. Comment saisir cette urbanité et, puisque nous en apercevons les deux versants, comment la ville peut-elle favoriser l’urbanité et modifier son propre vécu ? Pour saisir cette valeur construite, l’observation peut emprunter plusieurs échelles, celle macro de l’urbanisme qui organise les espaces urbains et y insère les édifices, celle meso de l’architecture qui conçoit et construit ces édifices, et celle micro du design qui s’attache au mobilier urbain constitué d’objets dessinés à partir de la stature humaine. Ces objets mobiliers vont à la rencontre du corps, demandent le contact pour ainsi dire, contrairement aux œuvres artistiques distribuées dans l’espace public qui se replient sur elles-mêmes et tiennent l’observateur à distance (Beyaert-Geslin 2012). Dans ce mobilier, les sièges occupent en tout cas une place particulière car le contact privilégié avec le corps, qu’ils épousent plus ou moins -privilège ergonomique-, autant que les métaphores corporelles qui déterminent leurs formes, en font des moulages, des doubles, autrement dit des symbolisations des corps des citadins (Beyaert-Geslin ibid.) et, rassemblés, des symbolisations de formes de vie2.
2Comment ces sièges s’organisent-ils dans l’espace public ? quelle est leur contribution à l’urbanité, à cette valeur du « vivre ensemble » (Barthes 2002), laquelle contredit la proposition faite naguère par Benjamin (1929) qui considérait la rue comme « l’appartement du collectif » et les bancs publics comme des « boudoirs » pour les gens de la masse ? Les modèles construits pour les sièges de la maison ne peuvent être intégralement déplacés, en particulier parce que l’espace public s’offre dès l’abord à un collectif, à des « individus avec » comme les appelle Goffman (1973, p. 35) de sorte que l’unité minimale du siège n’y est pas la chaise, mais le banc. Comment s’effectue le partage de l’espace public ? La sémiotique s’allie ici au design pour observer comment les sièges déterminent les interactions et préciser les conditions de l’urbanité. L’étude débute par une promenade ethnographique (Lévi-Strauss 1958) et anthropologique à Bordeaux, puis caractérise dans un second temps les sièges de l’espace public qui déterminent des interactions entre les « individus avec » (Goffman ibid.). Elle mobilise dans un troisième temps quelques grands concepts de la sémiotique et du design pour dessiner les deux versants de la pratique des sièges, avant, pour finir, de référer le concept d’ajustement (Landowski 2005) à l’espace public et d’en décliner plusieurs figures particulières.
3Observons pour commencer l’hyper-centre bordelais où un premier constat s’impose : les bancs y sont très rares. Outre les quatre exemplaires qui se tournent le dos devant le Musée d’Aquitaine, l’unique assemblage repéré, situé rue de la porte Dijeaux, présente un mode d’assemblage original. Des chaises sont juxtaposées et disposées sur un muret de béton ; d’autres sont isolées ou disséminées sur une petite place et tournées l’une vers l’autre. La forme des sièges est néanmoins invariable et fait au corps une invitation précise : s’asseoir. Des programmes secondaires sont en revanche proscrits : dialoguer en face à face mais surtout s’allonger, ce que l’enfilade de chaises semble pourtant favoriser. On pourrait avancer l’idée d’une hiérarchie factitive : un programme d’action principal et des programmes secondaires. Ici, c’est la contemplation de la foule qui est privilégiée par une disposition singulière : les sièges sont répartis perpendiculairement par rapport au sens de circulation des piétons, ce qui reproduit l’alignement des villages d’antan dont les habitants sortaient leur chaise en fin de journée pour la placer à côté de celle du voisin afin d’observer le spectacle des passants et faire circuler la parole latéralement.
Figure 1
Le banc de la rue Porte Dijeaux reproduit l’alignement des chaises pratiqué à la campagne.
4La localisation des sièges dans l’espace public retient également l’attention : à part la scène de la rue Porte Dijeaux, aucun banc dans les artères commerçantes mais des assemblages en périphérie de l’hyper-centre. L’enjeu pourrait consister à « externaliser » le repos pour éliminer tout obstacle au flux des passants dans les rues piétonnières, et à étendre le centre-ville sur le principe de la colonisation qui confirme une occupation incertaine, élargit le territoire aux dimensions de cette limite et « territorialise » ainsi la limite. La place-jardin Gambetta réaménagée en 2021 assume cette externalisation mais, par une sorte de dehors-dedans, s’inscrit à la périphérie de l’hyper-centre. Elle fait ainsi le lien entre la partie commerçante et l’axe routier limitrophe. La suture conjure le risque de la « fracture urbaine », une crainte permanente des urbanistes (Lussault 2007).
- 3 Laudati (2015) évoque une telle pratique dérogatoire : « Une place agencée avec des bancs incite le (...)
5La place-jardin est enserrée entre deux axes piétonniers rectilignes et des axes routiers convergents. Sur cette intersection, elle déploie une structure tout en rondeurs, à la fois convexe et concave. Elle est cernée par un muret de pierre dont la hauteur correspond à celle d’un siège. Ce muret très « affordant », structuré en deux hauteurs différentes, dessine des sortes de gradins permettant des postures et des assemblages corporels variés pour dialoguer en quinconce. Ce muret périphérique se poursuit à l’intérieur du jardin et cerne les massifs pour former des murets. L’ensemble complète les bancs constitutifs du mobilier urbain proprement dit. On distingue ainsi deux types de sièges aux matériaux différents : la pierre pour ce qu’on pourrait appeler des « sièges par destination », des « affordances occasionnelles » (Beyaert-Geslin 2021a)3, et le bois/métal pour les sièges proprement dits, les « affordances institutionnelles ».
6La pierre de couleur claire prolonge le matériau des immeubles de la place, dont les façades ont été éclaircies par sablage. Elle fait ainsi le lien avec l’architecture tandis que le bois/métal renvoie au mobilier urbain. Ainsi le jardin réfère-t-il, par ses matériaux, à deux échelles de la ville, l’architecture et le design. La pierre introduit en outre un effet de sens de pérennité, d’historicité, d’inscription paradoxale — puisqu’elle s’effectue via une rénovation — dans l’histoire de la ville, corroborant ainsi la liaison spatiale par une suture temporelle. C’est une autre forme de conjuration de la « fracture urbaine ».
7À la variété matérielle des bancs s’ajoute celle des formes. Le muret du contour se déploie sur un ou deux niveaux ; les bancs de bois sont ou non pourvus de dossiers. Selon le cas, ces bancs de bois reçoivent des usagers d’âge différents aux pratiques variées. Les personnes âgées semblent rechercher les bancs avec dossier ; les plus jeunes, ceux qui en sont dépourvus. Les premiers, qui favorisent les stations longues, se prêtent à la contemplation et à la conversation, des programmes devant être coordonnées entre les protagonistes.
Figure 2
Le muret de pierre de la place-jardin Gambetta se prête à des pratiques variées.
- 4 À l’instar de Ryckwert, il semble nécessaire de relativiser la notion de confort qui « est une noti (...)
8Les bancs sans dossier se prêtent à des postures et des pratiques extrêmement variées4. On peut s’y s’allonger, converser en se tenant face à face et, exerçant la « ruse » chère à de Certeau (1990), tourner le corps « côté pelouse », par exemple. Une sorte de mini-amphithéâtre dessiné par des murets concentriques accueille des spectacles mais aussi une variété de postures et de programmes qui en adoptent le statut. L’invitation créative est donc double : la mise en scène de soi par le spectacle et par les postures. Le jardin est un petit théâtre où l’on contemple la chorégraphie des corps.
Figure 3
Le mini-amphithéâtre de la place-jardin Gambetta.
9La diversité des sièges (affordances occasionnelles ou institutionnelles, présence ou absence de dossiers, disposition en gradins, etc.) évoque une dé-catégorisation, une hybridation ou une polysémie autorisant les appropriations les plus diverses passant par une interprétation de la forme et une inscription de soi (Basso et Leguern 2018). La polyvalence des usages ouvre une possibilité d’improvisation qui prête le siège à des temporalités variées, des stations prolongées pour les bancs avec dossier, plus brèves sur les bancs de pierre (Beyaert-Geslin 2012).
Figure 4
Sur les bancs sans dossier on peut s’asseoir des deux côtés.
- 5 Ces « moments » de la ville correspondent aussi à des moments » du corps. Selon Le Corbusier, il y (...)
10Cette polyvalence semble être une condition de l’urbanité. En effet, l’espace public doit non seulement garantir le « droit à la ville » (Lefebvre 1968) pour tous, mais convenir à des acteurs investis de rôles thématiques divers et intermittents. Il doit s’accorder aux usages requis par ces différentes facettes et à la polysémie d’un monde qui signifie autrement selon toutes ces identités. Le citadin qu’on peut assimiler au passant, au flâneur cher à tout une généalogie d’écrivains des 19e, 20e et 21e siècles (Baudelaire 1857 et 1869 ; Benjamin 1924-1939 et 1929 ; Hessel 1929 ; Debord 1956 ; Ardenne 2002, notamment) s’adonne en effet à des programmes divers qui déclinent des « moments » de la ville5. Les actions et les sièges qui les accueillent introduisent des rythmes contrastés en constituant une sorte de prosodie. Alors qu’ils segmentent et aspectualisent les parcours urbains, ces divers supports d’actions assurent aussi l’éveil à soi, à l’autre ou à la ville en dessinant un champ de présence, une scène autour des sujets.
11La diversité actorielle et la polyvalence pratique sont augmentées par la fonction de relais entre les moyens de transport urbains. La place accueille un arrêt d’autobus, un parking à vélos, une station de trottinettes, longe la chaussée où circulent les voitures et s’agrémente même d’un manège pour enfants.
12À côté de celle des bancs, il ne faut pas négliger l’offre de repos alternative de la pelouse qui accueille, par beau temps, les citadins pour des stations prolongées. Cet espace supplémentaire autorise une longue pause parmi les « moments » de la ville, presqu’un contretemps. L’utilisation de la pelouse introduit en outre une sorte de dérogation à la logique des places et son principe de « tout ou rien » (Goffman ibid.). Elle est pour le citadin, une façon de renoncer à la « lutte des places » (Lussault 2007) et, pour les sans domicile fixe, d’échapper plus ou moins à l’incrimination. On vérifie ainsi l’étendue des possibilités d’improvisation offertes par la place-jardin Gambetta et sa façon d’assumer le « droit à la ville » (Lefebvre ibid.). Par toutes les variations proposées, elle illustre cette polyvalence et profile un usager modèle (Eco, 1979), un persona aux profils multiples et changeants. Toute la difficulté pourrait dès lors se résumer à cette question : comment garantir la polyvalence des usages dans un espace public livré à la concurrence ?
- 6 Ce mobilier se retrouve dans les grandes gares parisiennes.
13Dirigeons-nous maintenant vers la gare Saint-Jean, elle aussi réaménagée récemment. L’espace du rez-de-chaussée est structuré par des bancs de bois qui dessinent plusieurs petits îlots6 et celui du sous-sol autour d’un grand îlot central. Une autre différence tient à l’organisation du rez-de chaussée, qui autorise le placement perpendiculaire, contrairement à celle, centrifuge, rayonnante, du grand îlot du sous-sol qui oriente les corps vers les boutiques disposées en pourtour. Au rez-de chaussée, les bancs sont répartis à l’entrée du grand hall alors que l’îlot du sous-sol s’inscrit dans un espace presque clos (si l’on exclut l’ouverture vers un parking souterrain) qui constitue une sorte de « sas », une étape intermédiaire dans le parcours menant aux quais.
14Sur les sièges de bois du rez-de-chaussée, des dossiers et des galettes individualisent des places et, aux extrémités, des parties de banc laissées nues sont séparées par des réglettes de bois servant de marqueurs frontières. Le dispositif dossier/support suggère un confort supérieur à celui des parties du banc qui en sont dépourvus, ce qui accentue l’affordance, l’invitation à l’asseoir. Ces places sont, de ce fait, occupées en priorité. Des tablettes et des lampes de lecture diversifient les pratiques en apportant quelques éléments de confort. Des petites tables basses et des tabourets disposés dans les espaces intercalaires introduisent de surcroît une connotation rassurante car privative, l’impression d’être « comme à la maison » (Aurel 2011).
15La répartition des voyageurs retient particulièrement l’attention car elle semble renier toute convivialité. À moins de constituer des groupes, des familles par exemple, les usagers occupent en priorité les places les plus éloignées les unes des autres et se tournent systématiquement le dos, ce qui rejoint le constat fait par Deni (2001) pour les compartiments des trains italiens où les voyageurs s’asseyent de préférence côtés fenêtre et couloir en délaissant les sièges centraux. Au sous-sol, des réglettes de bois font office de marqueurs frontières et individualisent des places. La discontinuité marquée par ce relief s’oppose à la continuité chromatique qui confirme au contraire le statut collectif.
16Ces bancs peuvent-il être qualifiés de polyvalents ? Au rez-de chaussée, des accessoires (tablettes et lampes) invitent certes à diversifier les actions et s’ajoutent à la possibilité de dialoguer entre les bancs placés perpendiculairement. En revanche, les dossiers tout comme les réglettes de bois empêchent la position allongée. Au sous-sol, les usagers se disposent l’un à côté de l’autre ou se tournent le dos, une possibilité d’allongement en profondeur — très inconfortable et hypothétique — reste néanmoins possible. C’est comme si les voyageurs étaient dans des starting-blocks, prêts à s’élancer… L’espace n’est pas polyvalent mais finalisé par un programme d’action unique : se préparer au voyage avant de se diriger vers les quais.
Figure 5
L’îlot central au sous-sol de la gare.
17La comparaison avec le dispositif du rez-de chaussée amène à s’interroger sur la fonction du dossier et des accessoires relativement à l’ouverture du corps à l’autre. La posture endocentrée des usagers retient en effet l’attention. Presque tous sont voutés, absorbés par leur smartphone, le nez suspendu au-dessus des genoux. C’est la version contemporaine de l’absorbement décrit par Fried (1990), cette posture caractéristique de la peinture de la seconde moitié du 18e siècle qui ferme la scène sur soi. Il serait intéressant de s’interroger sur la part prise par les technologies numériques dans ce repli du corps, en le rapprochant de la posture des étudiants des amphithéâtres désormais eux aussi arc-boutés sur leur ordinateur, comme l’a relevé Serres (2012). A la maison, l’introduction du numérique a occasionné l’hybridation des sièges (lit de jour, méridienne, canapé allongé, etc.) qui s’adaptent à des corps plus ou moins « ramollis », plongés dans la consultation de la messagerie électronique ou le visionnement d’un film. Cette dé-catégorisation des sièges s’est accompagnée d’une déspécialisation des pièces de la maison : on consulte sa messagerie électronique à la cuisine aussi bien qu’au salon ou dans la chambre à coucher (Beyaert-Geslin 2012).
18À la gare, tout se passe comme si la consultation du smartphone s’imposait comme une alternative au programme principal, à moins qu’elle ne s’offre désormais comme unique alternative à tous nos programmes d’action… Certains dispositifs des sièges, et en premier lieu le dossier, pourraient néanmoins contribuer à l’évitement du smartphone, en ouvrant le corps de la tortue à l’interaction, à l’utilisation d’autres objets et à des pratiques alternatives. La contribution du designer à cette ouverture pourrait être décisive.
19Cette petite excursion a permis d’ébaucher un cahier des charges pour la construction d’un espace véritablement urbain. Elle permet de décrire des lieux (de Certeau 1990) définis par des objets disposés d’une certaine façon. Plus exactement, elle met en relation des scènes pratiques et des objets en soulignant une interdépendance évoquant le cadre des pratiques de Fontanille (2008). Ces scènes dessinent des pratiques particulières, polyvalentes (la place-jardin) ou plus ou moins spécialisées (la gare) selon la forme des sièges et leur mode d’assemblage. Les possibilités d’improvisation profilent un citadin-modèle, un persona aux identités multiples et intermittentes, mais conservent une réserve vis-à-vis d’un persona à l’identité fixe, le sans domicile fixe.
20Cette exclusion s’effectue par l’empêchement de la position couchée, qui ne garantit pas seulement la présentation de soi, une dignité sociale qui est, par ailleurs, précisément graduée par les différents sièges de la maison (Beyaert-Geslin 2012), mais aussi la cadence de la ville. En effet, si les sièges se prêtent à des programmes d’action variés, plus ou moins longs selon l’étendue du contact avec le corps (Beyaert-Geslin ibid.), ceux du mobilier urbain le subordonnent toujours à une activité : faire une pause entre deux courses (autrement dit consommer), consulter sa messagerie, attendre un ami, etc. Ils invitent à s’attarder mais pas trop longtemps. Le partage de la ville n’est donc pas seulement spatial, mais temporel. Il impose une syntonie, un accord rythmique entre les habitants, qui confirme l’exclusion du sans-domicile fixe.
21Cette promenade a laissé dans l’arrière-plan un certain nombre de cadres théoriques. L’échafaudage des pratiques (Fontanille 2008), déjà mentionné, souligne l’interdépendance des plans de pertinence de l’objet et de la scène pratique : les scènes urbaines réclament certaines formes de siège qui les déterminent en retour. Un paysage peut s’offrir à la contemplation à partir d’un banc public mais l’inverse est tout aussi vrai : il suffit d’un banc pour désigner, cadrer un paysage. Deux autres concepts s’imposent également, celui de la factitivité de la sémiotique et celui des affordances du design. La factitivité (faire faire, faire savoir, faire croire) héritée de Greimas (1983), initialement élaborée pour rendre compte d’une relation entre deux sujets, a été appliqué à la relation objet-sujet par Deni (2002 et 2005) qui précise ainsi la façon dont les objets mettent les corps en action (Beyaert-Geslin 2017). Ce concept permet de décrire des stratégies qui mobilisent des compétences modales en dessinant des possibilités et des empêchements (pouvoir, savoir et devoir faire et être/ne pas pouvoir, savoir et devoir faire et être), et des schémas subsidiaires tels pouvoir ne pas faire et être, savoir ne pas faire et être, devoir ne pas faire et être. L’appareillage des modalités permet ainsi de décrire un guidage stratégique précis des corps des citadins, la polyvalence associée à la subsidiarité ouvrant un espace de négociation entre les protagonistes pour coordonner des pratiques compatibles. Le cadre des affordances élu par le design aborde quant à lui, à partir des propositions de Gibson (1977) et Norman (1988 et 2005), les invitations faites au corps, qui sont localisées dans les objets. Il se présente comme une sorte de catalogue de localités de l’objet qui le rendent attirant pour l’usager.
22Ces deux cadres sont bien connus et ne réclament pas d’autres commentaires, sauf pour souligner leur complémentarité. La factitivité décrit en effet le versant institutionnel du design, autrement dit la manipulation d’une compétence modale par l’instance territoriale qui administre l’espace urbain et fait délégation au designer et à l’urbaniste pour son aménagement, tandis que les affordances restituent l’attirance que subit le corps du citadin. Ensemble, ils dessinent donc les deux versants de l’usage du mobilier urbain, polis et polites ; civitas et civis selon Benveniste (1969).
23Ce double rapport de forces (la stratégie contre la tactique ; les tactiques entre elles) peut être synthétisé par le schéma ci-dessous qui rassemble plusieurs cadres théoriques pour mettre en correspondance les deux versants des sièges et des scènes. D’un côté, la factitivité décrit l’activité du destinateur-manipulateur qui prévoit le placement de la scène dans la ville (1), l’organisation du collectif (2) et la forme des sièges assemblés (3) ; de l’autre, les affordances rendent compte de l’attirance qui s’exerce au niveau du siège (1), du collectif (2) et de la scène (3). Sur ces deux versants, stratégie et tactiques sont orientées. L’action institutionnelle est conduite à partir de la localisation des scènes pour répondre à des exigences urbanistiques (les exclure de la zone passante, en particulier) alors que les tactiques concernent les sièges aussi bien que les scènes vers lesquelles le citadin se dirige et suivent donc ces deux directions.
24Entre ces deux plans de pertinence (Fontanille 2008), une clause collective doit néanmoins être introduite, constitutive de l’espace public, celle des « individus avec » de Goffman (ibid., p. 35). L’espace public est avant tout collectif. Y entrer revient, pour l’individu, à se confronter au pluriel voire à la multitude. L’insertion dans un groupe est donc une protection pour l’individu, comme l’observe d’ailleurs Goffman (ibid.) qui note la latitude considérable des groupes dans le choix des lieux où ils s’assoient, les individus isolés pouvant, au contraire, être soupçonnés d’invitation lorsqu’ils prennent place ici ou là (j’ajouterai : a fortiori si ce sont des jeunes femmes). Ceci laisse penser que les individus sont des affordances les uns pour les autres, qui exposent néanmoins au risque de l’autre.
Figure 6
La négociation entre la stratégie (versant de la factitivité) et la tactique (versant des affordances).
25Ce schéma, qui met en présence les deux instances impliquées dans la vie urbaine, l’aménagement et l’usage, laisse un point en suspens. Au lieu de confronter une instance stratégique et une instance tacticienne unique, il devrait en effet restituer la multiplicité des instances tacticiennes qui, toutes, s’efforcent de construire leur « propre » (de Certeau 1990). Ces interactions tactiques ne mettent pas en rapport des sujets et des objets (des sièges), mais un très grand nombre de sujets pour lesquels les objets sont les supports de pratiques urbaines devant être négociées collectivement. D’un côté, l’institution impose une règle et construit un « lieu » défini par un certain ordre de relations (de Certeau ibid.) : c’est le versant stratégique. De l’autre, les citadins négocient entre eux, chacun revendiquant la construction d’un « propre » dans l’espace partagé : c’est le versant des tactiques multiples. Toutes ces forces conjuguées font de la ville un espace de dissensus qui exemplifie la controverse de l’espace public. Ces interactions tactiques sont un point essentiel pour la définition de l’urbanité, le « bon usage » de la ville.
26Il est temps de reprendre les observations collectées lors de notre promenade bordelaise pour essayer de comprendre comment les usagers organisent leurs pratiques autour des sièges urbains. Il s’agit de rapporter des interactions et des pratiques, deux cadres théoriques familiers, plus précisément de voir comment les objets qui sont les supports de pratiques déterminent des interactions.
27D’entrée de jeu, les concepts de stratégie et de factitivité entrent en résonance avec la manipulation landowskienne (2005). Cependant, loin d’être l’apanage de l’instance institutionnelle, cette intentionnalité apparaît aussi au niveau de l’usage, comme l’ont montré nos promeneurs bordelais dont les postures déterminent celles des autres, sans compter qu’elles évoquent aussi, par leur récurrence, la programmation et le confort de la routine.
28Nos observations ont révélé des stéréotypes comportementaux, autrement dit des comportements réguliers, routiniers, influant les uns sur les autres. Au demeurant, ils évoquent la figure de l’ajustement dans la mesure où ils restituent une prise de position d’un usager vis-à-vis d’un ou plusieurs autres, mais pourraient tout aussi bien être considérés comme des façons d’éviter l’ajustement, la rencontre, et de se prémunir, de surcroît, de l’aléa dans lequel la ville nous projette.
29Ces figures nouvelles transforment la figure de l’ajustement (Landowski 2005) en une catégorie englobante acceptant des déclinaisons, à moins qu’au contraire elles n’en réduisent l’empan pour circonscrire une forme pure et véritable susceptible d‘être dénommée ajustement conversationnel, tout en s’offrant elles-mêmes comme des négatifs (des contre, non ou anti-ajustement). Pour cette seconde option, elles révèlent la profondeur du risque de l’ajustement lorsqu’il s’inscrit dans l’espace public. Elles soulignent alors l’instabilité de l’équilibre entre abandon et contrôle, spécifient le risque de tomber et les façons de le conjurer. Ainsi permettent-elles de comprendre comment l’espace public maintient l’usager sur ce bord étroit.
30À la gare de Bordeaux, nous avons constaté la distance prise par les usagers en attente sur les bancs. Ils adoptent, autant que la densité des voyageurs le permet, une position diamétralement opposée vis-à-vis de l’usager déjà assis, ce qui donne à la distance le sens de l’éloignement mais aussi d’un détournement corporel. Ce comportement relève de l’ajustement dans la mesure où il adopte une position relative, bien qu’il renie toute possibilité de rencontre. C’est en somme un ajustement négatif au sens où il renie la conversation et inverse les coordonnées spatiales. À la gare encore, la position de la tortue a retenu notre attention. Elle consiste à se replier sur soi, à s’abîmer dans la consultation de son smartphone, ce qui évite toute autre interaction. La figure de la tortue est souvent consolidée par l’insertion du sac de voyages sous les genoux, ce qui lui offre l’abri du corps tout en élargissant un peu l’espace personnel (on peut y poser les pieds, par exemple). En certains cas, le vêtement, en particulier la capuche ou le col relevé, accentue la protection et la focalisation sur le smartphone. Vis-à-vis de l’ajustement conversationnel, il s’agit d’un contre-ajustement. Ces observations pourraient négliger une quatrième figure dont la manifestation est plus diffuse. Elle emprunte un modèle de la botanique, plus exactement de la dendrologie, appelé « timidité des arbres » ou « timidité des cimes » (crownshyness). Selon ce phénomène décrit notamment par Francis Hallé (2005), les arbres de certaines espèces maintiennent entre eux, voire entre leurs propres branches maîtresses, une distance de dix à cinquante centimètres appelée « fente de timidité ». Il s’agit bien d’un ajustement car la forme de l’un décalque en négatif celle de l’autre, mais celui-ci ménage une distance respectueuse qui veut éviter tout entrecroisement, tous les désagréments, offenses et violations territoriales mentionnées par Hall (1966 [1971] et précisément graduées par Goffman (1973, p. 57) : la proximité excessive, le regard insistant, le bruit, etc. Ce regard à distance minimale, respectueux, évoque en outre la forme de la similitude que Foucault (1966) dénomme émulation, ce qui laisse entrevoir, pour les sujets en présence, une possibilité de se construire en miroir voire de se « grandir » soi-même à travers l’échange respectueux.
31Ces quatre figures peuvent être réunies dans un carré dont l’intérêt principal est de souligner, à travers des oppositions complémentaires, la force du négatif, et donc la puissance du risque assumé par l’ajustement dans l’espace public. Landowski (2005) a détaillé les principes généraux de l’ajustement, en faisant le point central de sa théorie des interactions. Il se fonde sur une compétence esthésique et non modale, consiste à se sentir, sentir et faire sentir pour ouvrir et construire le sens dans l’échange, ce qui le rapporte à la « constellation de l’aventure » (Landowski idem, p. 72). Le schéma ci-dessous reproduit, mais de façon inversée, les déixis de l’aventure et de la prudence en les redimensionnant pour tenir compte de l’ouverture à l’inconnu que représente l’espace public. L’aventure y est plus aventureuse pourrait-on dire, ce qui incite à plus de prudence encore.
32Dans notre schéma consacré à l’espace public, l’aventure peut se concrétiser par la conversation verbale mais procède aussi par toutes sortes de rituels « conversationnels », de négociations des regards et des gestes (le placement concerté des jambes et des coudes) qui autorisent le partage véritable de l’espace.
Figure 7
Les formes de l’ajustement dans l’espace public.
33Ce cadre décline plusieurs conceptions de la distance qui prend la forme de l’éloignement (ajustement négatif), de l’isolement (la tortue) ou de la distance respectueuse (ajustement timide) en mélangeant des sens propre et figuré, une conception physique et morale. Cette distance est déterminée initialement par l’instance institutionnelle qui a le statut de destinateur-manipulateur et, à travers l’aménagement, pose un cadre proxémique dans lequel l’usager prend place. Suivant les propositions de Hall (ibid.), la distance s’offre ainsi comme une donnée structurante qui ajoute à son sens spatial les diverses ressources de la « ruse » (de Certeau 1990) — le détournement du corps, les vêtements, le regard éloigné, etc. — susceptibles de pallier le resserrement contraint de la distance. L’ajustement timide renie tous ces subterfuges par l’instauration d’une distance protectrice qui permet d’assumer la confrontation sans s’abandonner au risque de l’autre.
34L’orientation du corps est une forme de requalification de la distance. L’ajustement négatif opère par détournement pour rechercher la position symétrique ; celui de la tortue permet d’échapper au regard lorsqu’on est contraint à la proximité ; celui de l’ajustement timide consiste à épouser la forme de l’autre pour dessiner le négatif d’un moulage, ce qui suppose le maintien du face-à-face.
35Ce qui est en jeu dans toutes ces oppositions, c’est le contraste entre une intentionnalité disjonctive et l’union recherchée par l’ajustement. La tension qui en résulte interroge le statut de l’autre. L’ajustement négatif et celui de la tortue tendent en effet à réifier l’autre, considéré essentiellement comme un corps-point (Fontanille 2011) occupant une certaine position dans l’espace. L’ajustement timide et l’ajustement conversationnel transforment en revanche ce corps point en un sujet, une personne. La transformation se joue donc entre le il et le elle, au singulier et au pluriel, le eux-autres (Québec) et le je-tu qui s’élabore dans la conversation. L’ajustement timide introduit plutôt la nuance respectueuse du il ou elle de déférence (Benveniste 1974) qui élève l’autre au-dessus du statut de personne tout en se préservant soi-même du basculement dans le je-tu.
36La distance offre en outre des objets différents au spectacle. Si l’éloignement élimine le corps de l’autre du champ de présence, il élargit le regard et le porte au loin, la distance l’ouvrant alors au vagabondage d’un objet à l’autre, et à la rêverie intérieure. La posture de la tortue concentre au contraire toute l’attention sur les objets les plus proches qui constituent l’espace personnel, en rayonnant seulement plus ou moins autour de l’écran du smartphone. L’ajustement timide situe le sujet sur le bord étroit où l’autre bascule entre un statut de sujet et d’objet. La distance minimale y autorise à la fois le sentir et le faire sentir, tout en faisant de l’autre un objet offert à la vue. Cette possibilité d’observation, de scrutation de l’autre à faible distance, pourrait du reste optimiser les conditions de l’ajustement. Alors qu’il garantit une réserve pour se protéger soi-même, l’ajustement timide garde en effet l’autre « à l’œil », en fait certes un objet d’admiration et d’émulation mais en conservant un certain ascendant sur lui.
37Peut-on mieux paramétrer le réglage entre la stratégie et les tactiques ? entre les points de vue descendant et ascendant de la ville ? La comparaison des scènes de la place-jardin et de la gare a révélé des pratiques différentes susceptibles d’être rapportées, d’une part à une plus ou moins grande ouverture de l’espace (ouvert sur le plein air pour la place Gambetta ; semi-ouvert pour le hall de la gare ; fermé pour l’étage inférieur de la gare) et, d’autre part, à une hiérarchisation des actions autour d’un programme principal. Place Gambetta, l’ouverture stratégique des pratiques est donnée par la polyvalence des sièges qui autorise la diversité posturale ; dans le hall de la gare, elle est assurée par l’accessoirisation qui introduit seulement une diversité gestuelle. Ce sont deux façons de « donner du lest », d’autoriser l’improvisation. On peut donc corréler l’ouverture de l’espace et l’ouverture du corps, la clôture de l’espace et la clôture du corps, et les associer, comme le suggère l’étude de nos scènes urbaines, à une plus ou moins grande finalisation pratique. La fermeture stratégique (qui introduit la manipulation et la programmation) dirige l’usager vers son programme d’usage, qui est de prendre le train.
38Cette double promenade dans les rues de Bordeaux d’abord, parmi différents concepts de l’histoire récente de la sémiotique ensuite, a laissé plusieurs points en suspens. Pour commencer, afin de tenir compte des subjectivités et des rôles thématiques variés qui traversent la ville, il serait utile d’éprouver les limites de la distinction /stratégie vs tactique/. Ce qui apparaît, dans une gare, comme une découverte tactique pour le voyageur peut en effet relever de la stratégie pour un voleur, par exemple. La référence à la proxémique urbaine pouvait en outre intégrer une dimension culturelle, centrale dans le livre de Hall (ibid.). Si les espaces publics de la ville témoignent déjà de la cohabitation de communautés culturelles, celui de la gare est caractérisé par des passages de voyageurs aux identités les plus diverses. Cette diversité affecte la perception de l’espace et de ses affordances, met en discussion la distinction entre tactique et stratégie et interroge la mesure même de l’espacement. Les apports de Hofstede (1981), en particulier ceux qui concernent le rapport à l’individualisme et au collectivisme, pourraient également alimenter cette discussion culturelle. En se concentrant sur l’épistémologie sémiotique pour réunir les cadres théoriques des interactions et des pratiques et les ancrer dans un terrain, cette étude a néanmoins souligné la convergence de ces propositions. Elle a montré la fonction transformatrice de la distance qui transfigure l’autre, l’objet du spectacle pouvant, sur l’initiative de l’usager-citadin, accéder au statut de sujet. La distance est première et la responsabilité de l’instance institutionnelle en tant que destinateur-manipulateur semble être d’assurer les conditions de l’écart interpersonnel, les usagers-citadins conservant la possibilité de réduire cette distance liminaire pour oser une rencontre. L’espace public est un terrain d’aventure, qui confronte le citadin à l’inconnu, rend l’interaction plus « risquée » et donc plus précieuse.
39Cette double promenade, ethnographique et sémiotique, livre aussi quelques motifs d’étonnement. Tout d’abord, elle fait de l’espace public un grand théâtre où chacun s’offre au regard de l’autre mais, paradoxalement, en composant le plus souvent une scène anti-théâtrale, close sur elle-même. Ensuite, elle contredit la conception usuelle de l’urbanité largement confondue avec la proximité, le rapprochement. Le « bon usage » de la ville consisterait à vivre rapproché, ce qui confirmerait le souci permanent des urbanistes et des instances politiques de réduire une « fracture urbaine » plus ou moins entendue comme synonyme de « sociale ». Or la condition de l’urbanité semble être au contraire l’espacement. Selon Heidegger (2007, p. 21), espacer « apporte la localité qui prépare chaque fois une demeure ». Dans cet espace qui lui serait alloué, chacun pourrait ainsi demeurer, trouver un logis… Faut-il s’étonner de cette règle secrète ? Après tout, comme l’indique Arendt (1995, p. 33), la politique prend naissance dans l’espace interpersonnel où elle se constitue comme relation. Une stratégie caractéristique des régimes totalitaires consiste d’ailleurs à résorber la distance sociale et culturelle, à réduire l’espacement. La condition principale de l’urbanité est donc bien la distance, qui n’exclut pas le rapprochement et en fait même toute une aventure.