Navigation – Plan du site

AccueilNuméros33Predigital Assemblages: The Makin...Internet et le Grand Siècle : les...

Predigital Assemblages: The Making and Breaking of Poetry Books

Internet et le Grand Siècle : les recueils collectifs de poésie au regard du Web

French Classicism and the Internet: Rethinking Multi-Authored Poetry Collections in the Digital Age
Christophe Schuwey

Résumés

Cet article met en lumière les analogies fortes mais trop souvent ignorées qui existent entre les publications numériques (sites Web, blogs et réseaux sociaux) et le recueil collectif de poésie tel qu’il fut pratiqué dans la France du second xviie siècle, période au cours de laquelle le genre connut une vogue particulière. Internet et les recueils présentent en effet de remarquables similitudes, du point de vue de leur composition mais aussi de leur consommation. La multiplication des recueils poétiques au xviie siècle a ainsi facilité l’accès à la publication et profondément modifié le statut d’auteur tout comme les blogs au xxie siècle ; dans les deux cas, cette facilitation a également suscité des réactions virulentes. Sans jamais parvenir à égaler l’adaptabilité d’une page Web, les libraires d’Ancien Régime cherchèrent à rendre le recueil poétique aussi plastique que possible afin de s’adapter rapidement aux modes littéraires. Enfin, de la même manière qu’internet constitue aujourd’hui un grand répertoire de poésie, les lecteurs d’autrefois ne lisaient pas un recueil de manière cursive mais choisissaient tel poème ou tel autre dans le but, par exemple, de le partager. Ces points de contact entre deux périodes qu’a priori tout oppose révèlent en fin de compte le rôle fondamentalement médiatique du recueil collectif de poésie, dimension que l’ère numérique rend peut-être obsolète. Mais identifier cette strate ouvre également la porte à ce que le recueil poétique possède en propre, à savoir sa dimension esthétique, qui échappe aux évolutions technologiques.

Haut de page

Texte intégral

1S’interroger sur l’obsolescence du recueil poétique à l’ère numérique revient en quelque sorte à prêter des fonctions similaires à ces deux objets : le recueil poétique d’une part et internet d’autre part. Les modes de publication et de consommation en ligne de la poésie auraient dès lors une valeur herméneutique, dans la mesure où ils permettraient d’identifier certaines fonctions historiques du recueil poétique qui existaient bien avant l’ère numérique. C’est du moins la piste que cet article propose d’explorer. En confrontant des usages actuels du Web à ceux qui régissaient autrefois la composition des recueils poétiques, je voudrais mettre en lumière les continuités entre ces deux supports, souligner la dimension fondamentalement médiatique du recueil poétique et démontrer la permanence d’enjeux éditoriaux entre deux univers que tout oppose dans l’imaginaire collectif : le Grand Siècle et la génération Facebook.

  • 1 Selon la Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700 établie par Frédér (...)

2Mon propos se concentrera ici sur une catégorie bien particulière de recueils, à savoir les recueils poétiques collectifs de poésie française parus dans la seconde moitié du xviie siècle. Bien que certains des phénomènes évoqués plus loin soient déjà attestés au siècle précédent (Réach-Ngô 2012 ; Moss 2002), cette période constitue néanmoins un lieu d’observation privilégié. Elle correspond en effet à une extension du marché de la littérature, à une diversification des médias et à une mutation du statut d’auteur (Viala 1985 ; Martin 1999) comparables aux évolutions induites par internet, ce qui la rend particulièrement digne d’intérêt ici. Les recueils collectifs de poésie connurent au cours du Grand Siècle une vogue sans précédent (Speyer 2021 ; Bombart et al2019 ; Schuwey 2020, 180-183). En quelques années seulement, de nombreux libraires à la mode lancèrent des volumes concurrents, démultipliant le nombre de poésies publiées et facilitant l’accès à la publication imprimée, ce qui suscita commentaires, réactions et inquiétudes de la part de plusieurs auteurs contemporains1. Cette vogue connut son apogée avec la parution régulière du Mercure galant, périodique mensuel dont le modèle fondamentalement collaboratif facilita encore l’accès à la publication imprimée pour les auteurs amateurs (Schuwey 2020, 419-448 ; Harvey 2016).

3Cet article ne se veut ni exhaustif ni définitif. Il fait notamment l’impasse sur l’évolution des recueils collectifs entre les xviie et xixe siècles, l’objectif n’étant pas de refaire l’histoire de cet objet extrêmement riche mais, plus modestement, de mettre au jour trois grandes analogies entre deux mondes que tout sépare a priori : internet et le Grand Siècle. Je m’intéresserai dans un premier temps à la fonction médiatique des recueils et du Web ainsi qu’aux nouvelles postures auctoriales qu’ils permettent. Partant du principe que le numérique offre une plasticité éditoriale maximale, j’étudierai ensuite les stratégies développées par les auteurs et les libraires du second xviie siècle pour rendre l’imprimé malléable. Enfin, je me pencherai sur la consommation des recueils poétiques collectifs au xviie siècle, pour montrer que le Web crée moins de nouveaux comportements qu’il ne rappelle des pratiques de lecture déjà attestées bien avant son apparition.

Le recueil comme médium de diffusion

4Les évolutions technologiques ne créent pas nécessairement l’obsolescence dans la littérature, loin de là. Les romans, par exemple, ne furent pas remis en cause en tant que genre par l’apparition des liseuses et le texte de La Recherche du temps perdu est le même sur papier ou sur écran. Le fait que le Web puisse rendre le recueil poétique obsolète, comme le suggère ce numéro, suppose une concurrence directe. Or le Web n’est évidemment pas un genre littéraire, mais un médium fondé sur l’infrastructure de communication qu’est internet. C’est donc que le recueil poétique est également un médium.

  • 2 Dans The Brand of Print, Andie Silva considère d’ailleurs les libraires anglais du xviie siècle com (...)
  • 3 Dans l’« Épître dédicatoire » qu’il donne à ses Poésies choisies en 1655, Furetière s’amuse de cett (...)

5Les recueils collectifs de poésie au xviie siècle illustrent parfaitement cette fonction médiatique du recueil poétique. Leur succès résidait dans leur capacité à diffuser les dernières modes poétiques, mais aussi à en créer de nouvelles2. Ils permirent en particulier la diffusion et la conservation de la poésie galante. Nouveau paradigme culturel alors promu par Louis xiv, la galanterie valorisait une pratique dilettante de la littérature privilégiant les formes brèves. Si l’essentiel de cette production demeurait oral ou manuscrit et circonscrit à un environnement social bien défini, une part non négligeable était néanmoins destinée à la publication. Une telle opération soulevait plusieurs problèmes médiatiques et sociaux. La brièveté des pièces supposait tout d’abord d’en assembler un nombre suffisant pour composer un volume de bonne mesure3. Ensuite, un auteur qui imprimait un volume entier risquait d’apparaître comme un auteur professionnel, besogneux et immodeste, un statut qui s’accordait mal à l’idéal de la France galante. Enfin, le succès et la qualité variables des pièces présentaient un risque éditorial certain pour le libraire. En mêlant des auteurs moins connus avec des vedettes, des pièces plus confidentielles avec des « tubes » (Speyer 2021), le libraire possédait le matériau nécessaire pour former un volume et prenait moins de risques qu’avec un volume des poésies d’un seul auteur. Corollairement, la multiplication des recueils collectifs facilitait l’accès à l’imprimé de cette littérature galante puisqu’elle multipliait les occasions pour les pièces en circulation de paraître sous forme imprimée.

  • 4 On notera cependant la disponibilité de services d’hébergement gratuits, tel l’historique Mygale.or (...)
  • 5 Sur les blogs, la poésie n’est évidemment qu’un type de contenus parmi d’autres. Toutefois, le nomb (...)

6En permettant à chacun d’ouvrir un blog, un site ou de poster des contenus, internet eut un effet comparable. Dans les premiers temps, les contraintes techniques constituèrent une barrière à cette démocratisation de la publication, puisqu’il fallait posséder des compétences au moins basiques d’HTML et pouvoir louer un serveur4. L’apparition de systèmes de blogs automatisés et gratuits (tels Blogger ou, en France, Skyblog) et des réseaux sociaux marqua une étape supplémentaire – peut-être la plus essentielle – dans le processus d’accès à la publication en ligne5. Rappelons les chiffres avancés par Pierre Bellanger à la fin de l’année 2005 :

Aujourd’hui [décembre 2005], « skyblog.com » compte plus de 3,5 millions de skyblogs actifs (mis à jour ou consultés régulièrement) ; de 10 000 à 20 000 nouveaux skyblogs s’ouvrent chaque jour et de 500 000 à 1 000 000 d’articles sont publiés quotidiennement. Il y a en France moins de dix millions de 13-24 ans, plus d’un sur trois a un skyblog aujourd’hui. Les skyblogs représentent 20% des blogs français et environ 10% des blogs mondiaux. Il s’agit de la première plate-forme européenne de blogs.
Le blog est le moyen de publication le plus facile et le moins cher qui ait jamais existé et qui se combine au meilleur réseau de distribution d’informations qui ait jamais existé : l’Internet. (Bellanger 2006, §96-97)

7Toute personne ayant un accès internet pouvait désormais créer son blog et y diffuser une production poétique inédite ou préexistante. Le développement de Twitter, de Facebook et du Web 2.0 et 3.0 transforma encore les conditions de publication puisque n’importe quel bon mot, pensée, réflexion pouvait à présent être mis en ligne à partir d’un simple téléphone portable.

8Bien que le nombre de poèmes publiés dans les recueils collectifs des années 1660 et celui des poèmes quotidiennement diffusés en ligne soient incomparables en valeurs absolues, les deux phénomènes présentent toutefois des analogies frappantes. Dans un cas comme dans l’autre, les bouleversements provoqués dans le champ littéraire suscitèrent de vives réactions chez les auteurs contemporains (Bourdieu 1992 ; Viala 1985). Bien avant que certains éditeurs des années 2000 ne s’exclament « Interdisons les blogs » (Brocas 2008, §2), de nombreux auteurs des années 1660 raillaient déjà la vogue des recueils collectifs. Dans la scène ix de ses Précieuses ridicules, Molière se moqua de « tous ces Messieurs du Recueil des pièces choisies » ; à la fin de son deuxième grand commentaire sur l’actualité littéraire intitulé Guerres des auteurs anciens et modernes (1671), Gabriel Guéret relata également le désordre que causaient sur le Parnasse les auteurs qui publiaient leur production en recueils :

Les poètes prétendaient le pas sur les orateurs et les orateurs le prétendaient sur les poètes, et certains auteurs de nouvelles galantes qui composaient un corps avec plusieurs autres vulgairement appelés Messieurs des Pièces choisies faisaient tant de bruit en vers et en prose qu’on n’entendait qu’eux. (Guéret 1671, 192-193)

9Recueils collectifs, blogs et réseaux sociaux impliquent également une posture auctoriale différente de celle du livre imprimé en publiant « des choses qui ne sont pas publiques » (Cardon et Delaunay-Téterel 2006, §34). Indépendamment de l’époque, faire imprimer sa production poétique revient en effet à lui attribuer une valeur particulière, ce qui s’accordait mal à l’idéal de désinvolture poétique que promouvait la galanterie. Dans la France du xviie siècle, les recueils collectifs relativisaient ce péché d’orgueil en mêlant la production d’un auteur à celles d’autres poètes. L’ensemble formait alors un volume dont la responsabilité reposait principalement sur l’éditeur, d’autant plus que les poèmes n’étaient pas nécessairement signés. Ainsi pouvait-on conserver un anonymat de bon aloi. Des contraintes analogues pèsent aujourd’hui sur les poètes amateurs, au sens le plus large du terme. À ce titre, la valeur symbolique inférieure des blogs par rapport à celle des livres constitue paradoxalement un atout. Un blog peut se présenter comme nonchalant et sans prétention tandis que le livre imprimé suppose un éditeur, une démarche et un capital symbolique, même si l’autoédition et l’impression à la demande tendent à relativiser cette distinction. Facebook et, dans une moindre mesure, Twitter confèrent encore un autre statut à l’auteur et à sa production. La poésie publiée s’inscrit sur le « mur » ou dans le « fil » de l’utilisateur. Elle prend place parmi les autres événements exceptionnels que celui-ci a choisi de partager (voyages, sorties, souvenirs…). Le statut d’œuvre se trouve dilué, la poésie devenant avant tout une facette de la persona Web de l’utilisateur, cette image idéale projetée sur les différents réseaux sociaux et activités en ligne. De même que les médias du xviie siècle pouvaient vanter les « illustres galanteries, les vers enjoués et galants et les hauts faits d’armes » d’une personne (Mercure galant 1672, i 224), Facebook mêle des événements marquants, quelques jolis vers et des vacances extraordinaires. Internet facilite ainsi non seulement le processus technique de la publication en tant que support et médium, mais également son processus social, en interrogeant le statut d’auteur.

10Les facilités de diffusion sur internet et les réseaux sociaux multiplient enfin la possibilité pour les jeunes plumes de se faire connaître. Sur Facebook et Twitter, les publications atteignent les followers en un clic. Le potentiel est démultiplié par les liens et les possibilités de partager des contenus, contenus que partagent à leur tour les abonnés et les amis du compte en question (Beaudoin 2012). Les recueils collectifs servirent eux aussi de tremplin à de nouveaux auteurs. Ceux du libraire Sercy annonçaient en page de titre des noms de vedettes (comme Corneille) alors même que, dans les faits, la grande majorité des textes avait été composée par des auteurs débutants. Les noms prestigieux assuraient quant à eux la vente de l’ouvrage. Dans son Roman bourgeois (1666), Furetière relevait d’ailleurs toute l’efficacité du procédé :

À propos (reprit Hypolite), ne trouvez-vous pas que ces recueils fournissent une occasion de se faire connaître bien facilement et à peu de frais ? Je vois beaucoup d’auteurs qui n’ont été connus que par là. Pour moi, j’ai quasi envie d’en faire de même ; je fournirai assez de madrigaux et de chansons pour faire imprimer mon nom, et le faire afficher s’il est besoin. (Furetière 1666, 167)

  • 6 Le titre de l’article du Magazine littéraire cité plus haut, « Que valent les blogs littéraires ? » (...)

11Ailleurs, un titre générique comme Les Délices de la poésie galante promettait des contenus à la mode sans préciser quels auteurs avaient contribué à l’ouvrage. Du reste, les publications réalisées au xviie siècle en dehors des circuits officiels tout comme celles qui, de nos jours, se font « en dehors des instances éditoriales liées à l’imprimé » (Ducas 2016, 642), s’accompagnaient déjà d’une forte dépréciation symbolique6. Le médium confère en effet une valeur à ce qu’il abrite. De la même façon que le livre publié dans une grande maison d’édition bénéficie actuellement d’un capital symbolique plus fort qu’un blog de poésie, les recueils collectifs du xviie siècle furent bien souvent relégués au rang de productions de seconde zone.

Plasticité du recueil, plasticité du Web

12L’aisance avec laquelle une page Web se modifie et se met à jour et les interactions qu’elle favorise constituent un autre motif potentiel d’obsolescence pour le recueil imprimé. L’organisation interne d’un recueil de poésie en ligne se reconfigure en un clic, qu’il s’agisse d’une édition en ligne, d’un blog – au sein duquel il est possible de supprimer, ajouter, ou déplacer des articles – ou encore de réseaux sociaux. Une multitude de raisons peut en effet justifier la mise à jour d’une page Web, d’une reconfiguration esthétique à des problèmes de droits d’auteur en passant par la correction de coquilles ou l’ajout d’une nouvelle perle poétique. Or des impératifs analogues parcouraient déjà la production livresque du second xviie siècle : entre des modes qui évoluaient rapidement et l’arrivée de nouvelles pièces ou de nouveaux auteurs, il fallait pouvoir actualiser rapidement le contenu d’un recueil donné. Sans parvenir à un degré de plasticité comparable, les libraires du xviie siècle développèrent cependant des stratégies similaires à celles du Web pour adapter rapidement leurs ouvrages à l’offre et à la demande. La solution la plus fréquente consistait à publier sous un même titre les différentes itérations d’un même recueil de poésies. En 1653, Charles de Sercy publia par exemple le premier volume de ses Poésies choisies. Quelques semaines plus tard, il diffusa une deuxième édition, au sein de laquelle il avait modifié la majorité des pièces originellement présentes. Jusqu’en 1660, il ajouta progressivement plusieurs parties à son recueil, jusqu’à l’édition finale qui en comptait cinq. Ainsi, pendant sept années consécutives, la collection intitulée Poésies choisies ne cessa de grandir et de s’adapter aux dernières modes et occasions à saisir (Speyer 2021). Tout en étant soumis aux contraintes du livre imprimé, le recueil poétique disposait ainsi déjà, dans sa version papier, d’une plasticité supérieure à d’autres types d’ouvrages.

  • 7 L’avertissement précise en effet : « [C]eux qui en auront de telles que je le souhaite et qui voudr (...)

13La plasticité accrue du Web va également de pair avec une plus grande interactivité. Sur une page Web, un script suffit à ajouter automatiquement la contribution d’un utilisateur, qu’il s’agisse d’un simple like, d’un commentaire ou d’un message laissé sur un forum, ou encore d’un site entièrement alimenté par son public. Autour d’un haïku posté en statut sur Facebook ou d’un fil de discussion sur la poésie, une véritable communauté se forme et interagit (Cardon et Delaunay-Téterel 2006, §39sq.). Cette communauté favorise en outre la production de poésie, l’activité poétique des uns incitant les autres à produire de nouvelles compositions, donnant naissance à un véritable cénacle numérique (Nardi et al. 2004, 45). De la même façon, dans la seconde moitié du xviie siècle, le principe de la réédition permit à certains recueils (poétiques ou non) de devenir participatifs, encourageant la formation de véritables communautés de papier. La parution d’un recueil de cartes géographiques comme le Theatrum Orbis Terrarum (1570), l’un des premiers atlas imprimés, suscita par exemple des commentaires et des améliorations provenant de cartographes du monde entier. L’ouvrage les intégra au gré de ses trente et une rééditions de 1570 à 1612, passant ainsi de 70 à 167 cartes (Eisenstein 1979, 109-111). Les recueils poétiques ne manquèrent pas de tirer parti à leur tour de ce procédé. En 1700, les auteurs de la Bibliothèque volante ou l’élite des pièces fugitives appelaient leurs lecteurs à leur communiquer toutes les pièces dignes d’intérêt en leur possession7.

14Chaque mise à jour du recueil imprimé supposait toutefois une réédition entière de l’ouvrage. Le recours au modèle du périodique permit de résoudre partiellement ce problème. Fondé en 1672 par Jean Donneau de Visé et publié mensuellement à partir de mars 1677, le Mercure galant servit de médium de diffusion à la production galante de ses lecteurs. Directement hérité du modèle des recueils poétiques dont il constituait, en somme, une périodisation, il appelait des plumes professionnelles et amatrices à soumettre, jusqu’aux derniers jours du mois, des poèmes qui intégraient éventuellement la livraison mensuelle du périodique. Le Mercure galant invitait également les lecteurs à interagir entre eux par l’intermédiaire de productions diverses et de jeux (Harvey 2016 ; Schuwey 2020, 437-444). Ainsi trouve-t-on des poèmes qui se répondent, mais aussi des collaborations où un poème est mis en musique par un autre collaborateur du périodique (Piéjus 2016). Chaque mois, des énigmes posées par un lecteur suscitaient les réponses d’autres lecteurs dans le numéro suivant. De parfaits inconnus dans la vie civile interagissaient ainsi au travers des numéros du périodique en une sorte de « salon de papier » (Schuwey 2020, 419-448), créant entre le royaume et l’Europe une « sociabilité extraterritoriale » comparable à celle que Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Téterel repèrent aujourd’hui dans les blogs (Cardon et Delaunay-Téterel 2006, §27-35).

15Enfin, le périodique servit de recueil à toute la production poétique galante de la fin du xviie siècle, formant une véritable bibliothèque de la galanterie (Schuwey 2020, 432-437). Cette conservation est intéressante à plus d’un titre : à l’instar de nombreux blogs abandonnés mais encore disponibles aujourd’hui, cette production du xviie siècle subsiste tout en ayant été très largement marginalisée par l’histoire littéraire, au point qu’elle constitue une gigantesque archive littéraire dont l’étude n’a connu que tout récemment un renouveau majeur. Or sans ce support, de nombreuses poésies, fables et autres pièces en vers de minores et de majores (notamment La Suze, Corneille, Desjardins ou encore Fontenelle) n’auraient jamais été conservées.

Des pratiques de lecture comparables

  • 8 Sur le rôle des tables des matières dans les recueils, voir Ann Blair, Too Much To Know: Managing S (...)

16Les recueils poétiques et internet présentent enfin des analogies du point de vue du lecteur et de l’utilisateur. Internet supplante le recueil poétique dans l’un de ses rôles essentiels, celui de constituer une archive. Pour toute la production qui n’est plus sous droit d’auteur, le Web fonctionne comme un gigantesque recueil poétique au sein duquel les moteurs de recherche servent en quelque sorte de table des matières8. Pour peu qu’un poème soit tombé dans le domaine public, il suffit qu’un utilisateur inscrive l’un de ses vers, le nom de l’auteur ou son titre pour le retrouver instantanément, soit sur un site de poésie, soit sur Google Books. Cet usage d’internet évoque ainsi les recueils de lieux communs et beaux endroits que tout étudiant se devait autrefois de tenir (Escola 2001, 171-243 ; Moss 2002 ; Blair 2010). On y copiait alors des extraits de poésies, voire des pièces entières, afin d’en conserver la trace et d’en disposer au besoin, en préparation d’une disputatio, d’un discours ou d’une lettre. La pratique ne se cantonnait pas à l’école. Certaines correspondances du xviiie siècle révèlent en effet que les recueils imprimés appartenant à différents genres (poésie, mais également philosophie, contes…) permettaient de ponctuer une lettre de sentences, de distraire ses proches ou encore, de parsemer les promenades de son jardin anglais de citations variées (Waeber 2015, 311-312).

17Cherche-t-on forcément un poème sur internet pour le lire ? Rien n’est moins sûr. Le copier-coller invite au partage, à l’expression de son état d’âme à travers les mots d’un autre, et au lien social grâce à quelques vers échangés au gré d’un e-mail ou sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, les utilisateurs commentent souvent les slogans ou les poésies à l’aune de leur propre expérience (« bien dit », « tout à fait d’accord »). L’utilisateur peut donc se servir de la production en ligne, poésie comprise, comme un énoncé d’autorité appuyant son opinion, voire son état d’âme. Puisque la poésie publiée sur un profil Facebook s’inscrit dans le fil de vie de l’utilisateur, elle participe d’une mise en scène du moi mais aussi d’une stratégie relationnelle. On se reconnaît entre amateurs de poésie, dans le partage d’une même sensibilité et le goût des mêmes choses (Cardon et Delaunay-Téterel 2006). L’échange numérique de la poésie prolonge ainsi les échanges, notamment épistolaires, que suscita au xviie siècle un recueil comme celui des Maximes de La Rochefoucauld (voir les échanges et réflexions épistolaires dans l’édition Brunn, 632-633) ; ou encore, plus largement, les nombreux échanges entre lecteurs générés par les livraisons mensuelles du Mercure galant. Aujourd’hui comme autrefois, notons que la forme du recueil, imprimé ou numérique, a donné naissance à de véritables communautés de lecteurs.

  • 9 Sur la complexité de ces questions aux dix-septième et dix-huitième siècles, voir notamment Phillip (...)
  • 10 Voir, par exemple, l’édition en ligne d’Artamène des Scudéry, http://www.artamene.org.

18Enfin, le lecteur du recueil poétique à l’époque classique rejoint l’internaute dans ses modes de consommation. Une idée reçue tend à considérer les lecteurs d’autrefois comme plus attentifs, capables d’une concentration supérieure à celle de notre société saturée d’informations. Le Grand Siècle et ses livres apparaissent alors comme un refuge, un lieu de concentration9. Or il n’en est vraisemblablement rien : l’opposition entre les deux périodes résiste difficilement aux faits. Les romans du xviie siècle comptaient certes des dizaines de milliers de pages, mais ils se consommaient en réalité comme des séries, par épisode10. Le lecteur mondain faisait preuve d’une application toute relative à la lecture, si l’on en croit notamment ce portrait mordant qu’en fit Furetière dans Le Roman bourgeois :

L’humeur impatiente de notre nation est cause qu’elle ne se plaît pas aux grands ouvrages. Et une marque de cela c’est que si on tient un livre de vers, on lira plutôt un sonnet qu’une élégie et une épigramme qu’un sonnet ; et si un livre n’est plein que d’épigrammes, on lira plutôt celles de quatre vers que celles de dix ou de douze. (Furetière 1666, 249)

19Un constat majeur découle de cette citation : les recueils de poésie ne se lisaient pas de manière cursive mais servaient de grands répertoires au sein desquels l’on prélevait l’un ou l’autre poème. Dès le xvie siècle, les auteurs de recueils parlaient d’ailleurs des recueils comme de jardins poétiques dans lesquels le lecteur était invité à cueillir les fleurs qui lui plaisaient le plus, ou de trésors poétiques supposant un ensemble hétéroclite (Réach-Ngô 2012). Au siècle suivant, les libraires présentèrent le recueil comme une belle « troupe » ou une « collection » de pièces autonomes, ce que la circulation des textes entre différents recueils tendait aussi à renforcer (Speyer 2021). L’idée d’un lien nécessaire des poèmes entre eux, ou d’un ordre signifiant au sein de tel recueil, mérite à ce titre d’être relativisée. En nous invitant à consommer la poésie de manière fragmentaire, décontextualisée, hors recueil, au hasard d’un moteur de recherche ou du mur Facebook d’un ami, la lecture sur internet n’est finalement pas si différente des pratiques de lecture attestées à l’époque dite « classique ».

20L’étude du recueil poétique en tant que support révèle ainsi dans le temps long, sinon des invariants, du moins des problématiques et des pratiques communes, inhérentes à l’existence d’un marché de la littérature. Les solutions apportées aux différents enjeux de la publication dépendent certes des technologies disponibles mais en changeant les règles du jeu, les nouveaux médias suscitent toujours des réactions vives dans le champ littéraire. Depuis l’invention de l’imprimerie, le topos du « trop de livres » est régulièrement réactivé ; l’idée d’une publication pléthorique sur le Web n’en est finalement que la dernière itération. Seule une construction a posteriori laisse croire à un quelconque ordre antérieur, à un état sain et préférable. En définitive, le présent volume nous invite à dissocier la fonction médiatique du recueil poétique de sa dimension esthétique. Si la première est rendue obsolète par le Web, les possibilités de la seconde sont au contraire décuplées par la plasticité de l’écran et des technologies du Web.

Haut de page

Bibliographie

Anon. Bibliothèque volante ou Élite de pièces fugitives. Amsterdam : Pain, 1700.

Beaudouin, Valérie. « Trajectoires et réseau des écrivains sur le Web. Construction de la notoriété et du marché ». Réseaux, vol. 175, n° 5, 2012, pp. 107-144, https://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-5-page-107.htm (https://doi.org/10.3917/res.175.0107)11

Bellanger, Pierre. « Des radios libres aux skyblogs. Entretien ». Le Débat, vol. 139, n° 2 2006, pp. 146-164. https://www.cairn.info/revue-le-debat-2006-2-page-146.htm (https://doi.org/10.3917/deba.139.0146).

Blair, Ann. Too Much to Know: Managing Scholarly Information Before the Modern Age. New Haven: Yale University Press, 2010.

Bombart, Mathilde, Maxime Cartron et Michèle Rosellini (dir.). « Le recueil Barbin (1692) : une “histoire de la poésie par les ouvrages même des poètes” ? ». Pratiques et formes littéraires 16-18, n° 16, 2019, https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=74.

Bon, François. Après le Livre. Paris : Seuil. 2011.

Bourdieu, Pierre. Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire [1992]. Paris : Seuil, 2002.

Brocas, Alexis. « Que valent les blogs littéraires ? ». Magazine littéraire, n° 474, avril 2008, pp. 8-13.

Cardon, Dominique et Hélène Delaunay-Téterel. « La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics ». Réseaux, vol. 4, n° 138, 2006, pp. 15-71, https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2006-4-page-15.htm.

Ducas, Sylvie. « L’écrivain contemporain en réseau web 2.0 : retour du refoulé auctorial ? ». Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 116, n° 3, 2016, pp. 641-652, https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2016-3-page-641.htm (https://doi.org/10.3917/rhlf.163.0641).

Eisenstein, Elizabeth. The Printing Press as an Agent of Change. Cambridge: Cambridge University Press, 1979.

Escola, Marc. Rhétorique du discontinu. La Bruyère, tome II. Paris : Champion, 2001.

Furetière, Antoine. Le Roman bourgeois [1666]. Éd. Marine-Roy Garibal. Paris : GF, 2001.

Furetière, Antoine. Poésies choisies. Paris : Sercy, 1655.

Guéret, Gabriel. La Guerre des auteurs anciens et modernes. Paris : Girard, 1671.

Harvey, Sara. « Commerces et auctorialités dans les Extraordinaires du Mercure galant (1678-1680) ». Dix-septième siècle, vol. 270, n° 1, 2016, pp. 81-96, https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2016-1-page-81.htm (https://doi.org/10.3917/dss.161.0081).

Lachèvre, Frédéric. Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700. 4. vols. Paris : Leclerc, 1901-1904.

La Rochefoucauld, François de. Maximes ; Réflexions diverses… Éd. Alain Brunn, Paris : La Pochothèque, 2001.

Martin, Henri-Jean. Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701). 2 vols. Genève : Droz, 1999.

Moss, Ann. Les Recueils de lieux communs. Genève : Droz, 2002.

Nardi, Bonnie A., Diane J. Schiano, et al. “Why we blog.” Communications of the ACM, vol. 47, n° 12, 2004, pp. 41-46, https://doi.org/10.1145/1035134.1035163.

Phillips, Natalie M. Distraction: Problems of Attention in Eighteenth-Century Literature. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2016.

Piéjus, Anne. « Poètes et musiciens. Stratégies d’anonymat et de dévoilement dans les poésies en musique du Mercure galant [1] ». Dix-septième siècle, vol. 270, n° 1, 2016, pp. 115-132, https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2016-1-page-115.htm (https://doi.org/10.3917/dss.161.0115).

Réach-Ngô, Anne. « Les Trésors de la Renaissance, un produit éditorial au service de la promotion de la culture française ». Le Livre, « produit culturel » ? De l’invention de l’imprimé à la révolution numérique, dir. Gilles Polizzi et Anne Réach-Ngô, Paris : Orizons, 2012, pp. 43-62.

Silva, Andie. The Brand of Print. Marketing Paratexts in the Early English Book Trade. Leyden: Brill, 2020.

Schuwey, Christophe. Un Entrepreneur des lettres au xviie siècle. Donneau de Visé, de Molière au « Mercure galant ». Paris : Classiques Garnier, 2020.

Scudéry, Georges et Madeleine de. Artamène ou le Grand Cyrus [1649-1653]. Éd. Claude Bourqui et Christophe Schuwey, https://www.artamene.org.

Speyer, Miriam. « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au xviie siècle (1597-1671). Paris : Classiques Garnier, 2021.

Viala, Alain. Naissance de l’écrivain. Paris : Minuit, 1985.

Waeber, Catherine. « Tobie de Castella, de la bibliothèque au jardin ». Usages du livre à la fin de l’Ancien Régime. Autour de la bibliothèque Castella, dir. Thomas Hunkeler, Simone de Reyff et Lucas Giossi, Gollion : Infolio, 2015, pp. 297-318.

Haut de page

Notes

1 Selon la Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700 établie par Frédéric Lachèvre, on peut estimer que le nombre de recueils collectifs (rééditions incluses) tripla entre le début du siècle et les années 1660 et qu’il doubla au cours de la seule décennie 1650.

2 Dans The Brand of Print, Andie Silva considère d’ailleurs les libraires anglais du xviie siècle comme des tastemakers (Silva 2020, 18-39).

3 Dans l’« Épître dédicatoire » qu’il donne à ses Poésies choisies en 1655, Furetière s’amuse de cette exigence : « [D]ans ce siècle malheureux où l’on achète des livres selon qu’ils sont gros et pesants, si j’eusse fait un livre de la taille d’un almanach, mon libraire n’y eût pas trouvé son compte, et m’eût donné quelques associés pour composer un recueil, ce que je voulais éviter » (Furetière 1666).

4 On notera cependant la disponibilité de services d’hébergement gratuits, tel l’historique Mygale.org en France, fondé en 1996.

5 Sur les blogs, la poésie n’est évidemment qu’un type de contenus parmi d’autres. Toutefois, le nombre de blogs qui s’y consacrent (voir Bellanger 2006 ; Brocas 2008 ; Cardon et Delaunay-Téterel 2006), d’une part, et les blogs diffusant régulièrement des poésies, de l’autre, nous autorisent à considérer la publication poétique comme un usage non négligeable de ce médium.

6 Le titre de l’article du Magazine littéraire cité plus haut, « Que valent les blogs littéraires ? » (Brocas 2008), en est l’exemple même.

7 L’avertissement précise en effet : « [C]eux qui en auront de telles que je le souhaite et qui voudront bien me les communiquer sont priés d’en affranchir le port et de les adresser au libraire » (Anon. 1700, n.p.).

8 Sur le rôle des tables des matières dans les recueils, voir Ann Blair, Too Much To Know: Managing Scholarly Information Before the Modern Age (2010).

9 Sur la complexité de ces questions aux dix-septième et dix-huitième siècles, voir notamment Phillips 2016.

10 Voir, par exemple, l’édition en ligne d’Artamène des Scudéry, http://www.artamene.org.

11 Les ressources en ligne ci-dessous ont été consultées pour la dernière fois le 1er septembre 2022.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Schuwey, « Internet et le Grand Siècle : les recueils collectifs de poésie au regard du Web »Sillages critiques [En ligne], 33 | 2022, mis en ligne le 31 décembre 2022, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/sillagescritiques/13394 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sillagescritiques.13394

Haut de page

Auteur

Christophe Schuwey

Université de Bretagne Sud

Christophe Schuwey (christophe.schuwey[at]univ-ubs.fr) est Maître de conférences en humanités numériques, littérature française et histoire du livre à l’Université de Bretagne Sud. Ses recherches portent sur le marketing et la littérature du XVIIe siècle, la circulation de l’information et son contrôle, ainsi que sur les transferts culturels entre la France et l’Angleterre. Il est l’auteur d’Un entrepreneur des lettres au XVIIe siècle : Donneau de Visé, de Molière au Mercure galant (Classiques Garnier, 2020) et de L’Atlas Molière (Les Arènes, 2022). Dans le domaine des humanités numériques, il a publié Interfaces : l’apport des humanités numériques à la littérature (Alphil, 2019) et conçu plusieurs éditions numériques et bases de données.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search