2Au sein du laboratoire doctoral Ovale, spécialisé en littérature anglophone, à l’occasion des séminaires mensuels de l’année universitaire 2021-2022 et de la journée d’études du 11 juin 2022, nous avons décidé d’ouvrir l’interprétation du terme aux multiples aspects du corps : le corps littéraire, le corps du texte, le corps politique, etc. Aussi parlerons-nous de body building, séparant les termes pour mieux les confronter et inviter à la réinterprétation plurielle de la fabrique du corps / d’un corps / des corps.

3La notion de body building est transversale. Si le corps en est l’élément central, elle invite à se jouer des limites de la définition de celui-ci et à considérer comment se positionner par rapport à lui. Construit ou déconstruit, le corps devient un processus continu, en gestation et en transition. Que le corps soit malade, souffrant, atrophié, vieillissant, difforme, ou à l’inverse saint, intact, fort, vivace, sa fabrique ou fabrication se fait alors au sens propre et quasi mécanique du bodybuilding. L’article de Guilhem Billaudel, qui ouvre ce dossier, propose ainsi de revenir à l’origine du mot : la construction des corps automobiles. L’auteur analyse le traitement de cette notion dans l’univers cinématographique de David Cronenberg, et observe « la place variable des véhicules dans les rapports charnels et affectifs » humains. Les problématiques soulevées par les films Crash (1996) et Cosmopolis (2012) sont centrales au cinéma comme à l’écrit. En effet, ces deux films sont tous deux adaptés de romans, respectivement de J.G. Ballard et de Don de Lillo, et posent la question : comment écrire, décrire et mettre en scène le corps en littérature ?

4L’évocation du corps représente un enjeu certain pour l’auteur.ice : silencieux et invisible sur la page, protéiforme et en constante métamorphose, le corps comme objet d’écriture est difficile à inscrire autant dans le corpus que dans le corps du texte. Pourtant, la description du ou des corps semble centrale dans l’horizon d’attente du lecteur. En ce sens, l’article de Samantha Lemeunier explore l’évolution de la représentation du corps dans la poésie de William Carlos Williams, qui s’achemine d’un corps canonique inspiré des idéaux romantiques à un déshabillement poétique laissant voir un corps fragile et vulnérable. D’un corps esthétisé à un corps anti-symbolique, le corps textuel permet de figer dans le temps les évolutions fugaces du corps physique. La poésie semble donc être un lieu privilégié pour la construction et la reconstruction du corps. Preuve en est la lecture des néo-blasons de Sharon Olds par Juliette Bouanani. Dans son article, l’autrice vise ainsi à analyser le discours social, politique et intime, complexe et souvent contradictoire qui affleure dans ces poèmes où l’expérience incarnée du corps féminin est au centre de son éloge.

5La forme en -ing du verbe to build invite à considérer la construction ou la déconstruction en tant que processus. La littérature contemporaine et postmoderne donne des outils inédits aux auteur.ices pour façonner le corps comme l’expression d’une nouvelle subjectivité. Construire le ou les corps correspond alors à un développement qui s’inscrit dans la durée. Le sujet body building invite à s’intéresser davantage aux transformations impliquées lors de la construction corporelle plutôt qu’au résultat final, à la gestation tout entière plutôt qu’à la seule naissance. Partant de l’idée que la grossesse et l’accouchement sont souvent exclus du champ littéraire, alors même qu’ils servent de métaphore de l’acte d’écrire, l’article de Maxence Gouleau analyse le roman Sight (2018) de Jessie Greengrass dans lequel la narratrice est enceinte ; elle y offre une réflexion sur l’incorporation éthique des corps, notamment féminins et enceints, dans la littérature.

6La fabrique du corps par son auteur.ice interroge également l’idée d’incarnation. Cette présence / absence du corps en littérature est par ailleurs remise en question au théâtre, qui fait naître le texte comme incarnation par le corps, sa voix et sa présence sur scène. En effet, la littérature ne se contente pas d’écrire et de représenter la fabrique de corps physiques : elle montre également comment le corps est construit et façonné par des forces idéologiques et socio-historiques. Foucault définit ainsi le corps comme une réalité biopolitique, située au cœur de la relation entre savoir, pouvoir et désir. Dans son sillage, les Body Studies s’attachent à montrer comment les rapports de pouvoir travaillent le corps ainsi que sa représentation, notamment dans sa construction sociale, genrée, racisée ou sexuelle. Dès lors, il s’agit de réfléchir à la manière dont le discours littéraire participe de cette fabrique biopolitique du corps : espace de négociation et de mise en tension des normes dominantes, la littérature devient le terrain de jeu d’une reconstruction transgressive du corps.

7À la croisée de la construction du corps et du texte, articulant la question de l’inscription narrative et artistique de la chair et du genre, la notion de body building apporte ainsi un éclairage précieux et pertinent sur la fabrique de la littérature.