Diriez-vous que Put your heart under your feet… and walk! (2017) est un spectacle – même si vous avez souvent déclaré que vous n’êtes « jamais en représentation » –, qui met en scène les sentiments de peine, de perte, de deuil et de résilience ressentis après la mort de votre compagnon Elu en 2016, et que, par-là, il est un geste réaffirmant la vie ? Est-ce que (se) mettre en scène, c’est vivre ?

En effet, je rejette le mot « spectacle » concernant ce geste performatif... Tout comme je rejette le mot « rituel ». Je pense plutôt cela en termes de contrat. Mais vous avez raison, parce que s’extérioriser ou « franchir des seuils », que ce soit sur scène ou dans la rue, c’est mettre en scène la notion même d’identité. Le simple fait d’être au monde nous fait entrer en représentation de nous-mêmes, et célébrer le vivant à travers la mort est aussi une affirmation de la vie. J’avais le choix entre rejoindre Elu ou tenter de trouver un moyen par lequel Elu pourrait me rejoindre. C’est peut-être de cela qu’il s’agit. Je n’ai pas la réponse.

Cela fait penser au dernier vers du poème « East Coker » de T.S. Eliot : « Dans ma fin, est mon commencement. » Ce spectacle créé en hommage à votre compagnon et qu’on pourrait dire tout autant d’une cérémonie funéraire constitue-t-il pour vous un « commencement » ?

C’est une belle citation. Et c’est une bonne question. Je ne l’ai jamais vraiment envisagé comme un début. Mais peut-être que si. Pour moi, c’est comme le début d’un autre cycle. C’est comme si la roue tournait et continuait de tourner inexorablement. Et je me situe à un moment qui représente le début d’une autre vie, seul. Donc, en un sens, c’est une naissance à travers la mort.

Il y a des figures importantes et fascinantes qui apparaissent à plusieurs reprises dans votre œuvre, une sorte de bestiaire : les papillons sur votre visage ou encore, dans cette performance, vous êtes filmé dans un abattoir au milieu des carcasses de viande, vous enduisant le corps avec du sang – un acte à la fois beau et violent. Pour Coq/Cock en 2013, vous marchiez sur la place du Trocadéro à Paris avec un coq attaché à votre pénis... Vous semblez aborder, de diverses manières, la porosité de la frontière entre l’humanité et l’animalité.

Je pense que la distinction entre l’homme et l’animal est particuliè­rement ténue. Sans les contraintes érigées par la société, les gens dégénèrent en animaux : on s’entretue, on viole, on s’entredévore. Ce n’est que si l’on respecte les règles de la société que l’on ne se comporte pas comme cela, que l’on devient de véritables personnes. C’est pour cette raison que j’ai un profond respect pour les règles sociales. Mais qu’il s’agisse de pénis, de sang, d’animaux, d’humains..., il n’est toujours question que de corps. Les papillons que j’utilise sont aussi des corps. Ce sont aussi des cadavres. Ce ne sont pas juste des papillons séchés… Ce sont des « choses » mortes mais bien aussi des corps.

Vous savez, l’autre jour, Samuel, mon assistant, m’a dit : « Il faut bien verrouiller les portes de cette pièce, parce que mon Mac est à l’intérieur, et mon Mac, c’est ma vie. » J’ai pensé, après coup : « Je n’ai pas d’ordinateur. Alors, moi, quelle est ma vie ? » Et je pense que mon corps est mon « Mac ». Mon corps est ma vie.

Vous n’utilisez pas d’ordinateur ? Pas du tout ou rarement ?

Je me débrouille comme je peux avec un I-phone et un I-pad ! Je suis une vraie grand-mère. J’ai presque soixante ans. D’ailleurs, en discutant avec des enfants faisant partie du Ballet de Lorraine, l’autre jour, lors d’une rencontre organisée avec eux, j’ai réalisé que je n’avais pas l’âge de leurs parents, mais celui de leurs grands-parents. C’est incroyable. Je ne devrais donc pas être surpris, aujourd’hui, de faire face à l’échec, à la mort, à la notion de fin... C’est dans la logique des choses.

Dans vos performances, vous marchez souvent avec des talons très hauts, avec des crânes ou bien comme ici avec des cercueils en guise de chaussures, tous sont des objets lourds avec lesquels vous arpentez la scène, parfois avec un équilibre très fragile, un rythme lent. Ils rendent votre démarche difficile. Pourtant, les mots « Put your heart under your feet… and walk! » sont tatoués sur la plante de votre pied, sur votre peau nue. Puisque, comme vous l’avez dit, tout semble être sur votre corps, ou même dans votre corps (vous ingérez même les cendres du corps d’Elu lors d’un passage très émouvant). Comment expliquez-vous ce besoin de vous exprimer par le moyen d’instruments, d’accessoires ou d’apparats ?

Je ne sais pas si je dois répondre à cette question avec honnêteté ou faire de l’esprit... (rires). Je crois que je ne suis pas vraiment armé pour monter sur scène. Je ne suis ni un danseur, ni un véritable performeur. Je suis terrible sur scène ! Je suis un artiste, un artiste visuel qui essaie de créer une œuvre en utilisant son corps comme médium.

Donc, en un sens, me déstabiliser en utilisant des chaussures peu pratiques est une béquille au sens propre comme au figuré : c’est un dégui­sement, du maquillage, c’est ma façon de cacher le fait que je ne pense pas avoir de réelles compétences. J’allais dire que je n’en ai pas vraiment besoin, mais en fait, si, j’en ai besoin. Je ne peux pas être regardé, nu. Je ne suis jamais totalement nu. Tant que mes pieds sont couverts et que j’ai du maquillage sur moi, je ne me sens pas nu. Je me fiche que ma bite ou mon cul soient visibles car ce n’est pas dans un contexte sexuel que je me présente ainsi ; la performance du Trocadéro n’a jamais été un acte sexuel (même si j’ai été reconnu coupable d’exhibitionnisme). J’assume l’exhibi­tionnisme mais je réfute l’aspect sexuel car ce que j’ai exprimé, avant tout, consistait en une insulte au patriarcat. Ça n’avait rien à voir avec du sexe. Il s’agissait de dire « Allez-vous faire foutre » à l’État français. Et je pense qu’il y aurait pu y avoir un meilleur verdict que celui-là, un verdict que j’aurais davantage compris et accepté.

J’aimerais pouvoir être juste « de chair et d’os » mais ce n’est pas ma façon d’être. Et puis, tout simplement, je prends un immense plaisir à fabriquer les choses que je colle sur mon corps et derrière lesquelles je me cache. Je considère que c’est une chance d’être un artiste visuel plutôt qu’un performeur ou un danseur bien que cela ait aussi des répercussions sur ma santé : mes pieds sont complètement déformés, certains os sont brisés et ont changé de façon curieuse. Ma colonne vertébrale est aussi très endommagée et nécessiterait une opération. Je ne prends pas soin de moi. C’est trop tard. Je suis sur la dernière ligne droite… (rires).

Vous parliez de la France...

Oui. C’est très paradoxal d’avoir dit « Allez-vous faire foutre » à l’État français alors même qu’étant sud-africain, je pense demander la nationalité française. Je souhaite le faire, en tout cas. J’ai réalisé que je ne pouvais pas rester apatride.

Vous sentez-vous en quelque sorte « persona non grata » en Afrique du Sud en raison de vos choix artistiques et personnels ?

Oui, et je crois qu’à présent, cela est dû au fait que je vis en France depuis si longtemps. C’est très mal vu... d’être aussi européen... Les gens pensent que j’ai choisi un mode de vie facile en Europe parce que la vie y serait véritablement plus facile (l’argent, la sécurité, etc.). Mais, en fait, la France n’est pas un pays si sûr que ça et il n’y a pas d’argent pour tout le monde, donc, non, ce n’est pas facile. C’est une sorte d’image faussée que l’Afrique s’en fait.

Pourquoi avez-vous décidé de venir en France ?

Je ne l’ai pas décidé. Je n’ai jamais voulu venir en France. C’est Elu qui a été invité par Régine Chopinot, la grande star de la danse contemporaine des années 1980. Elle a rencontré Elu lors d’un atelier qu’elle avait organisé en Afrique du Sud et l’a invité à venir en France et, lui ne voulait pas venir sans moi. Comme je le dis souvent, c’était « deux pour le prix d’un » !

Elu avait une formation bien trop classique, il était bien trop doué pour être aussi intéressant que moi, qui ne sait rien faire mais le fait quand même. Il était donc peu utile pour la danse contemporaine, le Ballet Atlantique de Régine Chopinot l’engageait seulement de temps en temps, alors que moi, Régine m’a gardé longtemps, et cela certainement pas pour mes qualités de danseur... (rires).

Nous ne décidons pas toujours dans la vie où nous irons, ce que nous ferons, qui nous serons... Parfois, la vie décide pour nous et prend un virage inattendu.

C’est ce que l’on appelle la sérendipité…

Exactement. Aujourd’hui, ça fait dix-sept ans que je vis ici (dix-sept ans ponctués de hauts et de bas...) et, même si c’est curieux à dire, j’ai l’impres­sion que la France est presque devenue un foyer. En fait, j’avais l’intention de partir et de retourner en Afrique du Sud juste avant la mort d’Elu... Mais voilà, vous faites des projets et l’univers vous en réserve d’autres. Et puis, à présent, je n’ai plus de vie en Afrique du Sud, je n’ai plus de compagnon, je n’ai pas de famille, je n’ai pas de maison... Mais je veux une rétrospective.

En effet, il y a une exposition de vos travaux plastiques actuellement au musée de Johannesburg...

Oui, mais je veux une rétrospective. Elle est en cours d’organisation avec le Musée national d’Afrique du Sud. Je tiens à laisser une trace de mes trente-deux années de création dans l’esprit des jeunes artistes. Et je pense qu’il est bien de quitter l’Afrique, d’aller en Europe, si l’on ramène et partage ce dont on a profité là-bas. La connaissance, c’est le pouvoir et en « ouvrir les portes », y donner accès, est une juste contribution et un juste retour des choses.

Vous parlez de traces… Qu’en est-il de vos propres archives, justement ? Avez-vous des carnets de travail, des notes, des croquis concernant la façon dont vous placez chaque objet sur la scène, par exemple ?

Je consigne tout. Je suis obsédé par les archives et c’est pourquoi je ne suis pas vraiment un performeur qui lui est dans « l’instant » pur. Moi, je suis dans l’éternité. Je veux que ce que je crée, que ce que je possède, toutes ces choses durent pour toujours ; c’est pourquoi je garde même mon maquillage, sorte de « vestige » que je récupère sur des scotches servant au montage des tapis de danse et que je colle sur du tissu. C’est aussi, en quelque sorte, faire de l’archivage et j’essaie d’appliquer cela à tout. Je garde les costumes, je garde les vidéos, je garde les photos, je tiens un journal chaque jour. J’y écris tout, depuis 51 ans. Chez moi, c’est de l’ordre de la permanence ; c’est d’ailleurs presque une obsession d’essayer de retenir les choses. Les gens se sont toujours moqués de moi. Cela semble très démodé, très « vieille école » alors même que nous sommes censés vivre dans une ère des moments éphémères et jetables. En fait, je vis complètement l’instant présent mais aussi ceux d’hier et de demain, avec plein de réflexions sur le passé et aussi dans la crainte de l’avenir...

Je suis probablement le pire bouddhiste au monde. Je suis juif. C’est une sorte de quête : j’essaie de revenir vers ce qui est perdu. Pourtant, tout perdure un peu et puis s’achève.

C’est comme pour Elu, j’en suis au point où je me dis que je devrais probablement arrêter de faire cette performance : trente-cinq représenta­tions. J’ai presque perdu le compte…

Quand saurez-vous que vous pouvez arrêter de performer Put your heart under your feet… and walk! ? Ce moment pourrait-il correspondre à une « fin de deuil » ?

Je m’inquiète du fait que je ne veuille pas que la peine s’en aille, parce que s’attacher au chagrin, c’est encore s’attacher à quelque chose. Donc, je ne sais pas quand j’arrêterai, mais je sais que je saurai quand le moment sera venu. Et cela viendra très probablement d’un signe d’Elu. Je rêve de lui de façon obsessionnelle et je ne crois pas que j’invente tout cela.

C’est une sorte de lien entre vous et lui ?

Je pense que oui, parce que quelque chose s’est passé à la seconde même où nous nous sommes vus. Ce fut instantané. Et l’instant peut devenir éternité.

Votre performance fait sans aucun doute écho à l’expérience intime de beaucoup de vos spectateurs, dans le sens où, lorsque vous perdez quelqu’un – un amour, un ami, une mère – vous devez continuer à « marcher », vous souvenir, garder les personnes que vous aimez au creux de vous, quoi qu’il se passe ensuite.

Bien sûr. Et surtout, une mère. Perdre une mère, c’est comme perdre un enfant. C’est comme une amputation. Vous ne pouvez plus marcher, vous ne pouvez plus bouger, vous pouvez à peine respirer et ces simples actions de respirer, bouger, marcher deviennent alors des véritables actes de courage. C’est Nomsa, ma nourrice sud-africaine qui est ma mère adoptive qui m’a dit quand Elu est mort : « Put your heart under your feet… and walk! ». C’était une vieille dame de 97 ans, et elle, elle savait : « Ne reste pas paralysé, avance ».

Peut-être qu’on ne fait pas ce passage aussi bien qu’avant, mais cela suffit de le faire simplement. Il n’y a pas de manière parfaite. C’est juste que l’on fait ce qu’on peut. Et faire, c’est là, l’essentiel.

Lors d’un entretien l’autre jour, on m’a demandé : « Pourquoi quelque chose d’aussi simple et de non-spectaculaire que la marche ? » J’ai répondu que la marche n’a rien de simple. C’est compliqué. Il nous a fallu des centaines de milliers d’années pour apprendre à marcher, pour passer du stade du poisson à celui d’être humain... C’est spectaculaire en tant que tel. Demandez à n’importe quel singe ou n’importe quel chien et ils pourraient vous dire à quel point il est incroyable de pouvoir marcher. Même se lever le matin devient spectaculaire quand quelqu’un que vous aimez, disparaît.

Je dis toujours aux gens qui viennent voir cette performance : attendez-vous à être déçu. Ce qui m’a beaucoup aidé est une sorte de stoïcisme moderne. Ma devise est devenue : « Renonce et Endure. » Parfois, je pense qu’une performance va être extraordinaire et ce n’est pas le cas. Je croyais que j’aurais un succès immense et ce n’est pas le cas. Il faut oublier et dépasser tout ça. Ce que je suis me suffit. Il faut aussi savoir endurer la stupidité, la haine, l’ignorance, l’arrogance, les conneries.

Régine Chopinot m’a dit quelque chose de merveilleux l’autre jour. Je l’ai croisée récemment au coin de la rue alors même que nous ne nous étions pas vraiment vus depuis dix ans, depuis 2009 exactement où nous avons arrêté de travailler ensemble. Je lui ai demandé : « Comment as-tu survécu au monde de l’art et du spectacle ? Ce ne sont que des conneries ». Elle m’a répondu : « Pas seulement ».

« Pas seulement » est devenu, pour moi, une sorte de mantra : chaque fois que je me dis que tout cela ne vaut rien, je pense : « En grande partie, mais pas seulement ».

C’est ce que l’art peut être. Il y a beaucoup de merde, beaucoup de faux, d’impostures, mais il recèle également une part de réel, précieuse, vitale, importante. Nous ne vivons pas tous ces instants dans les corps que nous habitons de façon accidentelle, et je veux croire à ces circonstances particulières de l’art. Quoi qu’il en soit, je reste persuadé que l’affiche présentant une œuvre, quelle qu’elle soit, est souvent meilleure que l’œuvre elle-même et que les programmes qui la décrivent sont toujours au-delà de la réalité. Alors peut-être qu’on a trop écrit et dit à propos de cette performance.

Vous avez travaillé avec le créateur Lumière Yvan Labasse sur cette création.

Oui et le travail d’Yvan a été extrêmement important. Parce que la lumière est une partie intégrante de celle-ci. Il pourrait me faire disparaître à l’aide d’un simple bouton. La lumière fait tout : la lumière est notre façon de vivre, la façon dont nous voyons et grâce à laquelle nous peignons et créons. Tout est question de lumière ; donc, sans Yvan, je n’aurais jamais pu créer cette performance de cette façon. Au début du travail ensemble, je lui ai simplement dit : « Je veux trois sortes de lumière : une lumière blanche, une lumière rouge et une lumière noire ». Je n’ai rien dit de plus et vous avez vu ce qu’il en a fait !

J’évoque souvent le fait que je ne suis jamais seul parce que je suis habité par des fantômes. Je me contredis lorsque j’affirme, notamment que je suis complètement seul et que marcher seul est la chose la plus difficile dans la vie, car, oui, je suis béni d’être en présence de la lumière. Et vraiment, la lumière est le point d’orgue du spectacle. Et Elu, bien sûr, qui est parfait, parce que la mort est parfaite. Moi, je fais du mieux que je peux. La performance de l’autre soir a été chaotique mais c’était un beau désordre, comme celui de nos vies. Nous sommes vraiment désordonnés et nos corps le sont aussi. Ils sont agencés très minutieusement, mais tellement désordonnés… Pourtant, en quelque sorte, tout fonctionne toujours comme il se doit.

Il est parfois difficile d’y croire, lorsqu’on pense à l’existence de la Shoah par exemple ou bien à l’injustice qui règne à tellement de niveaux, à tous ces gens qui vivent dans la rue dans de nombreux pays. Mais en quelque sorte oui, c’est sûrement comme ça que les choses doivent être. Cela ne signifie pas que nous ne devions pas travailler à améliorer cet ordre des choses. Cela veut simplement dire que nous devrions en convenir et l’accepter.

Pourtant, je me dis parfois que si j’avais fait telle chose et pas une autre, cela aurait été différent, que j’aurais pu sauver la vie d’Elu si je n’avais tout simplement pas dit ce jour-là ces mots-là... Si ceci, si cela, si, si et si, etc. Mais non. Nous devrions tous travailler à cette acceptation.