Texte intégral
1La publication du numéro 11 de la revue Esclavages & Post-esclavages correspond à un moment unique dans l’histoire du post-esclavage. En effet, il y a deux cents ans, et pour la première fois, des esclaves qui avaient triomphé de leurs propriétaires lors de la révolution de Saint-Domingue, débutée en 1791, sont contraints par Charles X de monnayer la reconnaissance de leur nouvelle souveraineté déclarée le 1er janvier 1804. Elle est cruciale pour la première République noire au monde, car cette tractation ouverte dès 1814 avec la France lui permet enfin d’entrer dans le concert des nations et lui donne la possibilité d’établir des relations commerciales en son nom propre. Quelle est la demande formulée par la France ? Elle repose sur la propriété des terres et de main-d’œuvre esclave perdue par les colons français en Haïti. Leur quantification indiquée dans l’ordonnance du 17 avril 1825 s’élève à la somme vertigineuse pour cette jeune nation de 150 millions de francs-or. Ce texte signé par le Président Boyer, soumis à la pression des canons français en rade de Port-au-Prince, entraîne le pays dans une spirale de dettes infinie car, au capital initial, s’ajoutent les intérêts des emprunts contractés auprès de banques françaises et les pénalités de retard. La pression sur les paysan·nes haïtien·nes qui produisent le café principalement négocié pour payer « la dette de l’indépendance » est extrême : tout le pays est pris en otage dans un système qui le déstabilise aussi politiquement.
2Malgré l’opposition de la population au départ des caisses de monnaie vers la France qu’elle trouve injuste – avant que les prélèvements ne soient directement effectués par des agents français à Port-au-Prince – la totalité des sommes réclamées a été payée. Les paiements durent jusqu’en 1888, mais le déficit se creuse indéfiniment. Un autre emprunt est levé auprès d’une banque cette fois-ci américaine, en 1915, provoquant l’invasion du pays par les États-Unis jusqu’en 1935. Les malheurs du pays résident bien là.
- 1 Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1952, p. 281.
3Pendant longtemps, ce paradoxe contre-intuitif – des esclaves vainqueurs contraints de payer au pays vaincu le prix de leur liberté – a été tu. Si la faute morale en a été rejetée par l’historiographie et certains discours politiques sur le pouvoir royal contre-révolutionnaire français, force est de reconnaître que la République a également assumé cette injustice historique. Dès la IIIe République, tous les historiens n’évoquent la guerre d’indépendance haïtienne que comme Jules Michelet l’indique, « la plus épouvantable guerre de sauvages qu’on ait jamais vue1 », et tous les gouvernements français successifs assument le paiement de l’indemnité aux colons. Finalement, pour tous les pays dits du Nord, l’acceptation de la libération des esclavisé·es de la modernité ne pouvait advenir que contre monétisation de leur liberté (à l’exception de la Première République française en 1794), sans pour autant que ne se construise une véritable égalité – politique, économique, culturelle et symbolique.
4Si la thématique principale du dossier coordonné par Antonio de Almeida Mendes, Baptiste Bonnefoy et Vincent Vilmain est celle de « l’esclavage, de la couleur et de la/des religion(s) », il est très intéressant de voir en faisant des liens qui peuvent surprendre, combien les réverbérations des systèmes esclavagistes se situent toujours du côté de l’inégalité, que ce soit au niveau institutionnel, dans les organisations sociales ou au niveau individuel. La difficulté d’effacer la « macule servile » dans les religions, que ce soit dans l’islam ou le christianisme, qui est évoquée ici montre combien l’inégalité d’origine disparaît lentement et parfois pas du tout, selon que le statut racial est plus ou moins visible. « Dans les sociétés chrétiennes et musulmanes, la marque héréditaire de cette infamie originelle de l’esclavage, inscrite dans les régimes normatifs ou portée par l’opinion publique, a ainsi pu peser parfois des siècles durant sur des individus, des lignages et des communautés », écrivent les coordonnateurs du dossier thématique.
5Cette question est aussi centrale dans l’article de Martin Frager Perrier sur la Haute-Volta ou encore dans l’article de Morgane Le Guyader. Les articles de Marie Rodet sur l’expérience d’écriture d’une pièce de théâtre reprenant l’histoire de Benjamin Lay par Marcus Rediker et Naomi Wallace et l’entretien avec Simon Moutaïrou, auteur du film Ni chaînes ni maîtres, mettent au centre de la lutte contre l’esclavage l’agency des personnes mises en esclavage qui va, parfois, jusqu’à la mort.
Pour citer cet article
Référence électronique
Myriam Cottias, Céline Flory et Ary Gordien, « Éditorial », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 11 | 2025, mis en ligne le 20 mai 2025, consulté le 08 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/13099 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140od
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