Bronwen Everill, Not Made by Slaves. Ethical Capitalism in the Age of Abolition
Bronwen Everill, Not Made by Slaves. Ethical Capitalism in the Age of Abolition, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2020, 328 p., ISBN : 978-0-6742-4098-8, $39,95
Texte intégral
1La quatrième de couverture et les premières pages de l’introduction risquent de faire apparaître cet ouvrage comme l’énième tentative anglo-saxonne de projeter des débats actuels sur le passé (le boycott envers les produits des esclaves, formels ou déguisés), tout en glorifiant, encore et toujours, l’engagement de la société anglaise dans la lutte abolitionniste. Cette impression est en partie justifiée, dans la mesure où l’ouvrage cherche précisément à montrer la manière dont les consommateurs britanniques et certains marchands et entrepreneurs ont contribué à éveiller les consciences dans la lutte contre l’esclavage. Cette perspective, déjà largement développée par l’historiographie, ignore toutefois les convergences d’intérêts entre certains lobbies de producteurs et de marchands et le mouvement abolitionniste. Par exemple, la Compagnie des Indes orientales dénonce le sucre américain en tant que produit de l’esclavage et incite les consommateurs… à acheter son propre sucre, slave free bien entendu, produit en Inde où, selon ladite Compagnie, il n’y aurait pas d’esclavage mais uniquement de la dépendance familiale. L’auteure, comme la quasi-totalité des spécialistes de l’Atlantique, minimise cette connexion pourtant fondamentale avec l’océan Indien, qui donne un sens au fonctionnement de l’Empire britannique et à l’esclavage. Le label slave free peut sans doute s’appuyer sur de bons sentiments, mais les conflits judiciaires autour, par exemple, du logo des tasses Wedgwood (célèbre abolitionniste et industriel), montrant un esclave à genou, laissent soupçonner aussi des intérêts économiques bien concrets.
2Ce jugement critique mérite néanmoins d’être nuancé : au fil des pages, l’ouvrage de Bronwen Everill apporte en effet des éléments novateurs et du plus grand intérêt. Un des arguments centraux est que l’économie morale transatlantique n’est pas qu’un produit « blanc » qui se répandrait d’Angleterre vers les autres régions et continents, mais une coproduction africaine et occidentale : ainsi, du fait de l’expansion, voire de la révolution commerciale du xviiie siècle, en particulier en Afrique occidentale, le djihad des élites locales condamne à la fois l’esclavage et le consumérisme en train de se répandre. Il s’agit d’un mouvement simultané à celui des Quakers, mais indépendant de celui-ci – du moins initialement. Ces orientations de part et d’autre des continents s’expliquent donc moins par la diffusion et circulation d’idées d’un « centre » vers la « périphérie », que par des tendances similaires résultant d’un même processus de globalisation des marchandises et de l’esclavage.
3C’est dans ce cadre que, de manière tout aussi originale, l’auteur relie ces éléments propres à la consommation à une autre histoire, mieux connue, celle du « commerce légitime ». En pleine dynamique abolitionniste, ce commerce est encouragé par l’Angleterre, puis par les États-Unis (au Libéria par exemple), afin de contrer l’esclavage pratiqué en Afrique même et qui alimente l’esclavage transatlantique. La production locale slave free permettrait dès lors de casser ces liens. L’historiographie a depuis longtemps montré les ambiguïtés de ces productions, qui menèrent souvent à l’expansion plutôt qu’à l’éradication de l’esclavage en Afrique. Everill est bien consciente de ces contradictions et, dans le même temps, elle montre la complexité de cette question en détaillant les interactions des commerçants britanniques avec des chefs et des producteurs africains. À côté d’attitudes effectivement convergentes de la part des uns et des autres et qui incitent à l’exploitation et à l’esclavage, d’autres relations se nouent et témoignent d’une toute autre orientation : la convergence, moins attendue, entre des commerçants quakers et des chefs djihadistes locaux promouvant des produits « légitimes » et slave free et s’inscrivant contre l’esclavage et le consumérisme. Cet argument est passionnant et mérite d’être retenu, même s’il s’appuie, il est vrai, sur des sources limitées, toutes en langue anglaise, ou alors sur les travaux d’autres historiens et anthropologues. L’auteure est suffisamment bien armée pour prendre en considération cet élément en s’appuyant sur tout un pan de l’historiographie récente qui vise à dépasser le clivage entre sources « coloniales » et témoignages « autochtones ». Il n’en reste pas moins que ce décalage fait l’impasse sur des sources en d’autres langues que l’anglais et qui, seules, permettraient effectivement de « décentraliser » le regard dans le sens souhaité par Everill – une piste à développer certainement.
4Malgré ces déséquilibres dans les sources, Everill parvient à une conclusion que nous ne saurions que soutenir, à savoir qu’esclavage et capitalisme sont tout à fait compatibles et que ce dernier ne nécessite pas forcément de s’appuyer sur le travail salarié comme Adam Smith et la plupart des économistes jusqu’à nos jours l’affirment. Le problème dans ce genre d’argumentaire consiste à qualifier non seulement le travail contraint, mais également le capitalisme. L’auteure associe quelque peu hâtivement libre commerce et capitalisme. En effet, le premier mouvement abolitionniste britannique, vers la fin du xviiie siècle, est souvent anticonsumériste, anticapitaliste à certains égards, et finalement protectionniste. Ce n’est que très tardivement, à partir de la seconde moitié des années 1840, après l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies britanniques (années 1830-1840), et lorsque le débat se focalise sur le cas états-unien, que libre-échangistes et abolitionnistes convergent. Cependant, ce n’est pas là une raison suffisante pour considérer que les protectionnistes n’étaient pas eux aussi des capitalistes : certains, comme les Quakers (et encore, seulement une partie) montraient certes des réticences à cet égard ; toutefois, la plupart des partisans du protectionnisme tarifaire soutenaient non seulement l’agriculture, mais aussi l’industrie britannique naissante, et, pour cela, ils avaient besoin du coton esclave.
5Ce point est fondamental : si nous opposions, comme l’auteure, l’abolitionnisme de la fin du xviiie siècle à celui du xixe siècle, nous serions tentés de voir dans le premier un mouvement anticapitaliste, et par là même convergent avec des mouvements similaires en Afrique, tandis que le second exprimerait la diffusion globale des orientations et des productions capitalistes. Si, au contraire, nous trouvions ces deux tendances, pour et contre le capitalisme, aussi bien dans le premier que dans le second mouvement abolitionniste, alors le cadre deviendrait bien plus compliqué. Le débat est ouvert.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alessandro Stanziani, « Bronwen Everill, Not Made by Slaves. Ethical Capitalism in the Age of Abolition », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 25 novembre 2021, consulté le 06 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/4834 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.4834
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