Jean-Sébastien Guibert, Mémoire de mer, océan de papiers. Naufrage, risque et fait maritime à la Guadeloupe, fin xviiemi-xixesiècle
Jean-Sébastien Guibert, Mémoire de mer, océan de papiers. Naufrage, risque et fait maritime à la Guadeloupe, fin xviiemi-xixesiècle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2020, 350 p., EAN : 979-1-0300-0282-9, 35 €
Texte intégral
1Voici un ouvrage qui se distingue par une double particularité : il traite des naufrages, sujet qui n’est discuté que partiellement par l’historiographie, et, de plus, à la Guadeloupe. De ce point de vue, il est sans aucun doute pionnier. S’appuyant sur une recherche fine et détaillée dans de nombreuses archives, à la Guadeloupe, à Bordeaux et à Nantes, mais aussi au Royaume-Uni, l’ouvrage s’articule selon une suite logique claire : après avoir discuté du risque maritime, du risque perçu, du risque ressenti (chap. 1), l’auteur en vient à l’étude des naufrages, de leurs causes et de leurs conséquences (chap. 2), avant de passer aux liens entre naufrage et commerce, naufrage et guerre (chap. 3), puis aux mesures adoptées à la Guadeloupe pour y faire face (chap. 4-5). Le dernier chapitre est consacré à la mémoire des naufrages, en particulier à la récupération des épaves et au rôle joué ici par l’archéologie maritime.
2Les pages consacrées aux témoignages de l’époque sur les cyclones, les tempêtes, les côtes et les marées sont du plus grand intérêt. Dénichées dans des archives éparpillées, ces observations montrent la manière dont le savoir-faire maritime et environnemental se construit. Dommage que l’auteur décide d’en faire un usage particulier et, au fond, d’un intérêt moindre : il s’appuie sur la distinction entre risque et danger. Le premier est identifié, connu, éventuellement calculable, tandis que le second est subjectif. Tout en citant les observations (subjectives) des acteurs de l’époque, le pari de Jean-Sébastien Guibert est en partie surprenant pour un historien : il consiste à essayer de traduire les perceptions des acteurs en des évaluations « objectives » du risque, afin de vérifier lui-même si, oui ou non, ce dernier était conséquent à la Guadeloupe, et d’identifier ses principales causes. Il en conclut que, lors du commerce triangulaire – France, Afrique, Antilles –, les naufrages ont lieu surtout au large de la France et de l’Afrique, très peu aux Antilles. Ici, la plupart des pertes sont la conséquence des cyclones et ont lieu dans les ports ou au mouillage, d’où les dispositions prises dans ce sens au fil du temps.
3Cette posture méthodologique « objectivante » est néanmoins risquée (c’est le cas de le dire !) : d’une part, parce que la plupart des acteurs de l’époque n’étaient pas suffisamment armés, comme nous, pour évaluer de telle sorte les risques maritimes et environnementaux ; et, d’autre part, parce que les seuls acteurs qui pratiquaient ce genre de calcul à l’époque, les compagnies d’assurance, sont singulièrement absentes de ce travail. Pourtant, le coût de l’assurance maritime aurait été un indicateur pour comprendre comment le risque était « objectivé » et calculé à l’époque.
4En outre, l’auteur produit lui-même, sans les reproduire tels que présentés dans les archives, un grand nombre de tableaux : répartition des pertes par type de navigation, des naufrages, des pertes à la mer par type de navigation, des causes de ces pertes, de leurs coûts, de leur relation avec l’aléa climatique, etc. Ces tableaux auraient été de la plus grande utilité si l’auteur avait indiqué, pour chacun, les sources d’archives détaillées à partir desquelles ils ont été élaborés. Malheureusement, cela n’est fait que pour quelques tableaux, la très grande majorité étant privés de ce renseignement pourtant fondamental.
5La traite et les esclaves interviennent marginalement et il est intéressant d’en comprendre les raisons. L’auteur annonce (p. 117) que la relation entre traite négrière et naufrages se heurte à la quasi-absence de données. Il faut s’entendre sur ce point : en effet, comme il le reconnaît lui-même, les navires négriers possèdent certes certaines caractéristiques (avec des aménagements spécifiques pour le transport des esclaves) ; mais ces modifications sont temporaires et partielles, dans la mesure où la plupart des bateaux ne transportent pas que des esclaves et, hormis le parcours entre l’Afrique et les Amériques, ce sont des bateaux tout à fait ordinaires – et ils le sont –, car ils transportent des marchandises. Il faudrait donc suivre les navires tout au long de leur périple et recouper des sources hétérogènes afin de vérifier leurs cargaisons. En tout cas, il paraît difficile de considérer que le nombre de navires négriers était fortement limité juste parce que les sources ne les qualifient pas comme tels – c’est souvent le cas lorsqu’ils quittent la France ou qu’ils y reviennent. C’est dans les cahiers de bord et dans la comptabilité qu’on retrouve les informations nécessaires, comme les travaux sur la traite l’ont montré.
- 1 C’est notamment le cas des travaux de Markus Rediker, Michael Fisher, Janet Ewald, ou encore des m (...)
6Il faut toutefois rendre justice à la ténacité de Jean-Sébastien Guibert, qui a identifié les cas de naufrages où des pertes d’esclaves sont officiellement déclarées, et, sur ce point, sa contribution est assurément importante. Il en va de même pour les esclaves « sur le pont » – esclaves proprement dits, affranchis et libres de couleur faisant partie des équipages. Ce sujet a déjà donné vie à une historiographie conséquente, mais plutôt ignorée jusqu’ici1. L’auteur apporte quant à lui des détails nouveaux, par exemple la présence d’esclaves ou de libres de couleur par type de navigation, de cabotage, de course, de longue distance, etc.
7En résumé, il s’agit là d’un ouvrage digne d’intérêt, surtout pour les informations novatrices qu’il apporte sur maints sujets, et en dépit du manque de traitement de celles-ci par l’auteur. Pour cela, il ne manquera pas à coup sûr de devenir une référence.
Notes
1 C’est notamment le cas des travaux de Markus Rediker, Michael Fisher, Janet Ewald, ou encore des miens.
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Référence électronique
Alessandro Stanziani, « Jean-Sébastien Guibert, Mémoire de mer, océan de papiers. Naufrage, risque et fait maritime à la Guadeloupe, fin xviiemi-xixesiècle », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 25 novembre 2021, consulté le 31 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/4845 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.4845
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