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La recherche par l’écrit
Notes de lecture

Pascale Cornuel, La Sainte entreprise. Vie et voyages d’Anne-Marie Javouhey (1779-1851)

Edenz Maurice
Référence(s) :

Pascale Cornuel, La Sainte entreprise. Vie et voyages d’Anne-Marie Javouhey (1779-1851), Paris, Alma éditeur, 2020, 610 p., ISBN : 978-2-36279-484-1, 25,90 €.

Texte intégral

  • 1 Pascale Cornuel, « Une utopie chrétienne. Mère Javouhey (1779-1851), fondatrice de Mana, Guyane fr (...)

1« La Mère Javouhey ? Mais c’est un grand homme ! », se serait écrié Louis-Philippe. C’est à restituer le parcours d’exception de cette femme et à lui rendre son identité que s’emploie l’ouvrage de Pascale Cornuel, version profondément remaniée de la thèse qu’elle a menée sous la direction de Claude Prudhomme1. Dans un récit découpé en cinq chapitres fluides et agréables à lire, l’historienne ordonne de manière chronologique les étapes marquantes qui conduisent Anne-Marie Javouhey, née en 1779 dans une famille de laboureurs aisés et pieux d’un petit village bourguignon, à diriger la congrégation enseignante et hospitalière la plus active dans les vestiges coloniaux de l’empire napoléonien, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, en vue de réaliser une entreprise évangélisatrice conforme à son interprétation de la volonté divine.

2Charriant, selon les mots prêtés à la jeune Anne, un lot de « méchants [qui] s’acharnent sur [la] sainte Église » (p. 43), la Révolution représente le premier repère. Au cours de ces temps troubles, la fille aînée des Javouhey se lie aux prêtres réfractaires, organise des messes clandestines et dispense des séances de catéchisme. Dans la nuit du 11 novembre 1798, elle décide donc, non sans tensions familiales, de consacrer sa vie à Dieu. Au gré de ses rencontres spirituelles, sa vocation se précise : instruire et éduquer les pauvres, à commencer par les petites filles. Pour ce faire, en 1807, devenue sœur Anne-Marie, elle fonde à 28 ans la Société des sœurs de Saint-Joseph dont la maison-mère trouve, après bien des tribulations durant cinq années, son siège à Cluny.

  • 2 Maria Helena Camara Bastos, « Éducation publique et indépendances en Amérique latine et au Brésil. (...)

3L’avenir de la nouvelle communauté s’infléchit lorsque la supérieure générale adopte le choix de l’enseignement mutuel, centré sur la co-instruction des élèves. La congrégation gagne ainsi les faveurs du baron Joseph-Marie de Gérando, philanthrope présidant depuis 1815 la Société pour l’instruction élémentaire qui s’est donnée pour mission de généraliser l’enseignement primaire, outil efficace de transmission, en Europe comme en Amérique latine, de savoirs et de savoir-faire utiles à la demande industrielle2 dans un contexte où le monopole de l’enseignement catholique est menacé. L’appui de la haute société parisienne qui en résulte, raconte l’historienne, ouvre la voie à une expansion coloniale décisive. Parcourant, entre 1822 et 1824, le Sénégal, la Gambie et la Sierra Leone, la Mère Javouhey éprouve alors « un besoin extrême de travailler [au] bonheur » des Noirs qu’elle découvre et érige en « nouveau “peuple de Dieu” » (p. 166 et p. 249). À Dagana, à quarante lieues de Saint-Louis-du-Sénégal, elle voit grand. Sur le modèle des missions jésuites du Paraguay développées à partir de la fin du xvie siècle, elle projette de bâtir un village chrétien. Ce dernier intégrerait deux écoles : l’une, à l’exemple de celle implantée à Nogent-sur-Marne par Gérando, pour l’enseignement rural afin d’initier les Africains aux techniques modernes ; l’autre, destinée à former un futur clergé africain. La Mère Javouhey traduit cette tournée sur la côte de Guinée comme un signe manifeste de la mission que lui aurait confiée son Seigneur : évangéliser les Noirs en leur inculquant la discipline du travail agricole.

  • 3 Marion F. Godfroy, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l’Amérique française, Paris, Vendémiaire, 201 (...)

4Le retour à Paris constitue ainsi un autre moment majeur. Edmé-Jean-Hilaire Filleau, directeur des Colonies plus connu sous le nom de Filleau de Saint-Hilaire, se tourne vers Anne-Marie Javouhey. L’enjeu ? Relancer un essai de colonisation de peuplement blanc entamé en 1823 dans le nord-ouest de la Guyane sur les bords d’une rivière, la Mana, dont les déboires font redouter le fiasco retentissant de l’expédition de Kourou (1763-1765)3. Entre 1828 et 1833, la Mère Javouhey effectue un premier séjour dans cette colonie française du bloc sud-américain afin de donner naissance à l’Établissement de Mana placé sous son autorité exclusive. Dans cette « petite ville Religieuse », écrit-elle avec bien des déficiences orthographiques, « toute la societte Se lève ala même heu, prie en même temps fait toute Ses actions Selon la Règle » et doit vivre « comme les Enfants dune même famille ». La servante de Dieu n’y ménage pas sa peine pour constituer très vite un domaine agricole, soigner les malades de la lèpre et racheter des esclaves noirs-marrons venus chercher sa protection. Autre singularité qu’elle ne manque pas de relever : les sœurs de la congrégation occupent toutes les fonctions de direction. « Nous sommes nos Maîtresse pour faire le bien, ha ! que Cest doux de navoir pas de Maître », se réjouit-elle (p. 265).

  • 4 Philippe Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane française. Des chrétientés sous (...)

5Le tournant libéral de la monarchie de Juillet et le vote en 1833 d’une abolition graduelle de l’esclavage dans les colonies au Royaume-Uni éclairent le sens profond de la « Sainte entreprise » à laquelle Anne-Marie Javouhey a décidé de consacrer sa vie. Près de cinq cents Africains saisis à bord des navires négriers et astreints en Guyane à un engagement septennal prennent, groupe après groupe, la relève de Francs-Comtois rapatriés au terme de leur contrat de trois ans. De retour à Mana en 1836, la Mère Javouhey entend les « préparer » à la pleine liberté en construisant dans son « isolat chrétien4 » une société noire au sein de laquelle émergeraient des agriculteurs, des instituteurs et des religieux. Intitulé « Mission », le quatrième chapitre rend compte de cette utopie.

6Il met également en scène les puissants détracteurs que rencontre l’œuvre mananaise. La « micro-chrétienté » tourne en effet sa production vers les cultures vivrières au détriment des denrées coloniales et des « Grands Blancs » qui convoitent les larges surfaces agricoles défrichées. Elle suscite aussi l’opposition du préfet apostolique, l’abbé Nicolas Guillier, inquiet des largeurs de vue de la Mère Javouhey et de son indépendance trop marquée. En 1841, la plus haute autorité catholique de la Guyane lui en fait payer le prix fort en lui interdisant aussi bien de communier que d’accéder à l’église de Mana qu’elle a pourtant fondée. Désabusée, la servante de Dieu quitte, l’année suivante, la colonie pour rejoindre Paris où elle aura alors à contrecarrer les manigances de son évêque de tutelle à Autun, Bénigne-Urbain-Jean-Marie du Trousset d’Héricourt, qui depuis près de deux décennies n’a de cesse de vouloir s’accaparer son titre de supérieure générale de la congrégation.

7Le cinquième et dernier chapitre est consacré à ce combat que mène, au soir de sa vie, Anne-Marie Javouhey. En Guyane, en revanche, elle ne parvient pas à triompher des obstacles. Le 1er janvier 1847, l’administration finit par reprendre ses droits sur l’Établissement de Mana. Reste que le souvenir de la Mère Javouhey demeure plus que vivace. Aux premières élections auxquelles sont appelés à participer les nouveaux citoyens mananais, à la suite de l’émancipation générale de 1848, tous expriment le vœu incongru de porter leur suffrage sur le nom d’Anne-Marie Javouhey (p. 570-571). Depuis lors, la Mère Javouhey jouit d’un véritable culte à Mana, où une fête lui est dédiée le 19 mars.

8S’il ne concède rien au sérieux scientifique, ce récit enlevé prend un aspect délibérément romanesque qui ne peut que séduire un public large. Mais il interpelle l’historien de métier, tant les frontières entre histoire et littérature apparaissent brouillées. Ainsi l’administration de la preuve se trouve-t-elle largement reportée sur un site web conçu par l’auteure5. Autre élément, propre au genre biographique, qui interroge : les sources, pour partie issues de la correspondance d’Anne-Marie Javouhey, n’éclairent pas directement l’enfance de cette femme de premier plan. La narration proposée pour combler ce biais accorde néanmoins à cette période un poids déterminant dans la compréhension de son entrée dans la vie religieuse.

  • 6 Marie-José Jolivet, La question créole. Essai de sociologie sur la Guyane française, Paris, ORSTOM (...)
  • 7 Olivier Pétré-Grenouilleau, La révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017.

9Enfin, à certains moments, le récit donne l’impression de glisser sans nuances dans l’hagiographie. Il en va par exemple de la description retraçant la première rencontre, au ministère des Colonies, d’Anne-Marie Javouhey avec Filleau de Saint-Hilaire (p. 222). De même, l’absence d’analyses plus critiques de son action évangélisatrice peut embarrasser. Il y a déjà près de quarante ans, l’anthropologue Marie-José Jolivet montrait pourtant combien la libération des saisis de traite s’était effectuée à Mana au prix de bien des libertés6. De fait, l’abolition immédiate n’a jamais été perçue comme une option possible. La Mère Javouhey n’en demeure pas moins, dans l’idéal religieux qui l’anime, une protagoniste de la « révolution abolitionniste7 » qui secoue, depuis la fin du xviiie siècle, l’espace Atlantique.

  • 8 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Le Seuil, 1979 [1971], p. 1 (...)
  • 9 Axelle Brodiez-Dolino & Emilien Ruiz, « Les écritures alternatives : faire de l’histoire “hors les (...)

10Vie et voyages d’Anne-Marie Javouhey a un autre mérite riche de sens. « Roman vrai8 », il offre une contribution de poids au débat renouvelé et nécessaire sur l’écriture de l’histoire9.

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Notes

1 Pascale Cornuel, « Une utopie chrétienne. Mère Javouhey (1779-1851), fondatrice de Mana, Guyane française », thèse de doctorat, université Lumière Lyon 2, 2012.

2 Maria Helena Camara Bastos, « Éducation publique et indépendances en Amérique latine et au Brésil. La méthode mutuelle et ses réceptions au XIXe siècle », dans Alexandre Fontaine (dir.), Penser la circulation des savoirs scolaires dans l’espace transatlantique. Émigration-transferts-créations (XVIIIe-XXe siècle), Lormont, 2021, p. 37-54.

3 Marion F. Godfroy, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l’Amérique française, Paris, Vendémiaire, 2011.

4 Philippe Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane française. Des chrétientés sous les tropiques ? 1815-1911, Paris, Karthala, 2000, p. 74.

5 annemariejavouhey.com.

6 Marie-José Jolivet, La question créole. Essai de sociologie sur la Guyane française, Paris, ORSTOM, 1982, p. 102.

7 Olivier Pétré-Grenouilleau, La révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017.

8 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Le Seuil, 1979 [1971], p. 10.

9 Axelle Brodiez-Dolino & Emilien Ruiz, « Les écritures alternatives : faire de l’histoire “hors les murs” ? », Le Mouvement Social, nos 269-270/4, 2019, p. 5-45.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Edenz Maurice, « Pascale Cornuel, La Sainte entreprise. Vie et voyages d’Anne-Marie Javouhey (1779-1851) »Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 25 novembre 2021, consulté le 22 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/5603 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.5603

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Auteur

Edenz Maurice

Secrétaire scientifique du Département d’histoire du corps préfectoral et du ministère de l’Intérieur – Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur, FranceChercheur associé à Mondes américains (CERMA), France

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