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Notes de lecture

Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique

Sylvain Mary
Référence(s) :

Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique, La Découverte, 2019, 320 p., ISBN : 978234804347, 22 €

Texte intégral

1Le livre de Pierre Odin, issu de sa thèse de doctorat en sciences politiques, étudie les cultures syndicales en Guadeloupe et en Martinique. Il prend pour point de départ le vaste mouvement social de grève générale contre « la vie chère » et la pwofitasyon (mot créole forgé et défini par les syndicalistes comme une « exploitation outrancière, capitaliste et colonialiste ») qui a touché les deux territoires en 2009 pendant plus de quarante-quatre jours et les a propulsés sur le devant de l’actualité nationale (et internationale). Par sa radicalité, sa longueur et son caractère massif, ce mouvement social a non seulement surpris les observateurs extérieurs mais également beaucoup d’Antillais eux-mêmes, à commencer par les leaders du mouvement.

  • 1 Maël Lavenaire, 2017. Décolonisation et changement social aux Antilles françaises. De l’assimilati (...)
  • 2 Jean-Pierre Sainton, La décolonisation improbable. Cultures politiques et conjonctures en Guadelou (...)
  • 3 Terme désignant les blancs créoles descendant des premiers colons arrivés aux Antilles françaises.

2Ce dernier se trouve en effet à la confluence de différentes expériences du passé, tout en étant atypique puisqu’il éclate non point à partir d’un conflit dans le secteur productif (comme en mai 1967 à Pointe-à-Pitre avec les ouvriers du bâtiment ou en février 1974 au Chalvet avec les travailleurs agricoles), ni même d’un incident racialisé (comme en décembre 1959 à Fort‑de‑France ou en mars 1967 à Basse-Terre), mais d’une révolte contre la « vie chère ». Il débouche par conséquent sur une volonté déclarée d’abolir l’assistanat et de changer le modèle de société. De fait, remettre en cause les pratiques du secteur de la distribution, comme l’ont fait les leaders de ce mouvement social en 2009, vise l’action de l’État aux Antilles, ses liens avec les élites économiques en même temps qu’il met en lumière l’histoire de la domination socio-raciale sur une longue durée. Aux Antilles, le basculement brutal vers une société de consommation importée à partir des années 1960 a consacré en effet un véritable changement social1 avec la fin de la « société d’habitation tardive2 ». Depuis cette époque, le secteur de la grande distribution est pour partie tenu par des familles possédant des fortunes autrefois acquises dans les plantations et l’industrie du sucre, à l’image du groupe GBH du béké3 martiniquais Bernard Hayot.

  • 4 Collectif contre l'exploitation outrancière.
  • 5 Rosan Monza, « Géopolitique de la crise guadeloupéenne : crise sociale et/ou postcoloniale ? », (...)

3Né à l’origine en Guyane, vers la fin de l’année 2008, en réaction à la hausse des prix des carburants, ce mouvement social a engendré la création de collectifs unitaires, tels que le LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon4) en Guadeloupe ou le KF5 (Collectif du 5-Février) en Martinique, rassemblant une multitude d’organisations, issues des secteurs de la société extrêmement divers, allant des syndicats indépendantistes et d’extrême gauche à des associations de consommateurs en passant par des syndicats de défense de l’enseignement privé catholique5. Il ne faut cependant pas s’y tromper : au sein de ces collectifs unitaires, c’est bien l’action des syndicats héritiers de l’anticolonialisme révolutionnaire des années 1960-1970, forts d’une réelle expertise, qui s’est avérée la plus décisive. En Guadeloupe, Élie Domota, porte-parole du LKP et véritable leader charismatique du mouvement social, n’était autre que le principal représentant du syndicat majoritaire localement, à savoir l'Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG), dirigée depuis sa création par des acteurs du milieu indépendantiste. Il n’en demeure pas moins que les Antillais qui ont accepté de suivre Élie Domota durant le mouvement social restent très majoritairement défavorables à l’option indépendantiste.

  • 6 Philippe Artières, Michelle Zancarini‑Fournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), Par (...)
  • 7 Jean-Pierre Sainton, La décolonisation improbable…, op.cit.

4Sur le plan méthodologique, le livre de Pierre Odin prend la forme d’un travail ethnographique mêlant entretiens et observations sur le rôle de ces syndicats pendant les mouvements de 2009, le tout à la lumière des trajectoires militantes depuis la période des luttes révolutionnaires et anticolonialistes des « années-686 » ; une période qui a vu la fin de l’hégémonie des partis communistes antillais dans le champ syndical au profit d’organisations d’extrême gauche et/ou indépendantistes. En ce sens, il s’agit d’un travail novateur, complémentaire des travaux d’histoire contemporaine portant sur cette même période7.

  • 8 Id.

5Le plan du livre s’organise autour de trois parties. La première partie est centrée sur la genèse de ce syndicalisme. Elle permet de mettre à jour finement les ressorts sociologiques ayant conduit, dès les années 1960, des Antillais à militer au sein d’organisations situées à la gauche des partis communistes, alors partisans de l’autonomie des îles en association avec la France. Dans cette même partie, l’auteur questionne ces mobilisations antillaises en lien avec les mobilisations hexagonales autour des événements de mai-juin 1968, en mettant l’accent sur les circulations militantes entre les deux espaces. La démarche est audacieuse car les événements de mai-juin 1968 n’ont pas en soi atteint les Antilles sur le moment. Par maints aspects, les mobilisations antillaises et hexagonales se répondent ; elles s’incarnent dans des organisations d’extrême gauche, influencées par le tiers-monde, qui se revendiquent de la même filiation idéologique (maoïsme, trotskisme) et partagent ainsi des pratiques, telles que l’agitation comme mot d’ordre, l’insubordination, la volonté d’aller vers le peuple à l’image des établis hexagonaux des années post-1968. Parmi les organisations d’extrême gauche antillaises, ce sont les trotskistes martiniquais du GRS (Groupe révolution socialiste), fondé par des intellectuels ayant étudié hors des Antilles (Gilbert Pago, Édouard de Lépine, Philippe Pierre‑Charles), qui ont été les plus perméables aux discours et méthodes venus de l’Hexagone, notamment du fait de leur proximité avec la ligue communiste, puis de la ligue communiste révolutionnaire. Tout cela illustre bien le fait que « nulle n’est une île », pour reprendre la formule employée par Michelle Zancarini‑Fournel dans la préface de La décolonisation improbable de Jean‑Pierre Sainton8.

6Il n’en demeure pas moins que ces organisations sont aussi mues par des logiques propres, ne serait‑ce que parce que les expériences acquises par les militants antillais dans les milieux gauchistes de l’hexagone exigent des adaptations à la situation locale lors du retour au pays, sans compter que la majeure partie de la jeunesse antillaise est restée sur place, et n’a donc pas fréquenté les universités de l’hexagone.

  • 9 Commission temporaire d’information et de recherche historique (composée de Michelle Zancarini-Fou (...)

7Parmi les points perfectibles de cette première partie, on notera le récit des massacres guadeloupéens de mai 1967, qui auraient dû être traités avec plus de distance vis‑à‑vis du discours porté par les acteurs interrogés par l’auteur. L’un des acteurs interrogés se trompe sur la date des événements sans que cela ne soit relevé ; cela peut paraître anecdotique, mais en dit long sur l’imprécision du témoignage de certains acteurs, plus d’un demi-siècle après les événements. Par ailleurs, à quoi correspondent les 40 morts évoqués dans le livre ? Pendant longtemps, en effet, dès juin 1967, les milieux indépendantistes ont évoqué un bilan probable de 40/50 morts. Or, celui-ci n’a jamais été prouvé. En outre, le chiffre indiqué dans le livre ne tient pas compte des éclaircissements apportés par les travaux de la commission historique indépendante nommée par le ministère des outre-mer entre 2014 et 20169. Enfin, le livre cite, sans s’en démarquer, les propos d’un acteur interrogé qui rapporte faussement que le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) a voulu déclencher une insurrection indépendantiste en mai 1967, reprenant ainsi à son corps défendant l’argumentaire fallacieux de l’État central et du préfet d’alors, déterminés à traduire le GONG, par tous les moyens, devant la cour de sûreté de l’État.

  • 10 Charte adoptée en octobre 1906 par le 9e congrès de la CGT qui consacre l’indépendance des syndica (...)

8La seconde partie du livre propose une analyse comparative très convaincante de la politique de deux syndicats caractéristiques de cette tradition de l’anticolonialisme révolutionnaire antillais : l’UGTG en Guadeloupe, née en 1973 de la rencontre entre la jeunesse indépendantiste radicalisée et les mouvements de travailleurs agraires, et la CGTM en Martinique, qui accueille en son sein de nombreux militants trotskistes issus du parti Combat ouvrier et qui entretient une « sororité conflictuelle » avec la CGT métropolitaine. L’auteur part du constat, bien connu, de la grande politisation du champ syndical antillais qui contredit de prime abord la séparation classique consacrée par la Charte d’Amiens10. Les appartenances politiques des leaders syndicaux sont connues lorsqu’elles ne sont pas revendiquées directement par les intéressés dans le cadre des élections politiques auxquelles il n’est pas rare qu’ils se présentent. De nombreux aspects, particulièrement intéressants, sont mis en avant dans cette partie : ainsi la façon dont l’UGTG promeut un projet culturel de défense de l’identité guadeloupéenne, à travers la valorisation de la langue créole et la construction d’un récit historique à forte dimension mémorielle, tout en appelant les « ressortissants guadeloupéens » à faire preuve d’« exemplarité patriotique » dans leur vie quotidienne et à se détacher des stigmates ethno-raciaux hérités de l’ordre esclavagiste et colonial (d’où la critique indépendantiste envers l’assistanat).

9L’auteur procède dans la troisième partie à une analyse fine de la grève générale de 2009 en Guadeloupe, en étudiant notamment les mécanismes et répertoires d’actions (assemblées publiques, barrages routiers, occupation de ronds-points, défilés géants, et même création d’un hymne de circonstance La Gwadloup sé tan nou, etc.). Il montre comment une action unitaire radicale totalement inédite s’est mise en place, sans jamais minimiser ni même passer sous silence les hésitations de départ, les tensions et les rivalités internes aux deux collectifs étudiés. Des différences sont pointées entre les deux îles, notamment dans la phase de démarrage du mouvement, plus chaotique en Martinique où la confrontation avec le patronat et les représentants de l’État n’a pas été aussi franche. Parmi les points les plus originaux de ce mouvement social, l’auteur montre bien le rôle crucial de la télévision dans la formation d’une contestation généralisée. En Guadeloupe, dès le 20 janvier, le LKP réussit en effet à faire accepter au préfet des négociations télévisées, diffusées en direct, permettant aux Guadeloupéens de voir, pour la première fois dans la longue histoire des conflits sociaux sur l’île, une organisation syndicale, grâce à sa bonne connaissance des dossiers, tenir tête au préfet et aux services de l’État.

  • 11 J.-C. William et al., Mobilisations sociales aux Antilles : Les événements de 2009 dans tous leurs (...)

10De la même façon que ce mouvement social a contribué à faire prendre conscience à beaucoup de métropolitains de l’ampleur des héritages coloniaux qui continuent à peser sur les sociétés antillaises, l’auteur montre combien celui-ci a constitué localement un moment exceptionnel de politisation, d’effervescence sociale et de redécouverte des vertus de la mobilisation collective. Cet ouvrage comble sans nul doute un manque dans la littérature scientifique, en venant considérablement enrichir les premiers travaux de recherche menés relativement à chaud, peu de temps après le mouvement social11.

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Notes

1 Maël Lavenaire, 2017. Décolonisation et changement social aux Antilles françaises. De l’assimilation à la Départementalisation : socio‑histoire d’une construction paradoxale (1946-1961), Université des Antilles.

2 Jean-Pierre Sainton, La décolonisation improbable. Cultures politiques et conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), Pointe-à-Pitre, Jasor éditions, 2012.

3 Terme désignant les blancs créoles descendant des premiers colons arrivés aux Antilles françaises.

4 Collectif contre l'exploitation outrancière.

5 Rosan Monza, « Géopolitique de la crise guadeloupéenne : crise sociale et/ou postcoloniale ? », Hérodote, 4/135, 2009, p. 170-197.

6 Philippe Artières, Michelle Zancarini‑Fournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2018.

7 Jean-Pierre Sainton, La décolonisation improbable…, op.cit.

8 Id.

9 Commission temporaire d’information et de recherche historique (composée de Michelle Zancarini-Fournel, Jacques Dumont, Laurent Jalabert, Serge Mam Lam Fouck, Sylvain Mary, Edenz Maurice, Louis-Georges Placide, Benjamin Stora), Rapport à Madame la ministre des Outre‑mer sur les événements de décembre 1959 en Martinique, de juin 1962 et de mai 1967 en Guadeloupe [en ligne], Paris, La Documentation française, 2016.

10 Charte adoptée en octobre 1906 par le 9e congrès de la CGT qui consacre l’indépendance des syndicats par rapport aux partis politiques.

11 J.-C. William et al., Mobilisations sociales aux Antilles : Les événements de 2009 dans tous leurs sens, Paris, Éditions Karthala, 2012.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvain Mary, « Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique »Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 19 mai 2022, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/5829 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.5829

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Auteur

Sylvain Mary

Professeur agrégé et docteur en histoire contemporaine, Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, chercheur associé à l’UMR Sirice (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Sorbonne Université/CNRS)

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