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La recherche par l'écrit
Notes de lecture

W.E.B. Du Bois, Nicolas Martin‑Breteau (traduction, introduction et appareil critique), Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale [The Philadelphia Negro. A Social Study, 1899]

Claire Parfait
Référence(s) :

W.E.B. Du Bois, Nicolas Martin‑Breteau (traduction, introduction et appareil critique), Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale [The Philadelphia Negro. A Social Study, 1899], Paris, La Découverte, 2019, 581 p., ISBN : 9782348043482, 27€

Texte intégral

  • 1 On signalera à ce sujet la publication récente d’un essai sur la pensée de Du Bois par les philoso (...)
  • 2 Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004. Cette traduction a été rééditée, et une introduction ajoutée en 2 (...)

1Les travaux du grand historien, sociologue, écrivain et militant africain-américain W.E.B. Du Bois (1868-1963) sont longtemps restés méconnus en France, à l’exception de son ouvrage le plus réédité aux États-Unis, The Souls of Black Folk (1903), qui introduit notamment la notion de « double conscience » des Africains-Américains, déchirés entre deux identités, américaine et africaine1. Âmes noires est publié en 1959 par la maison d’édition Présence Africaine dans une traduction de Jean‑Jacques Fol. Près d’un demi-siècle plus tard, alors que la première traduction est depuis longtemps indisponible, une seconde traduction accompagnée de notes et d’une postface est rédigée par Magali Bessone. Les Âmes du peuple noir paraît en 2004 dans la collection « Versions françaises » des Presses de l’ENS, qui propose aux lecteurs des traductions de textes importants, mais ignorés ou épuisés2.

2Depuis lors, Du Bois a fait l’objet en France d’un certain nombre d’événements scientifiques et de publications. Ainsi, en octobre 2019, un colloque international consacré à Du Bois s’est tenu au campus parisien de l’université de Chicago3; la même année, l’historien Nicolas Martin‑Breteau livrait la première traduction française d’un ouvrage de sociologie majeur de Du Bois, The Philadelphia Negro, publié aux États-Unis en 1899. Pourquoi lire cet ouvrage en France aujourd’hui ? D’une part, ainsi que le démontre brillamment Nicolas Martin‑Breteau, parce que Les Noirs de Philadelphie révèle à quel point Du Bois a été pionnier en matière de sociologie. D’autre part parce que l’ouvrage est « toujours d’actualité, pas seulement aux États-Unis » (Introduction, p.8)4.

3Dans une introduction riche et éclairante, Nicolas Martin‑Breteau inscrit l’ouvrage à la fois dans le contexte états-unien et dans la carrière de Du Bois, tout en situant Les Noirs de Philadelphie dans les débuts de la sociologie américaine. Du Bois commence son enquête en 1896, l’année même où l’arrêt de la Cour Suprême dans le cas Plessy vs Ferguson décrète que la ségrégation raciale n’est pas incompatible avec la Constitution américaine (la fameuse doctrine « séparés mais égaux » qui valide les lois « Jim Crow » instaurant une ségrégation raciale systématique dans les États du Sud). Du Bois, alors jeune enseignant dans une université noire, reçoit de l’université de Philadelphie un contrat pour mener une enquête sur la population noire dans le 7ème district de Philadelphie, où réside environ un quart de la population noire de la ville. L’objectif est de « constituer une base scientifique pour guider l’action philanthropique à destination de la population africaine-américaine » (Introduction, p. 8). Une jeune chercheuse blanche, Isabel Eaton, est plus particulièrement chargée d’examiner le cas des domestiques noir.e.s, qui font l’objet de l’une des annexes à l’ouvrage. Les autres annexes, notamment la reproduction des questionnaires avec leurs instructions, sont révélatrices d’une approche méthodique à toutes les questions qui ont trait à la vie des Africains‑Américains de Philadelphie : éducation, emploi, santé, famille, vie sociale, etc.

4Pour le lecteur d’aujourd’hui, les 18 chapitres qui composent Les Noirs de Philadelphie frappent d’abord par l’extrême minutie du travail d’enquête, dans lequel Du Bois met à profit sa formation d’historien (Du Bois a été le premier Africain‑Américain à obtenir un doctorat en histoire de la prestigieuse université de Harvard, en 1895) pour retracer l’histoire des Noirs à Philadelphie et placer chaque sujet abordé dans le temps long, ouvrant une perspective qui court de la période de l’esclavage à un futur envisagé par le biais de réformes possibles. Également frappante, la dimension comparatiste dans l’espace, qui permet à Du Bois d’élargir à d’autres lieux des États‑Unis mais aussi d’autres pays, en particulier l’Europe, pour relativiser certaines données. Ainsi, il montre par exemple que le taux d’illettrisme des immigrants italiens à Philadelphie en 1894 est beaucoup plus élevé que celui des Noirs, ou que leur taux de mortalité n’est pas supérieur à celui que l’on relève en Hongrie ou en Italie. Nicolas Martin‑Breteau note à juste titre que grâce à cette comparaison, qui s’exerce dans l’espace autant que dans le temps, Du Bois « dénaturalise le prétendu ‘‘problème noir’’ en montrant qu’il n’a pas toujours ni partout été pensé ou même existé comme tel » (Introduction, p.20).

5Du Bois, qui utilise à la fois les méthodes quantitatives et qualitatives, en expliquant à maintes reprises que l’enquête sociologique n’est pas une science exacte, que la subjectivité de l’enquêteur doit être prise en compte et que les enquêtés peuvent fournir des réponses trompeuses pour une raison ou une autre, rédige un traité dont la scientificité n’exclut pas le militantisme. Dans ses débuts de carrière – il deviendra beaucoup plus amer et pessimiste par la suite, ainsi que le montre par exemple l’ouvrage Black Reconstruction (1935) –, Du Bois juge que le préjugé racial est avant tout dû à l’ignorance. Il s’agit par conséquent, ainsi qu’il l’explique dans sa préface, d’améliorer « notre connaissance du Noir » (p.52) afin de modifier l’opinion publique des Blancs et de proposer des réformes. Il faut également montrer aux lecteurs de cette fin du xixe siècle que la communauté noire n’est pas, comme trop ont tendance à le croire, une masse homogène, mais qu’il existe des classes sociales, avec au sommet une petite élite, à laquelle Du Bois reproche de ne pas prendre ses responsabilités de leader des autres classes. Elle est suivie par la « classe ouvrière respectable », puis les pauvres, et au bas de l’échelle « la plus basse classe de criminels, de prostituées et de fainéants » (p.369).

6Les valeurs bourgeoises de Du Bois se lisent clairement dans l’ouvrage, et le sociologue se montre critique des tendances au gaspillage, du manque d’hygiène et de rigueur morale, des mauvaises habitudes alimentaires, de l’oisiveté et de la criminalité qu’il observe chez ses enquêtés. Cependant, Du Bois indique non moins clairement que la condition des Noirs est avant tout due à leur environnement, aux effets de l’esclavage et des discriminations, au fait qu’ils constituent « une classe sociale que les circonstances particulières ont conservée ségréguée et séparée de la masse » (p.98). Ainsi, le très petit nombre de métiers que les Africains‑Américains peuvent exercer, les salaires très bas, expliquent-ils en partie une série de maux dont ils souffrent, parmi lesquels le manque de motivation, les mariages tardifs, et la pauvreté. Le préjugé racial s’applique dans tous les domaines, fermant les portes aux Noirs en matière d’emploi, d’éducation, de logement.

7Du Bois en fait le constat tout en encourageant de manière plus ou moins explicite les Blancs à changer, dans leur propre intérêt : ainsi note-t-il que le problème de la criminalité noire pourrait être résolu ou tout au moins atténué par « une prise de position ferme… en faveur des droits humains », donc par davantage d’égalité, ce qui coûterait moins cher à la ville que la répression (p. 187). Ainsi observe-t-il que c’est toute la communauté, blanche et noire, qui souffre des conséquences du fait qu’une partie de la population est « clairement et sensiblement inférieure à la moyenne » (p.218). Le « sentiment répandu dans tout le pays, à Philadelphie aussi bien qu’à Boston et à La Nouvelle‑Orléans, que le Noir est quelque chose de moins qu’un Américain » a de « vastes effets » (p.341), que Les Noirs de Philadelphie illustre amplement. Du Bois termine en appelant les Noirs à faire des efforts, et la nation en général et les habitants de Philadelphie en particulier à « un changement radical de l’opinion publique » (p.450).

8Ainsi que le note Nicolas Martin‑Breteau, les travaux de Du Bois sociologue (la première enquête sur les Noirs à Philadelphie sera suivie d’un ensemble de travaux initiés par Du Bois à l’université d’Atlanta) « qui inventent la sociologie scientifique aux États‑Unis » (Introduction, p. 33) sont restés longtemps ignorés par les sociologues blancs américains. Ce n’est heureusement plus le cas aujourd’hui. Servi par une belle traduction, et des notes de traducteur claires et pertinentes, l’ouvrage de Du Bois intéressera bien au-delà des spécialistes des États‑Unis. On ne peut que se réjouir de la parution de ce volume, qui contribue à mieux faire connaître un penseur essentiel trop longtemps méconnu chez nous.

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Notes

1 On signalera à ce sujet la publication récente d’un essai sur la pensée de Du Bois par les philosophes Magali Bessone et Matthieu Renault, W.E.B. Du Bois. Double conscience et condition raciale, Éditions Amsterdam, 2021.

2 Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004. Cette traduction a été rééditée, et une introduction ajoutée en 2007 (Paris, La Découverte).

3 https://centerinparis.uchicago.edu/w-e-b-du-bois-scholar-activist-and-passeur-between-america-europe-and-africa-foundations

4 Selon Nicolas Martin‑Breteau, à un moment où la France est « traversée par des tensions dangereuses » sur les questions raciales, Du Bois propose une « analyse apaisée et rationnelle » dans Les Noirs de Philadelphie (Catherine Calvet et Sonya Faure, entretien avec Nicolas Martin‑Breteau, Libération, 21 novembre 2019, pp. 24‑25).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claire Parfait, « W.E.B. Du Bois, Nicolas Martin‑Breteau (traduction, introduction et appareil critique), Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale [The Philadelphia Negro. A Social Study, 1899] »Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 19 mai 2022, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/5833 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.5833

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Auteur

Claire Parfait

Professeure émérite, Université Sorbonne Paris Nord, Pléiade (U.R. 7338)

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    Paru dans Esclavages & Post-esclavages, 5 | 2021
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