• 1 Voir Huret Romain (dir.), 2008. Les conservateurs américains se mobilisent. L'autre culture contest (...)

4Le livre dresse d’abord le portrait de l’autrice dans une tentative d’auto‑analyse, dont la brièveté s’explique sans doute par le fait qu’il ne s’agit pas du propos central de l’ouvrage. Néanmoins, en inscrivant la trajectoire personnelle de la militante dans un cadre de longue durée, caractérisé par la contre‑révolution conservatrice des années 1980‑2000 et l’aggravation concomitante des inégalités raciales et sociales dans la société états‑unienne, cette partie permet de comprendre les origines de Black Lives Matter1. Née en 1981, quelques jours après l’investiture de Ronald Reagan, Alicia Garza se présente comme membre d’une « génération » dont la vie a été conditionnée par un « consensus conservateur » (p. 44), opposé aux politiques mises en place sous la pression des mouvements sociaux des années 1950‑1970. Avec une attention pédagogique remarquable, elle retrace son éducation politique en se faisant elle‑même éducatrice auprès de ses lecteurs et de ses lectrices. Ces pages détaillent trente ans de politiques réactionnaires qui utilisèrent le racisme anti‑noir pour justifier les inégalités sociales. Pour les familles les plus fragiles, y compris celle de l’autrice qui vivait pourtant dans un quartier majoritairement blanc et aisé, la « révolution reaganienne » fut une « sentence de mort » (p. 20), caractérisée par une insécurité sociale grandissante et une répression policière massive.

• 2 Voir Taylor Keeanga‑Yamattha, 2017. Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine(...)

5L’autrice n’en reste pas à ce constat aujourd’hui bien connu2. Elle entend montrer que cette contre‑révolution politique et sociale fut le résultat de l’imposante coalition des forces conservatrices du pays. En ce sens, le mouvement conservateur états‑unien contemporain offrirait l’exemple paradigmatique d’un mouvement social organisé et puissant qui, paradoxalement, pourrait servir de modèle aux actions progressistes. Composé de sensibilités très diverses, ce mouvement est en effet pluriel, fondé sur une « coalition de factions » (p. 14) aux idéologies et aux objectifs différents, mais qui, en se rassemblant autour de causes communes, ont pu accéder et rester au pouvoir. D’après Alicia Garza, les succès du mouvement conservateur ont, pour une large part, décidé de son propre engagement politique : construire un mouvement antagoniste au moins aussi puissant, ce qu’elle dit avoir cherché à faire avec Black Lives Matter quelques années plus tard.

• 3 Sur le community organizing, voir Talpin Julien, 2016. Community organizing. De l'émeute à l'allian (...)

6L’autrice revient ensuite sur son travail de militante associative, débuté à l’université de Californie à San Diego et influencé par le féminisme noir. Devenue « organisatrice » professionnelle à Oakland, elle s’implique dans le community organizing, une pratique militante qui cherche à donner davantage de pouvoir politique aux habitants des quartiers populaires, en créant des coalitions d’intérêt sur des enjeux précis en vue d’améliorer leurs conditions de vie3. Ces pages très riches relatent en détail sa formation d’organisatrice, ainsi que son travail quotidien de porte‑à‑porte, aussi fastidieux que fondamental, pour mobiliser des personnes aux intérêts communs, mais aux opinions souvent divergentes. D’où la nécessité pour son association, People Organized to Win Employment Rights (POWER), de travailler avec d’autres associations aux convictions politiques éloignées, comme la Nation of Islam ou le Sierra Club. D’après Alicia Garza, bâtir une base large, notamment multiraciale, ne signifie pas renier ses engagements radicaux, mais ouvrir et donc renforcer le mouvement (p. 83). Rédigé par une organisatrice expérimentée, l’ouvrage donne ici une image réaliste du travail d’organisation politique, éloignant Black Lives Matter de l’image romantique d’une révolte spontanée.

• 4 Sur ces deux concepts, voir Combahee River Collective, 2006 [1977], « Déclaration du Combahee River (...)

8Dans un dernier temps, l’ouvrage tire les conséquences de cette idée à l’aide de deux lignes argumentatives. Elles correspondent à une mise au point théorique concernant un certain nombre de concepts clés et à une mise au point pratique sur l’organisation de mouvements sociaux puissants. La mise au point théorique, particulièrement utile, revient sur les concepts d’intersectionnalité (chapitre 8) et d’identity politics (chapitre 12) – des concepts classiques mais souvent mal interprétés, y compris à gauche, car accusés de diviser plutôt que de rassembler – ce que rappellent les passages sur les campagnes de Bernie Sanders en 2016 et 20204. En insistant sur la spécificité de ces expériences sociales et sur les perspectives politiques des personnes marginalisées, l’intersectionnalité permet de déconstruire les normes dominantes à travers lesquelles le monde est habituellement perçu, pour proposer des solutions pratiques accueillant toutes les revendications de justice. Sur cette base, la notion d’identity politics (qu’il faudrait sans doute traduire par « politique des identités », au pluriel, plutôt que par « politique de l’identité ») entend construire des coalitions plurielles et inclusives, attentives à toutes les identités, c’est‑à‑dire à toutes les expériences et perspectives des personnes concernées. Cela implique notamment de se déprendre, selon Alicia Garza, de ce patriarcat racialisé (racialized patriarchy) qui, dans les mouvements sociaux, privilégie le plus souvent la voix des hommes blancs. En ce sens, ces deux concepts proposent des outils oppositionnels à la fois théoriques et pratiques, cherchant à déconstruire les rapports de pouvoir qui limitent pour certains et pour certaines le « droit de vivre une vie digne » (p. 148).

• 5 Konadu Kwasi et Gyamfi Bright, 2021. « Black Lives Matter : How far has the movement come ? », The (...)

9Le livre propose également une mise au point pratique quant à l’organisation de mouvements sociaux capables d’exercer le pouvoir. D’une part, Alicia Garza plaide pour un travail sur le temps long (sustained organizing) afin de construire une base intersectionnelle solide qui n’occulte pas la diversité des expériences et des revendications en son sein. Par conséquent, l’exercice du pouvoir y serait décentralisé, de façon à faire émerger une pluralité de leaders. D’autre part, elle défend une stratégie d’alliances, notamment dirigée vers des personnes apparemment éloignées sur le plan politique – « l’homogénéité est un problème » (p. 234) –, pour créer ce qu’elle appelle des « fronts populaires » (popular fronts), capables d’atteindre des objectifs politiques de court et moyen termes (chapitre 16 ; p. 251‑252). Ces deux stratégies devraient viser un double objectif : l’obtention du pouvoir politique par le recours massif au vote et la redéfinition des cadres culturels dominants de représentation du monde. Il est regrettable que la question essentielle du financement de ces mouvements de masse ne soit pas ici abordée, alors même que la Black Lives Matter Global Network Foundation a été critiquée pour sa gestion, y compris par certaines de ses antennes locales qui ont fini par faire sécession5.

• 6 Sur le genre du mémoire, voir Couser G. Thomas, 2012. Memoir : An Introduction, New York, Oxford Un (...)
• 7 Garza Alicia, 2021. « Black Lives Matter » dans Kendi Ibram X. et Blain Keisha N. Four Hundred Soul (...)

10En mêlant récit autobiographique et essai politique, The Purpose of Power appartient au genre très populaire du mémoire (memoir). Il constitue une source primaire de grand intérêt, non seulement pour l’histoire immédiate du mouvement Black Lives Matter, mais plus largement pour celle de la communauté africaine‑américaine, du militantisme associatif et du cadrage théorique des questions raciales dans les États‑Unis contemporains6. En revendiquant sa légitimité à parler de son engagement sans déléguer ce pouvoir à d’autres, Alicia Garza se fait historienne de sa propre histoire. À cet égard, il n’est pas anodin de noter que la co‑fondatrice de Black Lives Matter a, par exemple, rédigé l’entrée « Black Lives Matter » couvrant les années 2014‑2019 dans Four Hundred Souls : A Community History of African America, 1619‑2019, un ouvrage de référence retraçant l’histoire africaine‑américaine depuis les origines des premières colonies britanniques d’Amérique du Nord7.

• 8 Voir Nasstrom Kathryn L., 2008. « Between Memory and History : Autobiographies of the Civil Rights (...)
• 9 Khan‑Cullors Patrisse et al., 2018. When They Call You a Terrorist : A Black Lives Matter Memoir, N (...)

11En tant que mémoire, The Purpose of Power s’inscrit dans une tradition politique africaine‑américaine à la fois ancienne et dynamique, particulièrement importante pour la recherche historique8. De nombreuses femmes, de Harriet Jacobs à Angela Davis en passant par Anna Julia Cooper, Ida B. Wells, Zora Neale Hurston, Jo Ann Robinson, Maya Angelou et Assata Shakur, ont raconté par écrit leurs luttes politiques afin de les prolonger sous une autre forme. Le livre d’Alicia Garza devrait donc être lu parallèlement à d’autres mémoires récents, tant il vrai que Black Lives Matter a stimulé un renouveau de ce genre littéraire, auquel ont par exemple pris part la co‑fondatrice de Black Lives Matter, Patrisse Cullors, la sociologue fondatrice du Black Youth Project 100, Charlene Carruthers, et l’avocate et militante abolitionniste proche de Black Lives Matter, Derecka Purnell9.

• 10 Alinsky Saul, 1976 [1971]. Manuel de l’animateur social. Une action directe non violente, traduit d (...)
• 11 Ibid., p. 87.
• 12 Stokely Carmichael et Hamilton Charles V., 1967. Black Power : The Politics of Liberation in Americ (...)

12La spécificité du livre d’Alicia Garza, qui en fait un objet d’histoire particulièrement intéressant, se situe dans sa nature hybride, associant la forme du mémoire politique à celle du manuel militant. En proposant une réflexion approfondie sur les principes fondamentaux d’organisation des mouvements sociaux, le cœur du livre cherche à répondre à la question « Comment faire pour gagner ? ». La réponse d’Alicia Garza se préoccupe donc moins des fins que des moyens, en s’inspirant du travail théorique du féminisme noir et du travail de terrain du Black Panther Party for Self‑Defense, fondé en 1966 à Oakland, la ville où elle apprit le métier d’organisatrice. Bien que le nom de ce pionnier du community organizing n’apparaisse pas dans le livre, il fait peu de doute que l’ambition d’Alicia Garza ait été d’écrire, pour le xxi^e siècle et depuis la perspective d’une femme noire et queer, un manuel semblable au classique de Saul Alinsky, Rules for Radicals: A Pragmatic Primer for Realistic Radicals (1971)10. Elle semble du reste reprendre à son compte le pragmatisme radical de Saul Alinsky : « Dès que l’on réfléchit au changement social, la question de la fin et des moyens se pose. L’homme d’action l’envisage sous un angle pragmatique et stratégique »11. En cela, The Purpose of Power s’inscrit dans une autre tradition africaine‑américaine : celle des livres nés dans les mouvements sociaux qui cherchent à redéfinir leur cadre politique de développement, comme ce fut le cas, par exemple, avec Black Power : The Politics of Liberation in America (1967) de Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, qui popularisa notamment le concept de racisme institutionnel12.

• 13 Voir Bates Karen Grigsby et Purnell Derecka, 2021. « Imagining A World Without Prisons Or Police », (...)

13Parce qu’elle concentre son propos sur des propositions tactiques pragmatiques, en vue de l’organisation de mouvements de masse efficaces, Alicia Garza ne présente pas de mesures politiques concrètes. La perspective stratégique du livre (organisation militante, stratégies électorale et culturelle, etc.) ne donne pas d’indices sur ce que pourraient ou devraient être les revendications des mouvements progressistes dans les années à venir. De fait, elle en reste souvent à des déclarations d’ordre général ne pointant vers aucune politique concrète (chapitre 18, Epilogue, Afterword). Ce point constitue une critique portée à l’encontre de Black Lives Matter, parfois réduit à une formule inconsistante, sans direction politique précise, contrairement à des objectifs pouvant paraître plus concrets comme « Defund the Police »13. L’ouvrage suggère une primauté de l’organizing dans l’activité politique : organiser les individus sur des enjeux bien délimités, selon certains principes comme l’intersectionnalité et la politique des identités, permettrait de faire émerger des voix nouvelles sur des enjeux localisés, à l’intérieur de « fronts populaires » (p. 235) de courts et moyens termes. Cela pourrait ensuite donner naissance à une coalition d’intérêts multiples, fondée sur des programmes politiques généraux, cohérents et de plus long terme, qu’elle appelle « fronts unifiés » (united fronts). Il s’agirait donc d’une position radicalement empirique, loin de l’inanité des querelles de doctrines que Alicia Garza dit explicitement détester (p. 197). Reste des questions non clairement élucidées : comment infléchir les rapports de domination sociale dénoncés ? Comment changer les institutions ? Comment affronter des oppressions systémiques, et donc globales, à partir de luttes locales ?