- 1 Larry Buchanan, Quoctrung Bui et Jugal K. Patel, « Black Lives Matter may be the largest movement (...)
1Une décennie s’est écoulée depuis que George Zimmerman a tué Trayvon Martin en février 2012. Son acquittement en juillet 2013 fut le déclencheur du plus grand mouvement social de l’histoire des États‑Unis (selon le New York Times1), mouvement pour les droits civiques inclus. Il a provoqué une attention médiatique inédite sur le racisme structurant la société américaine, notamment les violences policières. Malgré des témoignages et une littérature scientifique abondants, les grands médias se sont d’abord montrés réticents à admettre l’existence de ce que je qualifierai de fait social. Ce que le grand public découvrait paraissait tellement choquant qu’il fallait « montrer » la réalité de ces violences. La question du rôle des images a été importante dans le relais de ce mouvement auprès des médias et de l’opinion publique. En outre, il a fallu compter les victimes et produire des statistiques que le gouvernement ne collectait pas. Un quotidien anglais s’y est attelé en 2015, The Guardian, avec la création d’une base de données recensant les victimes de violences policières. De la nécessité de prouver l’existence même des violences policières contre les Noir·e·s à la perspective de l’abolition de la police, le débat public a évolué de manière spectaculaire. Cela résulte d’une combinaison entre une activité militante à la fois plus intense et mieux visibilisée, une dissémination accrue des savoirs, une augmentation du volume des recherches et une accélération de leur diffusion.
2Conçue, écrite et présentée par Charlotte Recoquillon, la web‑série vidéo Stop Killing Us (SKU)2 s’inscrit dans cet effort de dissémination des travaux sur les violences policières aux États‑Unis auprès d’un public français large. Si la série ne produit pas de nouvelles connaissances ou de nouveaux témoignages, elle organise néanmoins un certain nombre de travaux, de données et d’archives pour en faire un récit didactique. Au contraire d’une initiative isolée, SKU s’inscrit dans un contexte de porosité croissante entre les sphères universitaire et médiatique, marquée par la multiplication des podcasts et émissions qui veulent à la fois véhiculer et disséminer les travaux scientifiques, tout en contribuant au débat public. Les podcasts À l’intersection d’Anas Daif (indépendant) ou Les Couilles sur la table de Victoire Tuaillon (Binge Audio) sont des exemples emblématiques de cette mise en dialogue. De manière similaire, Stop Killing Us met en images des connaissances de nature scientifique mais, en empruntant son titre à un mot d’ordre militant, s’inscrit résolument dans le débat public ; un débat sur la question raciale et la Justice qui a également été enrichi par les professionnel·le·s de l’image. Ils ont, ces dernières années, multiplié les films et documentaires, parmi lesquels on peut signaler 13th (Ava Duvernay, 2016) ; O.J. : Made in America (Ezra Edelman, 2016) ; Time : The Kalief Browder Story (Jenner Furst, 2017) ; encore 3½ minutes, ten bullets (Marc Silver, 2015) ; le long‑métrage de fiction réaliste Fruitvale Station (Ryan Coogler, 2014) ; ou la série-fiction Dans leur regard (When they see us) (Ava Duvernay, 2019).
3Stop Killing Us se découpe en dix épisodes, de 8 à 17 minutes environ, décryptant ce que sont les violences policières3, l’histoire de cette institution4, les raisons de leur persistance5 et les effets qu’elles produisent6, l’émergence du mouvement Black Lives Matter7 et ses revendications8. Un épisode est d’ailleurs consacré au rôle des images9 et de la vidéo10 dans la lutte contre les violences policières. Enfin, le dernier épisode11 adopte une perspective comparative ainsi qu’un dispositif différent – celui de l’interview, avec Amal Bentounsi, sœur d’une victime de violence policière et fondatrice du collectif Urgence notre police assassine et Éric Fassin, sociologue – pour aborder la question des violences policières et du racisme d’État12 en France. La trame narrative s’est inspirée des questions posées par les journalistes aux chercheur·e·s, de l’état des lieux aux revendications d’abolition.
4Ce texte revient sur la genèse de ce projet à l’intersection de la recherche, du journalisme et de l’engagement politique, puis le choix de la vidéo comme stratégie rhétorique et outil pédagogique est ensuite expliqué, avant de discuter de la portée politique de cette série et de sa contribution à la diffusion de connaissances sur la question noire et à la lutte antiraciste.
- 13 Marianne Pasquier et Charlotte Recoquillon, « Ferguson, produit d'une longue histoire de brutalité (...)
5J’ai commencé à travailler sur les violences policières aux États‑Unis en tant que journaliste. En effet, je venais d’intégrer le service infographie‑cartographie du journal Le Monde pour y travailler sur les pages géopolitiques internationales quand, en août 2014, Michael Brown a été tué à Ferguson, Missouri. J’ai alors écrit un article qui replaçait cet événement dans une longue histoire de violences policières aux États‑Unis13. Immédiatement, cette intervention a entraîné de nombreuses sollicitations médiatiques de la part des journalistes français. J’ai ensuite poursuivi et approfondi mes recherches sur cette thématique et produit plusieurs publications et communications scientifiques sur le sujet (Recoquillon, 2022, 2020, 2017, 2015).
- 14 En France aussi, des violences policières se produisaient. Et en France aussi, des familles et des (...)
6Depuis 2014, l’attention médiatique s’est régulièrement portée sur les violences policières et sur le mouvement Black Lives Matter, m’entraînant dans un aller‑retour constant entre différentes temporalités : le temps long de la recherche d’une part, et le commentaire quasi instantané de l’actualité d’autre part. Lorsque j’étais interrogée par des journalistes, j’étais frappée par la récurrence des mêmes questions au fil des années : peut‑on vraiment parler de violences policières ? Sont-elles vraiment racistes ? Pourquoi les policiers continuent de tuer ? Pourquoi Barack Obama, le premier président noir, ne faisait-il rien ? Pourquoi même des policiers noirs commettent ces violences ? …14
7Les activistes et les chercheur·e·s connaissaient une grande partie des réponses à ces questions, mais il fallait synthétiser, simplifier et diffuser leurs travaux. En d’autres termes, saisir cette opportunité médiatique pour vulgariser. L’émergence du mouvement Black Lives Matter constituait un fait social nouveau et marquant, dont il fallait alors décrypter l’organisation, les tactiques, les revendications – en particulier dans un contexte tendu de désinformation à son sujet et d’accusations de terrorisme. L’exercice d’analyse en temps réel n’est pas simple, mais la pression des journalistes et de l’opinion publique pour saisir ce qu’il se passe méritaient cet effort.
- 15 La sous-représentation des collègues racisé·e·s trahit l’état des relations de pouvoir dans le cha (...)
8Ainsi, depuis le début et tout au long de mes recherches sur les violences policières aux États‑Unis, j’ai circulé entre les sphères universitaires et journalistiques/médiatiques, mais aussi citoyennes et militantes, en intervenant dans des établissements scolaires, des tables‑rondes et débats, et en échangeant de manière régulière avec des activistes. Cet engagement, je le porte en tant que membre de la société majoritaire. Je suis une femme blanche, issue de la classe moyenne, intellectuelle diplômée, résidant à Paris et n’ayant pas subi personnellement de violences de la part de la police. Toutefois, la place des questions raciales et la légitimité de celles et ceux qui les portent sont violemment attaquées dans le débat public. Accusé·e·s de trop grande proximité avec leur sujet, de militantisme et de subjectivité – comme si la neutralité, l’objectivité et les regards non situés pouvaient exister – mes collègues « racisé·e·s » et leurs analyses critiques sont systématiquement disqualifiées15 (Bouzelmat, 2019 ; Célestine, Hajjat et Zevounou, 2019).
9Au‑delà des problématiques de justice, c’est une œuvre plus généralement centrée sur les États‑Unis que je constitue au fil des années et de mes activités. En ayant fait une thèse sur la gentrification de Harlem à New York, en participant à des réseaux internationaux scientifiques et citoyens basés outre‑Atlantique (Humanity in Action, Fulbright, Kettering Foundation entre autres), en me spécialisant sur les États‑Unis en tant que journaliste, ou en enseignant principalement sur la politique américaine (université de Nanterre, ECS Paris, …), l’ensemble de mon travail consiste à améliorer la connaissance des États‑Unis en France et à tisser des liens entre les deux pays, mais aussi entre mondes académique, médiatique et militant.
10C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Agnès Bredel en septembre 2020. Avec son mari, elle venait de créer une structure indépendante de production audiovisuelle – Valyu – et recherchait des contenus pour la branche média. Dans un paysage où les médias en ligne se multiplient et où YouTube continue de se développer, elle était intéressée par le sujet des violences policières et me propose de créer une série vidéo. J’y vois tout de suite l’opportunité de réunir toutes les réponses aux questions que les journalistes nous posaient sans cesse depuis plusieurs années. Au mois de novembre 2020, je lui proposais un projet. En mars 2021 nous diffusions le 1er épisode.
11La vidéo comme outil de médiation et moyen de restitution des travaux de sciences humaines et sociales n’étant pas encore très répandue parmi les chercheur·e·s, il me semble utile de décrire brièvement le déroulement de la production.
12De la proposition de collaboration en octobre 2020 à la diffusion du 1er épisode en mars 2021, le temps de la production fut très court, surtout comparé au temps de la recherche. La série est autoproduite, c’est‑à‑dire que nous n’avons reçu aucun financement, nous n’avons pas monnayé la mise en ligne et je n’ai pas été rémunérée pour ce travail. Seul l’assistant‑réalisateur et monteur, employé de la structure de production Valyu, était rémunéré. Nous avons essentiellement travaillé tous les deux, sous la supervision de la productrice, et ponctuellement aidés par la community manager pour publier les épisodes sur les réseaux sociaux. Un graphiste est intervenu sur l’habillage graphique au début du projet tandis qu’un artiste a cédé des productions pour l’habillage sonore. Nous avons diffusé la bande‑annonce de la série le 8 mars 2021, premier jour du procès de Derek Chauvin. Les dix épisodes ont été ensuite publiés sur un rythme hebdomadaire. Le dispositif technique était assez léger : un fauteuil face caméra, un prompteur, un diaporama de photos derrière mon dos, un micro-cravate et deux caméras.
13SKU fut le premier projet de la branche média de Valyu – principalement producteurs de contenus autour de la culture urbaine –, ainsi que ma première expérience de création, d’écriture et de réalisation de podcast. Il y a donc eu quelques tâtonnements et ajustements. Pour ne citer qu’un exemple, du côté de l’écriture, le 1er épisode s’est révélé trop dense en informations chiffrées, ce qui nuisait à la compréhension. Renonçant à certaines précisions, j’ai donc ajusté les scripts suivants. Néanmoins, le choix de la vidéo comme stratégie rhétorique servait plusieurs objectifs et a montré plusieurs avantages.
14L’image (et les écrans) n’est pas seulement omniprésente dans la société, elle est déterminante dans le façonnement des représentations et constitue désormais le mode dominant de captation de l’attention. S’en saisir est donc crucial à plus d’un titre.
15Fruit d’une collaboration avec des professionnel·le·s de l’image, la série Stop Killing Us se veut être un outil de vulgarisation scientifique destiné au grand public, mais aussi à des enseignant·e·s, pouvant ainsi incorporer ce format concis dans leurs plans de cours, ou à des éducateur·rice·s, qui peuvent l’utiliser comme outil de médiation. Cette mise en images et les canaux de sa diffusion permettent d’atteindre des personnes qui ne lisent pas les revues universitaires, ni n’assistent à des colloques. Le dispositif lui‑même (un face à face, au niveau de la personne qui regarde) modifie les normes savantes en réduisant la distance entre le savoir et le spectateur·rice. Assise, la narratrice est dans la position de la conversation, non dans celle de la leçon.
16De plus, les rapprochements entre nouveaux et anciens médias (combinaisons, coopérations, …) permettent de réduire les oppositions stéréotypiques et la hiérarchisation des savoirs considérés comme « nobles » ou « vulgaires » (Boullier, 2019). Il est désormais admis que l’on trouve des contenus de qualité sur YouTube, par exemple, d’autant plus que le format vidéo permet d’articuler différents matériaux : travaux scientifiques, images, photographies, tweets, articles de presse … Il faut souligner que pour ce projet, nous n’avons pas produit nous‑mêmes les images et photos, nous les avons seulement sélectionnées. Ces dernières sont de natures diverses : certaines professionnelles, produites par des photographes de presse, d’autres par des citoyens. Une partie des images ne sont que des illustrations (couvertures de livres, portraits de personnes dont on parlait …) quand d’autres images servent à restituer une ambiance et donner à voir les faits et le mouvement social.
17Dans l’extrait ci‑dessous, une combinaison de procédés sert à faire comprendre les conséquences des violences policières, notamment du point de vue psychologique et émotionnel. Pour cela, nous avons incrusté des citations, mais aussi des photos, tandis que la musique accompagne le propos. Quant au diaporama de fond, le mélange des images historiques et contemporaines donne une place importante aux représentations de manifestations, aux pancartes et slogans, et bien sûr, aux activistes.
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19Par ailleurs, en cohérence avec la structure fractale des nouveaux médias, la série est divisée en dix épisodes qui, lus dans l’ordre, se cumulent et se complètent, tout en traitant chacun un aspect : ils peuvent donc être visionnés individuellement. Chaque épisode porte un titre thématique explicite. Cela a des vertus pédagogiques bien sûr, mais permet aussi de s’adapter au temps limité que les spectateur·rice·s veulent ou peuvent y accorder. Notre série a fait le choix stratégique d’épisodes assez longs. Sur les réseaux sociaux, les vidéos sont considérées comme longues au-delà de 3 ou 4 minutes. En proposant des épisodes allant jusqu’à 17 minutes, nous avons ciblé un nombre de spectateur·rice·s plus restreints, mais plus disposé·e·s à s’intéresser à ces thématiques.
20Au contraire des angles de l’information journalistique, ce projet a été pensé dans un temps long, pour répondre à des questions structurelles. Il s’agit de se placer dans le « temps froid », de prendre du recul, loin du temps réel et du temps chaud, immédiat, du commentaire de l’actualité. Cela ne signifie pas pour autant que le registre de l’émotion est absent du récit. L’écriture s’est donc faite dans le souci de créer un contenu le plus pérenne possible. L’effort de production est d’ailleurs trop conséquent pour que le propos devienne obsolète en quelques mois. Toutefois, l’instabilité de la plateforme et du cyberespace menacent la pérennité du produit. En effet, les usagers n’ont aucun pouvoir sur les infrastructures de stockage et de circulation des données (serveurs, canaux, …) et les acteurs qui les contrôlent, ni même sur les algorithmes conditionnant le degré de visibilité des contenus. En cas de panne de grande ampleur, de cyber‑attaque ou d’une décision unilatérale de YouTube de suppression des comptes et des contenus, les vidéos postées pourraient disparaître.
21La mise en images constitue également un effort pour se distinguer dans l’abondance des travaux et des publications sur le sujet des violences policières, tant du côté des scientifiques que du côté des médias. Dans le contexte d’une surproduction de contenus, l’espace digital (blogs et sites natifs notamment) est aussi un lieu d’originalité éditoriale, une tendance par ailleurs remarquée par les sociologues des médias (Marty et al., 2012). Ici, la distinction repose à la fois sur le fond – la qualité de l’expertise – et sur la forme – le choix artistique de la mise en scène.
22La restitution des travaux de recherche sous forme d’une web‑série permet par ailleurs à l’information d’aller à la rencontre directe de son audience. Après avoir déposé les épisodes sur la page YouTube du web média, et sur les plateformes de podcasts (Ausha, …), les personnes intéressées par le sujet pourront trouver les contenus soit grâce à des recherches par mots‑clés, soit sur proposition des plateformes, les algorithmes conditionnant ces opérations. Cela permet de dépasser les premiers cercles d’audience, souvent atteints par capillarité.
23Enfin, la mise en image sert le registre de l’émotion et permet d’humaniser les sujets comme les différents acteur·rice·s, suscitant l’empathie certes, mais rapprochant aussi le spectateur·rice de la possibilité de l’action. En ce sens, Stop Killing Us assume une portée politique.
24Tout discours sur la violence, et en particulier sur celles commises par la police, est éminemment politique. Ce dont on parle revient, en fait, à la question de la violence légitime et de son détenteur (Carlson, 2020 ; Dupuis‑Déri, 2013 ; Weber, 1959). L’importance de documenter ces violences, d’établir les faits, leur récurrence et leur ampleur, est cruciale pour lutter contre « un grand problème de société » (Bentounsi, 2020, p. 61) : l’impunité dont bénéficient les forces de l’ordre. Sans le regard public, sans les explications demandées par les familles, par les journalistes, par de nombreux·ses autres citoyen·ne·s, et sans les questions posées, l’institution policière continuerait de dissimuler ces violences et protéger leurs auteurs. Il est donc d’intérêt public de disséminer ces connaissances auprès du plus large public possible : des scolaires, des étudiant·e·s, des organisations politiques et militantes, et bien sûr dans la presse et à la télévision, ainsi que sur YouTube justement.
- 16 Charlotte Recoquillon, « Filmer la police : aux États‑Unis, les limites d’un outil utile contre le (...)
25Le registre de l’empathie et de l’humanisation est, en outre, particulièrement important sur le sujet des violences policières, et plus généralement du racisme systémique. En effet, il aide à contrer les mécanismes de déshumanisation, centraux dans la reproduction des discriminations, des stéréotypes et dans l’acquisition de représentations racistes (Harris et Fiske, 2011 ; Owusu‑Bempah, 2017 ; Fanon, 1961, 2002). Une attention particulière a donc été portée au choix des images dans une réflexion sur le sensationnalisme et les effets produits par des images violentes et déshumanisantes16. Nous avons choisi, par exemple, de ne pas montrer de vidéos de meurtres policiers, ou seulement des fractions de secondes si nécessaire, pour illustrer un propos. Nous avons essayé de documenter sans enchères des faits à la fois insoutenables et banalisés par les médias et la culture (films, séries…). Dans l’extrait ci‑dessous – issu de l’épisode 7 (2’19 - 3’20) –, j’explique le rôle de la vidéo dans la reconnaissance des violences policières. Plusieurs dispositifs nous permettent de contourner le recours à des vidéos potentiellement choquantes tout en préservant l’efficacité du propos. Ainsi, je cite Rodney King, en montrant le mugshot de son visage tuméfié, parce que cette photo est déjà très célèbre et qu’il a survécu à ces blessures. En revanche, je cite Oscar Grant en ne montrant qu’une capture d’écran de la vidéo de son meurtre. On reconnaît au grain et la qualité médiocre de l’image qu’il s’agit d’une vidéo amateur, filmée avec un téléphone portable en 2009. Je mentionne ensuite Éric Garner, en ne montrant qu’une photo de Ramsey Orta, le témoin qui a filmé son meurtre. Pour mieux lui rendre hommage, sur les photos d’Éric Garner, intégrées à d’autres moments dans la série, soit il se tient debout, soit il se débat. L’énumération des cas pour lesquels les vidéos ont joué un rôle important continue avec Philando Castile. Cette fois, aucune photo n’illustre le propos tant la vidéo de son meurtre en live sur Facebook est violente. Pour Michael Scott – comme pour Éric Garner à d’autres endroits –, une capture d’écran le montre fuyant le policier, encore debout.
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27De même, dans cet extrait de l’épisode 3 (0’58-1’43), à l’exception de Rodney King, dont la photo retenue est celle de son visage tuméfié, les portraits des victimes énumérées sont des photos personnelles. Il s’agit de montrer qu’ils et elles ne sont pas seulement des victimes, déshumanisées, des objets politiques et symboliques, mais bien des personnes, qui ont tenu leur enfant dans les bras ou connu la fierté d’être diplômés.
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29Cette série s’adresse à une audience francophone, mais la réalité des violences policières dépasse les frontières américaines et nous concerne directement. L’analyse critique du racisme et l’explicitation des mécanismes structurels sur lesquels reposent les violences policières permettent au spectateur·rice de s’interroger et de chercher des repères dans son expérience personnelle. Sa position n’est plus seulement celle, passive, de récepteur d’informations, mais celle, active, de l’observateur·rice critique. Les images et les exemples permettent de se confronter à son expérience personnelle. Ainsi, on devient partie prenante d’un débat politique dont un des enjeux est l’appropriation du discours/récit (Boullier, 2019). En outre, « le web est largement utilisé par les acteurs pour exprimer un point de vue minoritaire, qui s’affranchit des médiations traditionnelles. Il est favorable à l’expression d’un contre‑discours, critique et en opposition à l’espace public dominant » nous rappelle Clément Mabi au sujet de la lutte contre le projet d’aéroport à Notre‑Dame‑des‑Landes (Mabi, 2016). C’est pour cela que SKU ne relaie pas seulement les travaux scientifiques mais aussi les récits et revendications de celles et ceux qui sont victimes des violences policières, et participent au mouvement antiraciste aux États‑Unis.
30Ce podcast n’échappe sans doute pas au biais récurrent que nous avons de nous indigner du racisme outre‑Atlantique et d’être fasciné·e·s par leurs luttes et figures antiracistes, alors que nous avons tant de mal à les observer ici, en France. Et ce, d’autant plus que nous, universitaires prenant au sérieux la race dans l’analyse des rapports sociaux, sommes accusés de menacer la cohésion nationale et le modèle républicain – rien de moins – en important dans le débat français des concepts états‑uniens (Suaudeau et Niang, 2022). C’est aussi pour répondre à cette problématique que le dernier épisode, consacré à la situation en France, a été imaginé – ce que les intervenants relèvent d’ailleurs. Produire une connaissance précise et nuancée des États‑Unis permet de combattre les fantasmes, les approximations et les idées fausses, pour appuyer des comparaisons plus justes. En quoi nos situations sont-elles similaires ? En quoi diffèrent-elles ? Quels outils sont transférables ? … sont autant de questions auxquelles nous apportons des éléments de réponse.
31Dans l’extrait ci‑dessous, comme une réponse à l’épisode 3 sur l’avènement de Black Lives Matter, le sociologue Éric Fassin évoque l’espace politique dans lequel on peut, ou ne peut pas, parler de violences policières en France, et le tournant de 2016.
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- 17 « Collectif Urgence notre police assassine », www.facebook.com/Urgence.notre.police.assassine/.
- 18 Cette application permet de filmer des violences policières et d’enregistrer les vidéos sur des se (...)
- 19 Par exemple, quelques semaines avant notre tournage : Éric Fassin, « Les coupables, ce sont les vi (...)
33Le podcast est également une contribution plus directe au débat sur les violences commises par la police en France, que les collectifs comme Stop le contrôle au faciès, Urgence notre police assassine ou le Comité Adama ont permis de rendre visible. Car ce n’est pas un phénomène propre aux États‑Unis : les forces de l’ordre françaises sont tout autant coupables de mauvais traitements et d’usage excessif de la force conduisant à des décès pendant des interpellations – sans compter la répression violente des manifestant·e·s, les blessé·e·s et mutilé·e·s, et les contrôles au faciès et propos racistes. Et en France aussi, nous manquons de données. Le dernier épisode permet donc d’achever la transnationalisation de la question des violences policières et des luttes antiracistes grâce aux analyses de deux invités : Amal Bentounsi et Éric Fassin. Amal Bentounsi est la sœur d’Amine Bentounsi, tué par un policier d’une balle dans le dos en 2012, fondatrice du collectif Urgence notre police assassine17. Elle est à l’origine de l’application UVP, avec d’autres familles18, et membre de l’observatoire national des pratiques et des violences policières et juriste. Le choix d’inviter Amal Bentounsi a reposé sur l’ancienneté de son combat d’une part, et d’autre part, sur les dimensions opérationnelles de sa mobilisation, en réussissant – chose rare – à faire condamner le policier qui a tué son frère, ou en créant une application permettant la collecte de preuves. Quant à Éric Fassin, il est professeur de sociologie au département de science politique et au département d’études de genre à l’université Paris 8, rattaché au laboratoire d’études de genre et sexualité, spécialiste des questions sexuelles et raciales. Par le biais de ses travaux (2017, 2012), de tribunes19, d’interviews, ou encore des réseaux sociaux, il intervient régulièrement dans le débat public, au point d’être la cible d’attaques et de menaces. Éric Fassin revendique la position d’intellectuel·le spécifique (Fassin, 2000), c’est‑à‑dire qu’il « appuie surtout son intervention sur la production d’un savoir spécifique, dont la connaissance permet de dénaturaliser les rapports de domination et de politiser une situation sociale pouvant être considérée comme évidente et naturelle » (Célestine, Hajjat et Zevounou, 2019). Une posture que, d’ailleurs, je partage, a fortiori en ayant une formation en géopolitique, une discipline qui repose de manière centrale sur l’analyse des représentations situées des acteur·rice·s d’un conflit. Dans leur échange, Amal Bentounsi et Éric Fassin politisent la question en expliquant notamment que le problème n’est pas celui des policiers, d’individus qui dévieraient des cadres, mais un problème institutionnel et politique.
34Dans l’extrait suivant (33’-40’), Amal Bentounsi évoque, par exemple, les relations entretenues par les syndicats de police avec le pouvoir législatif et leurs revendications de moyens supplémentaires face à l’avancée de la préoccupation des violences policières dans le débat public. En réponse, Éric Fassin alerte sur le recul des libertés publiques, dont les violences policières sont un aspect important.
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36Stop Killing Us ne remplace pas une recherche de nature universitaire mais la complète, et vise, premièrement, à améliorer la compréhension des États‑Unis, un pays que nous connaissons mal malgré les innombrables images qui nous en parviennent. Deuxièmement, il a pour but d’enrichir le débat public sur la question noire, y compris, voire surtout, en France (Niang, 2020 ; Niang, 2016) et de nuancer la représentation stéréotypée des Noir·e·s américain·e·s (Cras, 2020). Troisièmement, l’ambition est de susciter une prise de conscience et d’encourager à l’action politique, avec notamment des exemples d’actions et de mobilisations : trois épisodes sont ainsi consacrés aux solutions proposées par les militant·e·s de Black Lives Matter et le mouvement antiraciste.
37Combattre le racisme systémique implique, de surcroît, de lutter contre les représentations qui le permettent et les renforcent. Intervenir dans les médias relève par conséquent d’une stratégie d’influence pour faire évoluer le sens commun (Garza, 2020). Ainsi, c’est d’abord la réponse policière à la mobilisation des habitant·e·s de Ferguson et des militant·e·s de Black Lives Matter qui était au centre de l’attention des médias dans le monde entier en 2014. Puis, dans les années qui ont suivi, les noms de Tamir Rice, Walter Scott, Alton Sterling, Sandra Bland, … ont continué d’interpeller l’opinion et appelé des explications plus convaincantes. Il paraît donc crucial de produire des contenus de différentes natures et formats pour contrer des discours dominants qui normalisent la déshumanisation des victimes du racisme et interprètent les violences policières comme des actes anormaux. Stop Killing Us est une modeste intervention pour faire évoluer les discours sur les violences policières aux États-Unis comme en France, et appelle de nombreuses autres contributions.