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Notes de lecture

Anne-Claire Faucquez, De la Nouvelle-Néerlande à New York : naissance d’une société esclavagiste (1626-1712)

Virginie Adane
Référence(s) :

Anne-Claire Faucquez, De la Nouvelle-Néerlande à New York : naissance d’une société esclavagiste (1626-1712) , Paris, Les Indes Savantes, 2021, 485 p., ISBN : 9782846545693, 36€

Texte intégral

1Ce livre propose de faire une histoire du New York colonial au prisme de l’esclavage. Il s’agit de la première monographie en français entièrement dédiée au New York colonial (d’abord Nouvelle‑Néerlande, une colonie incluse dans le monde colonial néerlandais jusqu’en 1664‑1674). Si des chapitres avaient été consacrés à cette colonie médiane dans des ouvrages de synthèse ou des monographies transpériodiques, force est de constater qu’il s’agit d’un terrain encore quelque peu délaissé en France. Mais au‑delà, ce travail, issu d’une thèse éponyme soutenue en 2011, est fondé sur une prise de position importante dans l’appréciation de l’esclavage en Amérique du Nord.

  • 1 Edgar McManus, A History of Negro Slavery in New York, Syracuse, Syracuse University Press, 1966.

2L’autrice souhaite ainsi « réhabiliter le rôle central que jouèrent les esclaves dans la construction de la colonie », rappelant à ce sujet en introduction combien l’héritage de la guerre de Sécession a contribué à minimiser l’importance de l’institution esclavagiste au nord de la ligne Mason‑Dixon. Ce postulat n’est d’ailleurs pas la seule idée reçue à combattre sur l’histoire de l’esclavage new-yorkais. La colonie, caractérisée par sa fondation néerlandaise et par un changement de souveraineté, a fait l’objet de nombreuses mythifications, notamment celle d’une supposée magnanimité des Néerlandais vis‑à‑vis des populations esclavisées (McManus, en 1966, décrit l’institution dans sa version néerlandaise comme « la forme la plus douce que l’esclavage commercial pouvait offrir »1). Avec prudence, Anne‑Claire Faucquez contourne ce débat glissant sur la plus ou moins grande bienveillance d’un système esclavagiste dont elle rappelle que, par essence, il est « violent, annihilant et déshumanisant » (p. 17). Elle recentre ainsi le débat sur l’ancrage de l’esclavage dans le projet colonial néerlandais puis anglais (enfin britannique à partir de 1707).

3À partir de Manhattan (un espace partiellement urbanisé) et de ses territoires ruraux environnants (représentant six des comtés administratifs délimités par les Anglais à partir de 1684), Anne‑Claire Faucquez entreprend d’analyser en contexte la logique interne du système esclavagiste – traite, travail, rapports sociaux, résistances – afin de décrypter le fonctionnement intrinsèque de la colonie au cours de son premier siècle d’histoire. Pour mener cette étude, l’autrice s’est appuyée sur des recensements, des inventaires après décès, des actes d’achat et de vente d’esclaves qui donnent à voir la matérialité de l’institution esclavagiste, notamment par les descriptions physiques qui sont faites et la valeur associée à chaque esclave. Même si l’on peut déplorer le recours aux archives traduites en anglais quand un certain nombre de ces manuscrits sont accessibles dans leur langue originale, cette documentation permet également à Anne‑Claire Faucquez de brosser un portrait de groupe de 1 313 propriétaires d’esclaves entre 1624 et 1712, qu’elle restitue dans une base de données, disponible dans les annexes (p. 438-471), qui constitue l’armature principale de ce travail et un outil inestimable pour les futurs historiens du New York colonial.

4Le travail est divisé en quatre parties thématiques, allant de la traite aux résistances serviles et éventuelles sorties d’esclavage, chacune composée de deux chapitres. Le parti‑pris de l’autrice a été de traiter de l’ensemble de la période dans chaque chapitre et de mettre en valeur les évolutions d’une gestion impériale à l’autre, posant la question d’une intensification ou non du travail et de la présence servile pendant la période anglaise. À ce sujet, on saluera la volonté, dans cette démarche, de sortir d’une lecture impériale qui aurait consisté à traiter d’abord de la période néerlandaise puis de la période anglaise, forçant ainsi l’essentialisation déplorée en introduction.

5Après un prologue chroniquant les premières explorations de la région par les Européens et une première présence africaine dès 1613, la première partie, centrée sur la traite atlantique, propose dans un premier chapitre une contextualisation à partir de la « lutte impériale », qui conduit à l’implication des Provinces‑Unies et de l’Angleterre dans la traite. Puis, dans un deuxième chapitre intitulé « New York et la course à l’or noir », l’autrice inscrit la colonie dans une logique atlantique néerlandaise en soulignant la situation secondaire de la colonie, dont le besoin en esclaves tient à une forme de compensation de l’absence de main d’œuvre pour son économie rurale. Si cette économie ne repose pas sur les plantations, la production agricole est vouée à approvisionner en blé des Antilles, incluant donc pleinement la Nouvelle‑Néerlande dans un système esclavagiste atlantique. Pour la période anglaise, jouant des échelles d’analyse, elle détaille les formes prises par la traite, relevant du commerce intercolonial, du pragmatisme et de la contrebande visant à contourner les monopoles impériaux. Le choix de traiter conjointement des puissances néerlandaise et anglaise porte ses fruits dans la mesure où la colonie se trouve inscrite ainsi dans un contexte atlantique de circulations entremêlées entre puissances coloniales, où elle n’est cependant que secondaire par rapport aux Antilles, au Brésil ou au fort d’Elmina sur la Côte de l’Or.

  • 2 Margaret Ellen Newell, Brethren by Nature: New England Indians, Colonists, and the Origins of Amer (...)

6La deuxième partie, consacrée à la présence et au travail des populations réduites en esclavage permet d’identifier l’utilisation qui a été faite de cette main d’œuvre et de mettre en avant le rôle déterminant joué par le travail forcé dans le développement de la colonie – travail agricole de ravitaillement, construction, éventuelle force militaire. Les populations esclavisées ont été essentielles au développement de la Nouvelle‑Néerlande, puis de New York dans des domaines très variés, que l’autrice documente et cartographie avec minutie. L’analyse sérielle du profil des propriétaires dans le chapitre 3 permet de souligner que l’esclavagisme concerne tous les groupes sociaux, et non pas la seule élite marchande fortunée – ce qui n’empêche pas certains propriétaires de bâtir leur pouvoir aux niveaux local et atlantique sur la propriété et le commerce d’esclaves, les rapprochant en cela des planteurs sudistes. Si le choix des six comtés d’étude est largement justifié par le fait que ceux‑ci regroupent plus de 90% de la population esclavisée de la colonie, on objectera que l’esclavage n’est pas jugé « peu utile » (p. 97) dans les régions septentrionales de la colonie. À Schenectady par exemple, le travail agricole structure l’organisation territoriale et sociale, et repose explicitement sur le travail d’esclaves, quand bien même ceux‑ci sont en faible nombre. Le chapitre 4, « L’esclave dans la sphère publique », permet d’insister sur le caractère véritablement systémique du recours à une main d’œuvre esclavisée, africaine comme amérindienne, en fonction de besoins variables en main d’œuvre urbaine et agricole. En dépit d’une difficile comptabilisation de celui‑ci, l’autrice rappelle en effet l’existence d’un esclavage amérindien aux contours souvent flous mais néanmoins partie prenante d’un système de domination, et objet d’un renouvellement historiographique important2.

  • 3 Depuis les travaux de Thelma Wills‑Foote (Black and White Manhattan: The History of Racial Formati (...)
  • 4 A.‑C. Faucquez dialogue avec les travaux d’Olivier Grenouilleau, mais également avec ceux de Cécil (...)
  • 5 Oscar et Mary Handlin, « The Origins of the Southern Labor System », William and Mary Quarterly, 7 (...)

7L’importance prise par l’esclavagisme à New York est analysée dans une troisième partie consacrée à son institutionnalisation et à la racialisation des rapports sociaux dans la colonie, laquelle n’intervient qu’après presque un siècle de présence servile. L’autrice emboîte ainsi le pas d’une historiographie new‑yorkaise en plein renouvellement3, tout en dialoguant avec l’historiographie française4. Détaillant la pluralité religieuse caractérisant la colonie dans le chapitre 5, l’autrice souligne qu’en dépit des prescriptions morales et des histoires complexes des minorités religieuses vis‑à‑vis de la violence et de la persécution, la pratique de l’esclavage est graduellement justifiée, au motif de son intérêt économique. C’est à la fin du xviie siècle que l’argument racialiste s’impose comme justification de l’esclavage, une fois que l’argument du paganisme ou de la conversion ne s’avère plus opérant pour justifier la sujétion. Dans un chapitre consacré au droit et à son évolution, elle souligne néanmoins que, dès la période néerlandaise, la condition servile ne concernait que les non‑blancs, posant ainsi une compréhension racialisée de l’esclavage dès cette période, un point que l’on voudrait voir creusé. Elle répond en cela à une tendance datée consistant à mettre sur le même plan l’esclavage à la néerlandaise et le recours au travail engagé européen5. C’est toutefois au tournant du xviiie siècle, avec l’intensification de la traite et de la présence d’Africains sur le territoire colonial, que la législation se durcit à l’égard de la condition servile, au point de parler de la mise en place d’un « code noir » new‑yorkais (p. 251-252).

  • 6 Jill Lepore, New York Burning. Liberty, Slavery and Conspiracy in Eighteenth-Century Manhattan, Ne (...)

8La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux résistances serviles et à l’agentivité des esclaves, par la mise en avant de dynamiques communautaires rarement dépeintes pour les colonies plus septentrionales, pour lesquelles la lecture de l’isolement des esclaves a primé. Un septième chapitre est ainsi consacré à la recréation d’un cadre familial et intime dans la contrainte et propose au passage quelques pages passionnantes sur l’archéologie de l’African Burial Ground et l’analyse de ses ossements. C’est d’ailleurs également par cette entrée archéologique des pratiques mortuaires que l’autrice aborde, dans un dernier chapitre intitulé « La communauté noire new‑yorkaise : entre assimilation et résistance », la question du maintien d’une culture africaine, indice d’une résistance à la soumission par le maintien d’une conscience de groupe. Le faible nombre d’émancipations, les tentatives de marronnage notamment contribuent à entretenir des tensions de plus en plus fortes culminant avec la révolte de 1712, puis celle de 1741, abordée dans un épilogue soulignant l’ampleur prise par un complotisme esclavagiste au xviiie siècle (la peur d’un « great negro plot »)6.

9D’un point de vue purement formel, on pourra déplorer le manque occasionnel de cohérence concernant l’onomastique et les noms d’événements. À titre d’exemples, la guerre de succession d’Espagne est désignée sans clarification comme la « guerre de la reine Anne » (suivant une tradition anglophone) ou encore la « deuxième guerre intercoloniale ». Le roi Guillaume/William III voit également son nom parfois anglicisé, parfois francisé, et surtout, les noms des acteurs locaux sont tantôt anglicisés (suivant notamment les éditions de sources du xixe siècle), tantôt maintenus dans leur graphie d’origine en néerlandais, ce qui peut risquer de perdre un lectorat peu familier de ce terrain. Ces éléments de détail ne remettent aucunement en cause la qualité des analyses fournies par l’autrice ni l’importance de la contribution que représente cet ouvrage dans l’appréhension au prisme de l’esclavage d’une société coloniale méconnue en France. Les chapitres centrés sur l’analyse de la base de données des propriétaires d’esclaves sont indéniablement les plus précieux de cette étude et on ne peut qu’apprécier la valeur de cet outil mis à disposition en annexe. Le dialogue proposé avec l’effacement de cette mémoire coloniale esclavagiste au xixe siècle (alors même que des esclaves sont recensés jusqu’en 1830) permet d’inscrire ce travail dans une temporalité longue et suscite une réflexion particulièrement stimulante sur la construction d’un objet d’histoire, ses bouleversements dans la longue durée et les sources pour l’appréhender.

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Notes

1 Edgar McManus, A History of Negro Slavery in New York, Syracuse, Syracuse University Press, 1966.

2 Margaret Ellen Newell, Brethren by Nature: New England Indians, Colonists, and the Origins of American Slavery, Ithaca, Cornell University Press, 2015 ; Brett Rushforth. Bonds of Alliance: Indigenous and Atlantic Slaveries in New France, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2012 ; « Amérindiens, Français et Britanniques : les esclavages canadiens », in Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, Paris, Seuil, 2021, 179-186.

3 Depuis les travaux de Thelma Wills‑Foote (Black and White Manhattan: The History of Racial Formation in New York City, Oxford University Press, 2004) jusqu’à la récente monographie d’Andrea Mosterman, Spaces of Enslavement, A History of Slavery and Resistance in Dutch New York, Ithaca, Cornell University Press, 2021 (parue après le présent livre).

4 A.‑C. Faucquez dialogue avec les travaux d’Olivier Grenouilleau, mais également avec ceux de Cécile Vidal sur l’esclavage urbain et la racialisation d’une société coloniale.

5 Oscar et Mary Handlin, « The Origins of the Southern Labor System », William and Mary Quarterly, 7/2, 1950, 199-222 ; McManus, op. cit. Un débat qui a trouvé une expression récente dans l’espace public lorsqu’en 2019, le gouverneur de Virginie Ralph Northam a qualifié les premiers Africains réduits en esclavage sur le sol nord-américain d’engagés.

6 Jill Lepore, New York Burning. Liberty, Slavery and Conspiracy in Eighteenth-Century Manhattan, New York, Vintage Books, 2005.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Virginie Adane, « Anne-Claire Faucquez, De la Nouvelle-Néerlande à New York : naissance d’une société esclavagiste (1626-1712)  »Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 19 mai 2022, consulté le 25 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/6448 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.6448

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Auteur

Virginie Adane

Maîtresse de conférence en histoire moderne, Nantes Université, Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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