1Lors d’une manifestation tenue en 1948, 4 000 femmes de l’Union des Femmes Réunionnaises (UFR) revendiquent la retraite, les allocations familiales et l’assistance médicale gratuite ainsi que l’application des lois sociales en vigueur en France. C’est à partir de cet événement que Myriam Paris promeut une thématique de recherche originale. Tirant le fil de l’une de ces revendications, celle de l’importance du lait maternel dans l’économie reproductive, elle le relie à l’exploitation maternelle par le pouvoir colonial à La Réunion. Si cette approche postcoloniale est dans l’air du temps, il est rare qu’elle fasse l’objet d’un travail empirique d’une telle ampleur puisque l’autrice aborde cette thématique depuis la fondation de la colonie jusqu’à 1981, le tout en s’appuyant sur une bibliographie très conséquente, de plus de 40 pages. Les grands textes de la littérature postcoloniale et de genre, particulièrement anglo-saxons, sont cités et bien mobilisés. Le travail d’archives est tout à fait remarquable car il marie sources coloniales, administratives et militantes, notamment les archives du Parti Communiste Français (PCF), du Parti Communiste Réunionnais (PCR) et de l’Union des Femmes Réunionnaises (UFR). Myriam Paris a ainsi retrouvé 30 cartons sur la politique de contrôle des naissances dans les archives du conseil général de la Seine‑Saint‑Denis ! Elle a également consulté la presse militante et mené 38 entretiens. Le livre utilise de plus de nombreuses photographies d’Alain Dreneau lesquelles rendent plus concrètes les situations présentées. L’écriture est très vivante car l’autrice part souvent d’histoires individuelles, collectées dans les archives, et ponctue son texte de nombreuses vignettes sur les principales actrices de cette histoire.

2Le livre est organisé en sept chapitres qui suivent une trame plus ou moins chronologique. Nous allons le présenter à travers ces trois axes principaux : économie reproductive du lait, féminisme et pouvoir colonial, évoqués de l’esclavage à 1980, sauf pour le sixième chapitre sur les exilées du Bureau pour le développement des migrations des départements d'outre‑mer (BUMIDOM) où le lait n’apparait plus, alors que l’assignation racialisée du care est exportée en métropole. Le premier axe est celui du féminisme ou plus exactement, comme nous le verrons plus loin, celui de la mobilisation des femmes. Myriam Paris actualise ainsi la théorie développée par la philosophe des sciences américaine Sandra Harding, pour qui réfléchir à partir du point de vue critique et utopiste féministe permet d’atteindre une objectivité plus forte. Dans le premier chapitre, Myriam Paris part d’une affaire criminelle, la seule concernant une nourrice. Elle cite malheureusement peu d’esclaves marronnes ou rebelles, pas même Héva, qui donnera pourtant son nom à une publication de l’Union de Femmes Réunionnaises. Dans le chapitre suivant, elle présente les actions de trois féministes réunionnaises catégorisées comme blanches, ayant des approches très variées. Par la suite, si l’Union des femmes françaises, communiste, et les associations catholiques exaltent la maternité et défendent l’ordre genré en vigueur en se mobilisant en tant que « citoyennes, travailleuses et mères », elles mènent des luttes très différentes. Myriam Paris analyse finement à la fois l’organisation genrée de la division du travail militant et une lente autonomisation du PCR par rapport au PCF et de l’UFR vis-à-vis du PCR. Se forge alors un féminisme anticolonial enraciné dans les vies laborieuses et précaires, et dirigé par des femmes pauvres. Ce mouvement crée un syndicat des bonnes et des blanchisseuses et a des antennes dans la métropole pour aider les Réunionnaises attirées par les promesses du Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre‑mer (1963‑1981), qui en réalité les cantonne souvent à des emplois peu qualifiés. Cependant, tout change dans les années 1970 lorsque l’UFR n’est plus dirigée par des Réunionnaises issues des classes populaires mais par des professionnelles des institutions sociales et sanitaires.

4Le thème du lait maternel permet d’évoquer les périodes de l’esclavage et de la post‑abolition, autour de la figure de la nénène, très souvent décrite dans les écrits coloniaux puisque de nombreuses personnes catégorisées comme blanches ont été élevées par des nourrices et ont vanté l’amour inconditionnel de celles-ci à leur égard. Myriam Paris montre à juste titre qu’en réalité, ces mères aimaient avant tout leurs enfants, alors que le système esclavagiste les empêchait de s’en occuper et même de les allaiter pour leur permettre de reproduire la classe des propriétaires d’esclaves. Néanmoins, le prisme par la nénène parait un peu limitatif en termes d’économie reproductive, car que représentaient les nénènes par rapport à la population esclave féminine sur les plantations ? Si de nombreux chiffres sont avancés, celui-ci n’apparait pas, assurément par manque de sources.

5Les chapitres suivants montrent comment la forte mortalité infantile est peu à peu perçue comme un symptôme de crise, alors même que l’empire colonial français assigne de nouvelles fonctions aux colonisés : substituer une main d’œuvre créole à la main d’œuvre immigrante et former des soldats robustes. L’institution de la goutte de lait, présente à La Réunion dès 1912, a tenté de contrer cette crise en mettant en place une infrastructure publique dédiée à l’encadrement du travail reproductif, et donc du corps des mères issues des classes populaires. Néanmoins, ce « welfare colonialisme » se développe surtout avec la deuxième phase de la départementalisation après 1962, car il s’inscrit alors dans l’intégration de la Réunion au capitalisme français dans le cadre d’une idéologie développementaliste : rien n’est fait pour développer l’industrie laitière locale alors que le lait métropolitain est exporté à la Réunion. Le lait produit en métropole devient aussi le vecteur de l’intégration à la Nation française via un blanchiment symbolique. Les Réunionnaises, qualifiées ou pas, sont également intégrées dans toute une infrastructure de services, ce qui va peu à peu limiter leur soutien au PCR et à l’UFR, d’ailleurs fortement réprimés.

6Le lien entre l’exploitation des mères, leurs résistances, l’ordre capitaliste local, national et international est tissé patiemment et constamment étayé de façon précise. Ainsi, loin des généralisations militantes, Myriam Paris montre que l’action en faveur de la planification familiale a été portée par deux associations réunionnaises, dont une catholique en faveur de la méthode des températures, alors que l’autre a plutôt œuvré en faveur du depo-provera, alors interdit en métropole. Le PCR et l’UFR étaient en faveur de la contraception, si elle était sûre et consentie.

8Malgré ces quelques critiques, ce livre fera date pour la connaissance de l’histoire culturelle, politique et sociale de la Réunion mais aussi plus généralement pour les études décoloniales et de genre.