- 1 Ce mouvement naît en 2013 à l’initiative de trois femmes noires : Alicia Garza, Opal Tometi et Pat (...)
- 2 Cf. infra, liste des documents du corpus dans laquelle chaque article de presse est associé à son (...)
- 3 Cette base de données collecte et donne (entre autres) accès à l’ensemble des publications issues (...)
- 4 Le terme « droites extrêmes » permet « de se démarquer des catégorisations usuelles autour desquel (...)
- 5 Sur la place de Valeurs Actuelles dans le processus conduisant à l’hégémonie du cadrage idéologiqu (...)
1L’accueil réservé en France au mouvement d’origine états‑unienne Black Lives Matter1 (BLM) – et aux réappropriations de ses idées dans le cadre de mouvements locaux de lutte contre les violences policières et pour les vies des personnes noires – a donné lieu à des formes diversifiées de traitements médiatiques. Rappelons que l’objectif premier du mouvement américain BLM est de faire définitivement cesser toutes les formes de violences dirigées contre les personnes noires, au premier rang desquelles celles commises par les forces de l’ordre (Célestine, Martin-Breteau, 2020 ; Codaccioni, 2018). Afin d'identifier les enjeux de la transposition des revendications issues de BLM dans le contexte français, nous allons observer comment celles-ci ont été abordées par la presse française. Au moyen d'une analyse de discours qui y ont circulé entre le 25 mai et le 31 décembre 2020, notre recherche se focalise sur la façon dont certains traitements médiatiques prennent la forme de « décryptage ». En vue de rendre compte des spécificités de cette médiatisation en France, le corpus traité est composé d’articles de presse traitant de mobilisations post‑George Floyd qui, plusieurs années après le début des mouvements BLM, se sont réappropriés et ont diffusé ses slogans. Il comporte un échantillon de 16 textes de presse2 issus de cinq titres différents : trois titres de presse quotidienne nationale (Le Monde, 4 articles ; Le Figaro, 3 articles ; Libération, 3 articles), et deux titres de presse hebdomadaire nationale (3 textes de Valeurs actuelles ; 3 articles de L’Obs). Ces titres ont été sélectionnés pour leur représentativité dans le champ médiatique français et pour la variété de leurs postures éditoriales. Une recherche générique dans la base de données Europresse3 a d’abord été effectuée, en cherchant la présence du mot clé « Black Lives Matter » dans les trois plus grands quotidiens français (Libération, Le Monde et Le Figaro) et dans deux hebdomadaires parmi les plus lus en France (Valeurs Actuelles et L’Obs). Cette requête a fait apparaître près de 1 300 articles. Puis nous avons restreint notre focale aux articles proposant des mises en perspective du sujet, avant de la réduire encore à ceux s’efforçant de le mettre en lien avec les problématiques françaises de racisme, ou qui développaient des analyses historiques, sociologiques ou politiques des revendications portées par BLM dans le contexte français. Les textes de presse retenus mettent en avant, d’une façon ou d’une autre, une parole « d’expert.es » et/ou une modalité discursive proposant – même de façon minimale parfois – une interprétation de l’actualité. En effet, si l’objectif de tout discours d’information est d’offrir à son lectorat une compréhension des faits, les interprétations qui y sont proposées n’échappent jamais aux orientations idéologiques du média qui le publicise (Charaudeau, 2011), ni à leur caractère politique, en prise avec les évolutions des relations entretenues avec les pouvoirs (Juhem, 2001). Certains médias sont « centristes » (Le Monde), d’autres se positionnent plutôt à « gauche » (Libération, L’Obs), ou sont historiquement de « droite » (Le Figaro) ; tandis que d’autres encore défendent des idées issues des « droites extrêmes4 » (Voirol et Gimenez, 2017) comme Le Point et Valeurs Actuelles5.
- 6 « La recension des prises de positions publiques, de rapports officiels, de négociations conduites (...)
2Cette variété en termes de lignes éditoriales permet de tenir compte des différentes postures médiatiques et positions idéologiques qui peuvent exister en France au sujet du racisme institutionnel ou du racisme d’État (Dhume, 2020). D’autant que le champ politique français contemporain se structure de plus en plus autour de la « question raciale » (Fassin et Fassin, 2009) ; une évolution que les discours médiatiques accompagnent et à laquelle ils contribuent. Ainsi, après la « question de l’immigration » (Bonnafous, 1999), qui continue d’irriguer abondamment le débat public et à laquelle elles sont en partie adossées, les problématiques ayant trait à la « race » (Mazouz, 2020) constituent aujourd’hui un espace de reconfiguration des divisions traditionnelles entre « la gauche » et « la droite » dans l’espace public français. En outre, disputant à la gauche le terrain des injustices socio‑économiques, les forces de droite développent une posture anti‑discrimination6 (Simon, 2007) qui se traduit en particulier par une altérisation de la pluralité sociale via la rhétorique de « la diversité », dans le cadre de discours managériaux. Autrement dit, dans des discours qui circulent dans les organisations et ont tendance à retraduire des contenus politiques (ici anti‑discriminatoires) en objectifs gestionnaires (Bruneel, 2018). Les 16 articles du corpus parlent tous – de façon positive, négative ou neutre – des perspectives idéologiques, des objectifs et des ambitions qui animent les acteur.rices qui se solidarisent avec BLM : que ce soit pour les dénigrer et les disqualifier ou pour expliciter les enjeux du mouvement et l’encourager. Tout en envisageant la possible hétérogénéité des grilles de lecture ou du brouillage des lignes d’interprétation dans un même titre de presse ou au sein d’un même bord politique, nous avons analysé la façon dont chaque publication a traité de BLM, en tenant compte de sa ligne éditoriale. Nous verrons donc en quoi la façon dont le rédacteur ou la rédactrice de l’article aborde les revendications antiracistes françaises s’associant à BLM est affectée par la posture éditoriale de son média.
3Ainsi, notre démarche méthodologique s’inscrit en sciences de l’information et de la communication et consiste en une analyse de discours de presse (Ringoot, 2014). Il s’agit en particulier d’étudier les argumentaires et les différentes manières de présenter les faits et les enjeux, afin de relever quels regards sont portés sur BLM par les « décrypteurs » (ici les intellectuel.les ou les chercheur.ses) dont la parole est convoquée dans les propos journalistiques étudiés. Notre objectif est alors de montrer comment fonctionnent discursivement ces propositions de « décryptage » et en quoi elles sont parfois controversées. Notons que si la caractérisation des prises de position des médias n’est pas aisée, cela peut en partie s’expliquer du fait des difficultés spécifiquement françaises à traiter de ce sujet. En effet, « en France, les controverses publiques sur la question raciale sont largement circonscrites par une structure d’opposition à propos de la définition de la nation (civique/ethnique), de l’idéologie politique sous-jacente (universalisme/différentialisme), de la distinction du "modèle français" vis-à-vis d’autres pays […] » (Hajjat, 2021). Cette structure d’opposition est source de crispations visibles, lisibles en discours, rendant floue la distribution des postures éditoriales selon un axe gauche/droite. Néanmoins, si la presse « de droite » voit en BLM un danger, une dérive, et discrédite ses réappropriations par les mouvements antiracistes français, la presse « de gauche » chercherait plutôt à faire comprendre les revendications du mouvement sur un mode explicatif ou didactique, d’une façon qui se veut la plus neutre possible.
4Les manières dont les articles de presse de notre corpus parlent de BLM mettent aussi en relief les clivages idéologiques au sujet des perspectives antiracistes militantes émanant de la société civile. Dès lors, en quoi la médiatisation de BLM, à partir de mai 2020, est-elle révélatrice des clivages idéologiques et politiques qui existent dans la presse française au sujet des questions raciales (Fassin et Fassin, 2009) ? La médiatisation étudiée ici est très hétérogène. En effet, les articles issus de la presse « de droite » conservatrice (voire réactionnaire) optent pour une posture de dénonciation des effets de BLM sur les sociétés occidentales dans leur ensemble, faisant de ce réseau le chantre d’une dérive « fasciste d’extrême gauche », voire un support de l’islamisme radical. Cela est notable dans les articles de Valeurs Actuelles (VA) et dans une moindre mesure dans ceux du Figaro. De son côté, la presse « centriste » (Le Monde) choisit une posture descriptive et la presse « de gauche » (Libération et L’Obs) tend vers l’explicitation des enjeux socio-historiques associés aux revendications de BLM. Après avoir tout d’abord dégagé les grandes tendances qui ressortent de l’examen du corpus de 16 articles, les axes de clivage suivants seront analysés : l’inclusivité de BLM et ses liens avec l’héritage des mouvements des droits civiques, puis l’interprétation des intentions politiques de ses acteurs, et enfin, les effets de sa mondialisation et le bien-fondé de la comparaison avec la France. Les postures adoptées sur ces thèmes seront déclinées par médias, à partir d’exemples issus des textes de presse étudiés.
5Le corpus est composé de 16 articles de presse parus entre mai et décembre 2020, dont 15 entre fin mai et début août 2020 : il s’agit donc de discours ayant principalement circulé dans le courant de l’été 2020, au moment de fortes mobilisations en France à la suite de l’assassinat de George Floyd. La tonalité de presque tous les articles du corpus est désignée comme négative dans la codification d’Europresse7, même lorsqu’il s’agit d’analyses en sciences sociales retranscrites dans des textes médiatiques. Cela semble dû aux thèmes principaux qui lui sont associés : discriminations, racisme et violences policières, connotés négativement en eux-mêmes. Dans le débat public français sur les rapports entre violences policières et racisme systémique, on trouve un continuum de postures. D’un côté, le déni et/ou la dénégation – position par ailleurs majoritaire chez les pouvoirs publics au sujet de toutes les violences commises par les forces de l’ordre (Barkat, 2020) ; et de l’autre, la recherche de solutions politiques et pratiques pour endiguer ces violences – qui constitue la position minoritaire et plutôt défendue par la portion antiraciste de la gauche. Le syntagme « violences policières » est en lui-même fréquemment refusé et les réalités qu’il recouvre sont le plus souvent niées, notamment lorsqu’elles comportent une dimension raciste (Codaccioni, 2018).
6Pour restituer l’hétérogénéité idéologique de la médiatisation du débat sur les violences policières à caractère raciste tel qu’il a été réouvert et renouvelé en 2020 à partir de l’affaire George Floyd, et les réappropriations françaises des idées de BLM, nous avons analysé les procédés rhétoriques mobilisés par les rédacteur.rices des 16 textes de notre échantillon. Les manifestations qui ont eu lieu sur le territoire français début juin 2020 à l’appel, entre autres, du Comité Vérité et Justice pour Adama ont ainsi été associées à BLM par la presse française (Bruneel, 2021 : 111). Si certains discours de presse relaient cette perspective pacifiste et humaniste de BLM de façon didactique, en tentant de faire comprendre au lectorat ses enjeux de justice et d’égalité, d’autres discours – issus de la presse « de droite » (Le Figaro) et « d’extrême droite » (VA) – produisent une médiatisation dénigrante de BLM et de ses soutiens, visant à le discréditer en l’associant à diverses menaces. Ces derniers diffusent des opinions islamophobes, racistes et antiféministes ainsi que des jugements dévalorisants et stigmatisants, non seulement à l’encontre les militant.es antiracistes de BLM mais aussi pour les organisations et les acteur.rices qui le soutiennent (Matonti, 2021). Transversalement, les organes de presse « de gauche » ne contre‑argumentent pas directement les propos diffusés par ces médias « de droite ». Ils semblent préférer se focaliser sur la description et l’explication des problématiques soulevées par BLM, en proposant des citations, des publications de tribunes et des interviews d’universitaires tel.les que Michel Kokoreff, Frédéric Worms et Grégoire Mallard dans Libération, Didier Fassin et Eva Illouz dans L’Obs et Audrey Célestine pour Le Monde. Cette médiatisation faisant appel à la modalité du décryptage, notamment via la parole des intellectuel.les et des chercheur.ses, semble caractéristique du traitement des sujets politiques et de société les plus sensibles du monde contemporain : l’antiracisme, le féminisme, l’écologie. Les clivages repérés dans le corpus de presse étudié se cristallisent sur des thématisations similaires à partir d’interprétations opposées.
7Un premier axe de clivage concerne l’inclusivité de BLM. Les articles de VA nient cette dimension ou bien la décrivent comme un « lobby diversitaire » menaçant, tandis que la presse « de gauche » rappelle que dès ses débuts, BLM a insisté sur le fait d’inclure toutes les minorités concernées par le racisme. Par exemple, l’article de L’Obs daté du 2 juin 2020 indique qu’il s’agit d’un « mouvement plus inclusif que ses prédécesseurs […] [qui] se veut dissident, radical, multiracial, intersectionnel, homosexuel, sans leader, sans relais politique, ni religieux8 ». Dans ce texte, le journaliste indique que BLM « revendique l’héritage du mouvement des droits civiques et des Black Panthers », puis explique en quoi ce réseau antiraciste est « beaucoup plus inclusif que ses aînés », dans la mesure où « au contraire des mouvements noirs des années 1960, où dominaient les hommes hétéros, les voix de Black Lives Matter sont des femmes et des LGBT9 ». La presse « de gauche » décrit BLM comme plus inclusif, mais aussi comme un mouvement renouvelant les modalités d’organisation de la lutte antiraciste, en tenant compte des dynamiques sociales, des enjeux symboliques et des modes de communication contemporains. Ainsi, « […] la promotion de représentations inclusives [qui constitue] […] une stratégie de "réhumanisation" des personnes noires » a été massivement réalisée via les réseaux sociaux par des gestes de critique des représentations altérisantes (Recoquillon, 2020). Pour autant, L’Obs rapporte que :
Alicia Garza refuse de voir dans Black Lives Matter un mouvement des droits civiques version digitale. "C’est plutôt une nouvelle vague dans la longue trajectoire du mouvement pour la libération des Noirs", dit-elle.Les trois fondatrices expliquaient en janvier 2015 que les réseaux sociaux étaient "un moyen d’arriver quelque part, pas un point d’arrivée"10.
8À la fin de ce même article, le journaliste souligne à nouveau son étonnante inclusivité en mentionnant les propos d’une activiste :
Pour moi, si ce mouvement est tellement inclusif, c'est parce que le fait même d'être noir ["blackness" en anglais] est inclusif. Les Noirs ne se résument pas aux hommes hétéros. Dans ce mouvement, il y a des hommes gays qui font un boulot incroyable. Il y a des queers. Il y a des trans. Il y a des gays et des lesbiennes, des bisexuels, des religieux et des athées11.
- 12 L’Obs, art. 3.
- 13 Ibid.
- 14 Ibid.
- 15 L’Obs, art. 1.
- 16 Ibid.
- 17 Libération, art. 1.
- 18 Ibid.
9L’inclusivité (impliquant le partage d’enjeux politiques avec d’autres groupes protestataires) est un thème récurrent dans les articles de la presse « de gauche » qui cherchent à établir un panorama réaliste des modes d’agir de BLM. La tribune d’Eva Illouz intitulé « Black Lives Matter et MeToo, ou la politique des corps vulnérables12 » examine ce qui rapproche les mouvements sociaux antiracistes et féministes. Elle explique en détail en quoi « les processus de domination sont ancrés dans le corps des Noirs et des femmes13 » et montre, en donnant de nombreux exemples historiques et sociologiques, que « Black Lives Matter et MeToo sont foncièrement unis par leur façon de remettre en question les fondements même du système judiciaire14 ». L’idée selon laquelle le mouvement BLM aurait, dès ses débuts, été porteur d’une dimension inclusive est manifestée dans les descriptions qui sont faites de ses principes d’action. Ces derniers visaient d’abord à condamner massivement les violences policières racistes en « [rassemblant] les témoignages de ce qu’est la vie d’un Afro-Américain aux États-Unis15 », puis s’est étendu au-delà, devenant « une plateforme et un réseau de plusieurs milliers de personnes, qui traverse tout le territoire américain, le Canada, s’étend au Royaume-Uni et jusqu’à certains pays d’Afrique16 ». Les rassemblements ayant eu lieu à travers le monde à la suite de la mort de George Floyd, pour dénoncer les violences policières racistes et s'indigner des dénis de justice, ont repris des slogans de BLM. Les participants à ces manifestations en France ont été décrits dans l’article de Libération daté du 3 juin 2020 comme « une foule massive, plurielle, électrisée par les réseaux sociaux, qui a surpris jusqu'à ses organisateurs17 ». Pour souligner le caractère diversifié de la foule, Libération cite le sociologue Michel Kokoreff qui, présent lors de la manifestation devant le Palais de Justice à Paris, s’est dit frappé d’y voir « la jeunesse mobilisée, dans ses multiples identités sociales, raciales et sexuelles18 ». Ainsi, la diversité sociale de celles et ceux qui se rassemblent pour soutenir BLM est ici soulignée et valorisée en soi.
- 19 Pierre Rehov est présenté comme un « reporter de guerre, réalisateur de documentaires, chroniqueur (...)
- 20 Valeurs Actuelles, art. 1.
- 21 Ibid.
- 22 VA, art. 3.
- 23 Alexandre Del Valle se présente comme géopolitologue, consultant et essayiste [https://www.alexand (...)
10À l’opposé de la presse « de gauche » qui insiste de façon positive sur la dimension inclusive de BLM et de ses ramifications internationales, les discours de la presse « de droite » et « d’extrême droite » cherchent à décrédibiliser BLM. Dans la présentation proposée par VA, sa filiation de BLM avec le mouvement pour les droits civiques des années 1960 est purement et simplement niée. En effet, l’une des questions à Pierre Rehov19 est formulée de la façon suivante : « Comment expliquez‑vous l'évolution radicale de la cause noire, passée d'un Martin Luther King pacifique et combattant tous les racismes, y compris l'antisémitisme, à celle des héritiers les plus radicaux de Malcolm X et de la Nation de l'Islam, à la judéophobie décomplexée20 ? ». Ici, l’interviewer sous-entend que la cause antiraciste noire américaine serait influencée par l’islamisme radical. À plusieurs reprises d’ailleurs, les articles de VA déclarent que BLM serait porteur de perspectives antisémites, islamistes et homophobes. Ainsi, dans l’interview dont le début du titre est « De Black Lives Matter au djihadisme…21 », le magazine d’extrême-droite indique que le leader de Nation of Islam, Louis Farrhakan, connu pour ses déclarations antisémites et homophobes, soutiendrait BLM et les comités Traoré. Les propos de ce leader controversé sont repris dans les colonnes de l’hebdomadaire afin d’accuser BLM de ne pas être véritablement « inclusif », en vue de présenter sa lutte comme sectaire pour la discréditer. D’autre part, dans un autre article de VA, on trouve l’intertitre « "Convergence des luttes" : capitalisme McWorld, Indigénistes, BLM, islamo-gauchistes et écolo radicaux unis contre l'État‑nation occidental22 ». Ainsi, et cela entre en contradiction avec le procès en manque d'inclusion fait à BLM par ailleurs, le même journaliste s’indigne cette fois de la dimension « diversitaire » de BLM en rattachant la cause antiraciste à un « lobby ». Alexandre del Valle23 écrit en effet qu’il existerait :
[…] une convergence des forces mondialistes, une "intersection des causes" diversitaires, certes souvent contre-nature et paradoxale, qui unit des puissances économico-financières, des intérêts politiques, et des lobbies diversitaires précités qui sont en désaccord entre eux sur tout, sauf sur leur priorité du moment : détruire l'Occident judéo-chrétien européen24.
11Le fait que ce discours parle de « lobbies diversitaires » révèle néanmoins une forme indirecte de reconnaissance de la diversité interne et de l’inclusivité de BLM, même si, ici, c’est pour mieux décrier ces caractéristiques qualifiées de menaces. L’« inclusivité » est mobilisée ici de façon tout à fait paradoxale : à la fois comme un impératif universaliste souhaitable et une valeur repoussoir en tant qu'associée au capitalisme. La discordance de vues sur « l’inclusivité de BLM » dépasse donc le fait que les publics accompagnant ce mouvement et/ou luttant pour l’abolition des violences policières racistes soient diversifiés socialement.
- 25 L’autrice cite ici en note : Terrain, conférence de clôture du Left Forum, New York City, mai 2015 (...)
12Dans les articles étudiés, le deuxième clivage porte sur les interprétations divergentes quant aux intentions politiques des promoteurs de BLM et de leurs soutiens. Là où la presse « de droite » semble dévoiler les « véritables intentions » et l’« agenda caché » des promoteurs de BLM, considérés comme « dangereux », la presse « centriste » et « de gauche » rappelle l’historicité des problématiques liées au racisme et les enjeux contemporains de lutte contre leurs effets actuels, en pointant notamment l’impunité dont jouissent les violences policières racistes, également en France. D’après les fondatrices du mouvement, Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, si le premier objectif de BLM est une lutte contre les violences policières faites aux personnes noires et pour la justice raciale, il s’agit également d’une lutte plus large de libération, par auto-émancipation, de toutes les formes d’oppression entravant leurs vies (Taylor, 2016). Cela passe notamment par la transformation du système social et politique, ce qui suppose de nommer le « spectre de la violence d’État », comme le fait Alicia Garza : « "Nous parlons de suprématie blanche, d’impérialisme, de patriarcat, de bas salaires, des attaques contre les syndicats, de la médiocrité du logement, de l’éducation ou de l’emploi25" » (Recoquillon, 2020). Cette volonté de transformation globale est occultée, ou retraduite en menace par les discours la presse « de droite », qui associent BLM à des projets liberticides voire terroristes.
- 26 Ibid.
- 27 VA, art. 1.
- 28 VA, art. 2.
13La presse « de droite » développe une rhétorique fondée sur le thème de « l’agenda caché », manifeste dans deux articles du Figaro sur trois et dans les trois articles de VA. Ils développent l’idée qu’il y aurait une différence entre ce que fait officiellement BLM et ce que ce réseau chercherait à faire via son influence. Par exemple, VA estime que : « officiellement, BLM serait un "mouvement décentralisé appelant à la désobéissance civile et à des manifestations pacifiques pour protester contre la violence policière que subissent les Afro-Américains". Rien que de très louable, donc, si ce n'est que la réalité est sensiblement différente ». La rhétorique mobilisée ici consiste à s’attribuer une parole neutre en déclarant restituer la vérité des faits – contrairement à la position adverse que l’on désigne comme subjective, partiale ou fallacieuse. Ainsi, les articles de VA sont ponctués de locutions comme « en réalité », typiques d’une rhétorique de la prétention à l’objectivation. C’est le cas dans des phrases comme celle-ci, au sujet de l’affaire Traoré : « mais les mouvances révolutionnaires et la bourgeoisie mondialisée qui ont suscité l'hyper médiatisation de l'affaire se fichent des faits, réels, l'objectif unique et rassembleur de ces forces diverses étant de diaboliser et affaiblir l'État régalien et l'Occidental honni26 » ; ou encore, sur Trayvon Martin : « mais l'idéologie de combat est rarement ancrée dans les faits27 ». Dans VA, Pierre Rehov réfute l’idée diffusée par BLM, d’après lui, selon laquelle les États-Unis seraient « un pays raciste où les Noirs sont systématiquement la cible de violences policières et de discrimination ». Selon lui, BLM représenterait un danger parce que ses fondatrices seraient « marxistes » et le réseau associé à un groupe marxiste-léniniste, la « Freedom Road Socialist Organization ». Cela le conduit logiquement à privilégier une rhétorique du « dévoilement des soutiens occultes » et des « objectifs cachés » : « Le terme BLM cache en fait l’existence de deux groupes bien distincts dans leurs objectifs, le premier servant aux médias pour cacher les buts du second28 ».
- 29 Le Figaro, art. 2.
- 30 Ibid.
- 31 Ibid.
14De la même manière, l’article de la journaliste Laure Mandeville pour le Figaro estime que les acteur.rices de BLM sont de « dangereux prophètes » et file la métaphore du danger, en disant de façon assertive qu’il s’agit d’une « dérive révolutionnaire des jeunes apprentis Robespierre qui veulent démanteler la police et faire table rase de l’histoire américaine au nom de l’antiracisme, [qui] sème le trouble et divise le pays au lieu de l’unir29 ». L’argumentation commence par minimiser le racisme structurel et à nier ses conséquences en ramenant les faits de racisme aux États‑Unis à « un petit groupe de racistes purs et durs », qui feraient exception face à « l’écrasante majorité des Américains30 », ce dont témoignerait la vaste indignation populaire suite à la mort de George Floyd. Ce procédé constitue une euphémisation qui, dans un cadrage journalistique sur un sujet à teneur politique, « consiste essentiellement à occulter, minimiser, relativiser et justifier une violence » (Tévanian et Tissot, 2010 : 47-48). L’article concède que cette indignation est « fondée » et qu’un débat sur les violences policières aux États‑Unis est « légitime et nécessaire dans un pays au passé raciste encore bien frais, et à la culture policière ô combien violente, avec ses 1 000 morts tués par des policiers, chaque année » ; tout en précisant, « contre une vingtaine en France31 ».
15Néanmoins, la rhétorique de « l’agenda occulte » de BLM est là encore mobilisée pour suggérer que les « milieux libéraux », qui domineraient le débat sur la question raciale, se seraient « hâtivement rangés du côté de l’organisation Black Lives Matter, mouvement dont l’agenda est beaucoup plus révolutionnaire et nihiliste que son beau nom ne veut bien le dire32 ». Ainsi, la concession sur le bien‑fondé de l’indignation introduit un argumentaire plus ou moins complotiste. En effet, Laura Mandeville estime que BLM se serait « radicalisé » en « adoptant un discours néomarxiste et anti‑police extrémiste33 », qui aurait conduit à l’annonce de démantèlement de polices locales dans des villes démocrates états‑uniennes.
16La « radicalisation » de BLM est également pointée à propos de la « traque du privilège blanc » et du « déboulonnage des vestiges du passé "raciste"34 », comme lorsque les statues ont été ciblées en 2020. Le fait que l’adjectif raciste soit ici mis entre guillemets connote la croyance selon laquelle il n’y aurait, dans le fond, rien de problématique dans ces vestiges. Ce propos journalistique participe à l’entreprise de disqualification générale des revendications pour le traitement analytique, historique et politique des symboles du passé esclavagiste et colonial qui perdurent dans la sphère publique urbaine. Cela contraste fortement avec la posture soutenue dans Le Monde par la chercheuse Audrey Célestine qui, au sujet du déboulonnage des statues, explique que :
Les statues, ce n’est pas l’histoire ! Ce sont des témoins des usages politiques que les pouvoirs veulent faire du passé à certaines époques, ce qui n’est pas la même chose. Une statue nous dit davantage du moment où elle a été érigée que de l’événement ou du personnage qu’elle est censée honorer35.
- 36 Le Figaro, art. 3.
- 37 Ibid.
- 38 Ibid.
17Ces aspects ne sont pas pris en compte dans les propos tirés du Figaro. Dans un autre article de ce même journal, qui recommande celui de Laura Mandeville au titre qu’il aurait « le grand mérite de briser l’iconographie d’un mouvement encensé36 », le chroniqueur Gilles‑William Goldnadel considère que BLM participerait d’un « nouveau fascisme d’extrême gauche » qui ne menacerait pas seulement des États‑Unis, mais étendrait partout son influence, notamment en France. Il le personnifie en estimant qu’ « il existe un fascisme d’extrême gauche en France qui est en train d’assassiner la République37 », avec l’aide « des antifas » et des « Black Blocks », ainsi qu’avec le soutien du « terrorisme intellectuel féministe » qui en aurait après « le mâle blanc et seulement le mâle blanc38 ». Reprenant le schème de l’agenda caché, l’essayiste parle d’intentions occultes et liberticides, en affirmant que :
Une révolution culturelle de gauche cherche actuellement à renverser les libertés des Américains. Une de leurs armes politiques est l’annulation de la culture, chasser les gens de leurs emplois, faire honte à ceux qui désapprouvent et exiger une soumission totale de la part de toute personne qui n’est pas d’accord39.
18De son côté, VA reprend le même type de rhétorique, afin de diaboliser BLM en le qualifiant de « fasciste », ajoutant à la liste des qualificatifs négatifs « la palestinophilie, l’islamogauchisme et l’indigénisme postcolonial ». De plus, l’article d’Alexandre del Valle cherche à discréditer le concept de « racisme structurel », en le qualifiant d’affabulation qui cherchait à « faire croire que les "violences policières" viseraient les noirs africains et les musulmans pour leur "faciès" ou leur foi (dixit les comités "Justice pour Adama" et le BLM)40 ». Ce chroniqueur de VA estime qu’un « extraordinaire renversement » serait à l’œuvre chez les forces de gauche (disqualifiées dans son propos) qui, en prenant en considération les effets du racisme structurel, viseraient la culpabilisation des « pays européens blancs collectivement détestables et punissables41 ». La récurrence des thèmes du « grand renversement des valeurs républicaines universalistes » et de l’ « agenda caché » qui viseraient à « détruire l’Occident » donne lieu ici à la représentation médiatique d’une forme de panique morale, adossée à des griefs cherchant à délégitimer les mouvements sociaux antiracistes et leurs revendications.
- 42 Le Monde, art. 1.
- 43 L’Obs, art. 1.
19De façon diamétralement opposée à ces inquiétudes, mais sans forcément chercher à en prendre le contre-pied, la presse « de gauche » propose un panorama des revendications de BLM qui se veut le plus pragmatique possible. Elle rappelle que l’indignation à son origine portait sur l’impunité des forces de l’ordre dans les cas de violences policières à caractère raciste. Un article du Monde rapporte qu’Assa Traoré « a réclamé la fin de "l’impunité policière" et rendu hommage à d’autres personnes tuées par les forces de l’ordre ces dernières années en France42 […] ». Les intentions prêtées aux mouvements antiracistes correspondent à des enjeux internationaux de justice sociale et de transformation législative. Ainsi, L’Obs indique que c’est « afin que l'impunité des forces de l'ordre cesse [que] Black Lives Matter dénonce les politiques qui sous-tendent la violence raciste et interpelle le législateur43 ». Les articles issus de la presse « de gauche » indiquent en filigrane le bien-fondé de la lutte antiraciste et anti‑discriminations portée par BLM.
- 44 Libération, art. 2.
- 45 Ibid.
20Ces textes-là indiquent que l’enjeu principal et initial est de faire cesser la brutalité extrême des forces de l’ordre, qui conduit à la mort de nombreux individus noirs, tout en rappelant que si les vies des Noirs « comptaient » déjà, elles seraient déjà traitées de façon égalitaire. Le philosophe Frédéric Worms, dans l’une de ses « Chroniques philosophiques » pour Libération, signale l’importance des mots et précise que l’idée soutenue par les acteurs de BLM avec le terme matter, ne relève pas d’un objectif comptable de recension mais « implique aussi une demande de reconnaissance, d'égalité44 », une reconnaissance de l’importance des vies et des corps, y compris dans leur matérialité. Il propose alors de traduire « Black Lives Matter » par « Vies noires à égalité45 ». Toutefois, si ces vies ne sont pas considérées « à égalité », ce serait du fait des discriminations racistes, qui s’inscrivent dans un continuum socio-historique et sont « le produit d’une construction juridique et étatique » (Tévanian, 2017 : 59).
- 46 Didier Fassin est notamment l’auteur de La force de l’ordre, Seuil, Paris, 2011.
- 47 L’Obs, art. 2.
- 48 L’Obs, art. 3.
- 49 Ibid.
21En ce sens, c’est le racisme systémique qui construirait les corps noirs comme des « corps d’exception » dans la mesure où « seuls certains corps sont soumis au traitement d’exception mais ils le sont en tout lieu et en tout temps » (Ibid., 58). Le texte de l’anthropologue Didier Fassin46 dans L’Obs exemplifie ce traitement différencié comprenant « des contrôles au faciès, des fouilles au corps, des propos humiliants, des injures racistes, des interpellations injustifiées, des menottages illégaux, des violences physiques et morales47 », qui construit des citoyens de seconde classe dont la vie est moins estimée. En outre, l’essayiste Pierre Tévanian rappelle que la manifestation la plus commune de la discrimination raciste n’est ni la stigmatisation, ni la persécution ou la destruction des corps, mais « une certaine forme d’indifférence : le "laisser-mourir" dont a pu parler Foucault […] » (Tévanian, 2017 : 58). Enfin, la sociologue Eva Illouz dans L’Obs tisse un lien de comparaison heuristique entre les corps vulnérables que sont ceux des femmes et des personnes racisées, en expliquant que « d'un point de vue légal et moral, et malgré de multiples différences, les Noirs et les femmes ont ainsi partagé la condition de se voir aisément réduits au statut de propriété48 ». Ces deux catégories de personnes auraient de commun la peur des agressions comme expérience quotidienne, car elles sont dominées à travers leur corps et du fait que « le pouvoir est ainsi, par définition, l'accès qu'a un groupe au corps d'un autre groupe, un accès qui semble naturel et qui n'est donc pas sanctionné49 ».
- 50 Libération, art. 3.
- 51 L’Obs, art. 2.
- 52 VA, art. 2.
- 53 En effet, il écrit : « Il s'agit d'un choix délibéré de l'élite mondialisée qui instrumentalise la (...)
- 54 VA, art. 3.
- 55 « […], Rehov avait pressenti l'émergence de ce nouveau "fascisme anti-occidental" rouge-black-vert (...)
- 56 Adjectif qui qualifie les mouvances politiques hybrides prônant en même temps des valeurs d’extrêm (...)
- 57 VA, art. 3.
- 58 Ibid.
- 59 Ibid.
- 60 Libération, art. 3.
- 61 Ibid.
- 62 Ibid.
22Un quatrième axe de clivage porte sur le traitement de l’expansion internationale de BLM : là où celle‑ci suscite méfiance et rejet, devenant une source de disqualification « anticapitaliste » chez VA, les discours de gauche se réjouissent de la multiplicité des formes prise par sa transnationalisation. Y compris sur les réseaux sociaux, et ce, tout en rappelant que ces derniers sont des moyens et non des fins. Dans une tribune pour Libération du 1er juillet 2020, l’anthropologue Grégoire Mallard relate que « cette transnationalisation reconfigure le lien entre mouvements sociaux – au premier rang desquels figure le Comité Adama –, partis politiques et monde universitaire. Or, cette transnationalisation a fait immédiatement débat50 ». La conflictualité relative à ce débat se ressent dans notre corpus. La presse « centriste » et « de gauche » perçoit l’intérêt de la comparaison internationale sans en faire l’unique grille d’analyse des problématiques locales de violences policières à caractère raciste. Dans sa tribune, Didier Fassin montre que les dynamiques socio-politiques en présence, sans être identiques, se font écho de part et d’autre de l’Atlantique51. La presse de « droite », quant à elle, tire des conclusions apparemment contradictoires. D’une part, elle met en garde contre le « danger marxiste » que représenterait les activistes de BLM qui, d’après Pierre Rehov, « haïssent le capitalisme, haïssent l’Amérique et veulent sa destruction52 ». D’autre part, elle dénonce les effets d’un capitalisme mondialisé qui s’associerait aux causes des minorités à des fins purement commerciales. Ainsi, dans l’article intitulé « De Black Lives Matter à Assa Traoré en Une du Time, pourquoi le capitalisme mondialisé soutient les ennemis de l’Occident », Alexandre del Valle considère que le capitalisme dérégulé est aux mains des élites mondialisées qui instrumentalisent les luttes sociales de la « diversité » pour mieux cacher des intentions économiques cyniques délétères53. Le chroniqueur estime également que les multinationales prennent position en faveur des groupes sociaux habituellement désignés comme « progressistes » pour « faire diversion » et masquer leur « soif de domination universelle54 ». Pour moquer et discréditer ces groupes, il les qualifie de « rouge‑black‑verts55 », faisant écho à l’adjectif connoté négativement « rouge‑brun56 », ou en parle de façon dénigrante comme de « forces "cosmopolitiquement" correct57 », en écho à « politiquement correct » (Krieg-Planque, 2021). La dimension internationale de la lutte de BLM est ainsi ramenée à un « projet de destruction des États‑Nations, qui cible systématiquement l'Occident chrétien et l'État régalien européen ou nord‑américain58 ». En associant les mouvances militantes antiracistes aux pouvoirs économiques, cet argumentaire cherche à faire des groupes majoritaires et dominants dans le monde ceux qui seraient en réalité les minoritaires et dominés. En adoptant une rhétorique de la dénonciation du « renversement des valeurs », Alexandre del Valle opère une dénégation totale des perspectives et des engagements socio-politiques des promoteurs de BLM en soutenant que les personnalités publiques « qui dénoncent "l'islamophobie", le "racisme", les inégalités, les flics ou le "populisme" se contre-fichent du sort des ouvriers du quart monde de leurs propres pays et des descendants d'esclaves noirs59 ». Cette fallace argumentative est manifeste dans la mesure où la plupart des acteur.rices qui soutiennent BLM se positionne concrètement en faveur de luttes intersectionnelles cherchant à penser, à combattre l’articulation et la consolidation de divers rapports de domination comme la race, la classe et le genre, que ce soit aux États-Unis ou dans le monde (Lépinard et Mazouz, 2021). Les prises de position du Figaro ou de VA sont critiquées par la presse classée à gauche. L’anthropologue Grégoire Mallard, dans sa tribune intitulée « Black Lives Matter : la France face à ses impensés historiques », resitue le débat sur l’internationalisation de BLM en relevant qu’en France, « des politistes et des éditorialistes de tous bords, du Figaro jusqu'à France Inter […], ont critiqué l'amalgame entre les contextes américain et français60 ». Ainsi, l’opposition gauche/droite quant à la réception médiatique de ces revendications antiracistes n’est pas binaire mais davantage complexe. L’anthropologue estime en outre qu’il est illégitime d’accuser « les manifestants qui reprennent le slogan "Black Lives Matter" de myopie historique61 » dans la mesure où : « […] une transnationalisation des luttes ne se réduit jamais à une importation simple des concepts politiques marqués par des histoires nationales singulières » mais « produit souvent des effets de sens qui permettent à ces luttes nationales de revenir sur leurs impensés historiques et ainsi ouvrir de nouvelles perspectives62 ». Ainsi, la presse « centriste » et « de gauche » cherchent à analyser les effets du phénomène de transnationalisation de BLM en considérant la comparaison internationale comme un outil analytique. Cela permet de mettre en perspective les dynamiques antiracistes contemporaines, y compris dans le contexte français habituellement réticent à évoquer les questions raciales (Fassin et Fassin, 2009).
- 63 Le Monde, art. 3.
- 64 Libération, art. 1.
- 65 Ibid.
23Un article du Monde observe quant à lui une inflexion du traitement discursif des problématiques de violences policières de la part du gouvernement français, « sous la pression » des répercussions mondiales liées à BLM. En effet, le chapeau indique que « les annonces [du ministre de l’Intérieur] Christophe Castaner sur les violences policières et le racisme marquent un tournant, alors que le mouvement international Black Lives Matter trouve un puissant écho en France » ; ce à quoi est ajouté en corps de texte : « tout particulièrement dans les quartiers sensibles63 ». La métaphore de la résonnance est présente dans plusieurs articles, de façon à mettre en lien des phénomènes différents relevant de mêmes logiques voire de mêmes pratiques. Par exemple, Libération raconte que les défilés organisés à l’initiative du collectif Adama dans plusieurs villes de France, en juin 2020, entrent « en résonance avec les manifestations qui ont embrasé les États‑Unis » avant de qualifier ce fait de « convergence inédite et prometteuse entre plusieurs générations luttant contre le racisme et les violences policières64 ». Afin d’insister sur cette dimension transnationale de la lutte, le texte se termine en relevant la présence d’une banderole sur laquelle on pouvait lire « From Minneapolis to Beaumont, make racist afraid again65 ». De leur côté, deux journalistes du Monde relèvent les associations, liées aux similitudes entre différentes affaires de violences policières relativement éloignées dans le temps et l’espace, que font les manifestant.es début juin 2020 à Paris :
Sur les centaines et centaines de pancartes, de nombreuses références à Éric Garner, mort en 2014 à New York lors de son interpellation, ou à Zyed et Bouna, morts en 2005 à Clichy‑sous‑Bois […]. Trois lettres en vedette : "BLM", pour "Black Lives Matter" ("Les vies des Noirs comptent"). Sur les masques chirurgicaux ou en tissu […], on lisait parfois "I can’t breathe" ["Je n’arrive plus à respirer"], paroles prononcées dans leur langue respective, peu avant leur mort, par George Floyd et Adama Traoré66.
- 67 Le Monde, art. 4.
- 68 Ibid. Le Monde, art. 4.
- 69 Ibid.
24Ce traitement médiatique participe à la représentation de BLM comme mouvement social transnational porteur d’enjeux de lutte contre les actes de violences policières racistes existant par-delà les frontières. Un autre journaliste du Monde demande à Audrey Célestine comment elle perçoit l’affirmation d’Assa Traoré selon laquelle « […] aux États‑Unis, il se passe exactement la même chose en France. Nos frères meurent67 ». La chercheuse répond qu’« Assa Traoré est dans son rôle lorsqu’elle la prononce68 » et précise alors qu’on assiste à une « […] extension du cadre, pour construire un pont entre deux situations. Il y a beaucoup de points communs. Si le racisme se décline différemment d’un pays à l’autre, nous sommes dans un monde connecté où les slogans, les images, les manières d’appréhender les événements circulent69 ». Ce propos met en avant le sens que peut avoir la comparaison des situations de violences racistes vécues de part et d’autre de l’Atlantique ainsi que la dynamique de circulation des idées et des manières de les manifester dans l’espace public. Pour autant, le bien‑fondé de la transposition des revendications de BLM à la France ne fait pas forcément l’unanimité, y compris dans les médias classés à gauche.
- 70 « […] si la violence pourtant légale de l'État et de sa Police, sont jugés illégitimes et "raciste (...)
- 71 Ibidem.
- 72 Par exemple, dans la phrase : « C'est sur cette vague de mécontentement, de crainte pour l'avenir, (...)
- 73 VA, art 2, titre : « Le fascisme anti‑occidental suprémacistes noirs, islamistes et extrême gauche (...)
- 74 VA, art. 1.
- 75 Ce qu’il faudrait alors vérifier en interrogeant les journalistes dans une perspective sociologiqu (...)
25Pour conclure, cet article relève plusieurs axes de clivages sur BLM : la reconnaissance de son inclusivité, ses intentions politiques, les effets de son internationalisation et sa transposition en France. En conformité à leurs positions politiques, les articles de presse « de droite » – loin de se focaliser sur les violences policières qu’ils minimisent, tout en niant la possibilité qu’elles aient une dimension raciste – disqualifient les revendications antiracistes. Un propos issu de VA estime même qu’un « extraordinaire renversement70 » aurait lieu : ce seraient les victimes des « voyous descendants de "colonisés"71 » qui manqueraient de reconnaissance et de visibilité. Les discours de la presse de droite mettent aussi en garde contre les dangers d’un prétendu agenda politique occulte de BLM72, considéré comme relevant d’un « fascisme anti‑occidental », mêlant « suprémacistes noirs, islamistes et extrême gauche73 », et constituant une « menace pour l’Occident judéo‑chrétien74 ». Sous couvert de nécessaire sauvegarde républicaine (Collovald, 2021), ces discours à la fois déclinistes et anxiogènes rabattent les objectifs antiracistes déclarés de BLM à divers complots instrumentalisant les causes minoritaires. À rebours, les discours issus de la presse « de gauche » expliquent en quoi les perspectives critiques ouvertes par BLM peuvent parfois se montrer heuristiques pour penser le cas français, et s’intéressent aux mouvements locaux qui se réapproprient les revendications émanant de BLM en les recontextualisant (Siméant, 2010). Si certains critiquent parfois « l’américanisation » des débats, d’autres offrent plutôt à leur lectorat des perspectives pédagogiques en faisant appel à des chercheur.ses et resituent les enjeux portés par BLM dans la continuité des mobilisations pour la justice et l’égalité en France. L’examen du corpus donne donc à voir des postures contrastées au sujet de la pertinence et des effets politiques potentiels des réappropriations de BLM en France. Si les perspectives développées par la presse « de droite » sont plus largement marquées par un rejet que par un intérêt, elles ne sont pas pour autant homogènes. Les positionnements de la presse « de gauche » sont, quant à eux, loin d’être stabilisés et présentent encore davantage d’hétérogénéité dans le traitement médiatique de BLM. Dans le cadre de cette analyse, l’objectif était de dessiner un mode d’appréhension à la fois analytique et critique de discours de presse aux lignes éditoriales opposées. Les articles révèlent une volonté de « décryptage » de BLM, avec parfois, de la part des journalistes, une volonté de se présenter comme celles et ceux qui révèleraient ses prétendues intentions cachées, qui fourniraient l’éclairage manquant au lectorat. Ces procédés peuvent néanmoins être vus75 comme un moyen pour les journalistes de ne pas trop s’engager dans le débat public sur les enjeux de l’antiracisme politique.