1À partir de 2013, Black Lives Matter a émergé aux États‑Unis comme un mouvement social de grande ampleur, dont l’objectif premier était la dénonciation et l’abolition des violences policières contre les personnes noires et, plus généralement, du racisme systémique aux États‑Unis. Alors que le hashtag #BlackLivesMatter devenait viral sur les réseaux sociaux, un vaste rassemblement politique s’est développé, jusqu’à atteindre une visibilité internationale inédite (Célestine & Martin‑Breteau 2020 ; Recoquillon 2020 ; Taylor 2016).

3Dans le contexte hostile aux mouvements antiracistes que fut la présidence de Donald Trump (2017‑2021), les mobilisations liées à Black Lives Matter ont pourtant pris une dimension nouvelle, à la suite du meurtre de George Floyd par un policier blanc à Minneapolis, le 25 mai 2020. Aux États‑Unis comme dans de nombreux pays dans le monde, des dizaines de manifestations de soutien à Black Lives Matter ont rassemblé des centaines de milliers de personnes – des chiffres d’autant plus impressionnants dans un contexte de pandémie mondiale (Kennedy‑MacFoy & Zarkov 2020 ; Silverstein 2021). Ainsi, malgré l’hétérogénéité des réalités désignées par le terme, Black Lives Matter apparaît initialement comme un socle de revendications politiques communes, diffusées par‑delà les frontières nationales. En première analyse, plusieurs éléments semblent en effet caractériser Black Lives Matter comme un mouvement transnational : la reprise des slogans liés à BLM, nés aux États‑Unis, dans de nombreux pays à l’occasion de manifestations simultanées ; l’ambition transnationale du mouvement par le soutien de causes et la rencontre de militants par‑delà les frontières nationales ; la diffusion transnationale de répertoires d’action comme certaines performances (le genou à terre) et slogans (I can’t breathe ; Black lives matter) ; la mobilisation d’acteurs non étatiques œuvrant contre le racisme à l’échelle internationale.

4Néanmoins, cette caractérisation de Black Lives Matter invite à revisiter les définitions classiques données aux mouvements transnationaux. Formulées pour analyser à la fois les contre‑sommets et les mouvements altermondialistes des années 1990 et 2000 (Della Porta & Tarrow 2005), ces définitions s’avèrent peu utiles pour analyser le mouvement Black Lives Matter. Fondées sur plusieurs éléments dont la nature des revendications et des protestations collectives par‑delà les frontières nationales ; la vigueur des connexions militantes, plus ou moins formelles, qui structurent son développement ; la cohérence de l’espace social transnational dans lequel se déploie le mouvement ; l’identité collective des personnes qui se revendiquent proches du mouvement par‑delà leurs appartenances nationales (Sapiro et al. 2018 ; Siméant 2015), ces définitions sont moins adaptées aux types plus fluides de transnationalisation observées ces dernières années.

5Un tel constat invite ainsi plutôt à comprendre ce qu’implique la transnationalisation (Siméant 2010) de Black Lives Matter pour des mouvements locaux préexistants, notamment à la suite du meurtre de George Floyd en mai 2020. Dans cette perspective, ce dossier se propose d’analyser les formes, les degrés et les implications de ce qui circule de façon transnationale à partir du mouvement Black Lives Matter, depuis les États‑Unis vers le reste du monde, et inversement. Cette perspective invite à repérer et analyser les modes de circulation et de connexion, d’identification et d’appropriation, de réinterprétation, voire de distanciation à l’égard de ressources et de savoir‑faire politiques, médiatiques et scientifiques, engageant une dimension transnationale plus ou moins affirmée.

Un mouvement à l’ambition transnationale ancienne

7En 2015, aux États‑Unis, les militant·e·s avaient par exemple établi des connexions politiques et pratiques avec les mouvements de protestation palestiniens sous le hashtag #Palestine2Ferguson (Masri 2015) et avaient contribué à dénoncer la situation des populations d’origine haïtienne en République Dominicaine, menacées d’expulsion (Baptiste 2015 ; Burton 2015). En 2020, Black Lives Matter relayait les mobilisations en faveur des personnes LGBTQIA+ d’origine ougandaise réfugiées au Kenya (Coalition of African Lesbians 2021) et manifestait son soutien à la jeunesse nigériane mobilisée contre les violences policières (Ojedokun et al. 2021). Cette attention de Black Lives Matter à la dimension internationale des enjeux liés au racisme anti‑noir dans le monde concerne également l’impact global de la pandémie de Covid‑19 et du réchauffement climatique sur les communautés de couleur. Plus généralement, la question de l’échelle de l’action politique est une question importante, mais diversement appréhendée, par les acteurs et les actrices du mouvement Black Lives Matter, comme le souligne la recension de l’ouvrage d’Alicia Garza, The Purpose of Power (2020), par Nicolas Martin‑Breteau, dans ce dossier.

8Cette ambition transnationale doit être replacée dans la longue histoire de l’action collective antiraciste, contredisant l’idée communément admise selon laquelle Black Lives Matter présenterait l’histoire inédite d’un simple hashtag devenu un mouvement global (Asmelash 2020 ; Castillo 2020 ; Garza 2020). Aux États‑Unis, si plusieurs organisations ont été créées après le meurtre de Trayvon Martin en 2012 (Dream Defenders, Millions Hoodies Movement for Justice, …) ou à la suite des révoltes de Ferguson en 2014, la plupart des organisations antiracistes proches du mouvement existaient avant l’apparition du mouvement Black Lives Matter (Black Youth Project, Color of Change, Black Alliance for Just Immigration, Organization for Black Struggle, …). Par ailleurs, héritières du Civil Rights Movement et du Black Power Movement, elles reprennent et approfondissent les programmes d’action d’organisations qui les ont précédées, comme le fameux « Programme en dix points » du Black Panther Party for Self‑Defense publié en 1966. En effet, dans les années 1950, 1960 et 1970, l’action des organisations antiracistes noires comme le Black Panther Party s’inscrivait déjà explicitement dans le cadre de réseaux militants transnationaux, considérant la situation des Africain·e·s‑Américain·e·s aux États‑Unis comme un aspect d’une situation globale (Angelo 2009 ; Bloom & Martin 2013 ; Horne 2020 ; Jeffries 2020 ; Joseph 2020). L’ambition transnationale constitue d’ailleurs une caractéristique majeure des mobilisations politiques dans la diaspora africaine, au moins depuis le mouvement abolitionniste et le mouvement panafricain au xixe siècle (Blain 2018 ; Boukari‑Yabara 2014 ; Roy 2021 ; Sinha 2016).

9À travers le monde, les mobilisations de soutien aux luttes des populations afro‑descendantes depuis 2013 se greffent elles aussi sur des histoires anciennes. Black Lives Matter au Royaume‑Uni, au Brésil ou en Australie, par exemple, ne constitue pas une importation étrangère ou un produit dérivé du mouvement états‑unien. L’attention aux dynamiques nationales permet en effet de montrer qu’on assiste moins à une américanisation de l’antiracisme au niveau mondial qu’à une dynamisation de mouvements antiracistes au niveau local. Cette dynamisation n’intervient pas seule, mais s’inscrit dans des histoires plus ou moins longues de mobilisations contre le racisme. En France, les vastes mobilisations de l’été 2020, à la suite du meurtre de George Floyd, s’inscrivaient dans une histoire antiraciste de longue durée, depuis la Révolution haïtienne (1791-1804) jusqu’à la seconde abolition de l’esclavage en 1848, au mouvement de la Négritude dans les années 1920 et 1930, aux luttes de décolonisation dans les années 1950 et 1960 et aux mobilisations pour la justice raciale et contre les violences policières, initiées par les enfants de personnes immigrées depuis les années 1980 (Ndiaye 2008 ; Pattieu 2009 ; Hajjat 2013). Black Lives Matter présente donc des circulations politiques et militantes transnationales, avec, d’une part, la reprise dans les manifestations de références visuelles ou sémantiques états‑uniennes, en anglais ou traduites, ainsi que, d’autre part, l’attention portée aux États‑Unis sur les mobilisations à l’étranger, comme en témoigne par exemple la Une du magazine Time consacrée à Assa Traoré, en décembre 2020.

10La dimension transnationale du mouvement Black Lives Matter peut s'observer à travers la circulation de slogans en langue anglaise en France. En témoignent ces exemples lors de manifestations contre les violences policières, à Paris en 2020 et en 2022.

11Opal Tometi, elle‑même d’origine nigériane et ancienne leader de la Black Alliance for Just Immigration, déclarait au lendemain du meurtre de George Floyd, en 2020, que la question du racisme anti‑noir était perçue et affrontée par Black Lives Matter comme un ensemble d’enjeux à la fois globaux et locaux, portés par des réseaux et des campagnes à l’échelle transnationale (Joseph & Tometi 2020). Dans la dernière décennie, le développement de collectifs antiracistes et afroféministes, particulièrement importants sur les réseaux sociaux, a pu faciliter la circulation de contenus historiques, académiques, politiques dont les effets précis restent à évaluer clairement, mais qui ont contribué à transformer l’espace de la cause antiraciste (Larcher 2017 ; Picot 2017). Quoi qu’il en soit, les mobilisations inspirées de Black Lives Matter s’inscrivent dans un contexte de luttes et de réflexions transnationales anciennes – une réalité nuançant l’idée de leur radicale nouveauté (Siméant 2010).

L’écho mondial du meurtre de George Floyd

12Le meurtre de George Floyd par un policier blanc, à Minneapolis, le 25 mai 2020, a constitué un événement majeur dans l’histoire de Black Lives Matter. Alors que les images sont reprises dans les médias et que les premières manifestations sont organisées à Minneapolis, des appels à manifester sont également lancés à l’étranger. Ainsi, aux États‑Unis et dans de nombreux pays, les manifestations de l’été 2020 furent très suivies, notamment soutenues par la mobilisation de centaines de milliers de personnes blanches. Le 3 juillet 2020, le New York Times pouvait déclarer, à juste titre, que Black Lives Matter était sans doute le mouvement social le plus massif de l’histoire états‑unienne (New York Times 2020). Des mobilisations impressionnantes furent également organisées ailleurs dans le monde, y compris dans des pays n’ayant pas de tradition antiraciste puissante, comme en Suisse, en Corée du Sud et au Japon (Silverstein 2021 ; Zaveri 2020).

13D’autres événements, comme le soulèvement de Ferguson dans le Missouri à la suite de la mort de Michael Brown, lui aussi tué par un policier blanc, le 9 août 2014, avaient également déclenché des manifestations de soutien à travers le monde. Néanmoins, le meurtre de George Floyd eut un impact inédit dans la diffusion transnationale du mouvement, porté par les images insoutenables de son arrestation, diffusée en direct sur Facebook. Les images de la mort de George Floyd ont en effet été reprises et visionnées des millions de fois sur Internet. Filmée de près, sans interruption, pendant près de 9 minutes par une jeune passante, Darnella Frazier, cette vidéo contribue à expliquer la publicisation rapide du supplice de George Floyd à la fin du mois de mai et au début du mois de juin 2020, l’amplification mondiale des revendications de Black Lives Matter et la rare, mais exemplaire, condamnation du policier par la justice en 2021.

14À nouveau, les réseaux sociaux apparaissent comme un élément décisif dans la transnationalisation des enjeux portés par Black Lives Matter. Leur rôle à cet égard est analogue à celui joué par la télévision dans le mouvement pour les droits civiques (Recoquillon 2021). Aujourd’hui comme hier, la circulation des images de violence raciste sur des canaux de diffusion de masse explique en grande partie l’écho mondial rencontré par les mobilisations noires aux États‑Unis. Depuis le tabassage de Rodney King par plusieurs policiers en 1991, les vidéos amateurs ont été décisives dans la révélation des violences policières, une réalité amplifiée par les réseaux sociaux à l’origine de ce qu’on appelle désormais « activisme du hashtag » (hashtag activism) (Ray et al. 2017a ; Ray et al. 2017b ; Cox 2017 ; Ince et al. 2017 ; Schneider 2017). Ce fut également le cas à Ferguson, en 2014, quand les manifestant·e·s documentaient la répression policière à leur encontre grâce à des vidéos en direct sur l’application Periscope ou sur Twitter. Tactique centrale du mouvement, la diffusion de ces images permet de contrôler le récit des événements par les médias et de réfuter la criminalisation des manifestant·e·s par les forces de l’ordre. Des études ont ainsi montré que les tweets concernant Black Lives Matter étaient en général plus favorables au mouvement à l’étranger qu’aux États‑Unis, et plus encore quand ils étaient postés par des comptes individuels que par des médias institutionnels, posant la question de l’influence grandissante des réseaux sociaux sur le cadrage de ces questions par les journalistes (Kilgo et al. 2018 ; Harlow 2019).

16Cependant, dans le cas particulier de George Floyd et contrairement à d’autres vidéos de violences policières, les conflits d’interprétation sur ce qui se joue dans la scène semblent neutralisé par l’évidence des images. Les caractéristiques de la personne ayant produit puis diffusé la vidéo, les propriétés dynamiques et sonores de celle‑ci et sa valeur testimoniale – Darnella Frazier a notamment reçu un prix Pulitzer d’honneur, puisque sa vidéo s’est trouvée au cœur de l’enquête policière autour de la mort de George Floyd – sont autant d’éléments qui donnent un statut particulier à ces images (Le Monde 2021). Loin d’avoir été cantonnée aux comptes Facebook et Twitter de personnes intéressées par l’enjeu des violences policières ou de l’antiracisme, ces images ont été reprises par les télévisions du monde entier. La vidéo a ainsi rapidement accédé au statut de témoignage essentiel, tant elle semble offrir un récit non équivoque des causes de la mort de George Floyd.

17Si la sémio‑pragmatique nous offre quelques pistes d’analyse sur cette vidéo, une perspective sociologique fait encore défaut. Un travail semblable à celui du sociologue Gérôme Truc sur les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005 nous permettrait, entre autres, d’analyser à la fois la façon dont les individus ordinaires de divers pays ont réagi à la diffusion de ce document, et de saisir les ressorts de la participation de certains d’entre eux à des manifestations de solidarité à l’égard de Black Lives Matter, que ce soit dans la rue ou sur les réseaux sociaux. En effet, les productions culturelles et politiques concernant des événements traumatiques constituent des « prises de position qui contribuent au cadrage de l’évènement et à orienter la façon dont une société y réagit » (Truc 2016 : 86).

Des mobilisations dynamisées à l'échelle internationale

18Puisque ce n’est pas la première de ce type, la diffusion de la vidéo du meurtre de George Floyd n’explique sans doute pas à elle seule l’ampleur des manifestations à l’été 2020. Son écho particulier peut sans doute s’expliquer par le long travail de mobilisation militante, de sensibilisation médiatique et de pédagogie autour du racisme anti‑noir. Ce travail de terrain a été particulièrement visible à Minneapolis, où l’existence d’un tissu militant, organisé autour de la lutte contre les violences policières, notamment depuis le meurtre par un policier du conducteur noir Philando Castile dans sa voiture, le 6 juillet 2016, a favorisé une mobilisation rapide. On peut également faire l’hypothèse que la circulation de définitions considérant le racisme comme un phénomène systémique ou structurel au niveau global a eu des effets politiques profonds, renforcés par la question migratoire en Europe (De Genova 2018) et par l’épidémie de Covid‑19. Cette dernière a particulièrement touché les populations africaines‑américaines et racisées dans le monde, aussi bien pour des raisons liées à des comorbidités qu’en raison des inégalités d’accès au système de santé (Marshburn et al. 2021 ; Brun & Simon 2020), et a, par ailleurs, stigmatisé les populations d’origine asiatique à cause de l’apparition du virus en Chine (Ho 2020).

20L’articulation des violences policières au racisme systémique, qui caractérise le cadrage de ces questions aux États‑Unis, ne correspond pas nécessairement à la manière dont ces enjeux sont pensés, discutés et mobilisés dans les pays dans lesquels des manifestations de soutien à Black Lives Matter ont eu lieu. Pour comprendre la transnationalisation du mouvement, il faut donc saisir les processus complexes menant aux manières différenciées de penser le racisme dans le monde et leur rapport au traitement des minorités racisées dans chaque société et sur la longue durée. Comme l’indique Michel Dobry, « c’est pour des “raisons”, des “motifs” ou des “intérêts” hétérogènes ou, mieux, sous l’effet de séries causales ou de “déterminismes” largement indépendants les uns des autres que, en des sites sociaux distincts, des groupes ou des individus sont incités à se saisir de mobilisations lancées par d’autres, à les investir d’autres significations et à leur donner ainsi, par leur “entrée dans le jeu”, d’autres trajectoires historiques » (Dobry 2009 : 31). Les mobilisations de l’été 2020 seraient alors à envisager comme une étape dans des trajectoires socio‑historiques de longue durée, plus ou moins indépendantes, concernant divers modes d’appréhension du racisme et de mobilisation de l’antiracisme par une variété d’acteurs, qui placent des représentations et des objectifs politiques différents dans le slogan Black Lives Matter.

22Ce dossier cherche donc à comprendre de façon plus fine l’intensité des mobilisations, les niveaux d’engagement et, plus généralement, la structure de l’espace dans lequel prend place la cause antiraciste dans différents pays : la France, le Brésil, et au sein de l’espace transnational que constitue la Confédération Africaine de Football. Dans son article, la sociologue Jean Beaman propose d’analyser la place des solidarités transnationales de femmes racisées dans les mobilisations contre les violences policières en France. Emmanuelle Bruneel analyse, quant à elle, la réception et les formes prises par l’appropriation du mouvement Black Lives Matter dans le contexte médiatique français, oscillant entre franche hostilité et explicitation bienveillante. Deux articles sont consacrés au Brésil, un pays également marqué par l’écho important qu’y a suscité la mort de George Floyd, et par une tradition ancienne d’articulation entre mobilisations antiracistes et lutte contre les violences policières. Luar Maria Escobar analyse ainsi la circulation transnationale et l’appropriation de « répertoires d’action symboliques » à partir de l’étude de gestes, comme l’agenouillement dans les manifestations brésiliennes de l’été 2020. Les chercheuses Mille Fernandes, Luzi Borges et Maria Rita Santos analysent les mobilisations afro-brésiliennes de la ville de Bahia à partir du recours au cyberactivisme, dans le contexte de pandémie lié au COVID‑19. Dans son article, Yvan Issekin s’intéresse au « travail de normalisation de la neutralité du sport » mené au sein de la Confédération Africaine de Football pour expliquer la relative absence d’écho du mouvement Black Lives Matter en Afrique, alors même qu’en dehors du continent, les signes de solidarité de la part de joueurs africains (fréquemment victimes d’insultes racistes dans les stades) se sont multipliés.

Des appropriations différenciées selon les contextes locaux

23Bien qu’un tel travail dépasse le cadre limité de cette introduction et de ce dossier, l’analyse des « processus militants » (Siméant 2010), dans leurs contextes sociologiques et historiques de déploiement, est essentiel pour rendre compte de la diversité de Black Lives Matter au niveau global. Concrètement, il s’agit d’être attentif aux raisons pour lesquelles les revendications politiques, le lexique militant et les méthodes d’action du mouvement états‑unien sont très diversement réappropriées à travers le monde par les mouvements sociaux préexistants, les partis politiques, les syndicats professionnels, les associations étudiantes, les discours médiatiques, les recherches scientifiques, etc. Ainsi, les défis spécifiques auxquels doivent faire face ces mobilisations hors des États‑Unis peuvent les mener à privilégier des structures, des stratégies, des porte-parole – souvent des femmes – différentes ou au contraire similaires à celles du mouvement états‑unien, dont l’influence globale constitue une fenêtre d’opportunité pour reformuler des revendications locales.

24Le cas français, pour lequel nous disposons de travaux académiques et de données ethnographiques, constitue à cet égard une illustration intéressante (Hajjat 2013 ; Pregnolato 2017 ; Jobard 2002 ; Moreau de Bellaing 2015 ; Codaccioni 2018). À la suite de la mort de George Floyd, au début du mois de juin 2020, plusieurs manifestations ont été organisées en France. Le premier appel officiel à manifester à Paris est lancé par SOS Racisme et soutenu par des partis et syndicats de gauche : les Verts, la France insoumise et le Parti socialiste. Un rassemblement est prévu place de la République, le 6 juin 2020. Quelques jours plus tôt, cependant, le 2 juin, un autre rassemblement à l’appel du comité La Vérité pour Adama avait été lancé sur ses réseaux sociaux. Malgré l’interdiction de manifester par la préfecture de police, 20 000 manifestant·e·s, souvent très jeunes et racisé·e·s, ont, devant le Tribunal de Paris, déployé des pancartes et scandé des mots d’ordre évoquant de façon explicite la mort de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, mais dans le cadre spécifique de la contestation des expertises médicales dans l’affaire de la mort d’Adama Traoré en 2016 à la gendarmerie de Persan, dans le Val‑d’Oise. Organisée place de la République à Paris, la manifestation du 6 juin rassemblait une population sensiblement plus âgée que la foule drainée par le comité La Vérité pour Adama, dont les leaders indiquaient ne pas vouloir y participer, ne se considérant pas représentés par SOS Racisme. Un nouvel appel à manifester « contre les violences policières et contre le racisme » fut organisé à Paris par le comité La Vérité pour Adama, le 13 juin 2020. Face à une nouvelle interdiction de la préfecture la veille, seul un rassemblement statique réunissant entre 15 et 20 000 personnes est organisé place de la République à Paris – ce qui fait des événements du 2 et du 13 juin 2020, les plus grands rassemblements antiracistes de l’histoire récente du pays.

25Le sociologue Abdellali Hajjat (2021) rappelle en effet que « depuis les 100 000 participants de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les militant·e·s se mobilisant contre le racisme et les violences policières n’étaient jamais parvenu·e·s à rassembler autant de manifestants dans les rues de Paris » qu’avec les manifestations et rassemblements organisés par le comité La Vérité pour Adama de juin 2020. À l’instar des mouvements antiracistes précédents dans le contexte français, il rappelle les alliances « improbables » entre des acteurs très divers à l’origine de ces mobilisations, ainsi que l’importance du travail militant et politique, notamment dans l’arène judiciaire. Ainsi, la séquence qui s’ouvre avec les premiers tweets en France relayant la mort de George Floyd, jusqu’à la manifestation du 13 juin 2020, permet d’observer, d’une part, les conflits dans l’espace de la cause antiraciste en France (Laplanche‑Servigne 2014), opposant des organisations anciennes comme SOS Racisme et des organisation plus récentes comme le Comité Adama (Picot 2016) et, d’autre part, les dynamiques de diffusion et d’appropriation du mouvement Black Lives Matter dans le contexte français.

26D’autres dynamiques existent dans d’autres espaces nationaux. Ainsi existe-t-il ainsi une interaction de longue date entre le mouvement états‑unien et le Canada – où la fondation Black Lives Matter possède des antennes – due notamment à la proximité géographique et au partage de la même langue. Le contenu des questions concernant les populations noires y est très proche, avec toutefois une insistance plus spécifique sur la similitude de leur situation avec celle des « Premières Nations » amérindiennes (Maynard 2017 ; Diverlus et al. 2020). Les mobilisations en Australie, un autre pays fondé sur une entreprise systémique de colonisation blanche et d’élimination des peuples autochtones, organisent également leurs revendications autour des populations aborigènes (Geia 2020 ; Maddison 2019 ; Stansfield 2021), comme c’est le cas avec les populations amérindiennes dans certains pays d’Amérique centrale, comme le Honduras (Anton Mahfoud et al. 2020). En Belgique, comme en Italie, les manifestations qui ont fait suite à la mort de George Floyd ont dynamisé des mobilisations locales autour du passé colonial et des spécificités des formes prises par le racisme dans les deux pays (Ducourtieux & Stroobants 2020). Les enjeux soulevés par Black Lives Matter aux États‑Unis entrent aussi en résonance avec la situation de nombreux pays, y compris africains où la population et les forces de l’ordre sont majoritairement considérées comme noires. La dimension transnationale des mobilisations en faveur des populations noires et, plus largement, des personnes racisées s’inscrit donc bien dans une multiplicité d’ancrages sociologiques et historiques aboutissant à des formes d’« hybridation » (Sahin et al. 2021) des revendications états‑uniennes, donnant lieu à des formes de solidarité transnationale (Moon 2021 ; Niang 2020 ; Pregnolato 2017 ; Smith 2017).

27Black Lives Matter constitue de ce point de vue un bouleversement des représentations collectives majoritaires sur l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme et le racisme, porteur de conséquences majeures pour les stratégies politiques antiracistes. Des questions comme la mise en place et l’usage de statistiques publiques prenant en compte la racialisation des personnes (France, Canada, Allemagne, etc.), la place de statues et de monuments dédiés à des figures de l’impérialisme colonial et racial occidental dans l’espace public, dénoncée par des campagnes comme #RhodesMustFall et Faidherbe doit tomber (Nyamnjoh 2016 ; Chantiluke et al. éds 2018 ; Ndiaye & Sylla 2020), la question des réparations pour l’esclavage et la colonisation (Bessone & Gordien 2021 ; Bessone & Cottias 2021), la place de l’histoire des populations racisées dans les collections des musées et les programmes scolaires avec des initiatives comme The Black Lives Matter Syllabus, The Black Curriculum, The Caribbean Syllabus, ou encore le renouvellement des thèmes de la recherche scientifique sur ces questions, sont autant d’enjeux globaux affrontés localement. Ces éléments plaident pour des approches localisées permettant de rendre compte de l’existence, ou pas, de réseaux transnationaux soutenant l’action de Black Lives Matter en dehors des États‑Unis.

28L’un des enjeux des programmes de recherche à venir sur les éventuelles dimensions transnationales de Black Lives Matter, et plus largement sur les pratiques militantes antiracistes, sera d’aller au‑delà de la circulation de slogans politiques et de définitions scientifiques relatives au racisme et à l’antiracisme. En effet, repérer des circulations, voire même des appropriations à cet égard, peut ne pas dire grand‑chose de leurs effets concrets sur les pratiques militantes et les diverses arènes dans lesquelles se déploient ces mobilisations à l’échelle locale. Ces enjeux importants renvoient à d’autres enjeux, comme la question de la langue, de la traduction et des références intellectuelles – racisme systémique, féminisme noir, approche intersectionnelle –, peu diffusés hors des cercles militants, diplômés de l’université. De même, contrairement aux États‑Unis où les organisations militantes rémunèrent des « permanent·e·s », l’absence de professionnalisation du militantisme dans la plupart des situations à l’étranger peut constituer un frein au travail de mobilisation des ressources militantes dans le temps. Une telle approche permettrait donc de mieux saisir dans la durée les effets de la diffusion de répertoires d’action et des performances qui ne prennent pas le même sens selon les contextes. Elle permettrait enfin d’étudier de façon plus approfondie d’éventuelles dynamiques d’identification politique autour de Black Lives Matter.

29En l’état actuel de nos connaissances, le mouvement Black Lives Matter nous permet d’amender la définition donnée par Della Porta et Tarrow d’une action collective transnationale, au sens de « campagnes internationales coordonnées par des réseaux d’activistes contre les acteurs internationaux, d’autres États ou des institutions internationales » (Della Porta & Tarrow 2005 : 2‑3). Malgré l’absence de coalition transnationale aisément identifiable ou de véritable identité collective transnationale (Tarrow 2005, 7 : 161-179), on trouve les signes d’influences croisées, de connexions militantes, de circulations de contenus. Le slogan Black Lives Matter, en ne générant pas directement un cadre d’interprétation en termes d’injustices, peut faire l’objet d’appropriations fluides et plus ou moins radicales. En outre, il est important de noter qu’étudier les oppositions à Black Lives Matter au niveau global pourrait affiner notre compréhension de son caractère transnational. À partir de la résurgence de l’extrême‑droite états‑unienne depuis les années 2000, on constate en effet le dynamisme de la circulation transnationale des idées et des pratiques de la droite réactionnaire, qui alimente une série de paniques morales et de backlash locaux, notamment dirigés contre la « théorie » intersectionnelle, la Critical Race Theory, le « wokisme », etc. – une opposition qui existe également au niveau transnational à l’encontre du mouvement féministe et #MeToo.

30À défaut de parler de mouvement transnational, peut-on alors parler du « ton » antiraciste transnational de Black Lives Matter, à l’origine d’un cadre de référence et d’action assez fluide pour être diffusé hors des États‑Unis (Siméant 2010 ; Sénac 2021) ? Voire même d’une « génération » antiraciste transnationale ? Black Lives Matter a en effet contribué à la formation politique de toute une génération, par-delà les frontières nationales. Black Lives Matter a imposé de nouveaux thèmes dans le discours médiatique, les programmes politiques, les recherches scientifiques, etc., et a donc transformé notre vision du monde. Au moment des mobilisations de l’été 2020, Opal Tometi décrivait celles‑ci de la manière suivante : « Nous atteignons enfin une conscience de masse. Nous constatons une prise de conscience et un engagement généralisés en faveur de l’antiracisme dont nous avions depuis longtemps besoin » (Joseph & Tometi 2020). Les militant·e·s utilisent d’ailleurs l’expression « Great Awokening » (construit sur le participe passé du verbe wake, « éveiller ») pour signifier cette prise de conscience visant à changer le monde, sur le modèle du Grand Réveil protestant du xix^e siècle (Great Awakening) qui inspira le mouvement abolitionniste. De ce point de vue, Black Lives Matter constituerait le cri de ralliement d’une génération politique, comme Black Power ! fut celui de la génération militante arrivant à l’âge adulte dans les années 1960.

Conclusion

31Parce qu’il n’est pas porté par une organisation ou un ensemble d’organisations transnationales, Black Lives Matter ne semble pas constituer un mouvement unifié et homogène à l’échelle globale. Les dynamiques locales, aussi bien aux États‑Unis qu’à l’étranger, laissent entrevoir un ensemble d’initiatives connexes et plurielles. Il semble d’ailleurs que ce soit le discours conservateur qui cherche à disqualifier Black Lives Matter en le présentant comme une idéologie et un mouvement d’autant plus dangereux qu’ils seraient unifiés et homogènes.

32Une analyse de la transnationalisation de BLM véritablement attentive aux dimensions locales et nationales du mouvement, de ses circulations, appropriations et ancrages permet de contrer ces impositions et de donner à voir la réalité des luttes antiracistes du xxi^e siècle. De ce point de vue, cette introduction n’aura pu qu’esquisser la réponse à une question connexe et plus ample : que signifie étudier Black Lives Mater, et plus généralement les vies noires, non pas depuis les États‑Unis, mais depuis l’extérieur (Fouquet 2014) ?