Pap Ndiaye, Les Noirs américains. De l’esclavage à Black Lives Matter
Pap Ndiaye, Les Noirs américains. De l’esclavage à Black Lives Matter, Paris, Tallandier, 2021, 272 p., ISBN : 9791021050785, 18,90 €.
Texte intégral
- 1 Paulin Ismard, Benedetta Rossi & Cécile Vidal (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comp (...)
1Publié chez Tallandier en 2021, le dernier ouvrage de Pap Ndiaye saura intéresser un large public. Spécialiste d’histoire sociale et plus particulièrement de l’histoire des minorités ethno-raciales aux États-Unis, nommé ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse en mai 2022, Ndiaye signe un ouvrage de synthèse à la fois captivant et nécessaire sur l’histoire politique des Africains-Américains depuis les années 1600 jusqu’à nos jours : le propos est fluide et se lit aisément, il met en relief les apports d’un grand nombre de recherches publiées jusque-là uniquement en anglais (on pensera à George M. Fredrickson, James McPherson, mais aussi à des recherches plus récentes sur les enjeux de mémorialisation de l’esclavage comme celles de Myriam Cottias et d'Ana Lucia Araujo), et permet ainsi à un large public de spécialistes comme de non-spécialistes de se familiariser avec les moments marquants de l’histoire africaine-américaine. Par son format, mais aussi son ambition, ce livre fait écho aux ouvrages publiés ces dernières années qui proposent une histoire mondiale de l’esclavage et de ses héritages dans les sociétés post-esclavagistes : on pensera notamment à l’ouvrage collectif coordonné par Paulin Ismard, Benedetta Rossi et Cécile Vidal, paru en 20211.
2Les quatorze chapitres de l’ouvrage peuvent aisément être groupés en plusieurs parties, formant un long fil chronologique, de l’histoire de l’esclavage et de l’abolition en 1865 (traitée dans les trois premiers chapitres), en passant par la ségrégation raciale (chapitres 4 à 7), le mouvement des droits civiques dans les années 1960 et sa postérité (chapitres 8 à 12), jusqu’aux luttes politiques et sociales contemporaines menées par les militants du mouvement Black Lives Matter après l’élection de Barack Obama en 2008 (chapitres 13 et 14). Tous ces chapitres sont liés par trois fils conducteurs, énoncés par l’auteur dès l’introduction. Ces trois thématiques – la violence systémique, la résistance (que ce soit au travers des révoltes d’esclaves, des mouvements politiques de revendication ou par des gestes artistiques et culturels variés), l’équilibre entre modération politique et radicalisme dans l’expression de ces revendications – sont autant de caractéristiques qui forgent le long fil historique proposé, qui doit être considéré, comme l’auteur le rappelle, comme une « histoire politique », au sens large du terme.
3Le premier chapitre dresse le portrait à grands traits de l’esclavage comme système à la fois social, politique et économique aux États-Unis, en soulignant les expériences de vie des esclaves, depuis leur déportation, jusqu’aux marchés aux esclaves des grandes villes comme La Nouvelle-Orléans. La coda en fin de premier chapitre (p. 31) qui s’attache à la question de la mémorialisation de la traite et de l’esclavage dans les colonies, permet d’ouvrir un parallèle entre la France et les États-Unis, notamment en ce qui concerne l’enseignement de cette histoire, restée marginale dans les universités en France jusque dans les années 2000 avant la création du Comité national pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage en 2004 et du Centre international de recherches sur les esclavages et les post-esclavages, le CIRESC, en 2005, par le CNRS (p. 32). Tandis que le deuxième chapitre aborde le récit de la révolte d’esclaves menée par Nat Turner en août 1831 et de sa postérité dans l’histoire étasunienne (l’auteur raconte la manière dont elle fut commémorée dans les années 1960 et 1970 par les Black Panthers, p. 38), le troisième chapitre revient sur l’élection de Lincoln, son rôle tant militaire que politique dans l’abolition de l’esclavage en 1865. Ndiaye revient sur les débats historiographiques autour de la présidence de Lincoln : « avait-il pour objectif premier, au début de la guerre de Sécession, de maintenir l’unité du pays ou d’abolir l’esclavage » (p. 47) ? Son arrivée au pouvoir n’avait-elle pas provoqué la sécession des États du Sud, opposés à son élection et aux principes moraux et politiques qui lui étaient attribués ? À cette question, l’auteur répond avec prudence et souligne l’approche gradualiste de Lincoln au début du conflit, qui finit par signer en 1863 la proclamation d’émancipation, présentée comme une stratégie militaire, puisque « les esclaves en fuite rejoignaient les lignes de l’Union, désertant les plantations et désorganisant l’économie du Sud » (p. 53).
- 2 Voir Douglas S. Massey & Nancy A. Denton, American Apartheid. Segregation and the Making of the Un (...)
4Les chapitres 4 à 7 ont en commun de traiter de l’époque de la ségrégation dans le Sud, des années 1870 aux années 1960. Alors que le début du chapitre 4 s’intéresse à la remise en question systématique dans le Sud des 13e, 14e et 15e amendements de la Constitution, garantissant l’abolition de l’esclavage et accordant la citoyenneté ainsi que le droit de vote aux anciens esclaves. L’opposition à ces amendements et aux droits qu’ils conféraient aux anciens esclaves était revendiquée aussi bien par des membres du Ku Klux Klan, fondé dès 1866, après la fin de la guerre, que par une majorité de Blancs pauvres du Sud, redoutant la concurrence économique directe avec les nouveaux affranchis. Par ailleurs, la fin de ce chapitre s’intéresse aux points de vue divergents de l’intellectuel W.E.B. Du Bois et du réformateur Booker T. Washington à propos de la stratégie des luttes à mettre en place pour contrer les mesures ségrégationnistes approuvées soit localement, soit par la Cour suprême des États-Unis (p. 70). L’auteur développe également une parenthèse sur la question du parallèle entre l’apartheid en Afrique du Sud et la ségrégation aux États-Unis, question traitée auparavant par des sociologues comme Douglas S. Massey et Nancy A. Denton ou par l’historien George Fredrickson, et met en relief trois distinctions majeures entre les deux régimes : l’apartheid était une politique s’appliquant uniformément sur tout le territoire, et se renforçant après 1948 (dans le cas de l’Afrique du Sud), tandis que la ségrégation dans le sud des États-Unis, sur la même période, s’affaiblissait et, enfin, la séparation spatiale était plus poussée dans le cas des bantoustans en Afrique du Sud2.
5Après cette présentation concise du régime ségrégationniste aux États-Unis, l’auteur choisit de traiter dans le chapitre 5 le cas de figure précis de la ségrégation dans les forces armées étasuniennes au moment de la première guerre mondiale. Ndiaye synthétise alors le paradoxe particulier auquel font face des milliers de jeunes soldats africains-américains, enrôlés contre leur gré dans les forces armées : tantôt vu comme une forme de récompense sacrant leur entrée dans une forme de citoyenneté totale (p. 83), l’engagement de ces troupes était conditionné à leur intégration partielle, puisque les gradés américains recommandaient à leurs homologues français accueillant ces soldats en France de ne pas maintenir des contacts trop personnels avec ces troupes « pour ne pas compromettre “le prestige de la race blanche” » (p. 84). Si l’on peut reprocher à l’auteur d’insister sur cette parenthèse française en la décrivant comme « une immense bouffée d’air » pour ces soldats, loin du contexte ségrégationniste du Sud, Ndiaye met à jour une histoire longtemps méconnue de l’arrivée des soldats africains-américains en France, et notamment leur proximité avec les régiments coloniaux français (p. 85). Le chapitre 6 est l’occasion pour l’auteur de faire une incursion en histoire environnementale, en s’intéressant à l’histoire de la création de digues pour dompter les crues du fleuve Mississippi à partir des années 1870, lesquelles eurent des conséquences désastreuses, notamment en 1927 puis, plus récemment en août 2005, lors du passage de l’ouragan Katrina qui frappa de plein fouet la population majoritairement noire de la ville de La Nouvelle-Orléans. C’est l’occasion pour l’auteur de relever le traitement différentiel des populations blanches et noires par les pouvoirs publics lors de ces grandes catastrophes environnementales, notamment en 1927, lorsque les populations blanches furent logées dans des hôtels réquisitionnés pour échapper aux inondations, tandis que les populations noires s’abritèrent dans des campements de fortune (p. 93). Enfin, le chapitre 7 propose une contextualisation historique de l’affaire Tuskegee, un cas d’expérimentation médicale ayant fait scandale aux États-Unis, à la suite de l’inoculation du virus de la syphilis chez des personnes noires entre 1932 et 1972 par des chercheurs en médecine, en Alabama. Bien qu’abondamment traitée dans les écrits des historiens des sciences aux États-Unis, celle-ci est peu connue du public francophone.
- 3 Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’éga (...)
6Les chapitres 8 à 12 ont pour point commun de s’intéresser à l’histoire du mouvement des droits civiques, en revenant tantôt sur la figure de Martin Luther King (chapitre 8), sur les relations entre celui-ci et le président Kennedy (chapitre 9, p. 131) puis sur l’émergence du Black Power, en explicitant l’environnement social dans lequel ces revendications ont essaimé (le « ghetto noir ») (chapitre 10, p. 139) et les points du programme défendus par le collectif des Black Panthers (p. 154). Le chapitre 11 s’ouvre sur une contextualisation du poing levé des deux athlètes étasuniens Tommie Smith et John Carlos, ainsi que de l’Australien Peter Norman lors des Jeux olympiques d’été de 1968 et des réactions suscitées, à la fois parmi le Comité international olympique, qui demanda leur expulsion dès le lendemain (p. 168), et la presse internationale. Ce chapitre fait ainsi écho à l’ouvrage particulièrement intéressant et publié récemment par l’historien Nicolas Martin-Breteau, qui rappelle la place centrale des luttes politiques et sociales pour l’émancipation dans les pratiques sportives des athlètes africains-américains au xxe siècle3. Enfin, le chapitre 12 dresse un panorama sur le long terme des luttes politiques pour le droit de vote, depuis la fin du régime esclavagiste jusqu’au passage du Voting Rights Act de 1965. Il souligne en quoi ce droit, considéré aujourd’hui comme universel et surtout indéfectible de l’exercice du pouvoir démocratique, fut sans cesse remis en question, notamment dans le Sud ségrégationniste, tout au long du xxe siècle.
7Les deux derniers chapitres s’intéressent à deux évènements contemporains qui viennent bouleverser les contours de l’histoire politique des Africains-Américains : l’élection présidentielle de 2008 de Barack Obama, premier homme noir à être élu aux fonctions suprêmes de chef de l’État aux États-Unis (chapitre 13) et l’avènement du mouvement social Black Lives Matter, structuré d’abord à l’échelle nationale et par les canaux du numérique, puis prenant une ampleur internationale très rapidement, à la suite de la publicisation des violences policières systémiques dans les médias traditionnels et en ligne. Le chapitre montre en quoi ce mouvement parvint à véritablement renouveler la grammaire des mobilisations sociales aux États-Unis, et montre à quel point les luttes sociales et politiques en faveur des droits sociaux des Africains-Américains restent, à bien des égards, toujours en cours d’écriture.
- 4 Voir par exemple Daniel Sabbagh, « Une convergence problématique. Les stratégies de légitimatio (...)
8Combinant de nombreuses thématiques, cet ouvrage particulièrement dense peut toutefois faire l’objet de plusieurs critiques. Lorsque Pap Ndiaye qualifie l’élection d’Obama en 2008 comme un moment « sidérant » (p. 14) qui viendrait structurer à l’époque contemporaine l’histoire contemporaine des Africains-Américains, on ne peut s’empêcher de remettre en question cet optimisme, au regard des inégalités sociales et raciales criblant toujours et encore le pays. Par ailleurs, s’il « existe aujourd’hui une classe moyenne noire prospère, bien plus importante qu’il y a cinquante ans, fruit des politiques d’affirmative action qui ont permis à des millions de jeunes Africains-Américains d’accéder à l’université ou d’obtenir des emplois de fonctionnaires fédéraux » (p. 15), il faudrait toutefois mettre en parallèle cette toute relative « réussite » en la comparant avec les données sur les classes moyennes blanches au cours de la même période. Comme l’avaient déjà montré dans leur ouvrage fondateur les sociologues Horace Cayton Jr. et St. Clair Drake, la bourgeoisie et les classes moyennes noires n’avaient finalement que peu de similarités avec les mêmes strates socio-économiques blanches, tant dans leur nombre, que dans leurs pratiques socio-culturelles et leur rapport au travail. De plus, si les politiques d’affirmative action semblent avoir fonctionné, celles-ci ont surtout eu un effet symbolique (le changement des mentalités) plutôt qu’un fonctionnement strictement économique, n’ayant pas forcément permis à un grand nombre d’individus de bénéficier de l’ascenseur social tant espéré4. Par ailleurs, on peut aussi s’interroger sur le choix de ne pas traiter en détails de la période entre la fin des années 1960 et les années 2000 – le fil chronologique étant interrompu entre le chapitre 12, traitant majoritairement des luttes pour l’obtention du droit de vote jusque dans les années 1970 (les reculs contemporains étant traités succinctement p. 234-236), et le chapitre 13 reprenant la narration en 1996, l’année de l’élection de Barack Obama comme sénateur de l’État de l’Illinois (p. 237). Il aurait été utile de faire figurer pour le lectorat français des notes explicatives sur la guerre du Vietnam, moment crucial en raison des critiques acerbes concernant le nombre de soldats africains-américains envoyés au combat, ainsi que des éléments sur les politiques sécuritaires de l’administration Reagan en matière de criminalisation des drogues (War on Drugs) au tournant des années 1980, l’avènement de la broken windows theory, politique de « tolérance zéro », y compris à l’égard des infractions les plus mineures, qui structura les politiques urbaines dans les ghettos noirs pendant des décennies, ou bien encore des éléments sur l’incarcération de masse des africains-américains au tournant des années 1990.
9La chronologie, p. 261-268, s’avère être un bel ajout dans cet ouvrage, qui développe une portée didactique particulièrement intéressante pour les lecteurs et les lectrices non-spécialistes de ces questions. Les principaux protagonistes mentionnés dans le livre et moments structurants de l’histoire africaine-américaine sont traités : Nat Turner, Lincoln, les 13e, 14e, 15e amendements, Plessy v. Ferguson, la fondation d’organisations pour la défense des droits civiques comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) et de la section américaine de l’Universal Negro Improvement Association (UNIA), la lutte contre la ségrégation avec des figures comme Rosa Parks, Martin Luther King, l’élection d’Obama et le meurtre de George Floyd en 2020, qui suscita une vague d’indignation à l’échelle nationale et internationale. Somme toute, l’ouvrage réussit un double pari : celui de proposer une introduction à la fois accessible et exigeante à de nouvelles approches et sujets de recherches plus pointus, touchant à l’histoire politique de l’esclavage. Par exemple, la mention brève du docteur polygéniste Samuel A. Cartwright (p. 25) ou du scandale Tuskegee inciteront sans doute les lecteurs et lectrices à se plonger dans d’autres écrits traitant de l’histoire du racisme médical par les spécialistes de ces questions, comme ceux de Christopher D.E. Willoughby, Stephen Kenny, Deirdre Cooper Owens ou Rana A. Hogarth. Combinant de nombreuses thématiques, cet ouvrage saura donc intéresser le plus grand nombre et permettra au public francophone de se familiariser avec l’histoire africaine-américaine jusqu’à ses aboutissements les plus contemporains.
Notes
1 Paulin Ismard, Benedetta Rossi & Cécile Vidal (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, Paris, Le Seuil, 2021.
2 Voir Douglas S. Massey & Nancy A. Denton, American Apartheid. Segregation and the Making of the Underclass, Cambridge, Harvard University Press, 1993.
3 Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du xixe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020.
4 Voir par exemple Daniel Sabbagh, « Une convergence problématique. Les stratégies de légitimation de la “discrimination positive” dans l’enseignement supérieur aux États-Unis et en France », Politix, n° 73/1, 2006, p. 211-229.
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Référence électronique
Elodie Edwards-Grossi, « Pap Ndiaye, Les Noirs américains. De l’esclavage à Black Lives Matter », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 10 mai 2023, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/8190 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.8190
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