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Les turbulences alimentaires

Analyse socio-anthropologique d’espaces de débridements contrôlés en ultra-trail
Eating Disturbances. A Socio-Anthropological Analysis of Spaces of Controlled Unrestraint on Endurance Trails
Guillaume Routier, Florian Lebreton, Éric Boutroy et Julie Hallé
p. 65-84

Résumés

Poursuivant l’hypothèse que l’ultra-trail endosse une fonction « déroutinisante », voire suscite des formes d’état « astructurels », nous montrerons en quoi manger, boire, excréter pendant la course révèle et produit une rupture des habitudes et de la normalité dans un espace-temps intensifié de défoulement individuel et collectif. L’intérêt porte sur des fulgurances émotionnelles qui n’en restent pas moins délimitées dans un espace-temps de course organisé, balisé et mesuré, en cela similaires à certaines formes contemporaines de la fête institutionnalisée. Dans une perspective eliasienne, nous interrogeons le rôle joué par une alimentation de « l’extrême » dans le relâchement des émotions et pulsions et, en même temps, dans le contrôle de ces dernières. Nous décrirons selon quelles étapes ritualisées la structure sociale et symbolique du quotidien peut être débridée, si ce n’est renversée, au profit d’un (dés)ordre paradoxal entre réduction énergisante de la nutrition, alimentation excessive, festive et régressive ou au contraire une dénutrition transgressive. Cette turbulence alimentaire n’est donc pas un phénomène anomique, mais davantage une suspension voire une subversion des normes du « bien-manger » révélatrice des valeurs contrastées de l’ultra.

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Texte intégral

  • 1 Ces courses nature, d’au moins 80 km de distance et plusieurs milliers de mètres de dénivelé, font (...)

1En permettant de s’éprouver dans un « extrême énergétique » (Bessy, 2005), l’ultra-trail1 représente une forme spectaculaire de recherche d’intensité en plein essor. Pour la majorité des participants de ces événements organisés et marchandisés, l’enjeu est d’explorer ses limites et d’être finisher plus que de réussir un « chrono » (Travert et al., 2019). Dans une perspective phénoménologique, l’ultra répond à une quête de sensations et d’intensification de soi hors du temps ordinaire. Nous proposons d’approfondir cette perspective par l’étude des conduites alimentaires des coureurs d’ultra-trail. Faisant l’hypothèse que l’ultra-trail endosse une fonction « déroutinisante » (Elias et Dunning, 1994), voire suscite des formes d’état « astructurels » (Duvignaud, 1977), nous analysons combien manger, boire ou excréter pendant la course révèle et produit une rupture des habitudes et de la normalité dans un espace-temps intensifié de défoulement individuel et collectif. L’alimentation dépasse donc les enjeux énergétiques et fonctionnels de la course et intègre des enjeux sociaux et symboliques (Poulain, 2017). L’alimentation est ainsi un analyseur plus qu’un objet (Corbeau et al., 2019) pour aborder les débordements volontaires et tolérés que donnent à voir l’engagement dans l’ultra-trail. Dans cette étude par l’alimentation (Duhart, 2005), l’intérêt porte sur des fulgurances émotionnelles qui n’en restent pas moins délimitées dans un espace-temps de course organisé, balisé et mesuré ; et en cela similaires à certaines formes contemporaines de la fête institutionnalisée (Lallement, 2018).

2Après avoir détaillé la méthodologie et le cadre conceptuel de l’enquête permettant d’appréhender certaines ritualités ludiques, nous proposerons une description de différentes logiques de déroutinisation et de dénormalisation alimentaire qui se donnent à voir durant les différentes phases de l’épreuve, suggérant pour finir que derrière une mise à distance du « bien-manger », deux grands profils de « mangeur » peuvent être distingués : le néo-ultra-traileur et l’ultra-traileur expérimenté, se différenciant en fonction de leurs jeux avec la turbulence alimentaire.

Méthodologie

  • 2 Soutenu par la fondation Ultra Sport Science : https://www.ultrasportsscience.org
  • 3 Ultra-Trail du Vercors (UTV), Ultra-Trail du Beaujolais vert (UTBV), Grand Trail du Saint-Jacques (...)
  • 4 Échantillonnage raisonné par diversification des profils (croisement des critères sexe, âge, nivea (...)

3Cette contribution s’inscrit dans un projet sur l’alimentation en ultra-endurance2. Le choix de se focaliser sur ces courses ultras est basé sur deux postulats : 1) l’accroissement des contraintes et adversités donne une place plus importante aux enjeux alimentaires dans le maintien de la performance et de l’intégrité du sportif ; 2) avatar récent des courses nature, l’ultra-trail constitue un miroir grossissant des enjeux socioculturels du trail et de leurs marchandisations événementielles. De ce fait, plusieurs registres de normes alimentaires apparaissent distinctivement au sein du peloton de coureurs, allant d’une logique de relâchement propre à l’activité récréative de nature auto-organisée (amenant à s’écarter des manières usuelles ou des recommandations santéistes ou sportives par exemple) à une logique nutritionnelle de l’aliment performance caractéristique des épreuves d’ultra-endurance. Ces registres pluriels de normes alimentaires caractérisent ainsi des approches différenciées dans les rapports que les coureurs entretiennent avec les normes plus quotidiennes de l’alimentation : équilibre alimentaire, bienséance et manières de table policées (Elias, 1973). Nous mobilisons un matériau qualitatif issu d’une enquête combinant des observations ethnographiques (trois ultra-trails3, une vingtaine de ravitaillements et plus de 80 h cumulées d’observation) et des récits de vie ethnosociologiques (Bertaux, 2005) centrés sur les carrières de mangeur (Poulain, 2017) auprès de 30 coureurs4. À partir des descriptions des cultures techniques alimentaires (matières, produits, gestes, objets, savoirs, savoir-faire et représentations associées), il s’agit de comprendre les conduites et logiques alimentaires dans et autour des ultras. L’alimentation y est appréhendée comme la mise en œuvre d’un système technique elaboré bien avant la course (acquisition, préparation, cuisson, conditionnement, transport, consommation, digestion, déchet, excrétion). Derrière l’enjeu fonctionnel d’assimilation de nutriments, l’alimentation en épreuve d’endurance renvoie notamment à des rapports au corps particulier, mêlant maîtrise ascétique et optimisation d’un corps-machine poussé dans ses limites (Boutroy et Vignal, 2018). En croisant discours et conduites, s’alimenter apparaît comme un relâchement en lien avec des expériences de dépassement voire de perte de soi dans le cadre d’épreuves physiques de démesure.

Cadre conceptuel

  • 5 Voir par exemple Linhardt (2001) ou Bonny (et al., 2003) pour une synthèse des débats et aggiornam (...)
  • 6 Bromberger C., Hayot A., Mariottini J.-M. (1995), Le match de football . Ethnologie d’une passion (...)

4La sociologie d’Elias, pourtant éloignée de notre projet initial, s’est rapidement imposée dès l’exploration d’un terrain qui, par l’alimentation et le sport, croise deux objets futiles que le sociologue avait su rendre sérieux. De cette œuvre riche et discutée5, nous mobilisons deux perspectives classiques relatives au procès de civilisation des mœurs (Elias, 1973). La première concerne la fonction cathartique des sports (Elias et Dunning, 1994). Elle amène à considérer certaines épreuves sportives et ludiques comme des espaces-temps codifiés ou s’expriment voire se subliment les tensions émotionnelles de nos sociétés routinisées et fondées sur l’autocontrôle des pulsions (Elias, 1969). Il ne s’agit pas alors de purger les émotions, mais bien, de manière temporaire, de les éprouver et les vivre pleinement. La seconde considère ces épreuves comme des espaces extra-ordinaires de relâchement contrôlé des émotions et des normes du quotidien ; un jeu temporaire de décivilisation. C’est ainsi que Bromberger et al. ont interprété le supportérisme et le match de football comme un « débridement toléré des émotions collectives, contrepoint à la retenue et aux freins qu’impose, dans les interactions sociales ordinaires, la “civilisation des mœurs”6 ».

  • 7 Poulain J.-P. (2017), Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, (...)

5Les travaux sur les courses à pied d’endurance ont montré combien s’engager dans ces courses « extrêmes » impliquait un renforcement ascétique de l’autocontrôle dans l’entraînement et dans l’épreuve physique et mentale (Héas et al., 2003). À l’inverse, d’autres chercheurs en ont souligné également les ressorts hédonistes, ludiques et festifs (Bessy, 1995 ; Segalen, 2017). Interroger le rôle joué par une alimentation de « l’extrême » dans un jeu contrôle/débridement permet d’interroger à nouveau frais le sens de l’activité. Dans une perspective eliasienne, le fait alimentaire, y compris l’appétit, est une activité socialement modelée et disciplinée par des conventions, des temporalités et des normes (Mennell, 1987). Or, si les cadres de l’alimentation contemporaine se sont diversifiés, « ce qui caractérise la situation du mangeur moderne n’est pas l’absence de règles, mais plutôt le foisonnement de discours contradictoires sur le mode du “il faut”7 ». Dans ce contexte pluriel, nous verrons que les pratiques alimentaires en ultra peuvent en effet jouer avec des registres normatifs pluriels, portés par des acteurs multiples (organisateurs, industriels, proches…) : les bonnes manières, les normes du « bien-manger », les préceptes savants de la diététique sportive.

  • 8 Segalen M. (2017), Les Enfants d’Achille et de Nike. Éloge de la course à pied ordinaire, Paris, M (...)

6Segalen (2017) a par ailleurs suggéré qu’une course à pied pouvait être appréhendée comme un rite profane d’effervescence, « succession d’étapes de séparation, puis de retour au monde civil, après purification8 » qu’il faudra décrire. Le débridement alimentaire dans la course devient alors une période ambiguë et provisoire de liminarité (Turner, 1990) dont l’efficacité sociale et symbolique s’appuie sur les étapes, les lieux de passage et les seuils qui l’encadrent. À l’intérieur de ce processus, nous verrons aussi se forger des micro-rituels alimentaires (Dupuy et Rochedy, 2018) sportifs. Nous observerons néanmoins que si ce phénomène concerne tous les coureurs, le débridement prend aussi des formes contrastées selon le degré d’expérience des sportifs passant par des formes renouvelées d’autocontrôle observables dans le temps.

Résultats

Un débridement alimentaire ritualisé

7De prime abord, s’alimenter en course d’ultra-trail est une réponse aux contraintes corporelles et matérielles fortes d’un effort d’endurance dans un environnement inhospitalier (terrain, météorologie). Il s’agit pour le coureur de réussir à assimiler suffisamment (en quantité et qualité) de nutriments pour couvrir ses dépenses énergétiques. Ces contraintes font l’objet d’une organisation sociale singulière. Une partie des rations est gérée en autonomie par les coureurs. Ils les portent sur eux dans un sac à dos et peuvent parfois faire appel à des proches pour se ravitailler ou faire déposer par l’organisation un sac dit « suiveurs ». L’autre partie est fournie par l’organisation de la course via des ravitaillements officiels qui permettent d’ingérer sur place des aliments ou de se réapprovisionner. Le système culinaire repose donc sur une situation hybride articulant les choix individuels du coureur (rations [ap]portées ou choix de mets consommés dans les stands) et une offre plus collective, proposée par des organisateurs de courses ayant d’autres logiques (marchande, économique, patrimoniale). Par ailleurs, l’alimentation en ultra recouvre différentes temporalités emboîtées : l’avant-course, le « sas » de départ (30 minutes avant le départ), la course elle-même, les ravitaillements en course, l’arrivée, le repas d’après-course. Au cours de ces temporalités, et si elle peut être décrite comme une alimentation a-normale (sans être anomique) – comme le fait d’ingurgiter en marchant dans un geste qui porte via des mains malpropres vers la bouche des bouts d’aliments salés arrosés de soda bu à la paille –, cette dénormalisation temporaire des conduites se fait de manière progressive par des transitions quasi ritualisées. Ce désordre alimentaire participe de la valeur déroutinisante d’une épreuve physique « extrême » et d’une expérience extra-ordinaire. Pour tous les coureurs, l’alimentation en course donne ainsi à voir un véritable espace-temps liminaire (Turner, 1990). Ainsi, nos observations montrent que les coureurs se distancent progressivement des significations et prescriptions propres aux conduites alimentaires normées du monde sportif pour s’approprier un rituel alimentaire par-delà les conventions. La liminarité s’apparente ici à une phase (Van Gennep, 1987) durant laquelle les coureurs mettent en place toutes ces pratiques dé-normalisantes qui les inscrivent dans un espace d’expérimentations et de jeu, caractéristique de ces turbulences alimentaires. Les coureurs s’échappent ainsi transitoirement des structures sociales et sportives composées de normes alimentaires conventionnelles grâce à l’expérimentation de pratiques et techniques alimentaires dont les valeurs symboliques sont essentielles (Turner, 1990). Ainsi, du repas d’avant-course aux tablées de finishers (en passant par la course elle-même et ses temporalités spécifiques que sont les ravitaillements par exemple), la structure sociale et symbolique du quotidien se débride (voire se renverse) au profit d’un [dés]ordre paradoxal entre réduction énergisante de la nutrition, alimentation excessive, festive et régressive ou au contraire une dénutrition transgressive.

L’avant-course et le dernier repas : le débridement

8La phase d’avant-course est un moment de passage. La veille, le dernier repas sur table se singularise : récurrente platée de pâtes (pour se « charger » en glucides), limitation des aliments supposés difficiles à digérer (ex. : viande rouge), etc. Si certains coureurs s’écartent de cette ascèse pour s’autoriser quelques transgressions hédonistes (consommation d’une bière, rituel d’un barbecue au camping…), il s’agit globalement de préserver un corps minutieusement forgé dans l’entraînement physique pour anticiper ses défaillances.

Fig. 1 : Quelques licences alimentaires avant course

Fig. 1 : Quelques licences alimentaires avant course

Photo : Aimé, coureur expérimenté, 42 ans.

Fig. 2 : Dernier repas au camping avant le départ de l’ultra

Fig. 2 : Dernier repas au camping avant le départ de l’ultra

Photo : Aimé, coureur expérimenté, 42 ans.

9Selon l’horaire de course, un dernier repas sur site constitue un temps intermédiaire, un peu suspendu. Ainsi quelques heures avant le départ officiel de l’UTBV (à 21 heures), des coureurs terminent de s’équiper sur le parking et reconditionnent leurs affaires et vivres de course. La plupart mangent seuls, la voiture se transformant en espace cuisine : dîner au volant, ou assis sur le rebord du coffre ouvert. Le véhicule est un espace transitionnel : dernier chez-soi et espace d’intimité faisant le lien avec la vie ordinaire. À cet instant, au regard des règles occidentales du bien manger (Elias, 1973) ordinaire au quotidien l’alimentation se dérègle de manière plutôt limitée : aliments froids parfois faits maison (salade de pâtes ou céréales), absence de table mais utilisation possible de couverts, assimilation à même le contenant (un Tupperware mué en assiette), gestes lents et silencieux, posture statique.

10Chacun semble dans sa bulle et se prépare à sa course. L’alimentation est un sas de concentration et une préoccupation importante. Si les coureurs communiquent peu, on peut entendre quelques échanges (ex. : s’interroger sur une stratégie optimale d’emport d’eau). Le rapport au corps est alors marqué par le contrôle, dans un calme mêlé de stress. Il s’agit de manger et boire suffisamment pour lancer la course, sans créer de trouble, notamment digestif. C’est aussi le dernier moment pour gérer confortablement ses excrétas et s’alléger-purger avant l’épreuve. Le rituel alimentaire se construit alors comme processus d’évidement (Turner, 1990) et de reconnaissance de ce qu’il est nécessaire, ou parfois simplement possible, de manger.

La course et ses ravitaillements : un méli-mélo alimentaire

11La ligne de départ est un seuil physique et symbolique où les coureurs forment un collectif d’anonymes prêts à basculer dans l’incertitude de l’épreuve. À quelques minutes du départ, l’effervescence et l’excitation collective montent subitement d’un cran à l’impulsion du speaker : les corps se redressent, les sportifs piétinent, s’étirent, se tapent dans les mains, le dos. L’alimentation n’est alors que liquide : dernières goulées (dans une bouteille parfois jetée au départ), voire une compote en gourde avalée à la hâte.

  • 9 Le choix des offres est autant fondé sur des principes diététiques (assimilabilité, apport) que su (...)

12Une fois le départ donné, le grand débridement peut alors s’observer distinctement dans deux espaces-temps liminaires. Durant celui de la course proprement dite, il s’agit de réussir à ingérer à la hâte des substrats alimentaires sans avoir à s’arrêter : gorgées d’eau ou de boissons énergisantes bues de manière échelonnée (à la pipette, à la paille) ou nourriture inusuelle et artificielle (gel/compotes/pâtes/barres énergétiques) en gourde et tube avalés quasiment sans mâcher en continu (aléatoirement ou rationnellement, peu importe) font voler en éclats les normes d’une alimentation ordinaire du quotidien (notamment relatives au bien-manger) pour laisser place à des normes « industrialo-scientifiques » transformant l’aliment en un substrat énergétique, « simple » carburant d’un corps machine. La turbulence est aussi celle d’un corps qui s’épuise, se dérègle et s’expose à tous. Dans cette logique, un relâchement des normes de pudeur est à l’œuvre sur les bords du chemin : banalité de pauses pipi ostensibles, mise à nu des vomissements et nausées… Mais c’est lors des ravitaillements, élaborés par les organisateurs et les bénévoles9, que la déroutinisation alimentaire se fait la plus nette.

Fig. 3 : Deuxième ravitaillement (presque 1 heure du matin, 4e heure de course, UTBV)

Fig. 3 : Deuxième ravitaillement (presque 1 heure du matin, 4e heure de course, UTBV)

Photo : Éric Boutroy.

  • 10 « Je crois que j’ai plus bu de Coca que d’eau. Je roule au gazole », dit en souriant un coureur à (...)

13C’est pour la majorité des coureurs un temps de pause devant des longs stands chamarrés d’aliments découpés en portion-bouchée. Dans une cohue paisible, on grignote ou bâfre debout, triture et mange avec les doigts, mâche en marchant. Salé, sucré, acide s’alternent et se mélangent en quantités déréglées (de l’inappétence à la gloutonnerie). À l’image des bonbons ou de sodas industriels consommés couramment, des mets inusuels voire « interdits » deviennent admis10. Dans un objectif de différenciation hédoniste ou festive, voire de marquage identitaire (mets du terroir), une minorité d’organisateurs s’écartent des recommandations nutritionnelles généralement exposées sur les stands de ravitaillement en proposant des mets « normaux » (raclette, lasagnes, parmentier) voire incongrus (vin, bière) rendus extraordinaires par le contexte propre de la course. Plus généralement, le rite se construit dans la répétition des mets et des gestes, quasiment identiques tout au long d’une course mais aussi entre les épreuves (tant les menus sont proches), conférant une familiarité de l’exceptionnel (Cazeneuve, 1971). Il provoque la turbulence de l’acte alimentaire quotidien, dans un désordre croissant avec l’épuisement des coureurs, de premiers ravitaillements efficaces et mesurés à une ingestion ralentie, hagarde et décontrôlée en fin de course. Il y a quelque chose de régressif dans ces moments désordonnés où ce sont de moins en moins les préceptes (nutrition ou bienséance) que les envies voire pulsions qui dictent une alimentation réduite à un maintien d’appétit et de capacité à assimiler des nutriments, quels qu’ils soient.

La fin de course et le repas de finisher : le retour à la norme

14La fin de la course marque une progressive renormalisation par différentes étapes de réintégration ; le jeu prend doucement fin et marque le retour à des normes ordinaires du bien-manger (tant du point de vue de l’aliment lui-même que des manières de table).

  • 11 « À l’arrivée par contre, vous pouvez vous lâcher et faire plaisir aux coureurs ! Le ravitaillemen (...)

15L’arrivée se caractérise par un ultime ravitaillement, dont les organisateurs soignent la composition et l’achalandage11 : on s’arrête et peut consommer sans plus aucun souci d’effort, il s’agit d’un dernier grignotage prolongeant l’expérience alimentaire liminaire de la course en prévision du repas final qui approche. En quittant la zone de course, il est commun de s’accorder une bière d’arrivée, quasi-trophée ritualisé. Cet écart vis-à-vis de la diététique sportive est un rituel commensal et intermédiaire, vers un rapport au corps ordinaire qui demande parfois une période d’adaptation comme le relate ce coureur pour qui cette fameuse bière est arrivée trop tôt par rapport au processus de retour à la norme : « Il y avait une bière à l’arrivée, moi, ça me faisait envie en fait. Je bois une gorgée et là j’ai senti direct que ça n’allait pas le faire du tout […] je l’ai vomi direct […]. J’en avais envie, ça me faisait plaisir de la boire ! » (Julien, 39 ans, directeur de formation chambre de commerce, premier ultra-trail).

Fig. 4 : La photo d’arrivée et la bière, deux micro-rituels des finishers (UTBV)

Fig. 4 : La photo d’arrivée et la bière, deux micro-rituels des finishers (UTBV)

Photo : Guillaume Routier.

16La réintégration se poursuit par la récupération de ses biens au vestiaire, un changement de tenue (parfois une douche purificatrice), des longues pauses avant le rituel final du repas d’après-course. Ce dernier temps fort n’est pas que fortifiant : il symbolise le retour progressif à la normalité. On y mange, assis et à table, un repas ayant une structure classique entrée-plat-dessert, avec des plats cuisinés, accompagnée de boissons (dont du vin) et de morceaux de pain. On recommence à manger avec des ustensiles (couverts, verre), même s’ils sont jetables (plastique, carton). La dernière étape est franchie avant le retour à une vie normale, et la lente reconstitution d’un corps poussé dans ses retranchements.

Fig. 5 : Le repas d’arrivée, un plateau structuré identique pour tous (UTBV)

Fig. 5 : Le repas d’arrivée, un plateau structuré identique pour tous (UTBV)

Photo : Guillaume Routier.

Fig. 6 : Dernier seuil alimentaire, au menu un plat beaujolais « authentique » (saucisson cuit au vin rouge, UTBV)

Fig. 6 : Dernier seuil alimentaire, au menu un plat beaujolais « authentique » (saucisson cuit au vin rouge, UTBV)

Photo : Guillaume Routier.

17Entre épuisement et fringale, la reprise quotidienne peut encore prendre un peu de temps, tels ces phénomènes de compensation évoqués par Julien (« vers 3, 4 heures du matin après la course, ça m’a réveillé, j’ai dû aller manger ce que je ne fais jamais ») ou Maëlle (44 ans, saisonnière dans le tourisme, ultra annuel) éprouvant l’impossibilité de s’alimenter une fois « arrivée à la maison, j’ai pas pu ni boire, ni manger, là… j’ai mangé, j’ai dormi et j’ai dû manger, peut-être huit heures après quoi, ça a mis vraiment beaucoup de temps à revenir ».

18Ces cadres de l’expérience viennent donc marquer la course avec des temporalités séquencées, des seuils mis en place par les organisateurs, alors que les rites alimentaires développés par les coureurs montrent une alimentation plutôt paradoxale en ultra-trail.

L’expérience comme vecteur d’autonomisation des coureurs : un écart à la norme contrasté

19Pour le peloton, la course marque un temps hors du quotidien assurant une fonction déroutinisante à laquelle l’alimentation participe. Pour autant, ce système alimentaire n’est pas uniforme ; il est géré et vécu de manière contrastée selon l’expérience des coureurs. Devenir coureur d’ultra nécessite de connaître différentes phases de réajustements, fondées sur l’aguerrissement et le contrôle de soi (Héas et al., 2003), autorisant des expériences de ruptures plus nuancées.

Les néo-ultra-traileurs : alimentation déréalisée pour corps-machine

20C’est pour les néo-coureurs que l’épreuve est la plus imprévisible car un ultra représente une barrière physiologique, psychologique et symbolique dans une carrière de traileur. Pour eux, les débordements (durée et difficulté de l’épreuve, incertitude sur la capacité de leur corps à durer) font l’objet d’une réponse hétéronome, grâce à des acteurs externes (organisateurs de courses, prestataires de ravitaillement, industriels de l’alimentation sportive) via des croyances ritualisées dans le monde sportif (ex : prise de sucre au moment critique, recours à des gels booster). Cela produit une alimentation fonctionnelle fondée de manière centrale sur l’assimilation de substrat alimentaire très fortement transformé.

21Les souvenirs alimentaires des coureurs reviennent de manière assez systématique à un marqueur : les gels énergétiques, qu’ils connaissent pour les avoir utilisés dans des courses moins longues ou d’autres types d’épreuves (marathon, courses cyclistes). Maëlle se souvient ainsi de sa première Courmayeur-Champex-Chamonix faite avec son compagnon : « Il était parti avec 30 ou 35 gels dans son sac ! » De nombreux coureurs tendent au début se rassurer par les offres des industriels de la nutrition sportive. Benjamin (32 ans, médecin, coureur expérimenté) explique : « On nous dit boisson d’endurance […] je me dis : “Tiens, ça va être bon pour ça” et puis on reprend cette boisson. Et puis après, différents types de gels, différents types de parfums suivant mes préférences. » Comme beaucoup de coureurs, il reconnaîtra « succomber au marketing tout simplement ». Aspirer des tubes plastiques, mélanger des poudres énergétiques, mâcher des substances pâteuses hyperprotéinées : c’est une alimentation artificielle et a-normale jusque dans ses techniques qui doit permettre de « contrôler » un corps aux limites. Paradoxe : cette volonté de maîtrise va de pair avec des débordements corporels dont tous témoignent : nausées, pertes d’appétit voire anorexie. L’espace de déroutinisation produit par le débridement du fait alimentaire est en ce sens un processus essentiellement hétéronome, marqueur de la construction collective (et marchandisée) de l’expérience.

Les ultra-traileurs expérimentés : entre autonomisation et retour du plaisir

22Les coureurs expérimentés, non sans maintenir pour certains un jeu d’incertitude (par des courses toujours plus dures), autonomisent davantage leurs conduites alimentaires dans une forme d’autocontrôle émotionnel et pulsionnel. Certaines pratiques alimentaires se stabilisent progressivement pour se transformer en rituels de course dont le plaisir devient un motif, quitte à déplacer les renversements.

23Les réajustements se faisant, les croyances et pratiques envers les produits évoluent ainsi que la confiance envers certains préceptes médicaux comme le précise Arsène (41 ans, coureur expérimenté) : « J’essaie de lutter contre les stratégies de boissons, à savoir toutes les quinze minutes, deux gorgées. » D’autres turbulences plus en profondeur viennent bouleverser les stratégies alimentaires initiales. Certains, en tentant de respecter les logiques, « de dire il faut mettre le plus de force possible dans la bagnole pour avancer », les exposent alors à des « déboires, des vomissements, des troubles digestifs, des douleurs abdominales, des abandons » (Arsène). L’autonomie se mesure ainsi dans le changement de stratégie de course qui s’exprime, chez certains, comme complémentaire de convictions personnelles définies par une « sobriété alimentaire » avec « des produits non transformés, quasiment pas de glucides » (Aimé, 42 ans). Dès lors, le réajustement de ces pratiques alimentaires et identitaires les conduit à ne se fier quasiment plus qu’à leur appétit et envies en course. Comme le souligne Benjamin, ses premières heures de course « se gèrent à la sensation ». Ce contrôle alimentaire prend du sens car une distance est construite avec les savoirs experts qui induisent, via les glucides notamment, une « acclimatation du corps à cette énergie simple et trop facilement disponible » (Marc, 43 ans). Dénonçant une forme d’addiction, ce coureur déclare privilégier une « liberté énergétique ».

24Par la suite, les coureurs se tournent vers des aliments plus plaisants, classiques et moins transformés (fruits, fromage). Cette mise à distance des « substrats énergétiques » et le retour à une « biologisation » (au sens de Vialles, 2016) des aliments est lourde de sens. Tous les ultras expérimentés évoquent la réduction drastique voire l’arrêt des prises d’aliments dont la consistance (le « pâteux ») et les goûts sont trop éloignés d’une alimentation « naturelle », sources de « dégoûts ». Cette relative reprise de contrôle sur la course illustre le processus d’autonomisation de l’acte alimentaire. Il s’agit de prendre du temps pour expérimenter et « trouver ce qui te va bien » (Guillaume, 36 ans, directeur des ressources humaines, coureur régulier) : « Mon estomac a besoin de trucs solides à mastiquer […] maintenant, avec le temps c’est par rapport à mes envies et aux qualités nutritionnelles des produits parce que je suis un peu plus dans la performance sur les trails et j’ai besoin d’efficacité dans les nutriments » (Damien, 39 ans chef cuisinier, coureur expérimenté).

25Le détachement n’étant pas total pour autant, les coureurs expérimentés tendent plutôt à réduire et à conditionner leur consommation de substrats énergétiques. Ils en apportent moins mais choisissent davantage la composition et la provenance pour ne s’en servir que « au cas où ». Guillaume évoque cette dimension conditionnelle : « Les gels […] pour moi c’est très efficace en termes de coup de fouet, mais faire comme certains athlètes […] qui dit sur une course j’ai bouffé 20 gels, [soupir] je trouve ça ouf, parce que moi au niveau du bide, ça ne passerait jamais. »

Rationaliser l’alimentation liminaire : mixer les normes

26La rationalisation est également marquée par l’injonction « il faut », la poursuite de l’effort devenant impossible en cas d’absence d’ingestion. Cette injonction à la nécessité de manger en quantité (plus que de bien manger) renvoie à la gestion délicate de l’inappétence, des troubles gastriques mais aussi à une alimentation plus pragmatique et fonctionnelle qui n’en reste pas moins gouvernée par les sensations. Comme le souligne Guillaume, « il faut se forcer à prendre […] dès la première demi-heure, il faut que j’en prenne une [compote ou purée de fruit], alors ça moi je, je suis toujours en train de lutter ». Dans la même veine, Alice (25 ans, psychomotricienne, coureuse régulière) mange à intervalles réguliers (toutes les heures), qu’elle ait envie ou non car « il faut manger » dit-elle, « c’est une question de survie ». Comme elle le répète, elle n’a pas envie de manger toutes les heures, mais elle se force car « il faut tenir ».

Fig. 7 : Une valise de bricolage pour ranger le ravitaillement apporté par un proche. Une rationalisation poussée pour des aliments-outils (UTBV)

Fig. 7 : Une valise de bricolage pour ranger le ravitaillement apporté par un proche. Une rationalisation poussée pour des aliments-outils (UTBV)

Photo : Éric Boutroy.

  • 12 L’hyponatrémie désigne la diminution de la concentration de sodium dans le plasma sanguin. Elle pe (...)

27À la suite de ce premier niveau de rationalisation, les connaissances scientifiques dont dispose le coureur viennent aussi largement influencer la gestion alimentaire durant ses premières courses. Si la gestion au long cours peut être parfois qualifiée de « olé olé […] sans rien de prévu, pas de structure pour [s]’alimenter et [s]’hydrater » (Abel, 25 ans), le recours épisodique mais nécessaire au savoir scientifique rassure. Au début de sa carrière, Abel explique que pour pallier le manque de planification, sa « base » concernait la gestion de l’équilibre glycémique « toujours associée avec la prise de sucre, toujours associée à une hydratation pour que le volet alimentaire circulaire bien […], éviter les grosses descentes, les grosses hypo après une espèce de période d’euphorie liée au pic glycémique ». Tout cela pour éviter de ne pas « sombrer dans le syndrome du ravitaillement et défoncer tous les tubes ». À son tour, Damien raconte : « Moi, j’attends pas d’avoir faim, parce que si j’attends, c’est trop tard en fait. C’est pareil que si t’attends d’avoir soif pour boire. Je le fais régulièrement, je m’alimente régulièrement, je bois régulièrement pour toujours avoir un apport. » À cette injonction s’ajoute le mécanisme d’observation-imitation des conduites d’autres coureurs, notamment les coureurs « élites » qui exercent une influence chez certains coureurs amateurs alors en phase de contrôle de leur alimentation, notamment grâce à ces acteurs externes. Cette imitation permet alors de légitimer des consommations ou des conduites. Les pratiques marketings traditionnelles et la présence sur les réseaux sociaux de coureurs élites ou professionnels jouent un rôle paradoxal : tantôt diffuseur-amplificateur de principes à adopter, tantôt l’inverse par soupçon à l’égard de la relation aux marques de ces coureurs. Chez les coureurs expérimentés, il s’agit surtout de s’en inspirer pour ensuite les adapter et les individualiser à leurs sensations gustatives plutôt que de les reproduire mécaniquement. Il est à noter par exemple que cette injonction à boire régulièrement évoquée par Damien est remise en cause par certains acteurs de sports d’endurance (coureurs, médecins/nutritionnistes). D’autres, comme Arsène cité plus haut, préconisent au contraire de boire davantage à la sensation pour éviter les excès d’eau corporelle. Après avoir souvent conseillé la prise d’eau à intervalles réguliers, le savoir savant des experts en nutrition sportive recommande d’ailleurs désormais de faire attention à cette pratique qui conduit à de potentielle hyponatrémie12.

28Rationnaliser son alimentation est pour les coureurs un processus d’expérimentation qui vise à trouver et à stabiliser sa solution, comme une manière personnelle de conjuguer nécessité et volonté (et plaisir). Benjamin explique comment une barre chocolatée est devenue cardinale alors même qu’il n’en mange jamais en temps normal : « le Mars est venu d’une course […] sur le ravitaillement ils avaient découpé des petits carrés de Mars. Et j’ai trouvé ça super […] C’est vraiment au fur et à mesure, ça s’est construit comme ça […] des expériences ont été faites pendant des courses. » C’est dans ce jeu d’expérimentation et d’autonomisation au sein duquel le plaisir prend de plus en plus de place que l’on note aussi parfois un « retour à la vraie bouffe » (Arsène). Esteban (41 ans, entrepreneur, coureur expérimenté) explique l’importance de la réflexivité alimentaire sur ses performances sportives, car suite à une tentative de normalisation alimentaire imposée par son coach (en 2017), il fait le choix de revenir après quelques mois à ce qui lui semblait mieux adapté :

Il m’a imposé des entraînements, de la nourriture et en fait, moi ça m’a fait prendre du poids et j’avais plus de force, j’avais plus de jus, j’avais plus rien. J’avançais plus sur mes courses. Donc après avoir limité la casse sur trois-quatre courses, j’ai tout arrêté. Je suis reparti comme à l’ancienne, à manger comme je mangeais, à boire comme je buvais. Eh bah, j’ai re-cartonné tout de suite aussi derrière.

29L’affect et le symbolique se mélangent autour d’aliments plus authentiques et personnels, tels ces coureurs expérimentés qui vantent les vertus du riz gluant ou de la purée de patates douces (ce qui n’est pas sans contrainte technique d’emport et consommation). Le temps est un ingrédient important d’une forme de renormalisation du décontrôle. C’est ainsi que Julien envisage le fait de boire une soupe chaude à des horaires correspondant à des repères de repas normaux : « J’ai une sensation d’être… Quelque part, comme si ça t’extrait un peu de la course, tu fais ton repas normal. » Cette déclaration de coureur fait écho à notre commentaire précédent sur les organisateurs proposant parfois une alimentation normale aux coureurs.

30In fine, les coureurs développent par itération une connaissance profane et personnelle de ce qui passe pour eux. Ainsi, la signification du bien-manger et de ce qu’il faut manger évolue au fil des réajustements et expériences personnelles. Cela vient montrer que dans l’itération, l’apprentissage « par corps » (Faure, 2000) permet aux expérimentés de se repérer, de savoir ce qui plaît ou non, fonctionne ou non, malgré certaines turbulences tolérées. Le détachement relatif et progressif des produits industrialisés va avec l’attachement progressif à des mets plus traditionnels, parfois « faits maison » en tout cas personnalisés en fonction d’appétences plus individuelles.

31À la fin, bien que davantage adaptés et rationalisés à l’échelle individuelle, les comportements alimentaires des coureurs expérimentés continuent de jouer leur rôle déroutinisant comme le montrent certaines interviews qui relatent des moments particuliers de la course (dénivelés importants pour manger en marchant ; manger à l’envie plus que par besoin, etc.). En course, ils restent a-normaux, notamment vis-à-vis des normes nutritionnelles sportives, et donc continuent d’assurer leur fonction déroutinisante.

Conclusion

32Cette turbulence alimentaire n’est pas un phénomène anomique, mais davantage une suspension voire une subversion des normes du, ou plutôt des, « bien manger » (issue des préceptes experts de la nutrition sportive ou des normes courantes du quotidien), révélatrice des valeurs contrastées de l’ultra. Fondé sur un endurcissement ascétique et une anticipation des défaillances potentielles (jeu ascétique et agonistique à la « survie »), l’ultra implique l’acquisition de connaissances, de savoir-faire et d’expériences tout aussi techniques que corporelles synonymes de rationalisation et de [auto]contrôle de soi. Pour autant, « l’esprit trail » fait aussi de l’ultra une activité festive et chaleureuse (Bessy, 2002, 2005), ce qui donne à beaucoup l’envie de participer. « Bien manger » en ultra-trail est ainsi et aussi un espace d’individuation défini entre respect des normes, bricolage des choix et construction du soi (Corbeau et al., 2019). C’est en ce sens que l’alimentation en ultra-trail, moyen d’évacuation des émotions, donne à voir certaines formes identitaires et imaginaires marquées par les désordres émotionnels et leurs réorganisations progressives. De nombreux coureurs évoquent la valeur déroutinisante de leur course sans pour autant l’associer spécifiquement à leur manière de se nourrir. Pourtant, force est de constater qu’au milieu d’une épreuve de contrôle de soi (Héas et al., 2003), l’alimentation est un espace d’effervescence et d’expression des pulsions qui, bien que contrôlé, favorise le relâchement et participe à la construction d’un temps envisagé pour soi (Elias et Dunning, 1994). C’est donc ce jeu temporaire de débridement et de décivilisation alimentaire qui donne, plus encore que la course elle-même, une valeur extra-ordinaire et déroutinisante à l’ultra-trail.

33Il n’en demeure pas moins que ces courses apparaissent comme des lieux de la dépense cadrée et institutionnalisée, dont les débordements restent doublement contrôlés : d’une part par leurs caractères temporaires, organisés et théâtralisés ; d’autre part en ce que ces ruptures avec un quotidien trop réglé font partie de ses réponses aux injonctions contemporaines à une vie intense et au dépassement de soi (Ehrenberg, 1991 ; Quéval, 2004).

  • 13 Lamoureux N. (2018), « Ultra-trail : les défoncés de l’effort », Le point, 1er septembre 2018. URL (...)

34Sous un autre angle, le monde de la course à pied d’endurance et particulièrement de l’ultra-trail peut être perçu de l’extérieur comme un espace qui se caractérise par son « inutilité » où se côtoient des « défoncés de l’effort »13 : dépenses énergétiques sans compter, souffrances inutiles, investissement personnel important, etc. Or, derrière ces représentations coutumières, se cache en réalité un espace organisé de la dépense (Illouz, 2019) où les finalités (sensorielle, écologique, économique par exemple) sont bien réelles. Ainsi, cet espace de « marchandisation émotionnelle » tend à caractériser les liens émergents entre consommation et émotions et, de ce fait, interroge le lien qui existerait entre l’essor des courses d’ultra-trail et la satisfaction immédiate d’un besoin de consommation émotionnelle à vertu déroutinisante. Cette hypothèse mériterait d’être approfondie sous le double prisme de l’espace sportif et de l’espace économique en tant que lieu de la dépense (notamment énergétique) et propice au capitalisme émotionnel. En d’autres termes, un espace de déroutinisation marchandisée au sein duquel le coureur consomme des émotions tout autant que ses émotions sont consommées.

35En permettant et favorisant des temporalités à forte valeur déroutinisante, l’ultra-trail s’inscrit de plain-pied dans le processus de civilisation décrit par Elias. Il renvoie à la constitution d’une individualité partiellement (au moins) assujettie. L’apprentissage de la maîtrise des émotions ou encore des pulsions s’inscrit dans une dynamique d’autonomisation contrainte de l’individu au sein de laquelle nous retrouvons les deux faces contraires du processus d’assujettissement. En effet, le renforcement du contrôle social des individus par intériorisation des injonctions de ce contrôle va de pair avec leur autonomie accrue et trouve en cette dernière l’une de ses modalités (Bihr, 2007, 2014).

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Notes

1 Ces courses nature, d’au moins 80 km de distance et plusieurs milliers de mètres de dénivelé, font l’objet d’une inflation agonistique de formats toujours plus démesurés (ex. : Swiss Peak Trail, 360 km, 25 500 m de dénivelé).

2 Soutenu par la fondation Ultra Sport Science : https://www.ultrasportsscience.org

3 Ultra-Trail du Vercors (UTV), Ultra-Trail du Beaujolais vert (UTBV), Grand Trail du Saint-Jacques (GTSJ).

4 Échantillonnage raisonné par diversification des profils (croisement des critères sexe, âge, niveau et d’ancienneté dans la pratique).

5 Voir par exemple Linhardt (2001) ou Bonny (et al., 2003) pour une synthèse des débats et aggiornamentos conceptuels sur le processus de civilisation.

6 Bromberger C., Hayot A., Mariottini J.-M. (1995), Le match de football . Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Maison des sciences de l’homme, p. 29.

7 Poulain J.-P. (2017), Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, PUF., p. 71.

8 Segalen M. (2017), Les Enfants d’Achille et de Nike. Éloge de la course à pied ordinaire, Paris, Métailié, p. 63.

9 Le choix des offres est autant fondé sur des principes diététiques (assimilabilité, apport) que sur une rationalité logistique et économique (facilité d’acquisition/préparation/conservation, coût, faire plaisir au coureur).

10 « Je crois que j’ai plus bu de Coca que d’eau. Je roule au gazole », dit en souriant un coureur à un ami au troisième ravitaillement (note terrain UTBV).

11 « À l’arrivée par contre, vous pouvez vous lâcher et faire plaisir aux coureurs ! Le ravitaillement d’arrivée est un des derniers points de passages du coureur sur votre course, il s’en souviendra alors ne le décevez pas. » Voir https://adeorun.com/blog/conseils-organisateurs/ravitaillement-trail

12 L’hyponatrémie désigne la diminution de la concentration de sodium dans le plasma sanguin. Elle peut être causée par une hydratation excessive. En effet, en augmentant le volume d’eau corporel, le taux de concentration en sodium tend à baisser s’il n’est pas lui-même augmenté.

13 Lamoureux N. (2018), « Ultra-trail : les défoncés de l’effort », Le point, 1er septembre 2018. URL : https://www.lepoint.fr/societe/ultra-trail-les-defonces-de-l-effort-01-09-2018-2247550_23.php

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Quelques licences alimentaires avant course
Légende Photo : Aimé, coureur expérimenté, 42 ans.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 62k
Titre Fig. 2 : Dernier repas au camping avant le départ de l’ultra
Légende Photo : Aimé, coureur expérimenté, 42 ans.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 111k
Titre Fig. 3 : Deuxième ravitaillement (presque 1 heure du matin, 4e heure de course, UTBV)
Légende Photo : Éric Boutroy.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 263k
Titre Fig. 4 : La photo d’arrivée et la bière, deux micro-rituels des finishers (UTBV)
Légende Photo : Guillaume Routier.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 203k
Titre Fig. 5 : Le repas d’arrivée, un plateau structuré identique pour tous (UTBV)
Légende Photo : Guillaume Routier.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 152k
Titre Fig. 6 : Dernier seuil alimentaire, au menu un plat beaujolais « authentique » (saucisson cuit au vin rouge, UTBV)
Légende Photo : Guillaume Routier.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 233k
Titre Fig. 7 : Une valise de bricolage pour ranger le ravitaillement apporté par un proche. Une rationalisation poussée pour des aliments-outils (UTBV)
Légende Photo : Éric Boutroy.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/10522/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 178k
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Pour citer cet article

Référence papier

Guillaume Routier, Florian Lebreton, Éric Boutroy et Julie Hallé, « Les turbulences alimentaires »Socio-anthropologie, 44 | 2021, 65-84.

Référence électronique

Guillaume Routier, Florian Lebreton, Éric Boutroy et Julie Hallé, « Les turbulences alimentaires »Socio-anthropologie [En ligne], 44 | 2021, mis en ligne le 30 novembre 2021, consulté le 15 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/10522 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.10522

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Auteurs

Guillaume Routier

Guillaume Routier est maître de conférences en sociologie à l’université Claude-Bernard Lyon 1 et membre du Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport (L-VIS EA 7428). Ses travaux portent sur l’engagement dans les pratiques physiques et sportives outdoor, et plus spécifiquement dans les activités dites « à risque ».

Florian Lebreton

Florian Lebreton est maître de conférences en socio-anthropologie à l’Université du littoral Côte d’Opale, et membre du Laboratoire territoires, villes, environnement & société (TVES ULR4477). Ses travaux portent sur les usages sociaux, corporels et culturels de l’espace et plus largement des environnements de pratiques sportives, récréatives et de loisirs.

Éric Boutroy

Éric Boutroy est maître de conférences en anthropologie à l’université Claude-Bernard Lyon 1 et membre du Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport (L-VIS EA 7428).

Julie Hallé

Julie Hallé est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Claude-Bernard Lyon 1 et membre du Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport (L-VIS EA 7428).

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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