- 1 La définition précise de ce que recouvre le « hauturier » n’est pas consensuelle et de nombreuses (...)
- 2 Parrain C. (2012), « La haute mer : Un espace aux frontières de la recherche géographique », EchoG (...)
1La haute mer est progressivement investie par les sciences sociales qui visent à l’explorer dans ses multiples dimensions sociopolitiques et environnementales, symboliques et matérielles. Comme en témoignent les travaux de Bueger (2020) sur la gouvernance globale de la contre-piraterie, Flécher (2015) sur le transport maritime ou encore Parrain (2012) sur la navigation à voile, les terrains « hauturiers1 » présentent des défis pour l’enquête ethnographique. « L’océan est un terrain ardu2 » écrit Parrain, du fait de son immensité, du dynamisme de ses caractéristiques physiques et de l’importance des moyens matériels requis pour s’y rendre. Flécher (2015) souligne les restrictions économiques, politiques et diplomatiques qui ont conditionné sa capacité à embarquer à bord de navires commerciaux ainsi que le caractère éphémère des collectifs sociaux qu’elle a pu ethnographier et auprès desquels elle ne peut retourner. Bueger (2020), enfin, avance l’impossibilité d’identifier un terrain d’enquête temporellement et spatialement circonscrit face à un champ de pratiques éclaté, hautement mondialisé et aux sociabilités en grande partie numériques.
- 3 Ce dôme thermal est un phénomène d’upwelling océanique caractérisé par la remontée en surface d’ea (...)
2Ces constats résonnent avec nos travaux sur le suivi et la gestion de la pêche thonière dans le Pacifique Sud (dans le cas de Juliette) et de la conservation de la biodiversité d’un dôme thermal3 dans le Pacifique Tropical oriental (dans le cas de Nadège). Les entités que nous étudions sont physiquement éloignées, mobiles, socialement verrouillées et inscrites dans des réseaux mondialisés mêlant espaces terrestres et maritimes. La pandémie de Covid-19, survenue durant nos recherches, a restreint nos capacités de déplacement et nous a longtemps contraintes à enquêter depuis nos bureaux situés en France. La haute mer nous est rapidement apparue comme un cas empirique marqué par une distance extrême et complexe, principalement géographique mais également articulée à d’autres formes de distances, sociales ou temporelles.
3Croisant nos expériences de recherche sur des objets d’étude hauturiers, nous poursuivons dans cet article des questionnements plus généraux sur la possibilité et les modalités pratiques d’une enquête ethnographique à distance, entendue ici dans son sens géographique (voir par exemple Mead et Métraux, 1953 ; Postill, 2016). Nous rendons compte des stratégies que nous avons mises en place pour aborder la haute mer « de loin », malgré la distance, et des méthodes que peuvent mettre en place les sciences sociales pour s’emparer de ce type de sujet.
4Ces retours d’expérience s’inscrivent dans, et alimentent, des réflexions plus larges, amorcées à partir des années 1970 pour réfuter une approche essentialiste de la notion de « terrain » et faire de celle-ci un nouvel objet d’étude et de réflexivité pour les sciences sociales (Stocking, 1984 ; Gupta et Ferguson, 1997). Face à la diversification des thèmes étudiés, la mondialisation croissante des processus sociaux puis l’essor des modes de communication à distance, ces travaux invitent à dépasser, d’un point de vue méthodologique comme épistémologique, l’archétype malinoswkien du terrain et la prépondérance de l’observation participante, voire sa fétichisation (Gupta et Ferguson, 1997).
5Cette remise en cause passe notamment par la reconceptualisation du terrain comme un espace relationnel plutôt que seulement spatial (Martin, 1998 ; Beaulieu, 2010). De nouvelles techniques d’enquête ont ainsi été avancées, notamment au travers des ethnographies « multisituées » qui consistent à « suivre » des objets, des personnes ou encore des métaphores, pour repenser l’inscription spatiale des processus sociaux et mieux rendre compte des mobilités accrues par la mondialisation (Marcus, 1995). Si ces approches semblent tout à fait indiquées d’un point de vue épistémologique pour nous permettre de surmonter la distance à la haute mer au travers de ses connexions à la terre, elles engendrent néanmoins des défis méthodologiques et logistiques pour le chercheur (Burrell, 2009). En particulier, la multiplication des sites d’enquête peut augmenter les distances géographiques à surmonter (tout particulièrement dans le cas d’objets d’étude mondialisés comme les nôtres), ne permettant pas de contourner le problème de la distance au terrain.
6À cet égard, les outils numériques de communication ont ouvert de nouvelles perspectives méthodologiques, notamment dans le cas de chercheurs physiquement éloignés de leur objet d’étude (Hoang et al., 2021). Au-delà d’offrir à l’enquête ethnographique de nouveaux modes d’acquisition des données, ces outils transforment aussi les régimes de sociabilité. Les échanges en ligne renouvellent la notion de « présence » (Coleman et Collins, 2006) et la physicalité des espaces d’interaction, amenant de nouveaux questionnements sur les modalités et potentialités de l’ethnographie en ligne (Hine, 2015). Tour à tour présentées comme promesse ou péril pour la recherche en sciences sociales (voir Boukala et Cerclet, 2020), les plateformes numériques deviennent à la fois instrument, méthode, terrain et objet de recherche (Bourdeloie, 2014). De nombreux travaux s’accordent désormais sur l’intérêt de combiner ces méthodes de recherche numériques avec les méthodes traditionnelles (par exemple Cornillet et Datchary, 2020). Il s’agit de penser leur articulation et leur continuité plutôt que leur apparente dualité (Pastinelli, 2011) au profit d’une ethnographie connective, par laquelle le chercheur se déplace entre divers modes de communication et divers lieux, en ligne et hors ligne (Hine, 2015). Les outils numériques constituent ainsi une médiation parmi d’autres de sociabilités désormais « multiplexes », opérant en ligne, partiellement en ligne ou hors ligne (Chibois, 2021).
7Dans cet article, nous expliquons en quoi la haute mer nous confronte à des distances extrêmes. Nous exposons ensuite les modalités pratiques de nos méthodes de recherche, multisituées et mutiplexes. Nous nous attardons enfin sur certaines études de cas, tirées de nos expériences, pour rendre compte des effets d’un tel dispositif d’enquête à distance sur les relations enquêteurs-enquêtés, sur le chercheur en tant que sujet incarné et sur l’engagement de ce dernier sur et vis-à-vis de son terrain.
- 4 Ces espaces maritimes sont situés entre 12 et 200 miles nautiques (soit environ 22 et 370 km) depu (...)
8La haute mer, en tant qu’espace physique, se distingue par l’éloignement et l’immensité des eaux qui la constituent. Les zones économiques exclusives4 de Fidji et de Nouvelle-Calédonie, où opèrent principalement les flottes de pêche au thon étudiées par Juliette, recouvrent plusieurs millions de kilomètres carrés, à plus de vingt kilomètres de la côte. Le dôme thermal auquel s’intéresse Nadège émerge généralement à plusieurs centaines de kilomètres des côtes sur une surface qui peut s’étendre sur plus de 500 000 km². Se rendre sur ces espaces requiert du temps (les embarquements durent généralement plusieurs semaines, voire mois) ainsi que des moyens de navigation spécifiques, coûteux et aux capacités d’accueil restreintes. Être « en haute mer » ne garantit pas de pouvoir interagir avec des actants extérieurs au huis clos du navire, humains ou non : pêcheurs, poissons, engins de pêche occupent des positions variables et éphémères, inconnues du plus grand nombre.
9Ces mobilités sont à l’origine d’une organisation hautement mondialisée. Les pêcheries hauturières s’appuient sur des navires aux pavillons divers, pouvant exploiter la ressource halieutique de différentes juridictions et débarquer leurs prises dans des États autres que ceux où elles ont été pêchées. Les poissons peuvent être transbordés d’un bateau à l’autre avant de subir, à terre, diverses transformations puis d’être exportés. Cette organisation transnationale a motivé un système de gestion multiscalaire, articulant aux institutions nationales des institutions régionales basées en Nouvelle-Calédonie, aux Salomon ou dans les États fédérés de Micronésie pour le Pacifique Sud. Le dôme thermal, lui, est fréquenté par des océanographes et des pêcheurs de divers pays et fait l’objet d’un projet de conservation mené par une ONG régionale située au Costa Rica sur financements européens. Ces caractéristiques remettent en cause la pertinence d’un site d’étude unique au profit d’une approche multisituée mais ajoutent des distances géographiques supplémentaires à surmonter.
10Notre inscription dans des projets de recherche « Nord-Sud » ajoute à notre éloignement géographique : ces espaces hauturiers se rattachent à divers pays (Fidji, Nouvelle-Calédonie, Costa Rica, Nicaragua) situés à des milliers de kilomètres de nos lieux de vie. Cette configuration est devenue problématique quand la pandémie de Covid-19 a provoqué l’annulation du second déplacement de Juliette à Fidji et en Nouvelle-Calédonie et le report du séjour de Nadège en Amérique centrale de plus d’un an.
- 5 Ce constat a amené Juliette à réorienter sa question de recherche. Relevant que de nombreux acteur (...)
11La distance à la haute mer n’est pas le seul fait de notre position de chercheuses extérieures aux milieux étudiés, mais semble plutôt constitutive de ces derniers. L’ensemble des acteurs étudiés se confrontent aussi à cette problématique. Tous sont distants (bien que plus ou moins) les uns des autres dans l’espace et le temps. Les marins s’éloignent de leurs familles et employeurs pour pêcher ; les gestionnaires se déplacent entre différentes institutions, souvent sans jamais aller en mer. La haute mer, par ses spécificités géographiques, contribue à façonner les sociabilités ainsi que les rapports des enquêtés avec le chercheur. Les distances plurielles de la haute mer constituent à la fois un obstacle méthodologique et une donnée d’enquête5.
12Nos objets d’étude nous confrontent à d’autres formes de distance, créées ou maintenues par divers processus sociaux, et qui influent sur les aspects géographiques de nos terrains. La pêche thonière industrielle est enchevêtrée d’enjeux sécuritaires, économiques et géopolitiques qui compliquent l’accès à certains sites. Au Costa Rica, les débarquements de la pêche se font principalement dans des ports à l’entrée réglementée. Les licences de pêche ou les décisions réglementaires se négocient dans des arènes interétatiques dont l’accès est contraint par des protocoles bureaucratiques lourds et restrictifs : Juliette a dû signer un contrat de confidentialité pour pouvoir assister au comité scientifique régional d’évaluation des stocks de thons.
- 6 Les observateurs des pêches sont embarqués à bord des navires pour consigner les activités de pêch (...)
13La prédominance du genre masculin a largement orienté nos interactions avec les enquêtés. Juliette, à plusieurs reprises, s’est vue déconseiller d’embarquer à bord d’un navire de pêche fidjien, espace confiné et isolé où elle serait la seule femme pour des semaines – pour des raisons sécuritaires ou d’équipements (notamment les sanitaires) inadaptés. À l’inverse, ces distances sociales ont parfois justement pu être surmontées grâce à la distance géographique : il pouvait être plus rassurant de gérer notre statut de « femme » en abordant les pêcheurs ou les observateurs des pêches6 au travers des réseaux sociaux comme Facebook plutôt qu’en face-à-face.
14Ces aspects soulignent que la distance à la haute mer est un problème spatial, dans son sens euclidien, qui s’enrichit de dimensions relationnelles. Bien que moins traitées dans cet article, celles-ci complexifient d’autant plus l’enquête. Dans la partie qui suit, nous revenons sur les stratégies déployées pour étudier nos terrains malgré leur éloignement.
15D’emblée, une approche multisituée a semblé pertinente pour appréhender des phénomènes se déployant sur des milliers de kilomètres, et impliquant des acteurs hyperfluides, mobiles et fragmentés (Bourrier, 2013) mais néanmoins connectés à des lieux terrestres. Nous nous sommes mises « en mouvement » (Meyer et al., 2017) pour pister poissons, pêcheurs ou dôme thermal depuis la terre et construire notre terrain de façon processuelle (Coleman et Collins, 2006), comme un assemblage de lieux, d’actants, de pratiques et de discours.
16De France, Juliette s’est rendue au port de pêche de Suva (Fidji), dans des entreprises de pêche ou une usine de transformation, puis à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), au port de pêche local, au sein d’une institution halieutique régionale ou encore dans un centre de surveillance maritime avec lequel elle a pu embarquer pour une mission régionale. Nadège a commencé son enquête à Paris, auprès du bailleur de fonds qui finance le projet de conservation du dôme. Au Costa Rica, elle s’est déplacée à plusieurs reprises entre la capitale, le port de Puntarenas, des sites côtiers de la province du Guanacaste (Cuajiniquil, Playas del Coco), à bord d’un navire de pêche avant d’aller ensuite dans un port du Nicaragua (San Juan del Sur).
17Malgré ces déplacements importants, nous avons constaté que les sociabilités se ramifiaient bien au-delà. Nous avons alors lancé des échanges en ligne avec des acteurs basés ou en déplacement dans d’autres pays (États-Unis, Royaume-Uni, Équateur, Panama, Suède, Allemagne pour Nadège ; Australie, Nouvelle-Zélande, Salomon, Italie, États-Unis pour Juliette).
18Lorsque la pandémie nous a fermé l’accès à nos régions d’étude et contraintes à travailler depuis la France, l’étude des sociabilités en ligne est devenue une stratégie majeure pour continuer à mener notre enquête de terrain.
19La généralisation du télétravail induite par la pandémie pour certaines professions a ouvert de nouveaux sites d’observation. Des réunions ou des conférences qui auraient dû prendre place dans des lieux inaccessibles car physiquement trop éloignés ont eu lieu en ligne. Cette transformation des sociabilités a permis à Juliette d’assister en visioconférence à des réunions scientifiques habituellement organisées à Nouméa ou à Pohnpei (États fédérés de Micronésie). De même, Nadège a suivi à distance les rencontres associées à l’étude de faisabilité du projet de protection du dôme, normalement prévues en France, au Costa Rica puis aux États-Unis.
20Constatant l’importance des réseaux sociaux pour nos communautés d’étude – qui, rappelons-le, affrontent elles aussi une distance géographique structurant en partie leurs sociabilités –, nous avons rejoint des groupes Facebook permettant à divers réseaux de pêcheurs ou d’observateurs des pêches d’échanger. Au-delà de l’observation des posts et des commentaires, ces groupes ont aussi permis le « recrutement » d’informateurs avec lesquels mener des entretiens semi-directifs (toujours en ligne).
21Exploitant la multiplexité des relations des acteurs étudiés, nous avons complété les phases d’observation et les entretiens (hors ligne et en ligne) par la collecte de traces numériques : publications sur les réseaux sociaux, rapports numérisés, vidéos et photos publiées en ligne, etc. Ces traces permettent de « suivre » les enquêtés ou de collecter des informations sur des acteurs que nous n’avions pas pu interroger.
22L’éloignement géographique lié à nos objets d’étude, conjugué à celui imposé par la conjoncture sanitaire, nous a enjoint de « faire feu de tout bois » (Olivier de Sardan, 1995). Nos enquêtes de terrain ont consisté en une forme de bricolage par lequel nous avons assemblé des matériaux disparates, accordant une part plus importante que prévu initialement aux données issues des plateformes numériques afin de parvenir à une forme de triangulation (Roginsky, 2020). La partie suivante revient plus finement sur certaines de nos expériences pour analyser les effets de l’enquête à distance sur notre recherche.
23Les outils numériques de communication ont permis d’initier des formes de coprésence en ligne, sans pour autant abolir les distances géographiques et temporelles. Nadège, immobilisée par la pandémie, a démarré son enquête avec des entretiens en ligne, depuis Paris, notamment auprès d’acteurs au Costa Rica. En Amérique centrale, à cause des restrictions sanitaires persistantes, elle a continué à mener des entretiens en ligne malgré la proximité immédiate de ses enquêtés. Si le dispositif de recherche semble similaire, les interactions qui en ont résulté ne le sont pas. Sa présence dans le pays enrichit les échanges en ligne : partager le même environnement physique, linguistique et sonore facilite le rapprochement social. Ses interlocuteurs proches s’impliquent plus, adoptent un ton plus informel, la mettent en contact avec d’autres acteurs à rencontrer. Sa présence dans le pays ouvre des horizons aux enquêtés et stimule une relation qui, parce que plus susceptible de se matérialiser, devient aussi plus tangible. Si Skype permet de s’affranchir de la distance entre Nadège et ses enquêtés, elle ne l’annule pas pour autant. Celle-ci conserve pour les enquêtés une signification symbolique, confirmant que les modalités géographiques des entretiens à distance influent sur les données récoltées et que l’environnement spatiotemporel du chercheur importe pour l’enquêteur comme pour l’enquêté.
24La distance temporelle se maintient elle aussi en filigrane de nos interactions numériques. Le décalage horaire entre Paris et la région Pacifique a eu un impact extrême sur le rythme de travail de Juliette. L’observation sur Zoom de réunions entre divers gestionnaires et scientifiques des États insulaires du Pacifique débute à minuit pour s’achever sept heures plus tard, parfois sur plus d’une semaine. Les entretiens menés à distance se font parfois à 6 heures du matin, au mieux à 22 heures. Si ce décalage horaire occasionne des plaisanteries avec les enquêtés et permet une certaine connivence, il impacte l’attention du chercheur et sa capacité d’observation ou de mener son entretien. Alors que l’observation participante physique implique souvent pour le chercheur d’adopter un autre rythme (notamment lors d’un embarquement), l’observation en ligne complique cette adaptation en maintenant en un même lieu la confrontation de deux temporalités distinctes.
25Les entretiens en ligne, parce qu’ils impliquent de planifier l’interaction plus strictement, vont à l’encontre de certaines pratiques de socialisation et induisent un biais dans la représentativité des personnes interrogées, en particulier vis-à-vis des « gens de la mer ». Cet « enclicage » (Olivier de Sardan, 1995) résulte des conditions d’accès aux médias technologiques – la fracture numérique est un enjeu majeur pour les marins – mais aussi du type d’interactions que ces médias contraignent. En tentant depuis Paris de prendre rendez-vous avec des observateurs des pêches de Fidji, Kiribati ou du Vanuatu, Juliette s’est heurtée à un paradoxe : si ceux-ci se disent toujours disponibles pour échanger, il est pourtant compliqué de s’accorder sur une date et une heure qui ne soient pas oubliées. Ces observateurs ont un rythme de travail irrégulier et ne sont pas habitués aux réunions formelles. Des facteurs culturels semblent aussi jouer : « Fiji Time ! » est une expression fréquemment employée en référence aux « retards » des Fidjiens et pour pointer une temporalité différente de celle de leurs interlocuteurs occidentaux. Or c’est justement en passant du temps au port, en attendant plutôt qu’en cherchant l’interaction, que Nadège noue des relations avec les marins. Cette attente passive mais visible a été bénéfique pour approcher les pêcheurs mais supporte mal le passage en ligne. À l’inverse, certains observateurs, après un rendez-vous manqué, ont rappelé Juliette spontanément au beau milieu de la nuit, nécessitant chez le chercheur une connexion aux réseaux sociaux et une disponibilité de tous les instants.
26La distance et les stratégies d’enquête associées ont redessiné la frontière entre enquêteur et enquêté. Conscients de la difficulté (la nôtre, mais bien souvent aussi la leur) d’accès à la haute mer et aux mondes sociaux qui la côtoient, plusieurs enquêtés nous ont aidées. Spontanément ou non, ils ont transmis des données, devenant ainsi des « passeurs » (Olivier de Sardan, 1995). À défaut d’avoir embarqué avec lui, Juliette obtient d’un chercheur les photos de sa campagne océanographique et son journal de bord. Elle demande également à des militaires de photographier ce qu’ils voient en mer au cours d’une mission. Un halieute interrogé par Nadège a spontanément transmis des photos de présentations issues d’un comité scientifique à huis clos.
27Certains enquêtés, confrontés à leur distance à la haute mer et aux activités qui s’y déroulent, ont été curieux des informations que nous pouvions amasser auprès d’autres acteurs. Des agents de la Marine nationale ont interrogé Juliette sur les pratiques des pêcheurs, secteur méconnu mais qui devient un enjeu central de leur métier. Plusieurs océanographes et gestionnaires environnementaux ont questionné Nadège sur les activités des pêcheurs autour du dôme thermal. La distance, comme problématique partagée, amène le chercheur à devenir collecteur et fournisseur de données et à se transformer en « passeur ». Ce double statut pose des questionnements éthiques quant à ce que nous acceptons de dévoiler ou non auprès de lieux d’enquête parfois « concurrents » (Meyer et al., 2017) tels que le secteur de la pêche, de la conservation et de la surveillance maritime.
28La médiation de nos interactions par des technologies numériques brouille la frontière enquêteur-enquêté. Bien que notre existence numérique personnelle soit limitée, des informations professionnelles, notamment sur nos projets de recherche, sont disponibles en ligne. Elles permettent à certains de nos enquêtés de se faire une idée de nos recherches et de nos profils avant que nous n’ayons pu les leur introduire, actualiser ou reformuler stratégiquement. Nadège rencontre ainsi des hésitations de la part de certains acteurs de la pêche qui l’ont associée a priori au secteur de la conservation après avoir consulté ses traces numériques, et lui demandent de clarifier ses affiliations institutionnelles. L’enquêteur devient enquêté, soulignant l’importance de réfléchir et d’articuler son « identité numérique » avec ses stratégies d’enquête (Chibois, 2021).
29Enfin, nous voudrions mettre en avant les effets de l’enquête à distance sur le chercheur, en tant que « sujet incarné » – un aspect moins traité par la littérature (Bengtsson, 2014). En impactant la vie ou le corps du chercheur, l’enquête à distance transforme également son rapport à son activité professionnelle, à son engagement sur le terrain et donc envers son objet de recherche.
30Enquêter de loin et sur de multiples sites suscite une forme d’isolement et de mise en retrait du chercheur à la fois par rapport à son terrain d’étude et à son environnement personnel. Les multiples sites physiques étudiés par Nadège et Juliette aboutissent souvent sur des rencontres ponctuelles et plus formelles, et compliquent des accès prolongés plus propices à l’observation participante. Ce sentiment d’extériorité est exacerbé par nos pratiques d’enquête en ligne, lorsque nous réalisons notre travail de terrain depuis notre bureau ou chez nous. L’observation non participante de réunions en ligne, au cours de laquelle notre caméra est inactivée pour économiser la bande passante, comme l’observation quasi invisible des groupes Facebook, nous a maintenues dans une position distante, voire inexistante, aux yeux des enquêtés. Ce « lurking » (Garcia et al., 2009) complique l’intégration du chercheur dans des sociabilités interindividuelles. À l’inverse, assister depuis chez nous à des réunions nocturnes ou mener des entretiens tard le soir entre souvent en conflit avec nos vies personnelles et impacte la façon dont le chercheur peut organiser et articuler son propre rapport au travail (Bidet et al., 2017). Cette situation nourrit l’impression de n’être ni « ici », ni « là-bas ». Nous rejoignons ainsi Bengtsson (2014) qui insiste sur l’enjeu, pour le travail ethnographique, de se déplacer aussi bien sur le terrain (en ligne, comme le sien, ou non) que hors de chez soi. Enquêter à distance ne devient donc pas seulement un problème d’accès au terrain mais aussi de mise à distance de l’environnement personnel du chercheur.
- 7 Nous parlons ici d’« ouverture », car ces objets de recherche nous étaient nouveaux. Nous n’étions (...)
31Au-delà de ces enjeux personnels et professionnels, ces facteurs nous semblent avoir des implications épistémiques fortes sur le rapport du chercheur à son objet d’étude. L’ubiquité du chercheur, toujours ici et ailleurs, et la médiation des échanges par les technologies numériques impactent nos capacités d’attachement (Hennion, 2010) et donc d’engagement auprès de nos interlocuteurs et de notre terrain. Réfutant l’idéal moderne d’une recherche détachée et objective, le rapport prolongé et rapproché aux enquêtés et le partage d’expériences communes incarnées, affectives et sensibles (Cefaï, 2010) nous paraissent primordiaux pour motiver la pratique de recherches en sciences sociales. La motivation du chercheur n’est pas seule en jeu : sa légitimité, auprès des enquêtés, semble également mise à mal par cette distance persistante, contrairement à ce que soutient Postill (2016). Dans un contexte de recherche et de coopération « Nord-Sud » ou dans un terrain où ceux qui sont allés en haute mer ont une légitimité accrue par rapport à ceux qui restent à terre, le fait d’être physiquement sur place, de façon prolongée, conserve une importance capitale pour s’ouvrir7 un terrain d’enquête.
32Loin des espaces hauturiers que nous étudions et des régions du monde qu’ils bordent, et contraintes, un temps, d’enquêter depuis la France, nous avons été amenées à construire une enquête de terrain dont l’un des enjeux majeurs fut de composer avec différentes distances géographiques, elles-mêmes articulées à d’autres formes de distances sociales ou temporelles. Notre enquête a notamment profité des outils numériques de communication pour établir une forme de coprésence avec des acteurs physiquement éloignés ou pour observer leurs sociabilités en ligne. En croisant diverses sources de données, collectées en ligne et hors ligne, nous avons construit une enquête de terrain multisituée et multiplexe nous permettant de mener notre recherche malgré ces défis, selon des modalités qui peuvent encore être explorées et diversifiées. Ces techniques d’enquête à distance, utilisées en complément d’approches plus traditionnelles impliquant une coprésence physique, ont toutefois eu des effets importants sur les relations enquêteur-enquêtés et sur le rapport du chercheur à son travail et à son terrain, sans pour autant parvenir à effacer complètement le problème de la distance.
33Alors que la haute mer nous impose des formes de distance que nous ne pouvons surmonter, nos tentatives de nous rapprocher au moins, physiquement, de nos terrains hauturiers ont été perçues positivement par une bonne partie de nos enquêtés. Ces tentatives paraissent également essentielles pour espérer saisir la haute mer dans sa matérialité et complexité, et tenir compte des pratiques mais aussi des entités non humaines (animales, technologiques, etc.) qui participent à façonner cet espace et les sociabilités « plus qu’humaines » qui lui sont associées. Si être à distance ne peut être une raison de renoncer à mener une enquête ethnographique sur la haute mer, on ne saurait pour autant se satisfaire de mener celle-ci de loin.