- 1 Nous remercions les coordinatrices de ce numéro Mathilde Bourrier et Leah R. Kimber et les relecte (...)
1Les chercheur·euse·s en sciences sociales n’ont pas attendu le déclenchement de la pandémie, au début de l’année 2020, pour conduire des enquêtes en terrains virtuels1. L’observation participante d’un jeu vidéo en ligne, Second Life, menée par Boellstorff (2008) ou l’étude des modalités de participation en ligne des tricoteuses par Zabban (2015) constituent des exemples heuristiques de l’emploi de techniques ethnographiques pour étudier les usages du Web et comprendre les normes de communautés connectées. Mais en rendant de nombreux terrains physiques inaccessibles, la crise du coronavirus a contraint une proportion encore plus importante de chercheur·euse·s à virtualiser leurs pratiques d’enquête bon gré mal gré. Il ne s’agit plus d’enquêter sur des terrains virtuels en suivant des protocoles de recherche conçus ad hoc, mais de s’efforcer de déplacer, voire de recréer des terrains tangibles dans des espaces virtuels.
- 2 La photo-élicitation désigne l’utilisation de photographies en entretien comme support de discussi (...)
2Ce basculement numérique ne saurait toutefois se résumer à la poursuite d’enquêtes classiques par d’autres moyens, comme nous l’ont enseigné nos expériences de terrain respectives. Celles-ci sont constituées du travail doctoral en cours des trois autrices. Deux des enquêtes doctorales se déroulent en milieu professionnel – auprès de militant·e·s, technicien·ne·s et ingénieur·e·s forestier·ère·s français·e·s pour l’une, d’élites bureaucratiques, académiques et politiques (Genieys, 2011) du secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche allemand, pour l’autre. La troisième se situe en milieu domestique, auprès d’individus cherchant à prolonger la durée de vie de leurs objets. Les trois thèses cumulent une diversité de méthodes, en ligne et hors ligne : aux entretiens semi-directifs et observations directes ou participantes, s’ajoutent des sources écrites, des questionnaires et de la photo-élicitation2. Riches de ces expériences, nous nous proposons d’identifier la manière dont la systématisation contrainte de l’enquête à distance transforme nos travaux en cours. Dans cette perspective, la notion goffmanienne de « cadre » irrigue notre réflexion. Selon Goffman (1974), toute expérience humaine renvoie à un cadre donné, généralement partagé par les acteurs en présence. Les cadres permettent aux acteurs d’attribuer un sens à la situation (dimension cognitive) et de diriger leurs actions en conséquence (dimension opératoire). Dans un contexte d’enquête, les entretiens que nous menons et les interactions que nous observons voient leurs cadres transformés par la médiation des outils numériques. Cette altération, qui influe sur les expériences empiriques tant des enquêteur·rice·s que des enquêté·e·s, est au cœur de nos interrogations. Comment la médiation des outils numériques brouille-t-elle les cadres régissant les interactions d’enquête ? Dans quelle mesure ce brouillage recompose-t-il, in fine, les méthodes déployées par les enquêteur·rice·s et les matériaux recueillis auprès des enquêté·e·s ?
3Cet article s’organise autour de trois axes. En premier lieu, nous examinons la manière dont le passage en ligne bouleverse les conditions d’enquête, c’est-à-dire à la fois l’accès aux terrains et les temporalités du travail scientifique (I). Ces transformations altèrent à leur tour les relations d’enquête et, partant, le contenu des matériaux recueillis, a fortiori dans le cas d’entretiens sensibles (II). Enfin, la diversification, souvent nécessaire, des méthodes d’enquête engendre celle de la nature même des matériaux, conférant une place plus centrale aux discours oraux et écrits (III).
4Avec la transposition à distance de nos enquêtes, nous nous sommes posé une question centrale : pourrons-nous retrouver en ligne les acteur·rice·s de nos terrains physiques ? Dans les faits, alors que certains pans de terrain sont désormais hors d’atteinte, d’autres s’ouvrent et permettent d’investir de nouveaux territoires, jusqu’alors invisibles, des mondes sociaux étudiés. Les modalités du passage à distance dépendent fortement des méthodes d’enquête adoptées, tandis que l’accès aux enquêté·e·s à distance dépend de leur milieu social, de leur environnement professionnel et de leurs usages des outils de communication. Nous examinons ensuite la façon dont le déplacement des terrains à distance perturbe les temporalités de l’enquête.
5Selon les objets d’enquête et les méthodes employées, le passage d’un terrain à distance se fait de manière plus ou moins fluide. La réunion de nos trois expériences, résumées dans le tableau 1, nous a permis de comparer trois types de terrains pour lesquels le passage à distance a soulevé des problèmes différents.
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Enquête 1 |
Enquête 2 |
Enquête 3 |
Sujet |
La redéfinition des politiques et techniques forestières face au réchauffement climatique |
Les pratiques domestiques des individus qui cherchent à faire durer leurs objets |
La genèse et la mise en œuvre d’une politique « pour l’excellence », de mise en compétition des universités allemandes |
Types d’acteur·rice·s |
Professionnel·le·s (différents statuts) et militant·e·s |
Ménages |
Élites bureaucratiques, académiques et politiques allemandes |
Méthodes (avant Covid) |
Observations et entretiens sur le lieu de travail, des rassemblements militants, ou la propriété forestière auprès des acteur·rice·s rencontré·e·s |
Questionnaires et entretiens (comprenant de la photo-élicitation) à domicile, observations d’ateliers de réparation bénévoles |
Entretiens sur le lieu de travail (universités, organisations fédérales, fondations privées), collecte d’archives et de documents de service |
Adaptations principales face à la Covid |
– Arythmie du terrain : poursuite en présentiel quand c’est possible et netnographie – Collecte de sources écrites |
– Entretiens réalisés en ligne – Netnographie – Accent mis sur la collecte de sources écrites |
– Entretiens réalisés en ligne – Collecte de sources écrites à distance |
Tableau 1. Présentation des trois enquêtes
6Selon que nous étudions les pratiques ou les représentations des acteurs, nous avons d’emblée privilégié certaines méthodes plutôt que d’autres. L’enquête 3, fondée majoritairement sur un travail d’archives et des entretiens semi-directifs visant à saisir la genèse et la mise en œuvre d’une politique publique, s’est vu privée d’accès à certains espaces, documents et enquêté·e·s, mais elle a pu se transposer partiellement à distance. L’enquête 1 se concentrait davantage sur l’observation de pratiques, en rencontrant les acteurs professionnels en situation. Les entretiens en coprésence étaient l’occasion, pour l’enquêtrice, de faire des observations dans le même temps ; elle a donc choisi de reporter ces rendez-vous. Cette décision a été renforcée par la volonté de ne pas exclure une partie des enquêté·e·s éloigné·e·s du numérique. En revanche, l’enquêtrice a continué de faire des observations, mais cette fois d’interactions en ligne, ou « netnographies » (Kozinets, 2015), en participant à des réunions professionnelles et militantes en visioconférence. Enfin, l’enquête 2, menée en milieu domestique, consistait en des visites au domicile des enquêté·e·s afin d’observer leurs pratiques quotidiennes vis-à-vis de leurs objets. Elle s’est dirigée vers davantage de sources écrites et de netnographies de forums et groupes Facebook pour compenser l’absence de terrain in situ.
- 3 Hughes E. C. (1996 [1960]), Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’École des (...)
7Au-delà des méthodes employées, l’accès aux populations étudiées est affecté. Il devient plus difficile d’aller rencontrer les individus « là où ils se trouvent3 ». Tous les acteurs ne sont pas aisément joignables car ils n’ont pas le même rapport au médium numérique (Archibald et al., 2019). Nos enquêté·e·s ont couramment accès aux mêmes outils numériques que nous, mais la littératie numérique est inégalement répartie en fonction de l’âge et du milieu socioprofessionnel (Boullier, 2019). Les trois enquêtrices se sont heurtées à cet écueil. Du côté de l’enquêtrice 3, si une partie des acteur·rice·s qu’elle rencontrait ont continué d’être disponibles en ligne (universitaires, cadres administratifs, responsables politiques), depuis leur domicile où ils télétravaillaient, certain·e·s enquêté·e·s, notamment retraité·e·s, sont devenu·e·s plus difficiles à atteindre. L’enquêtrice 1 a dû remettre à plus tard les entretiens auprès des travailleurs manuels, tels que les entrepreneurs de travaux forestiers (bûcherons), qui auraient été invisibilisés si l’enquête s’était intégralement tenue à distance. Enfin, pour l’enquêtrice 2, l’impossibilité d’accéder en ligne à certaines populations s’est soldée par une reformulation de la question de recherche. Avant le confinement, elle souhaitait compléter son matériau par une enquête auprès d’habitant·e·s de quartiers plus populaires que celles et ceux qu’elle avait déjà rencontré·e·s. Le contexte sanitaire a bloqué l’accès à ces terrains, qui nécessitaient d’être investis en présentiel. Elle a donc dû se concentrer sur des enquêté·e·s plutôt aisé·e·s ou de classes moyennes, et choisi, par les netnographies et le recueil de sources écrites, d’enquêter davantage sur les ressources (publicités, réseaux d’échange) susceptibles de guider et d’équiper les pratiques individuelles.
8Outre le déplacement de certains objets et terrains en ligne, les temporalités de l’enquête sont elles aussi transformées. Nous avons observé des phénomènes d’accélération et de ralentissement, parfois au sein d’un même terrain. Le phénomène d’accélération a été particulièrement perceptible dans l’enquête 3, où une partie des enquêté·e·s, antérieurement très occupé·e·s, ont plus rapidement trouvé, avec les vagues d’annulations d’événements causées par la crise sanitaire, des créneaux horaires à consacrer à l’enquêtrice. La réduction des temps et des coûts de déplacement induite par le passage en ligne a également contribué à resserrer le calendrier d’enquête, a fortiori dans le cadre de terrains internationaux (enquête 3).
9Plus fréquemment, nous avons observé des phénomènes de ralentissement. Le fait que les centres d’archives soient contraints de transformer leur mode de fonctionnement étire les délais prévus. L’impossibilité d’accéder à certaines sources écrites a ralenti la réalisation de l’enquête 3, dans une réaction en chaîne : la préparation de certains entretiens requérant la consultation de certains documents-clés, l’inaccessibilité desdits documents a reporté la réalisation des entretiens. Des périodes d’observation directe planifiées pour l’enquête 1 avant le début de la crise de la Covid ont également dû être reportées et sont pour l’heure toujours en attente. Dans l’enquête 2, l’enquêtrice a continué à suivre huit ménages par le biais d’entretiens répétés, mais des reports de rendez-vous par les enquêté·e·s ont allongé la durée de l’enquête. Cette décélération peut en partie être imputée à la crise sanitaire : comment réagir face à la stupeur provoquée par l’annonce du premier confinement de mars 2020 ? Dans la perspective de ces ralentissements, un travail de maintien des relations d’enquête nouées avec certain·e·s enquêté·e·s peut s’avérer nécessaire, pour ne pas perdre le lien de confiance noué ex ante auprès de certaines populations. Pour éviter cet écueil, nous avons instauré une série de rituels destinés à préserver, ou à revigorer, selon les cas, les liens établis avec certain·e·s enquêté·e·s. Ces rituels ont pris la forme de SMS envoyés aux ménages suivis (enquête 2) ou d’appels téléphoniques (enquête 1).
10Le passage à distance, intégral ou partiel, transforme donc les rythmes de l’enquête, place certain·e·s enquêté·e·s hors de portée et rend indispensable une approche réflexive à l’égard des interactions avec nos enquêté·e·s et de la redéfinition de nos relations d’enquête.
Encadré 1. Quelle protection des données collectées en ligne ?
L’entrée en vigueur, en 2018a, du Règlement général sur la protection des données (RGPD) et de l’obligation de déclarer le traitement des données personnelles a influé sur nos pratiques de collecte et de traitement de matériaux d’enquête. Nos protocoles d’enquête doctoraux ont ainsi été amendés pour intégrer les exigences du RGPD : les questionnaires distribués par l’enquêtrice 2 comprennent des formulaires de consentement ; d’autre part, nous avons toutes procédé à une déclaration de traitement des données personnelles collectées auprès de la déléguée à la protection des données de notre établissement. Dans le cadre du déplacement en ligne de nos enquêtes, la mobilisation de plateformes numériques (logiciels de visioconférence, réseaux sociaux…) a ajouté une difficulté supplémentaire, celles-ci ayant des exigences de confidentialité souvent en deçà des nôtres. Ainsi l’enquêtrice 3 a-t-elle privilégié l’enregistrement sur dictaphone plutôt que par le biais d’une application comme Zoom afin de réduire les risques de piratage des données sensibles et/ou personnelles récoltées. Se pose également la question de l’anonymisation des données collectées via des communautés en ligne : peut-on citer les pseudonymes des internautes qui ont posté une publication ? Les enquêtrices 1 et 2, confrontées à cette problématique, ont pris le parti de considérer que, si les individus qui postent sur ces plateformes ont accepté leurs conditions de confidentialité, et que ces données sont accessibles à tou·te·s, cela relève du domaine public ; l’enquêteur·rice n’est légalement pas responsable d’anonymiser ces individus. |
a. InSHS, CNRS (s.d.), Les sciences humaines et sociales et la protection des données à caractère personnel dans le contexte de la science ouverte. Guide pour la recherche, 36 p. URL : mate-shs.cnrs.fr/wp-content/uploads/2021/01/guide-rgpd_2.pdf |
11Les entretiens en ligne ont déjà fait l’objet de nombreuses expérimentations. Certains de leurs intérêts (par exemple, atteindre des populations géographiquement lointaines) et inconvénients (comme la vulnérabilité aux problèmes techniques) ont été soulignés (Deakin et Wakefield, 2014 ; Archibald et al., 2019). Les effets du déplacement en ligne sur les relations d’enquête ont en revanche été moins systématiquement étudiés. Or, même quand l’accès aux enquêté·e·s est possible à distance, la relation qui se noue avec elles et eux et l’observation de leurs comportements sont éprouvées par la médiation des outils numériques. Il s’agit alors d’analyser la manière dont le cadre et, partant, les relations d’enquête, se recomposent.
- 4 Garfinkel H. (1967), Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, N.-J., Prentice-Hall, p.68.
- 5 Au sens de méthodes ordinaires par lesquelles iels donnent, consciemment ou non, une signification (...)
12L’altération des conditions d’enquête remodèle à son tour la relation d’enquête, et, par voie de conséquence, la forme et la substance des données collectées (Bourdieu, 1993 ; Bizeul, 1998). Or, le remodelage de la relation aux enquêté·e·s varie selon leurs usages du numérique. Conscientes de l’importance d’anticiper ces mutations en amont de la rencontre, nous nous sommes appuyées sur une littérature importante inspirée de l’ethnométhodologie (Boullier, 2019), et déclinée dans le cadre d’études menées en milieu professionnel (Licoppe, 2008), pour perturber le moins possible nos cadres d’interaction avec les enquêté·e·s (Hughes, 1996). En effet, nous ne considérons pas les enquêté·e·s comme des objets d’enquête passif·ve·s, comme des « idiots culturels4 » méconnaissant et subissant leur rôle d’enquêté·e, mais comme des partenaires de l’interaction. Nous nous sommes donc efforcées de nous adapter à leur familiarité vis-à-vis des outils de communication à distance, qu’il s’agisse de réaliser des entretiens en visioconférence, d’échanger des SMS ou d’observer des réunions professionnelles en ligne, afin de ne pas les embarrasser ou les disqualifier dans l’interaction. Dans cette optique, nous nous sommes appuyées sur les indices laissés au cours de l’entretien ou de l’observation, dans le champ (activation ou non de la caméra, intervention dans le chat commun), et hors champ (échanges d’e-mails, rencontres physiques…). C’est ainsi en large part des enquêté·e·s et des ethnométhodes5 qu’elles et ils déploient que dépendent le choix du cadre d’interaction et les relations d’enquête qui se nouent, notamment au cours des entretiens.
13L’asymétrie entre enquêteur·rice et enquêté·e·s (Demazière, 2008) s’estompe. Les interviewé·e·s sont, à l’aide des outils numériques, davantage capables de cadrer et de maîtriser ce qu’iels donnent à voir aux chercheur·euse·s, que ce soit en ajustant l’angle de leur caméra ou en dissimulant une partie de leur environnement domestique ou professionnel, auparavant soumis au regard des enquêteur·rice·s. La perte du hors-champ observable est en effet l’un de nos constats majeurs : le téléphone rend l’enquêteur·rice aveugle, tandis que la visioconférence autorise certes la visualisation d’un arrière-plan, mais cadré par l’enquêté·e. Il s’agit alors de chercher à comprendre ce qui se joue derrière la caméra, en interrogeant par exemple directement les enquêté·e·s sur le hors-champ ou en les questionnant sur leur perception des interactions en ligne. L’enquêtrice 1, en suivant cette démarche, s’est notamment vu avouer par une enquêtée une implication intermittente, très distanciée dans des réunions professionnelles en ligne. Or, cette dernière observation rejoint le constat d’un moindre engagement de la part des enquêté·e·s, y compris en situation d’entretien, réalisé par l’ensemble des enquêtrices. Ce désengagement peut prendre la forme d’entretiens écourtés (enquête 3) ou, plus généralement, d’une multi-activité, à l’image de celle identifiée par Licoppe dans son terrain auprès de chercheur·euse·s (2008) pratiquant une forme de « zapping » entre plusieurs engagements, et, de fait, peu concentrés. Alors que l’entretien s’insère dans une suite de réunions à distance, l’enquêté·e se connecte pendant sa journée de travail, conserve plusieurs onglets ouverts sur son navigateur Internet et se trouve parfois distrait·e par d’autres activités. Le « cadre primaire » de l’entretien est donc transformé par le biais de ce que Goffman appellerait une « modalisation ». Celle-ci renvoie au fait que la situation prend une signification et une tournure différentes, mais que cette transformation est perçue par l’ensemble des participants à l’interaction (Goffman, 1974 [1991]), qui perturbent l’entretien. Une confusion des cadres s’opère, l’on passe d’une expérience à l’autre, d’un cadre à l’autre sans en percevoir nettement les frontières, et sans nécessairement maîtriser ces transitions.
14La distance transforme également les expériences des enquêteur·rice·s, d’un point de vue tant méthodologique qu’épistémologique. En premier lieu, la visioconférence accroît de manière substantielle nos moyens de contrôle de la présentation de soi (Goffman, 1973) : symétriquement à nos enquêté·e·s, nous maîtrisons le cadrage de nos caméras et bénéficions du retour caméra, qui nous donne l’opportunité de contrôler plus rigoureusement les gestes et attitudes que nous donnons à voir. Cette possibilité est en revanche réduite lorsque le·a chercheur·euse vit dans un petit espace et/ou télétravaille en présence d’autres membres du foyer susceptibles de perturber l’entretien. Dans ces cas de figure, l’intime s’introduit malgré l’enquêteur·rice dans une relation à teneur professionnelle, transformant une nouvelle fois le cadre de l’entretien. Ainsi, de la même manière que certains manuels enjoignent de choisir sa tenue pour se fondre dans la réalité sociale étudiée (notamment Beaud et Weber, 2010), en visioconférence, l’enquêteur·rice adapte la présentation de son espace de travail domestique, quitte à dissimuler certaines parties de son domicile (cuisine, photographies de famille en arrière-plan…) afin de renvoyer une image de soi plus professionnelle.
15L’enquêteur·rice contrôle également davantage le déroulement de l’entretien compte tenu de la transformation de son cadre. Ce contrôle passe par une consultation et une mobilisation plus fréquentes et rigoureuses de la grille d’entretien (enquêtes 2 et 3) ou d’autres documents-supports de l’enquête (enquête 3), permises par la possibilité de scinder son écran en visioconférence et de parcourir en toute discrétion un document numérique durant l’entretien, ou celle de consulter sans être vu·e des documents. La spontanéité et la fluidité de l’entretien peuvent être altérées par ces techniques – un écueil auquel il convient d’être attentif·ve pour en limiter les effets. Néanmoins, leur utilisation conduit à une plus grande maîtrise de la trame de l’échange, en s’assurant de n’omettre aucun questionnement et en anticipant davantage certaines relances « sur le vif », à l’aide des documents-supports.
16Enfin, l’absence de déplacement et d’incursion physiques dans le monde social étudié complique le décentrement des chercheur·euse·s à l’égard de leurs préconceptions et de leurs représentations du monde social (Agier, 2012). Mener l’enquête depuis un lieu familier (le domicile, ou plus rarement, le laboratoire) entraîne donc un appauvrissement de la compréhension du monde social étudié.
- 6 Cette problématique a été rencontrée par l’enquêtrice 1 avec des propriétaires forestiers à la moy (...)
- 7 Bizeul D. (1998), « Le récit des conditions d’enquête : exploiter l’information en connaissance de (...)
17Corollaire de la recomposition des conditions d’enquête, le déplacement en ligne fait évoluer la conduite d’entretiens et remodèle les relations d’enquête. Nos expériences nous ont conduites à identifier une série de points de vigilance. En premier lieu, selon la maîtrise des outils numériques par l’enquêté·e et la qualité technique de la communication à distance, l’entretien en visioconférence sera plus ou moins comparable à un entretien en coprésence. Lorsque les enquêtrices 2 et 3 se sont entretenues avec des enquêté·e·s peu habitué·e·s à manier du matériel informatique, la relation d’enquête tendait à demeurer impersonnelle et superficielle. De la même manière, lorsque des complications (latence, interruptions de connexion) surviennent, elles interfèrent avec le bon déroulement de l’entretien en hachant le cours de la discussion. Les ajustements réalisés face à ces risques ont été similaires, mais leurs effets ont varié d’une enquête à l’autre. L’enquêtrice 2 a privilégié l’usage du téléphone, médium jugé plus fiable que la visioconférence : il a libéré la parole plus qu’il ne l’a jugulée, l’absence de confrontation visuelle accentuant l’aspect introspectif encouragé par l’enquêtrice. L’enquêtrice 3 a en revanche subi l’utilisation du téléphone lorsque la visioconférence était impossible et a regretté l’absence de contact visuel. Par ailleurs, à distance, les enquêtrices 1 et 3 ont observé que les silences étaient moins aisément soutenables et que les entretiens tendaient à être plus courts qu’en coprésence. Les pistes d’explication sont diverses. Des enquêté·e·s supportent mal les longues sessions d’échange6, qui à distance s’éloignent des expériences de sociabilité en coprésence. Les interactions enquêteur·rice-enquêté·e tendent donc à se formaliser. Enfin, dans les trois enquêtes, le fait d’avoir déjà rencontré en face-à-face certain·e·s enquêté·e·s préalablement au passage à distance a été un atout dans la capacité à (r)établir un lien de confiance en ligne, alors qu’il s’est avéré plus difficile de nouer de tels liens entièrement à distance. En effet, alors qu’une relation de confiance, propice à la collecte de données fiables et non superficielles, requiert une durée d’enquête et d’échange importante, le passage en ligne, en accélérant les interactions, risque de conduire l’enquêteur·rice à « brûler les étapes » et à n’obtenir que « le tout-venant des informations, en grande partie publiques, anodines ou arrangées, dont l’usage est incertain »7. Le fait que l’établissement et l’entretien d’un lien de confiance soient plus délicats à distance peut s’avérer dommageable pour la qualité et la complétude des matériaux constitués.
- 8 Laurens S. (2007), « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? Réflexions sur les (...)
- 9 Hughes E. C. (1996 [1960]), Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’École des (...)
18En effet, dans le cadre de l’entretien à distance, les techniques permettant de créer un lien de confiance semblent moins efficaces qu’en présentiel, quand elles ne sont pas indisponibles. Le contact visuel étant plus compliqué à établir et la fluidité de la conversation pâtissant du médium utilisé, il devient plus ardu de témoigner de son empathie pour mettre l’enquêté·e à l’aise (Kaufmann, 2011), mais aussi de repérer son langage corporel, d’interpréter et de gérer les blancs. En nous fondant sur la distinction goffmanienne, nous saisissons la « communication » des acteur·rice·s – c’est-à-dire leurs discours – mais nous perdons en large part leur « expression » – la manifestation, notamment physique, de leurs attitudes et intentions – (Widmer, 1992). Il est alors bien plus difficile de saisir finement la dynamique de l’entretien et d’adapter sa manière de le mener. Ce problème est particulièrement prégnant lorsqu’il s’agit, pour l’enquêteur·rice, de poser les « questions qui fâchent8 » ou d’accéder aux « savoirs coupables9 ». Car si ces derniers ne sont pas nécessairement prépondérants dans les entretiens, ils peuvent s’avérer essentiels pour la compréhension des phénomènes sociaux étudiés. Or, la distance rend la tâche plus complexe que d’ordinaire, comme les enquêtrices 1 et 3 l’ont expérimenté, dans la mesure où la confiance peut être plus ténue qu’en face-à-face et où il peut être facilement mis fin à l’entretien en cas de faux pas de l’enquêteur·rice. Par ailleurs, alors que la transmission de « savoirs coupables » peut être plus aisée lorsqu’elle s’opère à la marge des entretiens, en « off », ou encore par le biais de la transmission de notes personnelles, l’enquêteur·rice, en ligne, est privé·e de ces modes de prolongement des entretiens. Le risque est alors un appauvrissement des matériaux constitués, ceux-ci étant amputés d’une partie de leur contenu sensible.
19La redéfinition des cadres de l’enquête altère le contenu des matériaux collectés, mais elle conduit aussi à mobiliser d’autres méthodes d’enquête. Elle contribue également à transformer la nature des matériaux collectés, nous invitant à repenser nos pratiques analytiques.
- 10 Becker H. S. (2002), Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, p. 20.
20L’enquête à distance rend difficile l’observation directe des pratiques des enquêté·e·s, qu’elles soient domestiques ou professionnelles. Les pratiques encore saisissables sont donc celles que ces dernier·ère·s acceptent de partager par la parole ou l’écrit. Dès lors, la distance incite à prêter davantage attention aux sources écrites disponibles en ligne et hors ligne. La mobilisation accrue de ces méthodes influe alors sur la nature des matériaux collectés, faisant la part belle aux discours et à l’écrit, ce qui rend nécessaire l’identification de « ficelles10 » mobilisables pour en tirer parti.
- 11 Dans le milieu professionnel, ces sources écrites ont été soulignées par Arborio et al. (2008), et (...)
21Dans nos sociétés de l’écrit (Goody, 197911), les matériaux récoltés prennent davantage la forme de sources écrites, y compris dans le cadre de l’observation d’interactions en ligne, ou netnographie. La netnographie, qui mêle méthodes ethnographiques classiques et méthodes historiennes de critique des documents (Kozinets, 2009), a été pratiquée de manière différente par deux d’entre nous. L’enquêtrice 2 a observé des interactions écrites et asynchrones (Beaudouin et Velkovska, 1999), alors que l’enquêtrice 1 a observé des interactions synchrones et orales. Dans les deux cas, un matériau inédit a été récolté, et nous avons jugé nécessaire de comprendre les conditions de production de ce matériau pour pouvoir l’analyser.
- 12 Ginzburg C. (1980), « “Signes, traces, pistes”. Racines d’un paradigme de l’indice », Le débat, 6/ (...)
22L’enquêtrice 2 a réussi à saisir des pratiques individuelles, néanmoins médiées par des discours. Elle a étudié deux communautés en ligne : un groupe Facebook d’échange de conseils de réparation et un forum rattaché à la revue de consommateur·rice·s Que choisir, qui lui ont permis d’appréhender les sujets de préoccupation des individus concernant la durée de vie des objets. Toutefois, l’apparente facilité d’accès de ces terrains va de pair avec l’appauvrissement de l’observation : comme le signalent Jouët et Caroff (2013), la netnographie réduit les individus à leurs traces écrites, et il manque souvent à l’observateur·rice le contexte de production de ces traces ainsi que les données sociographiques sur les individus qui écrivent. Tel·le·s nos collègues historien·nes, et comme l’ont déjà éprouvé les socio-historien·nes (Noiriel, 2008 ; Buton et Mariot, 2009), nous avons été réduit·e·s à chercher des traces de nos enquêté·e·s, de leurs relations et de leurs activités12. Pour cela, nous avons choisi de mobiliser la netnographie non pas de manière informative, mais en l’analysant avec les méthodes historiennes de critique des sources écrites, c’est-à-dire en tentant d’identifier l’intention des auteur·rice·s et les destinataires originels, et en analysant les spécificités du support de production. Ces axes d’analyse étaient plus aisés à saisir dans le cas suivant.
- 13 Comme l’ont constaté Bouko et Calabrese (2017) sur des groupes Facebook ou Akrich et Méadel (2009) (...)
- 14 Widmer J. (1992), « Goffman et Garfinkel : cadres et organisation de l’expérience », Langage et so (...)
23Dans le cas d’échanges synchrones, la netnographie se rapproche des pratiques ethnographiques, tout en prêtant attention au support de communication en s’inspirant des méthodes historiques. L’enquêtrice 1 a suivi une réunion de travail interprofessionnelle rassemblant plus d’une centaine de personnes en ligne, majoritairement non familières des outils visiophones. Elle s’est interrogée sur le dispositif sociotechnique mis en place et sur la mobilisation des possibilités de l’artefact par les acteurs (Akrich et Méadel, 2009 ; Relieu, 2014), qui intriguaient également ces derniers. Le medium apporte le morcellement des espaces et la rencontre de personnes éloignées géographiquement, mais aussi la perte des espaces informels de discussion entre enquêté·e·s. En contexte virtuel, ceux-ci cèdent souvent le pas aux échanges formalisés, étroitement circonscrits dans le temps qui rendent plus difficilement saisissables pour l’enquêtrice des liens de sociabilité professionnelle (à côté de qui les acteurs s’assoient, discutent…) et des populations déjà en retrait qui demeurent spectatrices, au contraire des colloques observés en présentiel qui facilitent également le recrutement de nouveaux enquêté·e·s13. Les acteur·rice·s semblent aussi troublé·e·s par la confusion de cadres dans ces lieux « où l’on vient pour le buffet et les rencontres plus que pour le contenu des présentations » (un·e participant·e). Suivant la distinction goffmanienne déjà évoquée dans le cas des entretiens à distance, l’enquêtrice accède à la « communication », mais perd « l’expression »14 ; la formalisation des données ne lui laisse que le verbal (qui parle et comment). Toutefois, les espaces de discussion parallèles offerts par les outils tels que Zoom (échanges oraux, chat et supports écrits collectivement partagés par écran) permettent un recueil de données plus systématique, qui peuvent être analysées comme matériaux historiques.
24Pour compenser la perte du hors-champ, nous avons davantage sollicité nos enquêté·e·s en les invitant à participer à la production de matériaux. L’enquêtrice 2 a incité les enquêté·e·s à se faire observateur·rice·s de leurs propres espaces domestiques de manière synchrone. Au téléphone, elle les a invité·e·s, au motif de l’absence de contact visuel, à décrire des gestes, objets ou intérieurs, là où iels se seraient habituellement contenté·e·s de les désigner du doigt. L’enquêtrice y a gagné des formulations nouvelles, en leur faisant expliciter des éléments qui auraient sinon été négligés. Une autre ficelle a consisté à demander à l’enquêté·e de faire visiter son intérieur via sa caméra, en s’inspirant des méthodes de la sociologie urbaine où les chercheur·euse·s demandent aux enquêté·e·s de faire visiter leur quartier, appareil photographique en main (Conord, 2017). La nature de l’observation évoluant, le matériau récolté en est modifié. Par rapport aux situations d’observation directe où l’observateur·rice peut choisir le moment et l’objet de son regard de manière relativement discrète, la caméra de l’enquêté·e cadre l’observation. Ainsi, le matériau récolté passe à travers le filtre du regard des enquêté·e·s. Là où, auparavant, l’enquêtrice avait un aperçu des pratiques ou du foyer des individus, elle accède maintenant à la vision qu’ont les enquêté·e·s de leurs propres pratiques, donc davantage à leurs représentations.
25Nous avons également amené les enquêté·e·s à produire des données en dehors des temps d’échange direct. L’enquêtrice 2 a invité les enquêté·e·s à prendre des photographies de leur intérieur, utilisant la méthode de la photo-élicitation, qui permet d’ancrer les discours des enquêté·e·s dans la matérialité de leur environnement (Harper, 2002 ; Beilin, 2005 ; Dion et Ladwein, 2005). Ici, par rapport à la visite filmée du domicile mentionnée plus haut, le cadrage de l’enquêté·e est d’autant plus fort que l’échange est asynchrone, et qu’iel a donc le temps de mettre en scène son intérieur et de trier les photos qu’iel va envoyer à l’enquêtrice. Les enquêtrices ont moins la main sur ce que les enquêté·e·s accepteront de leur communiquer ; c’est aussi le cas pour les sources écrites, habituellement sélectionnées en situation de coprésence. Les enquêté·e·s des enquêtes 1 et 3 ont par exemple envoyé des archives personnelles et professionnelles qu’elles et ils ont elles et eux-mêmes choisies, selon leurs propres critères de jugement, et non en concertation avec les enquêtrices. Les notes personnelles et documents de service que l’enquêtrice 3 demandait d’ordinaire en fin d’entretien ont ainsi moins aisément été transmis.
26Cet article met en exergue les effets du déplacement à distance de nos enquêtes, c’est-à-dire sur l’accessibilité des terrains et les conditions d’enquête, mais également sur les relations que nous parvenons à (re)nouer avec nos enquêté·e·s et, in fine, sur la substance même des matériaux ainsi collectés. Alors que les observations sont moins aisées, les enquêteur·rice·s sont parfois amené·e·s à se reposer davantage sur les entretiens à distance, la netnographie et la collecte de sources écrites. Ces ajustements obligés font la part belle aux discours, mais ces discours eux-mêmes sont altérés par la distance. Les temps de l’enquête sont déformés, entre accélération et décélération, et interfèrent tant avec les activités des enquêteur·rice·s qu’avec celles des enquêté·e·s.
27Suivant la métaphore cinématographique, l’enquêté·e semble avoir plus de prise sur le cadrage de la situation d’enquête. Nous cherchons alors à maintenir des liens de confiance déstabilisés par le brouillage des cadres, afin de récolter des informations éventuellement sensibles. Enfin, la transformation des méthodes privilégiées pour le recueil des données a un impact sur la nature des matériaux récoltés. Confronté·e à une proportion accrue de sources écrites, à des matériaux pour partie coproduits avec les enquêté·e·s, la ou le sociologue se fait historien·ne de son temps (Passeron, 1991) pour analyser des pratiques médiées par des représentations discursives et iconographiques. Enquêter à distance transforme l’étendue de ce qui peut être observé, et amène parfois la ou le chercheur·euse à redéfinir ses objets et ses questions de recherche. L’exercice de réflexivité méthodologique auquel nous nous sommes prêtées dans cet article nous apparaît dès lors heuristique pour mieux appréhender le contenu et la nature des matériaux récoltés.