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Ambiguïtés numériques

L’ambiguïté comme mode de communication et pouvoir d’agir

Ambiguity as a mode of communication and power of action
François Romijn
p. 9-28

Texte intégral

1Dans les sciences humaines et sociales, l’ambigu – ce dont le caractère n’est pas nettement tranché, ce qui peut recevoir plusieurs interprétations ou revêtir plusieurs significations – accompagne nécessairement l’observation empirique des phénomènes étudiés. L’ambiguïté apparaît à cet égard comme une dimension qu’il s’agit le plus souvent d’éliminer ou, à tout le moins, de réduire. Par le biais du classement empirique, du recours à des entités cohérentes, de la pensée scientifique objectivante, il importe en effet aux chercheurs de privilégier l’univocité, là où la persistance de l’ambigu est susceptible d’être soit perçue avec suspicion ou réserve, soit considérée comme devant faire l’objet de clarifications ultérieures, voire parfois comme un échec de l’analyse. Dans cette perspective, l’ambiguïté n’existerait que dans le regard de l’observateur qui ne comprendrait pas les fluctuations du phénomène social examiné (Beeman, 1976). Face à des observations qui présentent de la confusion analytique, les chercheurs écartent souvent celles de leurs données qui présentent trop de bruits, de désordre, de confusion (Deener, 2017). Mais qu’en est-il lorsque l’ambiguïté ou l’équivocité est au cœur même de l’action et de l’intentionnalité des acteurs ?

  • 1 Levine D. N. (1988), The Flight from Ambiguity: Essays in Social and Cultural Theory, Chicago, Uni (...)
  • 2 Gouverneur M.-G. (2017), « Nature de l’ambiguïté », Hypothèses. Carnets de recherche, Les ambigus (...)
  • 3 Duvignaud J. (1980), Le jeu du jeu, Paris, Balland, p. 14.

2Il semble exister de longue date une difficulté à intégrer l’ambigu dans la compréhension des dynamiques sociales. L’ambiguïté continue à être un objet difficile à appréhender. Cette difficulté pourrait bien provenir de l’héritage de la pensée grecque qui n’est pas bien armée pour penser la transition et l’indéterminé, et qui plutôt « morcelle, isole et stabilise » (Jullien, 2009). L’ambiguïté est souvent décrite comme l’un des contrepoints à la pensée scientifique. Dans le contexte des États-Unis qu’étudie Donald Levine dans les années 1980, « the several strands of aversion to ambiguity […] recall the special role played by Puritanism in the shaping of American culture. Puritanism worked in many ways to combat the uses of ambiguity. Newtonian science, the great fountainhead of univocality among Enlightment intellectuals, found support and legitimation in the Puritan ethos, as Merton and other have shown1 ». Le développement de la pensée scientifique se serait accompagné de la production de connaissances reposant sur des certitudes stables, nécessitant des définitions claires, des connexions non ambiguës, et donc un langage qui limite la polysémie. Cette tradition de pensée (la « science moderne occidentale ») aurait cherché à systématiquement éliminer l’ambigu au profit d’une pensée dominante « au point que les bivalences qui demeurent – il en reste toujours – passent pour des erreurs ou des quêtes d’orthodoxie2 ». Non limitées au projet de l’institution scientifique, les autres institutions « modernes » auraient similairement réclamé plus d’univocité, en particulier sur le plan linguistique. À l’instar de l’examen de la place donnée au ludique, esquivé au xxe siècle par l’effet d’un effort immense « entrepris pour escamoter le hasard, l’inopiné, l’inattendu, le discontinu et le jeu3 », le champ d’expression laissé à l’ambiguïté durant ces derniers siècles, et même durant le premier quart du xxie siècle, a été peu exploré. L’ambiguïté n’a eu que peu d’opportunité d’être perçue comme un objet de recherche légitime ou même comme catégorie analytique utile. Pourtant, comme le souligne Levine (ibid.), ce mouvement de pensée en lutte contre l’ambiguïté, mené par les intellectuels occidentaux depuis le xviie siècle, constituerait un développement unique dans l’histoire de l’humanité. Il fait observer, sur le plan linguistique, que la plupart, si ce n’est toutes les sociétés ont cultivé des locutions ambiguës – parfois même comme une forme d’art – parce qu’elles assurent des fonctions sociales et culturelles indispensables.

3Un ensemble restreint d’initiatives récentes, au sein desquelles figure ce numéro thématique, signale un regain d’intérêt pour la place qu’occupe l’ambigu dans la vie sociale. Dans un projet collectif récent, Boucher et al. (2021) font référence à un ensemble de travaux en Cultural Ambiguity Studies, lesquelles rassembleraient des chercheurs issus de domaines variés, allant des études de genre aux Queer Studies, à l’histoire de l’art, en passant par la linguistique, ou encore les études philosophiques et esthétiques. Ces chercheurs partageraient un intérêt pour les diverses manifestations et fonctions de l’ambiguïté dans la culture, dans le politique et la vie quotidienne. Cet intérêt n’est bien sûr pas absent des réflexions des chercheurs en sciences humaines et sociales. Des auteurs classiques ont diversement interrogé la place qu’occupe l’ambigu dans la vie sociale, soit de manière explicite (par exemple, le texte de Bateson et Mead, 1942 qui fera l’objet de la rubrique « Écho » au sein de ce numéro ; mais aussi Goffman, en particulier 1963 et 1974 ; ou Simmel, 1908 et plus récemment Bauman, 1993), soit en creux ou de manière moins centrale (e.g. Adorno et al., 1950 ; Lévi-Strauss, 1962 ; Douglas, 1966). Plus récemment, d’autres s’y sont intéressés par le moyen d’enquêtes empiriques plus circonscrites (e.g. Tavory, 2009 ; Thomassen, 2009 ; Berger et Kroesen, 2016 ; Berger et Romijn, 2016 ; Deener, 2017). Certains, parmi cet ensemble de travaux, font la part belle à une conception de l’ambiguïté qui serait à l’œuvre sur le plan macrosociologique ou bien conçue seulement comme catégorie analytique. Les travaux qui ont pour objet l’ambiguïté telle qu’elle se déploie au niveau de l’action et des interactions sont plus épars. À ce titre, on trouve peu de réflexion collective, empiriquement et conceptuellement étayée, dédiée à cette modalité de l’action : c’est ce qui constitue notre ambition au sein de ce numéro thématique. Une telle ambition se serait toutefois très vite traduite par un ensemble sans doute trop hétéroclite de réflexions et d’enjeux socio-anthropologiques. C’est pourquoi nous avons orienté d’emblée notre réflexion vers un domaine plus circonscrit du monde social.

Cultures numériques et ambiguïté

  • 4 Proulx M. (2013), The Progress of Ambiguity: Uncertain Imagery in Digital Culture, thesis, Departm (...)
  • 5 Breen M. (2011), Uprising: The Internet’s Unintended Consequences, Champaign, IL, Common Ground Pu (...)

4Au sein de ce numéro thématique, l’ambiguïté à l’œuvre dans les espaces numériques est au cœur de notre réflexion. L’ambigu est très présent dans les conduites et les actions dans lesquelles les humains s’engagent, c’est particulièrement vrai dans les pratiques numériques. Par « numérique », nous entendons au sens large l’ensemble des espaces qui sont créés par numérisation et où l’imprimé n’est plus le médium exclusif de diffusion de la connaissance. La façon dont un usager mobilise ces espaces ne se réduit pas à un humain se servant d’un outil mais celle d’un humain reconfiguré par des pratiques qui occasionnent des transformations dans le rapport à soi, aux autres, et à l’environnement. Les espaces numériques constituent un terrain privilégié pour réfléchir à la place de l’ambiguïté dans l’action. Comme le suggère Mikhael Proulx, les mondes numériques sont structurellement gouvernés par une logique de désambiguïsation, où l’ordre et la mesure primeraient sous l’influence des algorithmes qui placent au cœur même des technologies numériques la suppression de tout ce qui serait vague, polysémique, incertain : « In the Apollonian, anti-ambiguous realm of the digital is a pandemic flattening of meaning into mere strings of code4. » Bien qu’ils n’échappent pas à cette régulation opérant par exclusion de l’ambigu, les pratiques sur les réseaux de communication numériques se déploieraient selon une logique inversée : espaces accessibles librement, où circule l’information de manière décentralisée et horizontale, les modalités de communication à l’œuvre dans les mondes numériques présentent une capacité extraordinaire à brouiller les frontières au cœur de son infrastructure et à favoriser « the circulation of irrational aspects of human behavior5 ».

5Les travaux réalisés sur les modalités de communication, de rapports à soi et aux autres, qui se déploient dans les espaces numériques, mettent au jour des pratiques où l’ambiguïté semble être un élément constitutif bien que celles-ci soient rarement traitées explicitement sous cet angle. Ainsi, les espaces en ligne faciliteraient « les conditions de l’effacement d’un certain nombre d’oppositions et [mettraient] en défaut l’apparence schizophrénique d’une pratique qui se veut à la fois intime et publique6 ». Le rapport à soi et à l’autre sur les espaces numériques se construirait notamment dans une tension entre l’intime et l’anonyme (Velkovska, 2002). Les pratiques de présentation de soi sur la Toile attestent tant une diminution de l’apprêtement classique pour le public (Auray, 2002 et 2011 ; Thévenot, 2006) qu’un affaiblissement des frontières entre le privé et le public ; Internet vient ainsi questionner l’embarras goffmanien (1973) constitutif de nos interactions avec autrui. La Toile propose de nouveaux moyens d’expression et multiplie les modalités d’exposition des troubles intimes et des difficultés qui se posent aux humains. Dans ce cadre, le cheminement de l’usager passe notamment par des ambiguïtés dans la présentation de soi avec laquelle la personne peut jouer. Bien que la présentation de soi soit difficilement dissociable et d’ailleurs souvent soigneusement articulée au contenu du message à transmettre, on peut distinguer une autre modalité d’ambiguïté qui tient cette fois à la nature du message. Elle s’observe par exemple au niveau du sens prêté aux messages transmis ou dans les possibilités nouvelles de superposition de sens qu’aménagent les pratiques numériques. On l’observe par exemple dans les usages de l’image. Bien que la photographie ait incorporé de longue date la possibilité de superposer une variété de niveaux de sens, problématisant par là la relation de l’image à la véridicité et au réel, la circulation et les possibilités infinies de jouer avec l’image que permet le numérique sont venues complexifier cette relation de manière inédite (Shifman, 2014). Dans les mondes numériques, les frontières entre propositions contradictoires semblent de plus en plus brouillées. On l’observe dans la pratique désormais très banale du selfie, qui est en soi une synthèse plus ou moins subtile, aux formes plurielles, entre l’insignifiant et le signifiant (Saltz, 2014 ; Senft et Baym, 2015). On l’observe également au travers des nombreuses pratiques de détournements, en particulier celle du mème7. On peut également l’apercevoir plus largement dans des pratiques aussi hétéroclites que l’engagement d’une communauté d’investisseurs pour une monnaie virtuelle pourtant créée comme une plaisanterie ironique dans le but de tourner en dérision l’engouement spéculatif pour la création de cryptomonnaies8 ou dans la pratique d’influenceurs d’extrême droite qui mobilise lourdement l’ambiguïté pour faire passer leurs messages politiques violents9. Les espaces numériques semblent offrir une palette sans précédent de possibilités de jongler, suspendre, contourner, ironiser, composer avec la tension inhérente à des propositions contradictoires.

L’ambiguïté au cœur de l’action et de ce qui vaut

  • 10 Le Président français Emmanuel Macron pris en photo alors qu’il accompagne une équipe en maraude s (...)

6Au sein de ce numéro thématique, les contributrices et contributeurs examinent comment des espaces numériques (pré)disposent à une culture de l’ambiguïté, en centrant leur analyse sur les acteurs, leurs pratiques et leurs discours. Chaque contribution cherche à débusquer l’ambiguïté dans les pratiques à l’œuvre, et donc à la prendre au sérieux – une tâche qui présente parfois une réelle difficulté –, à la décrire, à la comprendre et enfin à la critiquer. Sur tout le continuum allant de pratiques a priori plus légères à d’autres, plus immédiatement politiques10 ou militantes, les auteurs et autrices décryptent attentivement ce que l’ambiguïté nous dit sur des transformations sociologiques et anthropologiques contemporaines du rapport à soi et aux autres. Les contributions compilées dans ce numéro ont pour objectif de nous faire gagner en réflexivité, en attention et en vigilance démocratique. Leurs réflexions explorent des questions de fond (anthropologiques, sociologiques et politiques) et abordent des enjeux méthodologiques et conceptuels. Alors qu’un phénomène – tout phénomène probablement – peut être vécu comme ambigu quand bien même il ne l’est pas en tant que tel, l’intention première du projet à l’origine de ce numéro thématique a été de traiter de situations où l’ambiguïté est une propriété de l’action, au cœur de ce qui vaut et de ce qui structure des relations. Dans cette perspective chaque contribution s’accompagne d’un souci pour le contexte et l’intention des acteurs. Il s’agit ainsi d’opérer une analyse pragmatique de situations où s’observe une forme de simultanéité complexe d’interprétations et d’intentions multiples (Boucher et al., 2021) dans les mondes numériques.

7Dans la contribution qui ouvre ce numéro, Kostia Lennes étudie avec une grande finesse les processus de production et de négociation des ambiguïtés dans la relation escort-client sur une plateforme en ligne. Le cas étudié permet de remarquablement montrer la place que peut occuper l’ambiguïté dans ces espaces numériques dont l’environnement dispose à une telle modalité d’action. Il montre non seulement les manières dont les escorts et leurs clients communiquent en mobilisant ou en cherchant à dissiper l’ambiguïté. Mais, de manière très intéressante, Lennes questionne également la nécessité pour le chercheur de lui-même devoir adopter les codes de conduite ambigus de ses enquêtés, sans quoi l’enquête ne peut avancer.

8Elena Nesti s’appuie quant à elle sur un travail de longue durée au sein de groupes de fans afin de décrypter l’ambiguïté qui structure les échanges entre une artiste italienne et un groupe de fans particulièrement investi dans le projet de la chanteuse. Elle examine les enjeux de l’ambiguïté au cœur de la relation d’échange, non réciproque, entre les deux parties et en particulier comment cette relation prend appui sur des interactions numériques. Malgré son asymétrie constitutive et des formes d’échanges qui s’apparentent dans certains cas à de la manipulation affective, Nesti montre comment les deux parties trouvent des bénéfices dans cette relation qui semble toujours conditionnée à des modalités d’ambiguïté. Nesti analyse comment se régulent des dimensions affectives et utilitaristes et par quels moyens la question morale sous-jacente au bien-fondé de cette asymétrie se trouve suspendue par de l’ambiguïté.

9Dans un contexte plus appliqué, celui d’un cours universitaire sur l’éducation aux médias numériques, Marc Jahjah interroge avec ses étudiants un point de rencontre entre ambiguïtés et cultures numériques : celui de formes troubles qui se déploient sur Internet et qui relèvent de la ruse. Ces ruses prennent appui sur une armature éditoriale et technique qui crée une forme de déroute sensorielle et qui a pour but d’amener l’usager à prendre une décision dans l’urgence. L’ambiguïté en discussion renvoie à la fois à celle de l’usager qui doute dans son interprétation de l’armature éditoriale et technique qui vise à le piéger, mais aussi à celle du créateur de ces interfaces piégeur qui doit penser l’ambiguïté pour mieux piéger. Jahjah nous propose de suivre le fil de ces ambiguïtés depuis leur base numérique et de les suivre hors ligne, ici dans le cadre d’une expérience pédagogique. Il propose à ses étudiants d’interroger ces formes ambiguës en les invitant à eux-mêmes créer des dispositifs similaires consistant à « faire croire pour faire faire », avec parfois un succès tel que même l’enseignant s’en trouve piégé. En créant collectivement un espace de compréhension de ces ambiguïtés, Jahjah forme de manière exemplaire ses étudiants au raisonnement scientifique, par des allers-retours entre conceptualisation et démarches empiriques.

Pratiquer l’ambiguïté

10Chacune des contributions au sein de ce dossier montre comment du sens peut être produit de découpages troublés, de frontières brouillées. Elles montrent aussi que la confusion, l’équivocité, le flottant peut être sources de créativité. Certaines examinent les façons dont les usagers d’espaces numériques suspendent, éludent ou masquent la tension entre des propositions contradictoires ; que ce soit entre l’authentique et l’inauthentique, le drame et l’insignifiance, le tragique et le léger ou encore la déclaration politique et l’humour. En somme, elles décrivent les moyens par lesquels est produite une ambiguïté, sans se limiter à son seul constat. Les pratiques d’exposition de soi et de son quotidien sur Internet rompent régulièrement la tension entre ce qui serait jugé authentique et ce qui ne le serait pas. Dans son examen de la pluralité des types de selfies, le critique d’art Jerry Saltz (2014) mettait en évidence la diversification croissante de leur mise en forme, de leur caractère esthétique, des situations où ils sont réalisés et des acteurs qui s’y adonnent (usagers ordinaires ou membres des élites culturelles ou politiques). Saltz montre à travers cette pratique anodine du selfie que les frontières entre le privé et le public sont chaque fois redéfinies. Une redéfinition qui repose sur un déplacement du curseur entre ce qui est jugé signifiant ou insignifiant, authentique ou inauthentique. Afin d’être valablement reçu, le selfie doit ménager la tension omniprésente entre le soupçon d’inauthenticité qu’il occasionne et l’authenticité de la démarche de l’usager. Cette inauthenticité fait, dans certains cas, l’objet d’un travail intentionnel et explicite de suspension du doute qui pourrait naitre chez le spectateur : notamment l’usage de hashtags sur les réseaux sociaux visant à dissiper ce type d’ambiguïté (#filterfakers, #selfiefails) (Lobinger et Brantner, 2015).

11François Jost nous propose dans la rubrique « Image » un texte indispensable à la thématique de ce numéro. En traitant des difficultés d’interprétation des mèmes, Jost questionne une pratique emblématique de l’ambiguïté propre aux mondes numériques. Les mèmes, ces images omniprésentes, qui se démultiplient en des centaines de versions modifiées d’elles-mêmes après seulement quelques clics, véhiculent des clés de compréhension des cultures du numérique (Shifman, 2014). Basé sur une pratique ludique du partage et de la resignification permanente, le mème, qui intègre sans chercher à le dissimuler son caractère construit, transcende la tension authenticité-inauthenticité esquissée plus haut, bien plus que le selfie qui reste une pratique où continue de se poser cette question morale. Le mème semble n’avoir que peu d’intérêt pour l’authentique. Partant du constat que de nombreux mèmes présentent une relative simplicité de construction, une facilité de réplication mais aussi une simplicité de compréhension, Jost propose d’interroger la construction de mèmes a priori plus impénétrables. Il nous montre que, dans bien des cas, les concepteurs de mèmes peuvent expressément jouer sur des formes plus complexes qui laissent implicites les connaissances nécessaires à leurs interprétations, réservant dès lors la compréhension aux membres de communautés plus restreintes. L’enquête de Jost s’étend également aux modalités de communication qui structurent les échanges au sein de communautés dédiées aux mèmes ainsi qu’au statut lui aussi ambigu du créateur de mèmes.

12L’ambiguïté est parfois moins ce qui vaut dans un contexte particulier qu’un moyen permettant d’accéder à un objectif. Andrew Deener, Black Hawk Hancock et Zoe Folsom prennent pour objet la polémique qui émerge en 2019 autour du traitement médiatique et politique réservé à l’ouragan Dorian. En interrogeant l’usage de Storm maps aux États-Unis – des représentations visuelles de la circulation des ouragans –, les auteurs nous proposent une réflexion sur ce que le numérique vient faire aux circuits traditionnels de circulation de l’information censée faire autorité sur le développement en cours de catastrophes naturelles ou d’événements présentant des risques élevés pour la population. Une réflexion qui prend tout son sens à l’heure où ces lignes sont écrites et que la Floride est ravagée par l’ouragan Ian. L’ambiguïté traitée dans ce texte est relative à la multiplication des canaux d’information, de circulation et des acteurs impliqués dans la représentation d’une catastrophe naturelle. Les auteurs nous proposent de conceptualiser l’ambiguïté à l’œuvre par le recours à deux catégories : « hegemonic ambiguity » et « popular ambiguity ». La première renvoie à des usages volontaires d’une pluralité de réalités potentielles, par des représentants politiques (en particulier les tweets de Donald Trump), afin de semer la confusion et perturber, via des outils numériques, la légitimité de scientifiques. La seconde notion interroge quant à elle le recours à des technologies numériques par des acteurs ordinaires qui participent à la représentation de l’évènement. Dans leur conclusion, les auteurs réfléchissent à la relation entre pouvoir et ambiguïté mais aussi au rôle singulier des espaces numériques dans la circulation d’ambiguïtés sur les événements liés au réchauffement climatique.

13Les pratiques en ambiguïté n’apparaissent pas seulement sous la forme de contradictions qui seraient masquées. Les dynamiques à l’œuvre peuvent générer des contradictions explicites ou permettre d’en traverser lorsque l’ambigu désamorce ou met de l’ordre dans des tensions qui étaient jusque-là restées souterraines. Plutôt que de les masquer, certaines dynamiques à l’œuvre peuvent aussi consister à jouer précisément avec l’ambiguïté sans escamoter les propositions contradictoires sous-jacentes. Leslie Fonquerne centre son analyse sur la pratique d’applications de suivi menstruel, en lien avec la préparation aux rendez-vous médicaux en France. Son objectif consiste à interroger la place ambiguë de ces outils numériques du point de vue de leurs usages mais aussi de l’injonction à s’en saisir : ces outils permettent de soulager une charge mentale inhérente à un usage contraceptif largement féminisé, et simultanément ils renforcent une forme d’autocontrôle qui ressort de logiques néolibérales. Fonquerne met moins en exergue les spécificités de pratiques numériques qu’elle ne nous montre comment des ambiguïtés présentes ailleurs dans le monde social sont prolongées ou reflétées dans des pratiques numériques. Ces environnements numériques, historiquement promus comme facteurs de changement, s’avèrent à certains égards, comme ici dans le domaine de la santé et du genre, traversés par les mêmes dynamiques d’empiètement de l’intime par des logiques néolibérales.

Subjectivité de l’usager. Confronter l’usager à son ambiguïté

  • 11 Un photographe américain prend un selfie à proximité immédiate d’un grizzly dans le Parc national (...)
  • 12 Marina Hyde, The Guardian. URL : https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/feb/02/instagram-i (...)

14Certains des contributeur·trice·s s’intéressent plus particulièrement aux effets de conduites en ambiguïté sur la construction identitaire. Alors que s’intensifient la multiplicité et la superposition des canaux de la communication dans les espaces numériques, il semble important d’aborder ce que ces nouvelles façons de communiquer – de faire du commun – entraînent au niveau de la subjectivité de l’usager. À l’heure du tout-numérique, on peut se demander quels sont les effets de ces conduites ambiguës sur les personnes qui s’y adonnent ou y sont soumises. Il s’agit moins d’examiner la pratique de l’ambiguïté que de s’intéresser ici à celui qui la pratique, à la subjectivité de l’usager et aux logiques sous-jacentes à son action à partir de son point de vue. Les arrangements de la personne qui s’expose en ligne contiennent parfois le paniquant, en faisant osciller à très court terme le sujet qui se fait et se défait. On pense par exemple aux manières dont l’usager est en quelque sorte en train de se montrer à autrui dans une situation où il est mis en danger. Saltz (2014) qualifie de « self emperiled selfie » cette modalité de selfie consistant à se prendre en photo dans une situation dangereuse11 (e.g., lors d’un crash d’avion, lors d’une tuerie de masse) ou juste après avoir échappé à un danger. Qu’est-ce qui pousse une personne à privilégier l’interpellation d’autrui dans de telles situations ? Dans le cas où les usagers sont conscients du caractère composite de leurs postures, pourquoi ne le questionnent-ils pas nécessairement ? Est-ce que la question morale sous-jacente est suspendue et comment en rendre compte ? Qu’est-ce qui anime l’usager des espaces numériques qui tente d’échapper à ce qui trahirait par exemple l’authenticité ou la légèreté de sa conduite ? Quels liens avec l’expression d’une critique ? À l’inverse, que se passe-t-il quand l’articulation de propositions contradictoires dans la conduite de la personne n’est plus convaincante pour l’usager ou pour son public ? Le désamour de followers pour leurs influenceurs favoris qui auraient tout juste découvert que la démarche de ces derniers n’est pas complètement désintéressée en est une illustration12. Elena Nesti questionne notamment ce qui se passe quand l’ambiguïté est soit amenée à se dissiper soit qu’elle n’est pas assez crédible ou mal performée. Inversement, si l’ambiguïté correspond à une situation qu’on ne peut pas nommer autrement, qui émane de l’avant-institué, de l’avant-mise-en-ordre, comment une pratique ambiguë se trouve instituée, se stabilise, devient plus durable ?

15Dans sa contribution, Julien Onno nous propose une enquête sur les pratiques de quantification de soi. De plus en plus diversifiées, celles-ci consistent à chiffrer et à mesurer un aspect de sa vie comme le nombre de pas effectués par jour, la qualité du sommeil ou des indicateurs relatifs à la santé. Onno part du constat de formes d’ambiguïté logées au cœur de ces pratiques de quantification de soi (e.g., transformation d’activités quotidiennes en données numériques présentées comme plus objectives, décalages entre représentations subjectives et transcriptions numériques, opposition entre authenticité et inauthenticité de soi) et interroge le regard réflexif des usagers face à ces données et aux ambiguïtés sous-jacentes. L’approche socio-anthropologique retenue vise principalement à examiner comment les individus racontent leurs pratiques et comment ils s’emparent (ou non) de leurs données numériques pour parler d’eux-mêmes. Il s’agit moins dans ce cadre d’interroger l’ambiguïté qui ressort d’un environnement numérique que de se centrer sur les ambivalences qui traversent ces pratiques de captation de soi quand l’usager consulte et manipule ses propres traces numériques, autoproduites, relatives à son corps. Onno interroge également les liens de sociabilités singuliers qui s’opère à l’endroit de plateforme où ces données sont partagées et discutées.

16Dans la rubrique « Entretien », nous avons laissé carte blanche à Adrien Savolle pour questionner le logiciel libre en prenant le point de vue des ambiguïtés qui jalonnent les pratiques à l’œuvre dans ce domaine. Savolle nous livre un entretien avec Nicolas Hicher sur l’expérience de longue durée de ce dernier dans la communauté du logiciel libre. Alors que le domaine du logiciel libre se caractérise dès son origine par son opposition à la centralisation structurelle de l’architecture d’Internet et à sa logique de désambiguïsation (Proulx, 2013), il apparaissait particulièrement intéressant de discuter les ambiguïtés qui jalonnent ce domaine du point de vue de l’un de ses acteurs. Le domaine du logiciel libre est aujourd’hui composé d’acteurs très hétérogènes et faisant valoir des positionnements parfois très ambigus tant dans leurs pratiques que dans l’interprétation des idéaux qui les motivent.

  • 13 Wittezaele J.-J. (2008), « La double contrainte : un concept fondateur », dans Wittezaele J.-J. (d (...)

17En proposant un texte de Gregory Bateson (1904-1980) pour la rubrique « Écho », qui a pour objet la reproduction d’un classique mettant en perspective la thématique du dossier, nous sortons partiellement tant du contexte des sociétés du Nord Global traité dans ce numéro que de celui des mondes numériques. Précurseur de l’interdisciplinarité, cet anthropologue mélangeur de genres, méfiant des catégories et toujours soucieux d’adopter un regard critique sur l’évolution de sa pensée et de ses méthodes, a continuellement cherché à problématiser les frontières qui jalonnent les façons dont les individus communiquent entre eux. Au travers de son œuvre, de sa théorie générale de la communication, il nous invite « à voir l’invisible13 ». Ce contributeur majeur de la nouvelle communication (Winkin, 2014) a cherché durant toute sa carrière à attirer notre attention sur un niveau plus abstrait de la communication. Son tropisme pour le contexte, pour l’environnement où se déploie une relation entre plusieurs acteurs l’a mis très tôt sur la piste de modalités de communication caractérisées par plusieurs niveaux d’abstraction, parfois paradoxaux, incluant une possibilité de confusion de décodage. C’est d’ailleurs avec lui que des termes tels que « méta-communication » ou « communication analogique et digitale » sont entrés dans le langage courant. On se souvient plus communément de Bateson pour sa découverte de la double contrainte et, avec celle-ci, de sa contribution majeure à la psychothérapie, à la thérapie systémique, et plus particulièrement pour avoir expliqué de manière magistrale l’une des voies d’émergence de la schizophrénie. Mais ni la psychothérapie, ni les effets pathologiques d’une communication paradoxale n’ont été ses principaux centres d’intérêt. La communication pathologique des schizophrènes se situe chez lui sur un même plan que celle qu’il aperçoit dans l’art ou la poésie. Très tôt, dès sa thèse de doctorat – Naven (1936) –, c’est le potentiel créatif des paradoxes dans la vie sociale qui retient son attention. Le concept de double contrainte connait deux cheminements distincts (Winkin, 2008) : celui, bien connu, qui se déploie dans l’espace de la psychothérapie, et un second, moins connu, plus vague aussi, porté par Bateson lui-même entre 1956 et 1975, qui consiste à sortir cette notion du champ de la psychiatrie. Dans un souci de donner une portée générale à sa conception de la communication, il va s’intéresser à toute une série de situations de la vie sociale où apparaissent des paradoxes : l’humour, le jeu, l’art, la religion ou encore la communication des dauphins ou des pieuvres. Des espaces où on observe des modalités variées de superpositions, de composition, d’articulations, de confusions potentielles, entre différents niveaux logiques.

18Au sein de l’œuvre prolifique de Bateson, de nombreux textes mettent en exergue ce tropisme pour l’ambiguïté dans la communication. Des extraits de l’ouvrage Balinese Characters. A Photographic Analysis, coécrit avec Margaret Mead, sont ici reproduits. Cet ouvrage publié en 1942 est une rencontre entre deux courants de pensée anthropologique depuis longtemps déconsidérés : le culturalisme (centré sur l’influence que la culture d’un groupe exerce sur la psychologie de ses membres) et le fonctionnalisme dans lequel a été formé Bateson, qui présente très tôt des limites pour la compréhension de ce que ce dernier observe sur ses terrains (Guddemi, 2007). Cet ouvrage est avant tout un questionnement sur ce qui permet à des ensembles organisés de maintenir une stabilité malgré des changements internes et externes tel qu’ils l’observent ici dans le cas particulier d’un village balinais appelé Bajoeng Gede. En quête d’une méthode permettant de rendre compte de l’importance et de la juxtaposition de niveaux de communication dans les relations interpersonnelles au sein d’une culture déterminée – ce qui n’aurait jusqu’alors jamais été démontré de manière convaincante en sciences humaines et sociales –, ils proposent une des toutes premières enquêtes ethnographiques basée sur le recours à la photographie. Deux extraits du livre sont reproduits ici. D’une part, l’introduction de l’ouvrage et, d’autre part, une planche photographique issue du chapitre « Parents et enfants » et plus particulièrement de la planche 47, « Stimulation et frustration », qui fait partie d’un ensemble plus large portant sur la relation entre la « mère balinaise et son enfant ». Cette planche apparaît comme une illustration des développements en cours qui mèneront Bateson à formuler plus tard sa théorie de la double contrainte. Elle sera appliquée à la communication pathologique du schizophrène qui, dès l’enfance, évoluerait dans des situations où il est mis en échec d’apprécier correctement le contexte dans lequel un message est compris. Dans cet ouvrage toutefois, les auteurs abordent déjà, beaucoup plus largement, des situations paradoxales ou des juxtapositions de sens, comme composante de la culture d’un groupe, sans les ramener nécessairement à un quelconque effet pathologique. À cet égard, ils décrivent la culture du groupe étudié comme :

  • 14 Bateson G., Mead M. (1942), Balinese Character: A Photographic Analysis, vol. 2, New York, New Yor (...)

It is also a culture in which the ordinary adjustment of the individual approximates in form the sort of maladjustment which, in our own cultural setting, we call schizoid. As the toll of dementia praecox among our own population continues to rise, it becomes increasingly important for us to know the bases in childhood experience which predispose to this condition, and we need to know how such predisposition can be culturally handled, so that it does not become maladjustment14.

19Il me semble que se dessine dans ce texte l’ambition de Bateson d’interroger et d’appliquer cette lecture ambiguë de la communication de manière large, tant dans ses effets sur la structuration des relations sociales que sur la façon dont elle forge dans une certaine mesure des personnalités. On mobilise rarement Gregory Bateson pour sa lecture de l’ambigu comme composante de la communication. Ce texte et l’ensemble de l’œuvre de Bateson sont ici une invitation au détour, ici par un auteur classique, à mener une réflexion sur l’ambiguïté dans l’action. Il est probable que Grégory Bateson aurait été fasciné par la multiplicité de modalités d’ambiguïté dans la communication à l’œuvre dans les mondes numériques.

Ambiguïtés et pouvoirs

20Au sein de ce numéro thématique, aucun des contributeur·trice·s ne semble réifier l’ambiguïté observable dans les pratiques numériques enquêtées. Tous et toutes constatent d’une façon ou d’une autre que les modalités d’ambiguïté et effets inhérents sont irréductibles aux espaces numériques. L’ambiguïté sur la trajectoire potentielle d’une catastrophe naturelle entretenue par des pratiques numériques qu’examinent Deener et al. interroge immédiatement sur la relation entre cette pratique et le pouvoir qu’elle procure à ceux qui s’y adonnent. Une interrogation qui sort nécessairement l’enquête du seul domaine du numérique. De la même façon, Marc Jahjah suit les effets d’ambiguïté propres aux espaces numériques dans d’autres espaces sociaux. Julien Onno et Leslie Fonquerne montrent également que les ambiguïtés à l’œuvre dans les pratiques de quantification de soi et d’applications de suivi menstruel prolongent des contraintes déjà présentes dans une société de l’autonomie, qui dispose à des formes renouvelées d’attention à soi équipées numériquement. Comme le souligne Kostia Lennes dans son texte, il serait vain de chercher à réifier les dynamiques à l’œuvre dans les espaces digitaux, car dans le cas qu’il traite, comme dans beaucoup d’autres, ce qu’on constate est un prolongement, au moins partiel, d’activités observées ailleurs dans la société. C’est là sans doute l’un des enseignements à tirer de ce dossier : certaines modalités d’ambiguïté sont plus particulièrement ancrées dans les environnements numériques mais toutes en débordent, soit qu’elles s’étendent du numérique pour produire des effets ailleurs, soit qu’elles sont des manifestations déjà présentes, au préalable, dans d’autres espaces sociaux et qu’elles se prolongent dans les mondes numériques. Je voudrais partir d’ici et tenter de revenir à la relation entre ambiguïté et pouvoir qui était au cœur du projet de ce numéro.

21Chaque contribution, explicitement ou en creux, fait apparaître la multiplicité des relations entre le recours à l’ambiguïté et la manifestation d’un pouvoir d’agir. Quels sont les tenants et les aboutissants du pouvoir d’agir qui accompagnent les conduites en ambiguïté ? Quel pouvoir réside dans des pratiques qui tantôt masquent ou révèlent des contradictions entre des propositions contradictoires, tantôt génèrent, jouent ou désamorcent des tensions entre des niveaux du réel ? Dans son ouvrage The Flight from Ambiguity, Donald Levine (1988) interrogeait la difficulté « moderne » à employer des expressions ambiguës sur le plan linguistique. Formulant la thèse selon laquelle le développement des institutions et idéaux de la culture des « modernes » se serait accompagné d’un besoin, linguistique, de modes de communication univoques et d’expressions non ambiguës, il a interrogé la spécificité de sphères de représentation et d’expression où continuent à dominer des ressources langagières ambiguës. Son enquête l’amène à interroger les fonctions de l’ambiguïté comme moyen tantôt de révéler une réalité non perceptible autrement, tantôt de dissimuler le réel en le rendant plus flou, plus vague. Distinguant ces deux dynamiques (révéler et dissimuler par un discours ambigu) selon qu’elles visent une réalité qui concerne soit le sujet qui communique, soit une réalité extérieure au sujet, il distingue quatre fonctions propres à l’ambiguïté (« illuminative function », « expressive function », « protective function » et « socially binding function ») utiles pour interroger les pouvoirs d’agir que mettent en exergue les textes ici présentés.

22La fonction « révélatrice » (ma traduction pour « illuminative function ») caractérise fort bien une des dynamiques à l’œuvre sur le terrain de Nesti. Au sein de la communauté de fans qu’enquête Nesti, l’émotion partagée et valorisée par ses membres eu égard aux manifestations furtives d’une « vérité profonde » ou d’une « réalité supérieure », que l’artiste laisserait percevoir de manière toujours allusive dans ses chansons et performances, fait écho à cette dimension révélatrice que peut véhiculer l’ambiguïté. L’accès à cette réalité supérieure, à cette signification cachée, est au cœur de la relation qu’entretiennent les fans et l’artiste. L’ambiguïté à l’œuvre dans cette relation assure simultanément une fonction d’« expressivité » ou d’« affectivité » dans la mesure où ce que laisse apercevoir l’artiste n’est pas communicable par des méthodes conventionnelles. Les échanges fans-artiste, par leurs teneurs allusives, constituent un moyen privilégié de faire circuler des affects. L’ambiguïté semble favoriser ici une faculté à éprouver des sentiments ou des émotions. On peut retrouver cette fonction dans la pratique du mème, qui favorise également une dimension plus politique. La création de mèmes ou la découverte de la juxtaposition de niveaux de sens, parfois complexe, qu’ils mettent en scène traduisent également une forme de plaisir ou une jouissance qui fait écho à une fonction d’expressivité.

23On observe également l’existence d’une fonction de cohésion sociale dans l’ambiguïté à l’œuvre dans le cas traité par Nesti. Le caractère ambigu des échanges entre les membres du groupe de fans assure une fonction sociale diffuse et participe du renforcement du sentiment d’appartenance au groupe. On l’observe également au sein du cas traité par Lennes : même si la possibilité d’un futur sexuel constitue l’enjeu principal de l’ambiguïté qui caractérise les échanges, on voit aussitôt que cette communication allusive, potentielle, constitue un élément clé de la façon de faire du commun, de communiquer comme il convient au sein de la plateforme enquêtée. On aperçoit aussi une fonction protectrice à l’ambiguïté des échanges entre escorts et clients enquêtés par Lennes. Étant donné que la plateforme ne peut pas avoir pour objet explicite la possibilité d’un échange sexuel tarifé, l’ambigu assure une forme de protection sur un plan légal. Sur un plan plus intime, l’ambigu permet également d’aborder la possibilité d’un futur sexuel tout en aménageant la possibilité de sauver la face dans le cas où le potentiel cadrage sexuel serait écarté par l’autre. Une dynamique proche de celle thématisée par Iddo Tavory (2009) dans le cas de la relation de flirt. On observe encore cette fonction protectrice dans la conduite de l’artiste qu’enquête Elena Nesti. Quand l’artiste en question est confrontée à une actualisation explicite des attentes produites chez ses fans (par exemple, des moments de sociabilité hors d’Internet), elle mobilise comme seule réponse un langage riche d’indétermination qui lui permet de ne pas dire oui, sans dire non, et de disqualifier simultanément la requête formulée. Dans le contexte étudié par Deener et al., Donald Trump (voir le « Sharpiegate ») ne cesse de véhiculer de l’ambiguïté quant aux possibles trajectoires de l’ouragan Dorian, sa conduite ne présente toutefois pas beaucoup de risques (politiques) malgré le potentiel de dévastation qui accompagne un ouragan : s’il laisse entendre que l’ouragan pourrait frapper une partie de l’État de l’Alabama, il ne s’expose pas particulièrement si cela s’avère finalement ne pas être le cas. Simultanément, l’ambiguïté de ses propos assure une fonction politique : il s’oppose au monde scientifique, généralement perçu comme opposé à ses projets politiques.

Masquer la contradiction. Vers une construction du public en chantier ?

  • 15 Holm N. (2011), « The Distribution of the Nonsensical and the Political aesthetics of Humour », Tr (...)
  • 16 Shifman L. (2014), « The Cultural Logic of Photo-Based Meme Genres », Journal of Visual Culture, 1 (...)

24La relation entre pouvoir et ambiguïté doit encore être envisagée sur le plan plus formel de la formulation d’une critique aux accents plus politiques. De longue date outil privilégié de l’artiste pour formuler une critique, l’artiste visuel dispose d’une palette variée lui permettant d’adopter une esthétique ambiguë qui participe à la discussion politique. Ceci est particulièrement vrai à l’heure des technologies numériques (Proulx, 2013). Nicholas Holm (2011) a examiné la portée politique de propositions humoristiques et artistiques incongrues. Il invite à regarder avec nuance comment l’incongru peut d’une part contenir une critique visant l’émancipation, et d’autre part reconfirmer l’ordre établi. « The distinction between these two modes – humour as disruption of confirmation of the existing distribution – should not be taken as clear and evident: it is a messy space, rife for disagreement and tied to wider notions of power, authority, and politics15. » Cette distinction apparaît pertinente à mobiliser afin de réfléchir à la portée critique de l’ambiguïté équipée numériquement et de sa relation au pouvoir. On observe un tel entremêlement dans les mèmes ayant pour objet les manifestations visuelles de stéréotypes culturels associés à certains groupes, en particulier ceux qui comprennent des stéréotypes racistes : certains mèmes intègrent une lecture critique et visent l’émancipation en moquant l’absurdité des présupposés racistes du spectateur ; d’autres sont ouvertement racistes tout en véhiculant une lecture cadrant le présupposé raciste comme étant « seulement de l’humour16 ». Sur le plan politique, l’ambiguïté dans les mondes numériques, c’est notamment une facilité à faire circuler une polysémie qui supprime la critique ou à l’inverse la porte.

25Sans pouvoir y répondre pour l’instant, il semble utile de clore cette introduction par la formulation de quelques questions qui naissent de ce travail collectif et qui constituent une voie de prolongement possible à la réflexion sur la place de l’ambiguïté dans la vie sociale. Si l’on suit Levine (1988), la mise à l’écart de l’ambigu caractérise l’évolution des sociétés « modernes », a contrario d’autres sociétés qui auraient une forte tolérance à l’ambiguïté ; un constat que réitère plus récemment Bauer (2021). Levine nuançait aussitôt en montrant que l’ambigu persiste car il est nécessaire aux sociétés « modernes », pour au moins trois raisons : l’ambigu permet de préserver l’intime dans un monde où toujours plus de contrôle s’exerce sur la vie des individus ; l’ambiguïté serait médiatrice d’une expérience commune qui renforce la cohésion de communautés dans une société de plus en plus spécialisée ; dans des sociétés où dominent des représentations désenchantées du monde, l’ambiguïté serait par ailleurs un médium privilégié de formes symboliques qui donnent accès à un besoin persistant de transcendance. Trente-cinq années après la parution de l’ouvrage de Levine, dans les démocraties libérales du xxie siècle, qu’est-ce que révèle aujourd’hui l’ambiguïté (numérique) sur la société où elle prend son essor ? Est-ce que le numérique ne dispose pas de plus en plus à une construction du public, du rapport à l’autre, qui aurait l’ambigu comme mode de communication privilégié ? Une culture de l’ambiguïté comme construction du public en chantier ? Est-ce que les possibilités de jongler, de suspendre, de contourner, d’ironiser, de composer avec la tension entre des propositions contradictoires sont en train de caractériser une nouvelle façon de faire du commun ?

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Notes

1 Levine D. N. (1988), The Flight from Ambiguity: Essays in Social and Cultural Theory, Chicago, University of Chicago Press, p. 37.

2 Gouverneur M.-G. (2017), « Nature de l’ambiguïté », Hypothèses. Carnets de recherche, Les ambigus traduits. URL : https://ambitrad.hypotheses.org

3 Duvignaud J. (1980), Le jeu du jeu, Paris, Balland, p. 14.

4 Proulx M. (2013), The Progress of Ambiguity: Uncertain Imagery in Digital Culture, thesis, Department of Art History, Concordia University, Montreal, Quebec, Canada, p. 8.

5 Breen M. (2011), Uprising: The Internet’s Unintended Consequences, Champaign, IL, Common Ground Pub, p. 110, cité ibid.

6 Paldacci M. (2003), « Le blogueur à l’épreuve de son blog », Réseaux, 138, p. 73-107. DOI : 10.3917/res.138.0073

7 Voir par exemple « Romanes eunt domus », 9gag.com. URL : https://9gag.com/gag/aVw1dRn ou « Capitol Rotunda mème », Le soir. URL : https://www.lesoir.be/350269/article/2021-01-21/quand-bernie-sanders-devient-un-meme-viral-sur-les-reseaux-sociaux-photos

8 De manière générale, les communautés d’usagers et d’investisseurs dans les monnaies virtuelles semblent régulièrement promouvoir des pratiques a priori très ambiguës et irréductibles au seul objectif de s’enrichir.

9 URL : https://www.mediapart.fr/journal/france/070621/des-youtubeurs-d-extreme-droite-simulent-l-execution-d-un-gauchiste

10 Le Président français Emmanuel Macron pris en photo alors qu’il accompagne une équipe en maraude sociale. Compte Instagram de Soazig de La Moissonnière. URL : https://www.instagram.com/p/BuQyCPrBfOv/?utm_medium=copy_link

11 Un photographe américain prend un selfie à proximité immédiate d’un grizzly dans le Parc national de Katmai, Alaska. Paul Souders / Design Pics/Getty Images/First Light. Tiré de https://www.theguardian.com/artanddesign/2015/dec/28/selfies-danger-death-2015?CMP=share_btn_tw

12 Marina Hyde, The Guardian. URL : https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/feb/02/instagram-influencers-dubai?CMP=fb_gu&utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0dgufIoGQe5QE3_8vKoFH374Kyk7JWMP634tgcLXHOi3Ly4CoWmLlD0kw - Echobox=1612284686

13 Wittezaele J.-J. (2008), « La double contrainte : un concept fondateur », dans Wittezaele J.-J. (dir.), La double contrainte. L’influence des paradoxes de Bateson en sciences humaines, Louvain-la-Neuve, De Boeck, p. 11-30, ici p. 18.

14 Bateson G., Mead M. (1942), Balinese Character: A Photographic Analysis, vol. 2, New York, New York Academy of Sciences, p. xvi.

15 Holm N. (2011), « The Distribution of the Nonsensical and the Political aesthetics of Humour », Transformations, 19, p. 7. URL : https://www.researchgate.net/publication/303880246_The_Distribution_of_the_Nonsensical_and_the_Political_Aesthetics_of_Humour

16 Shifman L. (2014), « The Cultural Logic of Photo-Based Meme Genres », Journal of Visual Culture, 13/3, p. 350. DOI : 10.1177/1470412914546577

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Pour citer cet article

Référence papier

François Romijn, « L’ambiguïté comme mode de communication et pouvoir d’agir »Socio-anthropologie, 46 | -1, 9-28.

Référence électronique

François Romijn, « L’ambiguïté comme mode de communication et pouvoir d’agir »Socio-anthropologie [En ligne], 46 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 31 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/12568 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.12568

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Auteur

François Romijn

François Romijn est chargé de recherches au Fonds national de la recherche scientifique (F.R.S.-FNRS) et hébergé au Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains (LAMC, Université libre de Bruxelles). Il a soutenu une thèse en sociologie (2018) organisée en cotutelle entre l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et l’Université libre de Bruxelles, portant sur les reconfigurations contemporaines du rapport à l’inquiétude en matière de santé engendrées par les usages ordinaires de nouvelles médiations, notamment numériques. Dans le prolongement de sa recherche doctorale et de travaux plus récents, son principal axe de recherches s’organise autour de pratiques situées à la rencontre entre d’une part, la production et la circulation de savoirs spécialisés liés au biologique, plus particulièrement à la génétique (e.g., génétique de l’ancestralité, épigénomique environnementale, archéogénétique) et, d’autre part, des usagers ordinaires, exposés à ces savoirs spécialisés, qui s’en emparent dans le cadre de la construction de leurs récits identitaires. Ses dernières publications (2022) paraissent dans les revues New Genetics and Society et Science as Culture.

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