- 1 Shifman L. (2014), Memes in Digital Culture, Cambridge, MIT Press (Essential knowledge Series).
- 2 Pinker R. (2020), Fake News & viralité avant Internet, CNRS Éditions, p. 38.
- 3 Areola F., Wagener A. (2019), « Mèmes et GIF, moins futiles qu’on ne le pense », The Conversation. (...)
1Si la définition et le périmètre des mèmes prêtent à discussion chez les chercheurs qui se sont penchés sur ces objets circulant sur le web, il est un point qui semble faire consensus : leur simplicité. Simplicité de construction : « La simplicité de la construction […] contribue à l’intervention des “user-generated versions” (des versions proposées par des usagers)1. » Simplicité de réplication : « Un mème doit être extrêmement simple. C’est cette facilité de réplication qui lui permet d’échapper aux circuits traditionnels de production (avec un auteur unique, une signature, un éditeur attitré, un réseau de diffusion) et de circuler de manière imprévisible2. » Simplicité de compréhension : Ils « sont brefs, pertinents et utiles ; ils suscitent immédiatement la curiosité et bénéficient d’une réelle rapidité de propagation. Pour toutes ces raisons, nous estimons qu’ils représentent les éléments fondateurs d’un nouveau langage numérique. […] Surtout, le sens qu’ils renferment est facilement compréhensible par tous3 ».
2Ces assertions ne sont pas fausses, mais elles ne s’appliquent prioritairement qu’à des mèmes binaires, construits sur une opposition à la fois sémantique et syntaxique. Typiques de ce trope visuel, ces mèmes qui figurent dans la même image le fossé entre l’idéal et la réalité, comme ce mème circulant au début de la pandémie du Covid-19 après la déclaration de Macron aux Français. Sous la légende « Nous sommes en guerre », deux images : des soldats casqués tout droit sortis d’un film sur la Seconde Guerre mondiale, allongés au sol, visant un ennemi à la mitrailleuse. En dessous, un homme avachi sur son canapé, vêtu d’un T-shirt sale trop petit pour lui, la télécommande de sa télévision en main et une pizza dans un carton à proximité, tandis que, dans un coin de l’image, un dessin du virus le représente à la fois cruel et rigolard (fig. 1).
Figure 1
3Autre version du même dispositif de séparation de l’image en deux, la photo d’un guerrier futuriste et celle d’un homme dans une robe de chambre trop grande pour lui, usée jusqu’à la corde, dans deux ridicules chaussons avec cette légende « What I expected my apocalypse outfit to look like vs. How it actually looks » (« Ce que j’attendais de ma tenue d’apocalypse et ce à quoi elle ressemble réellement ») (fig. 2).
Figure 2
4Ce peut être aussi une opposition entre deux sentiments : un homme souriant « faisant des mèmes sur l’arrivée de la peste en Chine » et son visage inquiet quand « la peste est maintenant aux États-Unis » (fig. 3).
Figure 3
5Tous ces mèmes binaires mettant en image une opposition paradigmatique renforcée par la disposition visuelle sont effectivement faciles à comprendre et font passer des idées simples. Mais on ne saurait réduire l’ensemble des mèmes à cette binarité. Ceux qui ne relèvent pas de ce modèle sont pléthore et posent souvent des problèmes d’interprétation plus sérieux. À commencer par leur identification. À quoi reconnaît-on un mème ? Se différencie-t-il d’emblée de n’importe quelle image ? Quel rôle joue l’ambiguïté dans son apparition ? Et d’où provient-elle ? De l’image en tant que telle ou d’une volonté du mèmeur de ne pas être compris de tous ? Et quelle est cette instance ambiguë cachée derrière ce dernier terme ? Voici une série de questions que pose l’univers mèmique en constante expansion.
6Les mèmes font encore partie de ces objets dont on ne peut parler sans préalablement en donner une définition, dans la mesure où celle-ci diffère selon les chercheurs. Le premier désaccord porte sur le territoire. Quel est le périmètre des mèmes ? Jusqu’où s’étend leur champ de souveraineté ? Très loin, pour An Xiao Mina, qui inclut sous cette étiquette les hashtags comme #BlackLivesMatter aussi bien que les « physical memes », comme des jouets en peluche dérivés de slogan à succès. Trop loin sans doute. #BlacklivesMatter ou #Metoo sont des slogans qui permettent de se reconnaître et de former une communauté numérique, mais, reproduits par simple reduplication, ils ne contiennent pas ce minimum de variation qui témoigne de l’action du mèmeur. J’ai montré (Jost, 2022) comment un slogan républicain comme « Jobs not mobs » (« Des emplois, pas des manifestations ») circulant aux États-Unis au mid-term du mandat de Donald Trump était devenu un mème à partir du moment où il a été utilisé comme légende d’un visuel opposant une chaîne d’assemblage parfaitement propre de l’usine Tesla, utilisée par la firme pour ses recrutements, à une image de barricade en feu (fig. 4). Illustration beaucoup plus frappante, mais mensongère, puisque cette photo de manifestation ne datait pas de l’actualité de 2018, qu’elle était censée illustrer, mais de 2017.
Figure 4
7Le mème n’est pas une simple image virale. Prenez la vidéo Gangnam Style, qui mettait en scène un chanteur sud-coréen (Psy) faisant une danse imitant un cavalier à cheval. Elle est incontestablement virale, puisqu’elle fut la première à dépasser le milliard de vues en 2012. Néanmoins, tant qu’elle est simplement partagée à l’identique, elle n’est pas un mème. Elle le devient quand les internautes lui font subir des modifications, par exemple, en remplaçant Psy par un enfant, des rats ou en y ajoutant Trump ou Bernie Sanders. Un mème est une image qui varie constamment au cours de ses voyages, entraînant, en cas de succès, des cascades de variants. D’où cette définition : Un mème est une image ou une séquence d’images fixes ou animées résultant de la création ou de la transformation d’une image ou d’une suite d’images antérieures mise en circulation sur Internet.
- 4 Arnaud Leparmentier, Le Monde, 18 mai 2022.
8Mais comment reconnaît-on un mème si on ne connaît pas l’image antérieure ? Cette question, à l’allure platonicienne, s’est posée en mai 2022 à la suite de la tuerie raciste perpétrée par un suprémaciste blanc à Buffalo. Celui-ci a publié sur Internet un manifeste haineux de 180 pages. « Dans ce texte où il a inséré deux photographies de lui armé d’un fusil semi-automatique, il se prétend être “le seul auteur” de la tuerie4 », nous dit le journaliste du Monde. La précision est importante… Malheureusement, elle est fausse. L’homme qui figure en tête de ce manifeste n’est pas Payton Gordon, le tueur, mais Sam Hyde, un comédien, écrivain et artiste américain, qui a souvent été signalé à tort comme l’auteur de nombreuses fusillades de masse et attaques terroristes par des trolls internet sur des sites web tels que 4chan et Twitter. Cette image est, comme l’écrit le New York Times, un « identifiable mème » à ceci près qu’il n’est pas identifié par les journalistes de CNN, qui l’ont inclus dans la fusillade du Umpqua Community College.
9Ce que montre cette erreur commise à plusieurs reprises, c’est que l’identification du mème, qui est la première étape pour en comprendre le fonctionnement, n’est possible que pour ceux qui font partie de la communauté qui l’a vu naître. Les journalistes, comme tout autre lecteur du Manifeste, en renvoyant la photographie de l’homme en arme à l’auteur de la tuerie, accomplissent une opération normale d’identification du terroriste puisqu’il se présente comme étant l’homme dont il exhibe l’image. Ce faisant, ils tombent dans un piège tendu par ceux qui connaissent l’identité de la personne affichée, parce qu’elle fait partie de l’arsenal de leurs outils de désinformation. Ce fonctionnement n’est pas propre à ce manifeste, il est la condition sine qua non de l’interprétation mèmique : comprendre que l’image n’est pas juste une image isolée, mais qu’elle appartient à une série qui se décline en fonction d’un contexte.
- 5 GIF est l’acronyme de l’anglais Graphics Interchange Format, format d’échange d’images. Le GIF ani (...)
10La plupart du temps, contrairement à l’exemple précédent qui demande d’aller à contre-courant de l’opération normale de renvoi d’une photo à celui qui se dit représenté, cette sérialisation apparaît comme telle parce qu’elle est resserrée dans le temps. C’est ainsi que j’ai pour ma part détaché le mème du statut de simple image. Fréquentant Facebook, j’ai vu apparaître, en 2012, le gif d’un homme pivotant sur lui-même5, accomplissant une rotation à 180 degrés, accompagnant son mouvement d’un geste du bras et d’un regard vers la droite comme s’il s’adressait à quelqu’un. Chaque fois, je le retrouvais dans de nouvelles situations : par exemple, dans une salle de classe vide (« no one tells me the class is canceled »), mécontent de ne pas avoir été prévenu ; dans un parking, comme s’il ne savait plus où est sa voiture. Cette image proliférait, dépourvue de toute explication, traçant une frontière entre ceux qui la comprenaient et ceux qui ne la comprenaient pas et qui, en l’occurrence, n’avaient pas identifié John Travolta dans une scène de Pulp Fiction. Cette propagation sur le web, sans explication, d’une image subissant d’indéfinies variations est la première étape de la reconnaissance du mème comme processus différant de la simple image. L’accumulation des variations sur une période courte alerte évidemment l’internaute qui n’est pas au courant du phénomène. Mais le propre des mèmes réussis est de fonctionner aussi dans la durée : ce Confused Travolta réapparaît périodiquement pour commenter l’actualité : en 2015, devant une carte de France des résultats des élections départementales, apparemment incompréhensibles pour lui, devant le rayon des papiers hygiéniques, vide pendant le confinement et, plus récemment, ce mème, posté par l’ambassade de Russie début février 2022, où il considère une place vide et tranquille de Kiev, l’air de dire : « de quoi parle la CIA, tout est tranquille à Kiev… Ces rumeurs de guerre sont absurdes » (fig. 5 à 7). Pourquoi une image comme celle-ci devient-elle un mème plus qu’une autre ?
Figure 5
Figure 6
Figure 7
- 6 Le site se définit ainsi : « Know Your Meme is a site that researches and documents Internet memes (...)
- 7 Barthes, dans son article bien connu sur la Rhétorique de l’image, parle de la « fonction de relai (...)
11Y a-t-il un terrain visuel propice aux mèmes ? Les mèmes de Confused Travolta incitent à répondre par l’affirmative. Il suffit de supprimer le son de la scène où Vincent Vega arrive dans une pièce et opère le mouvement que je viens de décrire pour saisir toute son ambiguïté. Que fait-il ? Que cherche-t-il ? Il semble désorienté (« confused »). À l’écoute de la voix off, tout devient clair : il se demande d’où vient la voix qui s’adresse à lui. Celle-ci l’oriente dans l’espace jusqu’à l’interphone qu’il découvre enfin. Il suffit de partir de la scène muette, de la changer de décor tout en gardant le geste, d’y ajouter une légende pour en faire une matière à mème. C’est ce qu’a fait un internaute le 6 novembre 2012, d’après le site knowyourmeme.com6, en transposant Vega dans un rayon de poupées d’un magasin de jouets avec cette phrase sous l’image : « I ask my daughter what she wants for Christmas and she says a doll » (« J’ai demandé à ma fille ce qu’elle voulait pour Noël et elle a répondu : une poupée »). Relayé par cet énoncé – pour décliner le terme « relais » employé dans une telle configuration par Barthes7 –, le geste de Travolta exprime une incapacité à choisir le cadeau pour sa fille. Mis sur un fond vert, ce montage visuel devient GIF, qui prolifère, comme on vient de le voir.
- 8 L’authenticité de cette expérience est discutée par des théoriciens du cinéma. Voir Château, 2013.
12Ce qui est remarquable dans ces quelques exemples, parmi de nombreux autres aussi heuristiques, c’est que le sens du geste se modifie avec les changements de décor. À l’opposé de l’idée reçue de l’image qui vaut 10 000 mots, de l’image qui parle toute seule, la variation mèmique démontre la précarité de l’interprétation. Celle-ci résulte d’une opération en deux temps : la décontextualisation (ici de la scène de Pulp Fiction) et la recontextualisation (par un nouveau décor). Ce mécanisme est proche de l’expérience de Koulechov ou, du moins, de la version courante qu’on en donne8. Celle-ci, je le rappelle, consista à prendre un gros plan du visage de l’acteur Mojouskine, regardant hors champ, et à le monter avec trois plans : une assiette de soupe, une jeune femme morte dans un cercueil, une fillette en train de jouer. Le comédien sembla alors avoir de l’appétit, de la tristesse et de la tendresse selon le plan qui lui succédait. Ce que le montage de deux plans révélait au cinéma, le mème le fait dans l’image, se passant souvent du relais du texte.
13Ce fonctionnement s’observe aussi bien pour les mèmes de Bernie Sanders (fig. 8 à 10), sauf que la déclinaison sémantique s’est effectuée, à la différence de Vega, à partir d’une situation réelle : Sanders, assis seul dans des gradins, le jour de l’investiture de Biden. L’image parut énigmatique à bien des internautes. Que faisait l’ancien candidat démocrate aux Primaires pour la présidence des États-Unis à l’écart de tous ? Et qu’étaient-ce ces mitaines colorées qu’il portait aux mains ?
14Les mèmes ont formulé des hypothèses fictionnelles : inséré dans la Cène, Sanders semble insensible à la communion ; sur la poutre d’un gratte-ciel, il paraît susciter l’intérêt des ouvriers assis à ses côtés ; sur le canapé de Friends, il ressemble à Droopy au milieu de cette joyeuse compagnie ; emporté par les ballons dans le ciel, il symbolise le renouveau possible de la politique américaine (« Les choses s’améliorent », note le créateur de l’image). Contrairement, à Confused Travolta qui résultait de l’extraction d’un personnage de fiction pour le confronter au réel, les mèmes de Sanders sont une façon de fictionnaliser sa vie.
Fig. 8
Fig. 9
Fig. 10
15Dans les cas que j’ai développés jusqu’à présent, il est possible de remonter vers une origine de l’image visionnée. Soit parce qu’on reconnait l’acteur ou la personnalité représentée soit parce que la répétition d’une structure spatiale et gestuelle nous met sur la piste d’un phénomène inhabituel. Que se passe-t-il quand il n’est pas possible de produire des inférences comme celles que je viens de décrire ? Imaginons un internaute ordinaire, pas mèmophile, qui tombe par hasard sur ces deux mèmes (fig. 11 et 12) : le premier représente, sur un échiquier, six pions noirs en deux rangées, serrés les uns contre les autres et le roi allongé sur eux. Le second, Kim Jong-Un allongé sur un lit d’hôpital. L’infirmière lui dit en souriant : « You have visitors. » Derrière la porte vitrée apparaissent les visages de quatre personnes noires.
Fig. 11
Fig. 12
- 9 Eco U. (1985), Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Le Livre de poche (Biblio Essais), p. (...)
16La photo des pièces d’échecs est assortie de ce commentaire très lucide : « Vous ne pouvez pas simplement publier une photo aléatoire que vous avez trouvée sur Internet et vous attendre à ce que les gens la pigent. » Ou alors, c’est une énigme. Pour la « piger », en effet, il faut avoir été exposé à une série d’images qui l’ont précédée, connue sous le nom de coffin dance. En 2020, au début de la pandémie du Covid-19, ont circulé des mèmes qui avaient tous la même structure : dans la première partie, un plan montre une situation imprudente et dangereuse : une voiture qui saute dans le vide avant de s’écraser dans un lac gelé ; une jeune femme qui se penche par la fenêtre d’un train tandis qu’un autre arrive dans l’autre sens à pleine vitesse ; un cycliste sur BMX qui s’empale sur une grille, etc. La seconde partie est constituée immanquablement, d’un ou de plusieurs plans d’Africains en costume portant un cercueil en faisant des pas de danse sur une musique électronique (fig. 13). Ce mème a été élu comme le meilleur de 2020 par les internautes fréquentant le site knowyourmeme.com. D’un point de vue sémiotique, ce mécanisme peut être décrit en disant qu’« on y posait les prémisses “topiques” d’une scène à l’issue évidente pour ensuite résoudre l’histoire de façon contraire à toute prévision intertextuelle9 ». Au lieu d’achever la première scène, le mème passe directement à sa conséquence tragique.
Fig. 13
17Avec cette description, sans doute avez-vous saisi le sens de la photo dont nous sommes partis : le roi est allongé sur les pions qui le portent comme le cercueil sur les pallbearers. De surcroît, ceux-ci sont noirs et la pièce maîtresse est blanche. Pour interpréter cette image, sont nécessaires la connaissance de la coffin dance, la reconnaissance d’une structure spatiale – l’horizontalité sur un socle vertical – qui renvoie au portage du cercueil, et l’indice de la couleur des pièces, dont la lecture métaphorique, des personnes noires portent les morts blancs, est aléatoire.
18Sans doute comprend-on mieux pourquoi j’ai rapproché deux mèmes qu’une lecture littérale sépare. Quel rapport a priori entre un échiquier et le dictateur coréen ? Aucun, si le spectateur ne fabrique pas un récit à partir de la connaissance du mème de la coffin dance, que l’image laisse implicite. S’il la (re)connaît, le second mème se lit alors de la façon suivante : les « visiteurs » de Kim Jong-Un, dont on voit les visages à travers la porte vitrée, sont les pallbearers, ce qui signifie sa fin prochaine.
19Comment comprendre la scène et goûter son humour si l’on ne reconnaît pas les porteurs avec tout leur passé intertextuel et que l’on ne sait pas qu’à l’époque de ces mèmes, la rumeur de la mort du dictateur coréen avait brui dans l’espace médiatique ? Ces mèmes restent alors obscurs : le premier dépasse difficilement le stade de la lecture littérale (le roi est porté par les pions) ; le second est perçu comme une plaisanterie, mais dont l’humour échappe au spectateur.
- 10 Ibid.
- 11 Bergson H. (1958 [1924]), Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presses universit (...)
20La conclusion paradoxale qu’on peut tirer de ces exemples, c’est que pour comprendre de tels mèmes, il faut connaître les mèmes. Cercle vicieux qui rappelle l’aporie de l’œuf et la poule. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ceux-ci ne sont pas « facilement compréhensibles par tous ». Il serait plus juste de caractériser l’interprétation par la formule « comprenne qui pourra ». Ceux qui peuvent en l’occurrence appartiennent à un même univers ou, pour dire les choses plus simplement, à une même communauté qui se définit par le fait de partager des « encyclopédies10 », comme dit Eco, constituées à la fois par la connaissance de l’actualité et par un patrimoine mèmique. En cela, les mèmes ne sont pas différents de la socialité inhérente au rire pointée par Bergson : « Notre rire, soutient-il, est toujours le rire d’un groupe. […] Si franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’entente, je dirais presque de complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires11. » Cet esprit de communauté, largement répandu sur ce qu’on appelle à juste titre les « réseaux sociaux », est renforcé par les différents neurchis (chineurs en verlan) où les internautes s’assemblent par sensibilité ou par intérêt pour certains objets : neurchi de mèmes d’actualité, neurchi de Kaamelot, neurchi de meta, neurchi de flexibilisation du travail, etc.
21Plus un mème demande le partage d’encyclopédies communes, plus il resserre cette relation avec des « rieurs imaginaires ». Tant et si bien qu’ils se voient souvent reprocher leur élitisme. Les tenants du Meme Elitism s’opposent à la vulgarisation des mèmes parmi les communautés non underground et les médias grand public. Les mèmes deviennent alors une affaire de happy few, se méfiant des normies, qui croient s’exonérer d’un droit d’entrée que représentent la fabrication des mèmes et la connaissance des codes du groupe. Certains n’hésitent pas à clamer haut et fort leur entre-soi, comme cette chaîne YouTube qui s’intitule en toute simplicité : « Memes only understood by higher beings ». Autre indice de cette volonté d’entre-soi, l’aventure du site Behind The Meme. En 2016 est lancée une plate-forme qui se décrit elle-même de la façon suivante :
Behind The Meme se penche sur l’origine et l’histoire des mèmes Internet populaires et les tendances d’aujourd’hui. Si vous vous sentez hors de la boucle avec une blague que tout le monde semble comprendre ou si vous voyez une nouvelle tendance que tout le monde suit et que vous vous demandez quand, où et pourquoi cela a commencé, c’est votre chaîne. La plupart de nos vidéos sont des vidéos qui sont actuellement à la mode et que le public suggère. Ne vous sentez plus jamais exclu !
22Ce site d’explication des mèmes a rencontré un rapide succès avec 600 000 abonnés dans les premiers six mois et 50 millions de vues. Mais, très vite des communautés de fans ont soutenu qu’« il tuait les mèmes en les examinant en les rendant accessibles aux normies12 ». De nombreux commentaires sur YouTube, Reddit ou Twitter témoignent alors de l’hostilité de ceux qui ont le sentiment d’appartenance à la communauté, très large, des fans de mèmes : « Behind The Meme est à la hausse en tant que mème. S’il s’étend nous pouvons l’arrêter de ruiner les mèmes13 » ; « S’il vous plaît, arrêtez de ruiner les mèmes. Ils ne sont pas faits pour être expliqués14 ».
- 15 Ces phrases sont tirées du « À propos » de la page Facebook. https://www.facebook.com/groups/43676 (...)
23S’il est argué qu’une histoire drôle ne s’explique pas, les réactions négatives qui vont mener le site à s’arrêter attestent que le sentiment d’appartenir à une communauté provoquée par le mème est plus important que sa signification. Le but n’est pas de se répandre en dehors de cette communauté, mais de la souder à travers la compréhension des mèmes. Manifestement, ceux qui ne font pas partie du game ne sont pas bienvenus : qu’ils ne s’avisent pas de faire des commentaires manifestant leur incompréhension ! Pour cette raison, beaucoup de sites de neurchis sont privés. Voici comme l’un d’eux, Neurchi de meta, définit son périmètre15 :
Les mèmes meta sont des mèmes sur les mèmes, ou des mèmes sur eux-mêmes (vous suivez ?)
Et n’oubliez pas : taguez pas vos potes, faites pas vos putain [sic] de normies.
Privé
Seuls les membres peuvent voir qui est dans le groupe et ce qui est publié.
Visible tout le monde peut trouver ce groupe.
- 16 En 2013, le Gangnam Style avait rapporté, selon Associated Press, 8 millions de dollars.
24Les normies sont ici visés pour leur attitude héritée du monde des réseaux sociaux où le signe de la réussite est le nombre de likes. Implicitement, cette condamnation rejoint les raisons du refus du site Behind The Meme. La crainte de ses contempteurs est celle du selling out, qui est défini par Knowyourmeme.com comme « compromettant l’intégrité, la moralité et les principes en échange de la monnaie ou du succès ». Cette attitude, que l’on peut traduire par vendre son âme au diable ou trahir ses principes, est aussi vue comme une contrainte imposée par le mainstream, qui amène la tentation du succès et de l’argent le rétribuant16.
25Tous les mèmeurs ne partagent pas cet élitisme. La plupart sont dans une position qui témoigne de l’ambiguïté constitutive du monde numérique : être à la fois renommé comme créateur et accepter que sa création soit appropriée par tout internaute qui le souhaite. Pour le « viewer » occasionnel de mème, pour celui qui le reçoit par hasard, le mème n’a pas d’auteur. Il arrive sur l’écran sans qu’il sache d’où il vient, un peu comme nous recevons et transmettons les histoires drôles. Pour les mèmophiles, en revanche, certains mèmeurs sont bien connus et suivis par abonnement. En résulte une conception de l’auctorialité parfois contradictoire, comme on peut l’observer en suivant le parcours d’un des mèmes les plus populaires de 2020, auprès des abonnés à Knowuourmeme.com, Return to Monke. Celui-ci commence par un travelling rapide qui retrace en quelques dessins l’évolution du singe se redressant progressivement jusqu’à devenir un être humain. Le dernier montre un homme qui se retourne vers ses ancêtres. Une voix hurle « Go back. I want to be monke » (« Retourne en arrière, je veux être un singe ») tandis que ces mots s’inscrivent sur l’image. Un visage d’homme apparaît qui se transforme en singe. L’animal tourne à toute vitesse autour d’un perchoir encadré par cette punchline : « Reject Humanity. Become monke » (« Rejetez l’humanité. Devenez un singe ») (fig. 14 et 15).
Fig. 14
Fig. 15
26Pour le chercheur, il est possible de retrouver assez facilement celui qui a lancé ce mème sur le web, un mèmeur connu sur Instagram, Bearboob. Or il a circulé sur TikTok, non seulement sans le filigrane qui marque parfois la paternité du mème, mais avec d’autres pseudos, ceux d’abonnés qui se le sont approprié. Raison pour laquelle on le rencontre aussi sur YouTube avec la mention entre parenthèses « original » et la watermark Bearboob. Cette signature, assortie de cette précision suggère implicitement que les versions sur TikTok ont été « volées » par les internautes qui les ont mises en ligne. Ce vol attriste les puristes : l’un d’eux écrit sous le GIF Return to Monke sans signature : « Bro, it’s sad to see someone put their watermark over someone else. The meme was made by bearbubb [sic] » (« Frère, c’est triste de voir quelqu’un mettre sa watermark sur quelqu’un d’autre. Ce mème a été fait par bearbubb [sic] »)17. Le créateur, lui, considère ces vols avec philosophie : « Considérant littéralement que chacun a reposté cela et qu’il a obtenu plus de vues que moi, le type qui l’a fait, je pourrais aussi bien le reposter et dire j’ai fait ce Lol. » Apparemment, le succès de sa création l’emporte sur la revendication de la reconnaissance de sa paternité. Dans cette opposition entre l’original et le volé réside toute l’ambiguïté de l’auctorialité du mèmeur. Y compris quand il revendique la paternité d’une image ou d’un GIF, il se réjouit presque de voir sa création pillée par d’autres. Sur une plateforme comme Knowyourmeme, parmi les règles de soumission d’un mème, figure l’interdiction de « reposter » et il est possible de contester « l’attribution » d’un mème (en cliquant sur le bouton « dispute authorship »), mais cela ne semble pas faire partie de l’habitus des abonnés, comme s’il était tacitement admis qu’un mème est fait pour être repris, condition nécessaire pour sa viralité. Gageons que cette « philosophie » est provisoire, comme la morale du même nom pour Descartes. Le succès de certains mèmes historiques (Bad Luck Brian, Grumpy Cat, Disaster Girl, etc.) a parfois entraîné la vente de licences à des marques et le développement des NFT de mèmes ont été achetés à plusieurs dizaines de milliers d’euros en cryptomonnaies. Dans ce contexte, les partisans de l’élitisme risquent d’être de moins en moins nombreux : la pureté du selling out résistera-t-elle longtemps au charme du marché ?
⁂
27La simplicité constitutive du mème dont nous sommes partis est toute relative. Et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, sémiologiques. Bien que l’image ait été traitée comme un texte par les partisans des études textuelles, fort à la mode dans les années 1980, elle reste très souvent ambiguë. Comme d’ailleurs, parfois la réalité elle-même (voir Sanders). Pour des raisons pragmatiques : l’interprétation des mèmes nécessite à la fois des connaissances intramondaines, en particulier de l’actualité, mais aussi des savoirs concernant l’univers des mèmes (les mèmes connus, « historiques », les stocks de characters, etc.).
28À ces raisons, tenant en partie aux matières de l’expression et en partie à l’intentionnalité des mèmeurs, s’ajoutent celles qui dépendent entièrement d’eux et qui relèvent du destinataire construit par les objets fabriqués : le public le plus vaste, à l’instar des médias qui recherchent le plus d’audience possible ou une communauté tournée sur elle-même qui se moque d’être mainstream ? Selon la cible recherchée, la forme et le genre des mèmes varient. Pour être compris de tous, les premiers privilégient effectivement une forme simple, fondée sur la binarité. Ceux qui considèrent les mèmes comme des objets en soi dont le but est de toucher une communauté précise peuvent jouer sur des formes plus complexes et laisser implicites les connaissances que cette communauté partage. Une chose est sûre : la généralisation convient mal à cet objet d’étude. Pour l’aborder, il est nécessaire de tenir compte aussi bien de la diversité des usages que de la plateforme qui les propage.