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Recension

Thierry Arnal, Corine Maitte, Thierry Pillon, Didier Terrier (eds), Le corps au travail. Performance, discipline, fatigue

Palerme, New Digital Press (Economic History Frameworks), 2021, 424 p.
Edwige Rémy
p. 201-206

Texte intégral

1Né de deux journées d’études organisées en 2016 et en 2017, cet ouvrage réunit quinze contributions d’historiens et de sociologues qui prennent pour objet « l’effort contraint dans le cadre du travail » (p. XXI). Il s’agit pour les auteurs d’étudier la manière dont le corps au travail a été conçu au fil du temps, en lien avec des préoccupations de rendement économique. Les chapitres documentent l’évolution de la façon de gérer les corps des travailleurs du xviie siècle jusqu’à nos jours, en se concentrant plus particulièrement sur la période des xixe et xxe siècles. Le triptyque « performance, discipline, fatigue », qui sous-titre l’ouvrage, renvoie plus précisément à la manière dont, dans le temps, a été pensée « l’exigence triple du rendement productif, de l’organisation rationnelle du labeur et de la gestion de l’effort » dans diverses organisations (p. XII). Dans l’ensemble, les auteurs montrent combien certaines facettes de ce triptyque ont pu être passées sous silence à certaines époques alors que d’autres ont concentré l’attention des contemporains. Structuré en trois grandes parties, l’ouvrage propose de saisir le corps à travers le point de vue de différents acteurs, qui raisonnent, légifèrent ou encore revendiquent leurs droits, depuis différents milieux de travail, dans l’histoire.

Les voix qui ont porté sur le corps au travail

2Au fil des chapitres, le corps au travail est mis en lumière à travers la voix – ou du moins la plume – de différents types d’acteurs. À une époque où la fatigue générée par le travail est passée sous silence, les tous premiers à écrire sur la peine causée par certains travaux sont ainsi des lettrés, protestants, condamnés aux galères après la révocation de l’édit de Nantes en 1685 (Corine Maitte). Au xviie siècle, Vauban est, autrement, le premier à avoir systématisé une réflexion sur l’effort nécessaire aux hommes pour effectuer certaines tâches, par exemple dans le cas des terrassiers sur les chantiers du Roi (Barthélemy Durrive). À partir de cette période, les réflexions qui émergent sur la manière de rationaliser la production s’appuient sur certaines conceptions du « fonctionnement » des hommes au travail. Ces premières conceptions sont mécanicistes : ainsi que le souligne Corine Maitte, « l’utopie des Lumières » est alors de « transformer les hommes en automates » (p. 54).

3Tâchant d’optimiser le travail, les premiers économistes appuient ensuite leurs réflexions sur le fonctionnement de l’économie sur certaines conceptions a priori du travailleur et de son corps (François Vatin). Celles-ci sont assez clivées : le travailleur est tantôt conçu comme un individu rationnel qui cherche à en faire le moins possible pour maximiser son « utilité », tantôt considéré comme un être qui va se donner au travail autant que son « économie corporelle » le lui permet, c’est-à-dire en ayant en lui-même l’intuition de ses capacités optimales et en étant a priori prompt à les utiliser (p. 97). De tels postulats de départ marquent l’histoire de la pensée sur le travail jusqu’au début du xxe siècle – au moment de l’avènement de la « science du travail » (Marco Saraceno). De la fin du xixe siècle au début du xxe siècle, l’émergence (fugace) d’une « science de la fatigue » s’appuie ainsi sur des tentatives de mesure quantitative de l’effort, fondées sur une représentation cette fois « énergétiste » du corps (p. 110). Les psycho-physiologistes qui se rassemblent autour d’expérimentations sur la fatigue cherchent alors à trouver des lois qui puissent expliquer les variations du rendement humain. L’aveu final des limites de leur démarche laisse pour autant augurer des approches plus sociologiques du corps : c’est notamment ce qu’écrit le physiologiste italien Zaccaria Trèves qui propose, dès 1909 que l’étude de la fatigue permette avant tout de « dévoiler les raisons économiques et sociales d’une baisse de la capacité productive » des ouvriers (p. 118).

4Les savants ont ainsi pensé le corps au fil du temps de sorte, en partie, à pouvoir mieux le maîtriser, à des fins productives. À côté de ces réflexions sur le corps en situation de travail, ont aussi été développés certains préceptes visant à optimiser en amont l’endurance du travailleur, dans sa préparation à la tâche. L’exercice physique, comme l’entraînement à la marche, est conçu dès la fin du xviiie siècle comme un moyen utile pour augmenter la résistance à la fatigue dans l’armée (Georges Vigarello). Au début du xixe siècle, l’intérêt de la gymnastique est prôné par des « philanthropes libéraux » (p. 333). Elle est ensuite considérée comme une activité qui participe à part entière à l’hygiène de vie des ouvriers – la gymnastique « douce » est particulièrement mise en avant à la fin du xixe siècle pour favoriser la respiration (Thierry Arnal). Aujourd’hui, l’exercice physique est toujours perçu comme bénéfique à la préparation des futurs ouvriers, ainsi qu’en témoigne la possibilité en France pour les professeurs d’éducation physique et sportive d’être formés à une « éducation physique ergonomique » c’est-à-dire « reposant sur l’acquisition de principes […] d’économie de l’effort, notamment dans le transport de charges » (p. 331).

5Sur toute la période couverte par les auteurs, certains acteurs ont ainsi développé des réflexions avancées sur la gestion de la force des travailleurs. D’autres y ont accordé bien moins d’importance. Dans les années 1870, malgré le fait que les conditions de travail aient été de plus en plus étudiées, les législateurs qui débattent des limites à donner au travail des enfants tiennent peu compte des connaissances sur l’endommagement de leurs capacités par le travail – quand bien même certains de ces législateurs soient médecins (Didier Terrier). Aussi la loi de 1874 garantit-elle avant tout la légalité du fait d’employer des enfants dans les grands établissements industriels, alors que le rythme de travail auquel ils sont soumis (comme les adultes) s’accélère. Jusqu’au vote d’une nouvelle loi sur l’interdiction du travail des enfants en 1892, les inspecteurs du travail documentent ainsi les « fatigues musculaires » (p. 316) voire l’épuisement des enfants au travail, sans avoir aucun moyen d’agir pour les protéger. Dans ce contexte, la pénibilité du travail des enfants soucie peu une « partie des chefs d’entreprise » (p. 319).

6Ce peu de cas fait du sort des travailleurs n’est pas non plus propre à la période d’industrialisation de la seconde moitié du xixe siècle. Au xviiie siècle, les premiers médecins et ingénieurs qui documentent les conditions de travail des ouvriers ne visent pas tous à agir en faveur de l’amélioration de leur santé. À l’Arsenal de Toulon, les médecins de la navale et des membres du Commandement décrivent l’insalubrité des chantiers et l’épuisement des ouvriers en termes fatalistes (Julien Saint-Roman). Leur objectif n’est pas plus alors, à l’inverse de ce que faisait Vauban à la même période, de réfléchir aux manières de rationaliser l’usage de la main-d’œuvre : cette dernière n’est pas spécifiquement recrutée sur des critères d’excellence de condition physique. Plus tard, au xxe siècle, de telles manières d’employer la main-d’œuvre, sans se soucier de rationaliser sa productivité, se retrouvent encore dans le secteur minier en Espagne (Francesca Sanna). Avec le grossissement de l’entreprise dans l’entre-deux-guerres, les ingénieurs qui gèrent les travailleurs de la mine sur le site espagnol se voient conseillés, par certains de leurs homologues italiens, de rationaliser le travail en accordant une plus grande importance, lors du recrutement, au critère de qualité physique des ouvriers.

7Ainsi, la rationalisation de l’effort au travail ne se retrouve pas de manière homogène selon les milieux professionnels dans le temps. En France, le cadre institutionnel actuel rend aussi lui-même encore précaire l’amélioration de la santé des travailleurs. Depuis la réforme des services de santé au travail en 2002, les médecins du travail ont perdu en capacités de surveiller la santé des salariés de manière indépendante de leurs employeurs (Lucie Horn). La santé des salariés est désormais de plus en plus renvoyée à certaines métriques à l’intérieur des organisations, comme le calcul du taux d’absentéisme. Dans certains métiers aux conditions plus particulières, comme celui de marin-pêcheur, certains cadres légaux empêchent aussi aux travailleurs de sevrer certaines de leurs addictions (que ce soit à l’alcool ou aux drogues), étant donné qu’ils sont parfois contraints à ne pas avoir accès à un centre de soin pendant plusieurs semaines d’affilée (Fabien Clouette) : en ce début de xxie siècle, des « médecins se retrouvent ainsi à composer […] avec la légalité […] [en] s’arrange[ant] avec des pharmaciens locaux pour prescrire des doses aux marins qui partent » (p. 262). La réglementation révèle de cette manière un état des rapports de force toujours inégalitaire entre les prescripteurs du travail et ceux qui n’ont rien d’autre que leur corps.

Les travailleurs dont il est question du corps au fil des siècles

8La voix des travailleurs sur la façon dont le travail use leur corps est principalement perceptible dans l’histoire à travers les traces de leurs mobilisations collectives. À l’époque où les lettrés écrivent leur peine à ramer dans les galères, les ouvriers restent silencieux sur l’épuisement de leur corps au travail. Dans les autobiographies populaires du xviiie siècle, les ouvriers ne mentionnent pas la fatigue, quand bien même les historiens nutritionnistes ont décrit combien ils devaient être mal nourris (Carine Maitte). La fatigue ne semble pas valoir la peine d’être décrite. À la même époque, les ouvriers du port et les marins de l’Arsenal de Toulon « font de l’épuisement une compagne avec laquelle composer » (p. 145). En 1790, ils rédigent pourtant une pétition dans laquelle ils proposent un « véritable système de mutuelle » (p. 153) en échange de leur engagement à l’Arsenal (Julien Saint-Roman). Si leurs revendications n’ont pas d’effet, elles témoignent tout de même du fait qu’ils ont une conception assez nette de la « rudesse de leur métier » (p. 154).

9Les travailleurs dont il est question sont pour certains des hommes en bonne santé ; toutefois, le handicap et la vieillesse n’empêchent pas du tout d’être embauchés, quand bien même ils exposent à des accidents graves. Les femmes comptent aussi parmi les effectifs qui ne sont pas épargnés des tâches les plus difficiles. Dans l’agriculture, la pénibilité d’un travail n’a jamais été « un critère déterminant pour différencier travail des hommes et travail des femmes » (p. 168). Dans la viticulture plus précisément, les femmes réalisent des tâches qu’elles disent terriblement épuisantes, bien qu’elles mettent parfois en avant la fierté d’avoir réussi à les endurer (Jean-Louis Escudier). Aux hommes, reviennent les tâches généralement considérées comme les plus nobles, qui supposent de se tenir debout ou incliné, quand les femmes effectuent les travaux qui supposent de se courber en continu. Au début du xxe siècle, quand l’argument de la pénibilité de certaines tâches est mobilisé par les acteurs dans le secteur viticole, c’est finalement surtout « pour écarter les femmes des tâches les plus qualifiées et les mieux payées » (p. 168). Ainsi, « le paiement à la tâche [a été] l’unique moyen [pour elles] de transgresser la norme du demi-salaire féminin [par rapport au salaire de référence masculin] en vigueur jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale » (p. 179).

10Dans l’industrie, non seulement les femmes ne sont pas non plus exemptées des tâches les plus pénibles, mais plus encore : dans le Nord, dans les années 1870, la surmortalité des femmes avant 30-34 ans est liée, selon leurs contemporains, aux inégalités de pénibilité du travail assigné aux hommes et aux femmes depuis leur plus jeune âge (Didier Terrier). Les enfants font souvent le travail pénible qui n’a pas été pris en charge par les machines et les tâches confiées aux petites filles diffèrent, comme pour les adultes, de celles qui sont données aux petits garçons. Un demi-siècle plus tard, dans l’entre-deux-guerres, le service d’hygiène industrielle et de sécurité au travail du Bureau international du travail (BIT) choisit de concentrer la plupart de ses « tests » sur la « fatigue industrielle » sur des hommes blancs (Isabelle Lespinet-Moret). Les femmes, les immigrés et les enfants sont délaissés dans leurs études, considérés comme des travailleurs particuliers – les tests de charges différenciés entre les hommes et les femmes ayant alors avant tout pour but de protéger le « corps procréateur », c’est-à-dire de l’altériser (p. 363). Un résultat plus saillant concernant l’ensemble des travailleurs de l’industrie sur la période est celui selon lequel « la fatigue nerveuse [prend] partout le dessus sur la fatigue physique » (p. 321) dès la seconde moitié du xixe siècle. C’est ce qu’indiquent les revendications ouvrières entre 1871 et 1890 (Didier Terrier). C’est aussi ce dont témoigne, dans l’entre-deux-guerres, la place de premier choix prise au BIT par les « sciences psychologiques » (p. 362) dans l’étude de la « fatigue industrielle » (Isabelle Lespinet-Moret).

11L’usure des corps des travailleurs est enfin saisie, sur la période, sous une dernière dimension : la documentation de leur rapport à l’espace. Au xviiie siècle, la posture immobile et confinée au travail est perçue comme source de pathologies, chez les artisans d’abord puis chez les « hommes de cabinet » ensuite (p. 379). Entre la seconde moitié du xixe siècle et le début du xxe, l’explosion du nombre d’employés de bureau n’empêche pas les contemporains de continuer à considérer la posture statique comme étant mauvaise pour la santé (Thierry Pillon). Les progrès de la médecine les conduisent toutefois peu à peu à ajouter aussi aux déterminants des maladies des employés l’insalubrité de leurs lieux de travail. Plus récemment, au xxie siècle, dans un tout autre secteur, le travail dans des espaces réduits, et suivant des rythmes alternatifs, est susceptible d’user les corps. Dans le cinéma, les travailleurs sur les plateaux de tournage apprennent à se préserver, à force de voir s’alterner des périodes d’attente – qui peuvent être « source[s] de fatigue lorsqu’[elles] se prolonge[nt] » (p. 227) – et des périodes où, lorsque « ça tourne », ils doivent faire montre d’endurance et d’attention pour « co-opérer » sans gêner les autres (Gwenaële Rot).

12Saisi sous de multiples dimensions, le corps contraint au travail est ainsi documenté de manière détaillée au fil des différentes contributions de l’ouvrage. Si ce compte-rendu ne prétend pas en avoir restitué toute la richesse, il a tâché d’en montrer les lignes de force. Il a en même temps entendu dégager certains points sur lesquels les recherches sur le corps au travail pourraient être poursuivies : le genre d’abord, qui apparaît dans l’ouvrage mais est aussi souvent passé sous silence, mais également d’autres métiers moins examinés que celui d’ouvrier de l’industrie, qui reste encore une figure de référence dans les recherches sur le travail. Gageons que des recherches continuent d’approfondir les résultats de cet ouvrage dans ce sens.

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Pour citer cet article

Référence papier

Edwige Rémy, « Thierry Arnal, Corine Maitte, Thierry Pillon, Didier Terrier (eds), Le corps au travail. Performance, discipline, fatigue »Socio-anthropologie, 46 | -1, 201-206.

Référence électronique

Edwige Rémy, « Thierry Arnal, Corine Maitte, Thierry Pillon, Didier Terrier (eds), Le corps au travail. Performance, discipline, fatigue »Socio-anthropologie [En ligne], 46 | 2022, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 31 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/12896 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.12896

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Auteur

Edwige Rémy

Edwige Rémy a soutenu en 2021 une thèse de doctorat en sociologie à l’université Paris sciences et lettres intitulée « Ce n’est pas en raffinant qu’on devient raffineur. Une ethnographie de l’expérience sensible du travail d’opérateur en raffinerie de pétrole ».

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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