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Entretien

Le numérique, aboutissement rêvé du taylorisme ?

Entretien avec Danièle Linhart, réalisé le 15 novembre 2022 par Gabriel Colletis, Raphaëlle Bour, Étienne Fieux, Anne Isla, Julien Pharo, et Maryse Salles
Digital technology, the dream outcome of Taylorism?
Danièle Linhart, Gabriel Colletis, Raphaëlle Bour, Étienne Fieux, Anne Isla, Julien Pharo et Maryse Salles
p. 179-190

Texte intégral

Maryse Salles : Quel est le rôle du numérique dans la dépossession des savoirs métiers ou de l’expérience du salarié ? En quoi le numérique est-il spécifique dans cette dépossession ?

Il n’y a aucune inéluctabilité dans le rôle que joue l’informatique ou le numérique. Il faut toujours repositionner le numérique dans la pensée managériale qui le porte et dans l’organisation du travail qui le met en œuvre. La technique, en règle générale, est neutre au niveau des connaissances. C’est toujours l’usage qui en est fait qui donne un sens, une orientation, une direction à ces nouvelles technologies. Ce qui est intéressant, c’est de voir la façon dont elles ont été utilisées, par exemple dans le modèle dans lequel nous sommes, tout en concevant tout à fait bien l’idée que dans un autre modèle, avec d’autres objectifs, elles pourraient avoir des effets totalement différents. Le numérique n’est pas arrivé comme une météorite sur la terre. Il a été induit par un type de recherche et a été ensuite utilisé d’une manière assez unilatérale, toujours dans le même sens. Si je prends l’exemple du monde du travail, le numérique a été utilisé dans la prolongation des idées fondamentales qui président aux stratégies managériales et qui président en réalité à la stratégie des directions d’entreprise dans le cadre bien précis d’une rationalité économique donnée (en l’occurrence libérale, capitaliste, etc.).

Dans le cadre des stratégies managériales, se pose cette question fondamentale : comment être sûr d’assurer une emprise suffisante sur les travailleurs – qui sont embauchés et payés par les directions – pour que ces directions soient sûres que les travailleurs ne développent pas des modalités de travail différentes de celles préconisées pour obtenir les objectifs qu’elles ont choisis ?

Une des hypothèses fondamentales de Taylor était que le savoir, c’est du pouvoir, et que si on laisse le savoir aux ouvriers dans les ateliers, on leur laisse le pouvoir. Toute l’intelligence taylorienne – qui a construit l’organisation du travail dans les deux tiers du xxe siècle –, c’était une modalité de dépossession des travailleurs de leur savoir, de leur métier, de leur connaissance. Cette dépossession s’est réalisée de manière extrêmement concrète par des ingénieurs payés par la direction qui allaient dans les ateliers, notaient tous les savoirs utilisés, toutes les pratiques mobilisées, chronométraient, etc. Ils s’emparaient ensuite de ce corpus de connaissances pour les transférer à la direction qui allait les réutiliser et imposer aux travailleurs le one best way, c’est-à-dire la meilleure manière de procéder pour produire. Je dirais que depuis le développement de la productivité dans les entreprises, c’est-à-dire depuis le début du xxe siècle, toute la démarche d’organisation du travail et de gestion des ressources humaines s’est construite dans l’idée de pouvoir transformer les travailleurs en exécutants fidèles et bien soumis à une pensée organisatrice de spécialistes, qui sont en réalité loin du terrain.

La pensée organisatrice de Taylor peut être résumée comme suit : 1) dépouiller les salariés de leurs connaissances, de leurs compétences, de leurs savoirs pour les mettre du côté de la direction qui va imposer un mode de travail ; 2) mettre en avant le fait qu’il s’agit d’une démarche scientifique posée comme impartiale, neutre, objective et qui va donc consacrer une rationalité qui ne saurait être contestée parce qu’elle repose sur l’idée même de la science.

Qu’est-ce qu’apporte le numérique dans ce cadre-là ? Je dirais qu’il se substitue à la démarche de captation des savoirs et des connaissances dont Taylor avait jugé qu’elle était totalement indispensable pour assurer l’emprise managériale. Les logiciels, la démarche et la pratique numérique consistent à rendre abstraits les connaissances, l’expérience, les savoirs en les enracinant dans des logiciels qui reposent sur des approches quantitatives, des approches mathématiciennes, des approches procédurales. Il y a une démarche qui consisterait – si on essaye de faire un raccourci historique – à relayer de façon plus efficace encore cette dépossession des savoirs et des connaissances en les inscrivant de façon encore plus définitive, plus abstraite et plus inaccessible dans les manières de travailler qui sont au fondement de l’organisation du travail voulu. Au niveau plus idéologique, cela consiste à mettre en avant les potentialités absolument extraordinaires de l’informatique : démultiplication des possibilités en termes de raccourcissement de la durée, démultiplication de tout ce qu’on peut faire grâce à la rapidité de gestion des données, mise à disposition de toutes ces données, assignation de toutes ces données aux salariés qui y sont confrontés…

On retrouve ici les deux mêmes éléments que dans la pensée organisatrice de Taylor. D’une part, l’organisation se substitue aux pratiques de travail fondées sur des connaissances, des savoirs, de l’expérience. D’autre part, cette démarche se présente comme absolument non critiquable car elle reposerait sur un fondement de rationalité ne laissant aucune marge de manœuvre à ceux qui y sont soumis dans la mesure où le numérique réalise des choses que les humains ne peuvent pas faire en termes de rapidité, de multiplicité de données, de capacité de collecte de données.

On pourrait prendre l’exemple des plateaux de téléconseillers. Auparavant, il y avait des gens qui répondaient au téléphone, communiquaient des informations aux clients ou aux usagers qui appelaient. Ils réfléchissaient à la manière la plus intelligente, la plus astucieuse de rendre un service. Désormais quand vous allez sur les plateformes de téléconseillers, vous voyez bien que les salariés ont des tableaux qui sont extrêmement détaillés, pourvus d’énormément d’informations, de données et qu’il y a un guide dans le déroulé. Ce guide est porté par le logiciel qui prend en main directement les téléconseillers et qui les amène à indiquer quelles sont les questions qu’il faut poser, à introduire les données qu’il faut rentrer, à proposer des solutions… On voit bien que la relation n’est plus à la main des téléconseillers. La relation avec l’usager qui appelle ou qui est appelé s’appuie sur un script comprenant des mots qui ont été pensés par d’autres : ce ne sont pas leurs propres mots qui sont utilisés par les téléconseillers mais un script pensé par des experts, des consultants. Ils ont une série de données à disposition qui explique que l’on puisse définir la durée de l’interaction avec le client dans une temporalité en nombre de minutes. On voit bien à travers cet exemple que la capacité de quelqu’un à gérer une conversation, à gérer une interaction avec un être humain, avec quelqu’un qui vous téléphone, est court-circuitée par un formatage qui est induit par le logiciel.

Mais je pense qu’il y a des milliers d’autres exemples qui pourraient être donnés chez les ingénieurs, chez les techniciens, sans parler de ceux qui travaillent dans des centres de logistique. Ces derniers ont des appareils qui leur désignent l’endroit où il faut poser la main pour sortir un produit, les mots qu’il faut dire pour confirmer qu’on l’a bien sorti, qu’on l’a posé sur la palette… Il y a une prise en main par le logiciel de ce que vous avez à penser, à parler et à faire comme geste.

Il y a vraiment une instrumentalisation – pour le coup par le logiciel – de la ressource humaine que vous constituez. Je pense qu’on peut mettre sur ce même plan le chercheur du CNRS qui remplit son rapport d’activité, le manutentionnaire qui travaille dans une logistique, celui qui répond comme téléconseiller, l’activité des ingénieurs eux-mêmes qui sont face à une décomposition de leur mission et de leur métier, de leur fonction qui est gérée par un logiciel qui conduit leur activité.

Je pense qu’on est véritablement dans la concrétisation de ce qui est à la base de la relation entre les directions managériales et les salariés, c’est-à-dire une méfiance et une peur totales de la part de la direction à l’égard de celui qui travaille : la peur qu’il fasse autrement, qu’il n’en fasse qu’à sa tête, qu’il triche… Il y a cette peur et la volonté – pour asseoir son emprise sur ce salarié – de le dépouiller de sa professionnalité, de ses connaissances, pour qu’il n’ait pas la possibilité de contester quoi que ce soit. Je pense que le logiciel devient plus perfectionné dans un sens qui est celui de l’appauvrissement des compétences et des connaissances dont dispose le salarié. Ceci est délibérément recherché pour éviter, une fois de plus, que les salariés puissent se prévaloir de leurs connaissances, de leurs savoirs, de leur expérience individuelle et collective, et oser affirmer un point de vue de professionnel sur la définition du travail.

Le numérique apparaît dès lors comme une espèce d’hyper-taylorisme ou une espèce d’aboutissement rêvé du taylorisme. Toute la contrainte est embarquée dans les logiciels et vise à définir de façon abstraite et extérieure le déroulé de l’activité de la personne, qu’elle soit un ingénieur qualifié, un technicien ou un cadre. Et puis il y a cette fameuse traçabilité que permet le numérique : on peut savoir exactement qui a fait quoi et comment. C’est quelque chose qui se développe beaucoup et qui tend à se développer d’autant plus que le télétravail est à l’honneur à l’heure actuelle, ce qui n’était pas le cas auparavant.

Anne Isla : La subordination numérique représente-t-elle une aggravation de la subordination du taylorisme ou seulement une autre modalité ? Si elle représente une aggravation, pourquoi et comment ? Quelles sont les spécificités de la subordination numérique ?

Je pense que le numérique induit et se situe dans une démarche particulière qui est l’individualisation systématique de l’organisation du travail et de la gestion des salariés. Cette démarche a été voulue et promue depuis la fin des années 1970 en réaction à Mai 1968. Un nouveau « modèle » s’est élaboré à partir de cette époque parce qu’il y a eu un véritable traumatisme patronal lors de la remise en question de l’ordre social capitaliste dans les entreprises. Cet ordre a été refusé par un nombre important d’ouvriers, puisqu’il y a eu une grève générale de trois semaines avec occupation d’usines, la plus longue grève du xxe siècle. Il y a donc eu un refus manifeste d’une part extrêmement importante de la classe ouvrière et employée de continuer avec cette forme de terrorisme [lapsus !] de taylorisme qui avait un effet désastreux sur le vécu du travail. Ils avaient une impression, qui était une réalité, de ne pas pouvoir se réaliser dans le travail, de ne pas pouvoir se reconnaître et être reconnus dans leur travail, de manquer totalement de liberté, de dignité, etc.

Donc le modèle s’est élaboré sur la base de l’individualisation, de la personnalisation de la relation de chacun avec son travail. C’était voulu parce qu’il s’agissait de mettre à mal les collectifs de travail au sein desquels était née la colère de 1968. Cette idée de déstabiliser les collectifs et de promouvoir l’individu au sein des entreprises, c’était un moyen d’inverser le rapport de force par et pour les directions. C’était aussi présenté comme une volonté de prendre en compte les besoins et les désirs qui s’étaient manifestés lors de 1968 : ne plus perdre sa vie à la gagner, besoin de liberté, d’autonomie… L’idée se résumait ainsi : nous allons prendre en compte les besoins fondamentaux et nous allons promouvoir une individualisation et une personnalisation. C’était très important parce que cela permettait d’étouffer, de désamorcer la contestation, la critique et cela permettait aux directions de respirer.

Le numérique dans ce cadre-là, qui permet notamment à nombre d’employés, de cadres, de techniciens, d’être face à un ordinateur, exacerbe cette atomisation d’une classe de salariés. La stratégie consiste à dire que ce ne sont pas tant les savoir-faire qui sont intéressants que les savoir-être, la résilience, la capacité des uns et des autres à rechercher l’excellence, à se dépasser… Cela enferme les uns et les autres dans un rapport un peu solitaire au travail : montrer que vous êtes le meilleur, entrer en concurrence les uns avec les autres. Il y a des évaluations individuelles pour des objectifs qui ont été personnalisés, donc des primes qui sont personnalisées, des salaires qui le deviennent. Bref, l’équation « à travail égal, salaire égal » vole en éclats et chacun est dans une espèce d’épreuve solitaire face à son travail.

C’est ce qui était recherché par les directions d’entreprises qui ne voulaient pas gérer des grandes masses potentiellement contestatrices mais plutôt des individus que l’on pourrait stimuler dans des dimensions davantage personnalisées. On parle de management des affects, de gestion émotionnelle, c’est beaucoup plus pratique. Et de ce point de vue-là, on pourrait dire que l’informatisation, la numérisation, contribue à l’atomisation, la rend possible.

Dans cette perspective, il n’est pas inintéressant d’un point de vue idéologique de considérer ce qui a été rendu possible par les open-spaces. Même si ça n’a jamais été dit comme cela, quand on est sociologue et qu’on va dans les entreprises, on voit que les open-spaces constituent une manière de ravaler les cadres, les ingénieurs, au rôle d’exécutants. En effet, quand vous allez dans un open-space, vous avez vraiment l’impression d’aller dans un atelier où chacun a son poste de travail, est confiné devant son ordinateur, guidé par le logiciel. On a vraiment l’impression qu’il y a une disciplinarisation des corps et des esprits qui se fait via l’ordinateur. Cela renvoie effectivement une image de chacun à son travail qui est celui d’un exécutant, un parmi d’autres. Certes il est seul, géré individuellement, mais il est « un parmi d’autres » dans un espace où tout le monde est exécutant et soumis à une logique véhiculée par l’informatique et pensée par des spécialistes nulle part visibles.

L’informatisation a cette capacité, non seulement de contraindre chacun et de contrôler tout le monde, mais aussi de le faire de façon atomisée et en isolant chacun, en désolidarisant les uns des autres.

Durant les Trente Glorieuses, si on prend l’exemple de la France, le travail subordonné et le travail taylorisé étaient mis en œuvre concrètement au sein de collectifs informels de travailleurs. C’est la différence entre travail prescrit et travail réel. Au sein des collectifs, il y avait des mises en œuvre qui étaient sensiblement différentes du travail prescrit, donc une activité informelle, clandestine du collectif qui élaborait des règles un peu subversives, alternatives à la prescription et qui faisaient l’objet d’échanges. Par exemple, la mise au parfum des petits jeunes quand ils arrivaient : on leur disait comment il fallait vraiment faire, pour ne pas avoir d’accident, pour ne pas trop se fatiguer, pour ne pas trop s’ennuyer. Il y avait une vie qui était, on pourrait dire, clandestinement insubordonnée. Il existait certes une subordination d’organisation taylorienne, mais avec laquelle il y avait la possibilité de prendre un tout petit peu de marge de manœuvre, dont on pouvait repousser un peu les limites, parce que l’on était ensemble, avec la possibilité d’avoir ses propres règles de production, la solidarité, la sociabilité. Il y avait une vraie vie dans le cadre de cette subordination qui gérait y compris ce que l’on appelle aujourd’hui la souffrance au travail. La souffrance au travail a toujours existé, mais elle était prise en charge par les collectifs de travailleurs, par de la solidarité. Il se passait des choses que l’on pourrait qualifier de micro-insubordinations.

Le problème que nous vivons à l’heure actuelle est que la subordination est de plus en plus personnalisée, elle est de plus en plus individualisée puisqu’elle a ses propres prescriptions via les logiciels. Chacun est compartimenté de manière très formelle. Il n’y a plus de travail en commun, on n’a plus l’impression de coopérer avec autrui pour réaliser un bien ou un produit qui va servir à la satisfaction des besoins d’autrui. Il y a une grande solitude dont font beaucoup état les salariés, un sentiment d’abandon qui est lié à cette informatisation, je crois. Cela fait que cette subordination est vécue de façon beaucoup plus individualisée. En tous les cas, elle l’est totalement quand on est en télétravail chez soi. On ne va pas aller voir le collègue en disant, « tu te rends compte, moi on me fait faire ci et ça ». Non, on est tout seul dans un espace, familier, certes, mais on est dans quelque chose qui ressemble à du virtuel, qui est déréalisant. On a l’impression d’être suspendu, accroché à des données, à des chiffres, etc., sans aucun sentiment d’engagement dans une réalité qui contribue à quelque chose de réel, d’utile, d’efficace, avec du sens. La subordination est de plus en plus intériorisée, de plus en plus vécue sur un mode extrêmement personnalisé et elle devient un frein total. Alors qu’elle l’était moins à l’époque des collectifs (paradoxalement au moment du taylorisme) qui arrivaient à mettre un petit peu de distance par rapport à la contrainte, au contrôle, parce que l’on subissait ça tous ensemble et que l’on arrivait à aménager un petit peu ensemble la réalité. Maintenant, aménager la réalité, quand on est face à un logiciel, c’est infiniment plus complexe.

Cet espace de liberté, de création et de sens que représentait la différence entre la tâche prescrite et la tâche réelle, le numérique l’a extrêmement réduit.

En élaborant un travail réel différent du travail prescrit, on avait le sentiment de faire une sorte de pied de nez à la hiérarchie soi-disant toute-sachante : les ingénieurs, les messieurs en blouse blanche ou en complet veston, qui prétendent détenir toutes les connaissances, qui affirment avoir toutes les compétences. Nous, ce que l’on fait, c’est infiniment plus adapté, plus efficace, on est plus performants. Prenons l’exemple de la grève du zèle : si on ne fait que ce qui nous est demandé, il n’y a rien qui se passe, il n’y a rien d’efficace qui sort. C’est nous qui faisons que la production existe, que le travail existe, que les biens sont réalisés. Il y a cette idée que l’on est en insubordination et c’est nous qui savons faire, c’est nous qui faisons. Il y avait une sorte de fierté inscrite dans la rébellion, dans l’esprit de rébellion. Nous, on ne fait pas ce que l’on nous demande de faire. On n’est pas stupides à ce point-là, nous sommes des gens de métier, des ouvriers, même si l’on est, soi-disant, des OS sans qualification, on sait faire. Et si on ne nous laisse pas faire, d’ailleurs, le contremaître va s’en mordre les doigts parce qu’il n’atteindra jamais ses objectifs, les chiffres que l’on veut obtenir de l’atelier.

C’était donc vécu comme une insubordination, même si, de facto, ça la renforçait puisque ça rendait le système plus efficace qu’il ne l’était en réalité. Le travail réel rend le travail prescrit intelligent. Ce qui était contre-productif pour des gens qui voulaient remettre en question le système, ils le nourrissaient et le rendaient plus opérationnel encore. Mais cela était vécu comme une insubordination, comme la capacité de prendre un peu de la marge par rapport à cette subordination.

Maintenant, effectivement, quand les gens sont tout seuls face à leur ordinateur, dans un atelier en open-space (j’en ai vu où il y avait deux cents personnes), c’est incroyable ! Dans des entreprises de pointe, alors là vous n’avez pas le sentiment de partager les mêmes valeurs. Tout le monde a l’impression d’être en concurrence avec les autres, tout le monde a l’impression que chacun surveille les autres pour voir où ils en sont, ce qu’ils font. Ce n’est pas du tout la même atmosphère, la même ambiance que dans les collectifs de travail. Il y a plus un sentiment de dépendance personnelle, donc de subordination personnelle.

On est tout seul et le travail devient une épreuve solitaire. Alors qu’auparavant, c’était une histoire de partage socialisateur, d’un destin commun : tout s’abattait sur un groupe mais qui essayait d’avoir une dignité, de s’imposer comme une force d’action, une force de production et de capacité de réaction.

Gabriel Colletis : Convient-il de distinguer les systèmes d’information numériques selon qu’ils sont utilisés par les travailleurs néotayloriens ou par les travailleurs cognitifs ?

L’hypothèse que je tendrais à retenir, c’est qu’il y a un resserrement qui consiste à essayer d’enfermer le plus possible d’activités – même d’ordre cognitif – dans le cadre d’une pensée numérique, si on peut parler de pensée numérique. Mais je pense vraiment que le but du jeu est celui-là. J’aurais tendance à raisonner à partir de ce que j’ai pu voir. Par exemple, dans les hôpitaux, des médecins psychiatres s’entendaient dire par des directeurs d’hôpitaux combien de temps, combien de minutes ils devaient consacrer à un schizophrène parce que le benchmarking avait montré que les meilleures enquêtes justement… Il y a cette idée que tout peut se couler dans une logique numérique de comptabilité, de fermeture objective, abstraite, ne tenant pas compte des registres qui sont en jeu dans les interactions professionnelles.

Il s’agit d’une mise en abstraction de toute activité, au sein comme à l’extérieur du monde du travail. Par exemple pour les comportements de consommation : avec les neurosciences, il devient possible, par une savante manipulation, de faire acheter à quelqu’un quelque chose avant qu’il ait lui-même pris conscience de son désir d’acheter. Il y a une ambition du numérique à vouloir dicter les bonnes manières de faire à tous les cerveaux du monde, qu’ils soient au travail ou à la consommation.

Dans notre monde tel qu’il est, le numérique est complètement utilisé pour cette rationalité unilatéralement économique et à court terme. Le numérique, s’il était mis, par exemple, au service d’une recherche de solutions écologiques, pourrait tout à fait correspondre à un autre usage. Le numérique ne représente pas le diable, il n’est pas né comme une manifestation diabolique d’une pensée machiavélique ! On l’utilise parce que, en règle générale, ce qui est dominant maintenant partout, c’est la rationalité économique à court terme. Donc tout ce qui est disponible : ressources humaines, ressources matérielles, informatisation et numérisation va être mis en œuvre de la façon la plus intensive possible au service de cette rationalité.

Raphaëlle Bour : Existe-t-il un lien entre systèmes d’information numériques et souffrance au travail ?

Ce n’est pas le numérique qui fait souffrir mais la manière de l’utiliser dans le cadre de la production de biens ou de services, et donc dans le cadre d’une organisation du travail qui est unilatéralement pensée par la direction et à laquelle ne sont pas associés les salariés ; c’est dans ce cadre-là que le numérique rend malade, que le numérique fait souffrir. Et je pense que l’on ne peut pas désolidariser cet usage du numérique, cette diffusion du numérique, de l’organisation du travail telle qu’elle est conçue à l’heure actuelle et du sens qui est désormais donné au travail. De mon point de vue, on ne peut dire qu’il y a le numérique d’un côté et la souffrance de l’autre côté. Non, il y a des professionnels d’un côté, il y a un outil particulier qui est le numérique et puis il y a une forme d’organisation du travail et une forme de gestion des ressources humaines dont l’usage donne au numérique un rôle assez diabolique, effectivement.

Le numérique, par exemple, m’aide beaucoup quand je suis en train d’écrire un livre et que je recherche une référence. C’est infiniment pratique par rapport au fait d’aller dans une bibliothèque, retrouver le bouquin… Il y a des possibilités d’usage du numérique qui pourraient être tout à fait intéressantes et tout à fait profitables du point de vue du développement de nos professionnalités. Mais effectivement, le numérique tel qu’utilisé aujourd’hui a à voir avec la souffrance, fonctionnant comme une modalité d’isolement. Un sentiment d’impuissance se développe, extrêmement fort, face à la logique numérique. Face à l’ordinateur, on se sent impuissant, on se sent dominé. La différence entre vous, vos capacités cognitives et la puissance d’un ordinateur, cette différence est infiniment plus forte que dans une usine taylorisée des Trente Glorieuses entre l’ouvrier et l’ingénieur, le contremaître en blouse blanche ou encore le membre d’une direction. Là, on est sur un autre registre. C’est inhumain, voilà. Les capacités d’un ordinateur ne sont pas de l’ordre de l’humain. Autrefois, la direction semblait à portée d’humanité, si on peut dire. Il y a désormais véritablement un gouffre vertigineux entre la puissance d’un appareil, d’un ordinateur ou d’un logiciel et soi-même, ce qu’on est capable de penser, de faire, d’imaginer… C’est vertigineux et le sentiment d’impuissance, le sentiment aussi d’irréel est décuplé quand on est chez soi confiné. Tout le monde fait part de ce sentiment qui ne semble même pas humain, irréel, virtuel, fictionnel et qu’on retrouve certainement en moins développé lorsqu’on est sur le lieu de l’entreprise.

Se développe et s’installe une sorte de « précarité subjective » : on peut être dans un emploi qui est un CDI avec un titre ronflant d’ingénieur en chef ou de cadre supérieur ou encore de médecin mais face à un ordinateur, on se sent dépassé, on n’a plus la main, on se sent dévié de l’éthique de son métier et pris en charge, happé par quelque chose qui produit non seulement des données, des directives, des prescriptions mais aussi ses propres valeurs, en relayant les valeurs qui ont été demandées aux consultants par les directions d’entreprise.

Étienne Fieux : Les indicateurs, outre qu’ils imposent une vision quantitative, véhiculent des valeurs. Comment ces valeurs s’opposent-elles à celles des salariés ?

Valérie Boussard et Salvatore Maugeri ont bien mis en évidence le fait que tous ces logiciels étaient producteurs ou vecteurs de valeurs, qui sont les valeurs pensées par les décideurs. Et qui sont concrétisées via les logiciels, via la numérisation.

Effectivement, de la même manière que la chaîne de montage ou les établis taylorisés étaient le relais de la pensée d’Henry Ford, les outils de gestion que sont les ordinateurs, les logiciels, véhiculent les choix d’orientation sociétaux fondamentaux. Ils véhiculent des éthiques, ils normalisent une pseudo-éthique de travail et de consommation.

On a l’impression que c’est la « science » qui nous transmet ces valeurs. Il y a une logique inhérente à l’informatique qui est celle de la rationalité qui devrait tous nous commander, guider nos actions.

Ces valeurs, mises en forme dans les logiciels, sont celles validées par les directions d’entreprise, inscrites dans une rationalité économique bien déterminée. Nous sommes complètement prisonniers de cette finalité assignée au travail, d’une manière de travailler qui nous est imposée via des outils apparemment imparables, auxquels il est très difficile de résister, mais qui en réalité sont mis en œuvre par les directions… Cela accompagne une sorte de neutralisation de l’enjeu que représentent l’entreprise et le travail dans notre société.

Les logiciels ne font que transposer en données des indications (en réalité des injonctions) qui sont supposées faciliter (c’est toujours le grand argument) et accélérer le travail. La représentation qui est véhiculée est celle de « ce que nous permet la technique, ce que nous offre le progrès spectaculaire technologique », etc. Et pourtant, ce qui est imposé s’inscrit dans un seul sens, celui qui favorise la rationalité économique à court terme au détriment de beaucoup d’autres choses dont la santé physique et mentale des salariés, dont la satisfaction des réels besoins des usagers et des consommateurs, dont la préservation des ressources de la planète.

On a une sorte de sanctuarisation des logiciels, de l’informatique, c’est « le progrès ». Et le progrès, c’est ce qu’il y aurait de meilleur. Pourtant, dans notre situation actuelle où on est véritablement à un carrefour historique, ce pseudo-progrès se traduit par une démultiplication extraordinaire des potentialités les plus dangereuses. Il n’y a pas de débat démocratique sur l’usage du logiciel, des logiciels, il n’y a pas de lieu dans la société où véritablement on débatte sur ce que le numérique nous a donné et nous a retiré comme capacité d’action.

Julien Pharo : Comment inscrire l’outil numérique dans une dynamique de démocratisation de l’entreprise ? Peut-on démocratiser les systèmes d’information numériques ?

Je pense que si on veut imaginer une démocratisation de l’usage du numérique dans les entreprises, il faut d’abord penser une démocratisation de l’organisation du travail. Ce qui est en jeu fondamentalement à l’heure actuelle au vu des enjeux légitimes que sont le bien-être des travailleurs, celui des consommateurs et la survie de l’humanité sur notre planète, c’est de parvenir à libérer une pensée critique, collective du travail. Pour l’instant, elle n’existe pas. On souffre d’un problème important, en tout cas en France, c’est que les organisations syndicales ont accumulé extrêmement peu d’expériences sur l’organisation du travail.

Je pense que les jeunes sont en train de se poser des nouvelles questions par rapport au travail, n’ont pas le même rapport à l’idée de carrière, notamment les jeunes diplômés, les classes favorisées. Ils considèrent que, plutôt que de faire carrière en sortant des grandes écoles, il vaut mieux se poser la question du sens du travail par rapport notamment à l’urgence écologique, à laquelle ils sont le plus sensibles. Il y a une capacité qui est peut-être en train d’émerger de remise en question de règles du jeu dans le monde du travail. Cela devrait, j’espère, progresser jusqu’à en arriver à poser la question la plus déterminante de la légitimité du lien de subordination.

L’idée n’est cependant pas de supprimer le salariat, au contraire, il faut renforcer le salariat en le libérant du lien de subordination. Cela oblige à repenser l’entreprise, à repenser le travail, et à imaginer des contrats d’engagement réciproques entre les directions d’entreprise et les salariés. Je pense que si on fait faire sauter ce verrou, l’imagination et l’intelligence collective parviendront à imposer d’autres modalités qui trouveront une autre utilisation du numérique et des potentialités informatiques. C’est cela, la véritable base d’une utilisation « vertueuse » du numérique, qui peut ainsi être envisagée dans le cadre d’un débat ouvert à l’intelligence collective sur une refondation du travail et des entreprises.

Le numérique peut être un instrument extrêmement précieux de mise en débat, d’organisation de forums, de discussions, d’émulation, dans le cadre d’une refondation du travail et de l’entreprise. Mais cela ne peut se faire qu’à partir du moment où il y aura suffisamment de garanties qu’il n’y ait pas de réappropriation et une dénaturation de cet outil informatique, une fois de plus.

Il convient de réinstaurer un sentiment de pouvoir influer sur le cours des choses et donc de permettre de sortir de ce sentiment d’impuissance qui est tellement dommageable : il enferme les gens dans une spirale extrêmement négative – on ne peut rien changer, on ne peut rien bouger – et accroît un peu ce pouvoir mystérieux de l’informatique qui devient démiurgique, qui peut tout sur tout le monde. C’est donc un apprentissage intéressant de montrer que quand on donne son avis, quand on est écouté, on peut arriver à sortir de situations complètement kafkaïennes, surréalistes, et qui plongent les uns et les autres dans une souffrance professionnelle terrible.

Cela pourrait renouer et favoriser des logiques collectives, puisque j’imagine que si on a le projet de nourrir un logiciel ou de le changer, cela implique une mobilisation non d’une personne mais d’un groupe de travail, d’un collectif. La logique collective, c’est vraiment le point de départ de tout ce qui pourrait permettre de transformer à terme la réalité des situations du monde du travail.

Je crois que ce qui est important de ce point de vue, c’est l’apprentissage, sortir du sentiment d’impuissance et puis recréer, revivre du collectif ! Je nous souhaite des temps meilleurs du côté de cette utilisation du numérique !

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Pour citer cet article

Référence papier

Danièle Linhart, Gabriel Colletis, Raphaëlle Bour, Étienne Fieux, Anne Isla, Julien Pharo et Maryse Salles, « Le numérique, aboutissement rêvé du taylorisme ? »Socio-anthropologie, 47 | 2023, 179-190.

Référence électronique

Danièle Linhart, Gabriel Colletis, Raphaëlle Bour, Étienne Fieux, Anne Isla, Julien Pharo et Maryse Salles, « Le numérique, aboutissement rêvé du taylorisme ? »Socio-anthropologie [En ligne], 47 | 2023, mis en ligne le 31 mai 2023, consulté le 12 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/13616 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.13616

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Auteurs

Danièle Linhart

Danièle Linhart est sociologue du travail. Elle est docteure et habilitée à diriger des recherches en sociologie, et directrice de recherches émérite au CNRS. Elle est membre du CRESPPA-GTM. Elle a publié en 2015 La comédie humaine du travail ; de la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale (Érès, collection sociologie clinique) qui a reçu le prix 2015 de l’Écrit social et l’Egos Book Award 2018 ; en 2020, avec Zoé Touron, Burn out. Travailler à perdre la raison, Paris, Le Lombard (La Petite Bédhétèque des Savoirs) ; et, en 2021, L’insoutenable subordination des salariés, Toulouse, Érès (Sociologie clinique).

Gabriel Colletis

Gabriel Colletis est professeur de sciences économiques à l’université Toulouse Capitole. Ses recherches portent sur les dynamiques industrielles et territoriales. Il s’intéresse à la question des processus de développement qu’il oppose aux processus de croissance. Dans cette perspective, il travaille sur la question des indicateurs et sur les représentations et conventions qui les sous-tendent. Il a notamment coécrit un article sur la formation des conventions : https://hal.science/hal-02545614

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Raphaëlle Bour

Raphaëlle Bour est docteure en informatique et enseignante-chercheuse en systèmes d’information à l’université Toulouse Capitole et au laboratoire l’IRIT. Elle est la cofondatrice de l’atelier « Systèmes d’information et de décision et démocratie ». Elle s’intéresse aux questions d’éthique informatique, et plus particulièrement à l’impact des systèmes d’information sur la vie des organisations.

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Étienne Fieux

Étienne Fieux est maître de conférences en mathématiques à l’institut de mathématique de Toulouse (IMT, UMR CNRS 5219) à l’université Paul-Sabatier. Son domaine de recherche est la combinatoire topologique. Son implication dans l’Atelier SI2D est liée à son intérêt pour l’usage des mathématiques en sciences humaines et sociales. Il a récemment publié « Le paradoxe de Saint-Pétersbourg ou la difficulté de concilier le calcul mathématique et le sens commun », (Les mathématiques et la science. Actes du XXIVe colloque de la commission inter-IREM Épistémologie et histoire, 2022), https://hal.science/hal-03991454.

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Anne Isla

Anne Isla est maîtresse de conférences en économie, habilitée à diriger des recherches, à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Ses recherches portent sur l’économie des conventions et la construction des marchés. Elle s’interroge sur les modalités de transformation de l’économie au service des êtres humains (définanciarisation de l’économie, l’économie outil d’émancipation et non outil d’asservissement) dans une perspective pluridisciplinaire. La mise en perspective de ces questions l’a conduite à travailler sur l’histoire de la pensée en économie.

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Julien Pharo

Julien Pharo est agrégé de SES et doctorant en économie à l’université de Lille au Clersé. Sa thèse porte sur la théorisation de la fiscalité incitative comme outil pour démocratiser l’entreprise. Il s’agit de conceptualiser des critères organisationnels pour conditionner les aides publiques et différencier fiscalement les entreprises. Ses travaux l’ont amené à appréhender les multiples processus de démocratisation des entreprises et à envisager des échelles multidimensionnelles pour les évaluer sur le plan démocratique.

Maryse Salles

Maryse Salles est maîtresse de conférences émérite en informatique à l’Université Toulouse Capitole. Ses recherches portent actuellement sur l’ingénierie de méthodes pour soutenir une démarche éthique dans la conception des systèmes d’information numériques. Elle coanime avec Raphaëlle Bour l’Atelier de recherche pluridisciplinaire SI2D, consacré à l’impact des systèmes d’information numériques sur la démocratie dans les organisations (https://si2d.hypotheses.org/).

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