1Les sciences sociales ont récemment pris un tournant « vitaliste ». Sous la double impulsion des enjeux soulevés par les changements climatiques et du décentrement opéré par la remise en cause de l’anthropocentrisme, le rapport au vivant et, par extension, à l’agentivité sous toutes ses formes est devenu une problématique centrale de nombreux travaux contemporains. Le tournant « vitaliste » transparaît clairement dans le nombre toujours grandissant d’ouvrages et d’articles portant sur les dimensions relationnelles, subjectives et expressives du vivant (Morizot, 2020 ; Truong, 2023). Qu’il s’agisse de recherches issues de la sociologie animale, des études environnementales ou du large champ des STS, on assiste à un pullulement de travaux ethnographiques portant sur différentes espèces (animales, végétales, microbiennes, fongiques) qui visent à démontrer l’enchevêtrement complexe et l’interdépendance relationnelle qui nous relie à l’ensemble des espèces (Kirksey et Helmreich, 2010 ; Tsing, 2017 ; Philip, 2022). Le renouvellement théorique et méthodologique amorcé par le tournant « vitaliste » en sciences sociales s’accompagne, paradoxalement, d’une indifférenciation conceptuelle entre organismes biologiques et artefacts techniques qu’on regroupe désormais sous la notion abstraite de non-humain (Houdart et Thiery, 2011 ; Descolas, 2005). Englobant indifféremment des espèces vivantes, des composantes biologiques et des artefacts techniques, le concept de non-humain promulgué par la théorie de l’acteur-réseau leur accorde une véritable agentivité, c’est-à-dire qu’il les considère comme des agents actifs des systèmes sociaux qu’ils contribuent à façonner (Latour, 2007). Poussant plus loin la prise en compte de l’agentivité des non-humains, les courants issus du nouveau matérialisme en viennent à considérer l’ensemble des composantes matérielles de nos sociétés comme autant d’agents actifs dotés, à des degrés divers, d’une forme de vitalité (Coole et Frost, 2010 ; Benett, 2010).
2L’intégration d’espèces vivantes et d’objets techniques dans les travaux en sciences sociales ne date évidemment pas d’hier (Lahire, 2023) et, comme le rappelle Perig Pitrou, la question de la vie et des vivants est au cœur de l’anthropologie puisque chaque culture, chaque organisation sociale repose sur une théorie de la vie et des vivants (Pitrou, 2022). S’il s’avère essentiel de prendre en compte les dimensions anthropologiques des rapports entre vivants et techniques pour comprendre les enjeux fondamentaux liés à ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’anthropocène, le concept de non-humain porté par le courant « vitaliste » procède d’une indifférenciation conceptuelle entre vivant et non-vivant, entre matière première et objet technique qui tend à invisibiliser les enjeux de productions, d’artificialisation et d’industrialisation de la matière vivante, notamment lorsqu’il est question de matériaux biotechnologiques.
3Partant du constat que la notion de non-humain procède d’une logique d’indifférenciation qui rend difficilement intelligible la spécificité des matériaux vivants (cellules, gamètes, gènes, micro-organismes, tissus, etc.) produits dans le cadre de la bioéconomie globalisée (Lafontaine, 2014), ce numéro propose d’interroger le rapport particulier au vivant induit par la transformation de la biologie en technologie (Landecker, 2007).
4Sachant, qu’il n’existe aucune définition scientifique définitive de ce qu’est le vivant, de ses origines et de ses limites (Lechermeier, 2019), sa prise en compte dans les sciences sociales implique donc des dimensions normatives et politiques. D’emblée, le concept de non-humain s’avère problématique, car il ne permet pas de délimiter les caractéristiques spécifiques des matériaux vivants issus des biotechnologies. Ainsi, la catégorie non-humain comprend à la fois l’ensemble des espèces (fongiques, végétales, animales, microbiennes), des artefacts techniques ainsi que des innombrables entités imaginaires qui peuplent les cultures humaines. L’assimilation des êtres vivants à des machines, qui s’est historiquement imposée comme la référence dominante dans les sciences de la vie (Heams, 2019 ; Nicholson, 2019), se retrouve au fondement même de l’ingénierie génétique et des biotechnologies (Fox Keller, 1999 ; Kay, 2000 ; Lafontaine, 2021). Comment peut-on penser la spécificité des matériaux vivants s’ils sont conceptuellement assimilés à des objets techniques ?
5Parce qu’ils sont porteurs de visions du futur, de promesses et d’espoirs, mais aussi de craintes et de peurs, les matériaux vivants sont le résultat d’imaginaires sociotechniques (Jasanoff, 2015). Ces derniers sont le fruit d’une construction collective qui n’implique pas uniquement des chercheurs et des décideurs publics, mais aussi des acteurs du secteur privé autant que des mouvements citoyens (Maestrutti et Kröger, 2018). Constitutifs de la modernité, les imaginaires sociotechniques sont étroitement liés à l’idée de progrès et à une vision positive des avancées technoscientifiques ancrées dans une logique de domination de la nature et de conquêtes étatiques. Ils possèdent indéniablement une dimension performative, car ils participent activement à la construction du futur à partir duquel on oriente le présent.
6À l’heure de la Big Biology et de la constitution de biobanques à grande échelle, les enjeux de production, de standardisation, de stockage et de congélation d’une masse toujours plus imposante et diversifiée de matériaux vivants demeurent peu connus et invisibilisés dans les discours accompagnant les innovations biotechnologiques (Lafontaine, 2021). Dans ce contexte, la notion de biodiversité s’avère elle-même problématique, car elle est généralement conçue d’un point de vue fonctionnel, dans une logique de conservation et de préservation du vivant, qui, trop souvent, prend la forme d’une appropriation technoscientifique sur la base d’un modèle bioéconomique qui conçoit le vivant comme une matière première renouvelable, plastique et malléable (Cooper, 2008 ; Thacker, 2005).
7La production de cellules in vitro à des fins de recherche et d’expérimentation a permis de transformer la matière organique en matériaux biotechnologiques (Landecker, 2007). L’expansion des techniques de culture in vitro est indissociable des processus de sélection, de purification, d’hybridation, de standardisation et de conservation des matériaux vivants, notamment ceux relatifs aux procédés de cryopréservation permettant de conserver et de stocker des cellules et des tissus à très basse température pour une période indéterminée (Friedrich, 2017). Le renversement temporel opéré par les techniques de cryopréservation et la très grande plasticité des matériaux vivants leur confèrent non seulement une vitalité décuplée, mais également une malléabilité détachée du cycle de vie (Landecker, 2005). Ainsi, la majeure partie des matériaux vivants qui peuplent les laboratoires et les cliniques de la planète sont dans un état de suspension temporelle qui démultiplie leurs potentialités réelles et imaginaires. Autrement dit, les biotechnologies reposent sur des soubassements matériels, techniques, économiques et culturels liés à la maîtrise et à la gestion du froid que Joanna Radin et Emma Kowal ont conceptualisés sous l’expression « cryopolitique » (Kowal et Radin, 2017).
8S’inscrivant dans le prolongement du tournant « vitaliste », les articles regroupés dans ce numéro abordent, sous des perspectives différentes, autant la question de la spécificité concrète des matériaux vivants, tant du point de vue de leurs caractéristiques matérielles (reproduction, plasticité, adaptabilité, croissance, réactivité, etc.) que des imaginaires sociotechniques dont ils sont porteurs. Alors que l’on s’inquiète de la perte de la biodiversité, comment définir et analyser la prolifération toujours croissante d’espèces hybrides et de matériaux vivants produits par les biotechnologies ? Les articles qui composent ce numéro offrent des nouvelles pistes de réflexions et d’enquêtes sur le statut particulier et les ambiguïtés soulevés par la production et l’usage de matériaux vivants.
9Intitulé « Pourquoi la « préservation » de la diversité génétique est-elle ingouvernable ? », l’article de Virginie Tournay et d’Anaïs Degache qui ouvre ce numéro pose d’emblée la question de la spécificité ontologique des matériaux vivants. S’appuyant sur une enquête menée auprès de divers acteurs impliqués dans les débats autour de l’usage de l’édition génomique en agriculture, l’article soutient que la virulence des controverses soulevées par l’usage du génie génétique dans ce domaine relève davantage de divergences quant à la façon d’envisager les soins nécessaires à la durabilité des espèces cultivées plutôt qu’à l’incertitude liée aux innovations techniques. Sortant des sentiers battus des travaux en STS sur ces questions, les autrices démontrent l’importance de prendre en compte la spécificité de la complexité irréductible de la matière vivante pour comprendre les limites intrinsèques de la gouvernance des variétés issues du génie génétique.
10Paru initialement dans la revue New Genetics & Society, l’article « 16 passages : sur la reproduction d’une lignée de cellules souches embryonnaires humaines entre Israël et la France » de Noémie Merleau-Ponty, Sigrid Vertommen et Michel Pucéat méritait d’être traduit et publié dans ce numéro tant il permet de saisir les enchevêtrements scientifiques, techniques, institutionnels et politiques propres aux matériaux vivants. L’introduction offre une nouvelle mise en contexte de l’étude dans le cadre des politiques pronatalistes israéliennes qui démontre la très grande pertinence de tenir compte des cadres nationaux et des différents statuts attribués aux matériaux vivants, en l’occurrence ici aux embryons humains. Centré sur la notion de passage, l’article présente une analyse détaillée des multiples étapes ayant mené à l’importation d’une lignée de cellules souches embryonnaires israélienne pour la première recherche clinique française. L’article met notamment l’accent sur les dispositifs d’arrimage réglementaire entre Israël et la France en matière d’encadrement de la médecine de reproduction.
11Dans l’article « Le vivant programmable de la biologie de synthèse », Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch se penchent sur les imaginaires sociotechniques de la biologie de synthèse au sein de laquelle la métaphore du vivant-machine dans une version cybernétisée du programme informatique prédomine. À partir d’une étude de terrain et d’une série d’entretiens menés auprès de chercheurs œuvrant dans le domaine de la biologie de synthèse, l’article présente les multiples facettes de l’imaginaire machinique qui, sur un mode ludique, associe les matériaux vivants à des pièces de Lego pouvant être « démontées et remontées » au gré des chercheurs. Tout en montrant la prégnance du modèle informationnel dans le développement d’une biologie computationnelle, les deux sociologues soulignent, à travers l’analyse des entretiens, les contradictions entre l’imaginaire du vivant programmable et la reconnaissance de la complexité et de l’imprévisibilité inhérente à la matière vivante.
12C’est dans l’univers du bio-hacking que nous plonge Daphne Esquivel Sada dans son article « Les matériaux vivants entre les mains hackers. Fenêtre sur la condition du vivant biotechnologique ». Basé sur une série d’entretiens avec des bio-hackeurs canadiens, cet article analyse les représentations du vivant portées par ce mouvement proche, dans son apréhension du vivant, de la biologie de synthèse. Afin de mieux définir le modèle du vivant-machine et la logique d’ingénierie propre à l’imaginaire du bio-hacking, l’autrice a forgé le concept de « vivant biotechnologique ». Ce dernier est essentiellement constitué de micro-organismes et de lignées cellulaires détachés du vivant animal. Ce découpage conceptuel permet d’analyser les zones de tension et les contradictions dans le discours de bio-hackeurs face aux limites d’une conception purement machinique du vivant.
13La plasticité inhérente aux matériaux vivants nourrit des imaginaires sociotechniques qui ne se limitent pas à la vision informationnelle portée par les biotechnologies, comme le démontre Benjamin Raimbault dans l’article intitulé « Adapter l’imaginaire des biotechnologies à la pétrochimie ». Partant d’une solide enquête de terrain dans le secteur de la chimie doublement verte qui se définit notamment par l’utilisation d’entités biologiques tel des micro-organismes et des enzymes, l’auteur analyse comment une conception purement chimique du vivant a permis l’intégration du modèle des biotechnologies à l’industrie pétrochimique. Prenant pour exemple la synthèse de l’acide succinique, l’auteur retrace la formation d’un imaginaire chimique du vivant compatible avec les promesses d’une bioéconomie verte.
14S’inscrivant dans le cadre de la sociologie de l’acteur-réseau, l’article signé par Tasnime Adamjy, Mourad Hannachi, Servane Penvern, Simon Fellous et Frédéric Goulet de l’INRAE analyse les agencements scientifiques, techniques, politiques et économiques liés au processus de bio-objectivation d’espèces vivantes. L’article présente les résulats d’une étude de terrain menée auprès de divers acteurs impliqués dans le développement de la technique de l’insecte stérile (TIS) qui vise à stériliser par irradiation des insectes nuisibles afin de les relâcher dans l’environnement pour contrôler les populations. Conçue comme une alternative à l’utilisation des pesticides, la TIS repose sur un double processus qui suppose la bio-objectivation d’insecte par le biais de manipulation en laboratoire, mais aussi l’adapation du milieu (industriel et agricole) à l’incorporation des insectes biomodifiés. L’analyse descriptive présentée dans cette étude permet de mieux saisir les entrelacements complexes impliqués dans l’usage industriel de matériaux vivants.
15La question de la spécificité de la matière vivante est au cœur de la réflexion épistémologique que propose Élisabeth Abergel dans son article intitulé « Penser la matérialité du vivant à travers la viande cellulaire : enjeux épistémologiques et critiques ». Tout en analysant les procédés biotechnologiques permettant de créer de la viande in vitro, notamment ceux relatifs à la culture cellulaire, l’article soulève les enjeux épistémologiques, sociaux, culturels, économiques et environnementaux que sous-tend la biofabrication de tissus animaux à des fins de consommation alimentaire. Présentée comme potentiellement plus écologique et plus respectueuse de la vie animale, la viande de synthèse constitue une nouvelle forme d’industrialisation du vivant qui vise à créer, comme le démontre l’autrice, une agriculture sans élevage. Suivant une perspective critique, l’article montre comment la viande in vitro remet en question notre rapport à l’animal, à l’élevage et à l’alimentation et bouleverse même nos conceptions de la nature, de la culture et du vivant.
16Dans une perspective interdisciplinaire, le dernier article composant ce numéro est signé par le professeur de philosophie Charles Wolfe, spécialiste du matérialisme et de la philosophie de la biologie. Intitulé « Le parti pris des choses : sur quelques apories onto-epistémiques du New Materialism », l’article présente les principales thèses portées par le nouveau matérialisme, un courant théorique qui place la question de l’agentivité de la matière au cœur de son analyse. Sous une forme libre, l’article constitue une introduction critique aux enjeux philosophiques et théoriques de ce mouvement de pensée qui repose sur une définition dynamique et extensive des non-humains. Vu l’importance grandissante du nouveau matérialisme dans les Sciences Studies, dans les études environnementales, dans les études féministes et dans les sciences sociales en général, notamment en anthropologie, il m’est paru judicieux de clore ce numéro sur les matériaux vivants par une contribution de nature philosophique.
17La rubrique « Entretien » de ce numéro est consacrée au biologiste Thomas Heams qui est maître de conférences en génomique animale à AgroParisTech et auteur du livre Infravies publié au Seuil en 2019. Remettant en cause le modèle du vivant-machine qui prédomine toujours dans les sciences de la vie, notamment dans le domaine du génie génétique et de la biologie de synthèse, ce chercheur propose une définition du vivant qui s’éloigne d’une vision détermiste de la génétique au profit d’une lecture darwinienne qui place le hasard et la contingence au cœur même de l’histoire de la matière vivante.
18La rubrique « Écho » présente un article paru en 2005 de la sociologue américaine Hannah Landecker qui demeure une référence incontournable pour comprendre la révolution technoscientifique et culturelle opérée par le développement de la culture cellulaire au milieu du siècle dernier. Intitulé « Living Differently in Time: Plasticity, Temporality and Cellular Biotechnologies », cet article montre comment la culture in vitro a profondément modifié la façon de concevoir la matière vivante en permettant une extension de sa plasticité et en renversant les limites de la temporalité organique. L’importance des travaux d’Hannah Landecker pour la sociologie des biotechnologies est telle qu’il m’a semblé tout naturel d’inclure un de ses textes phares dans ce numéro consacré aux matériaux vivants.
19Finalement, la rubrique « Image » propose une analyse de l’œuvre bio-artistique, Microbiome Selfies, de François-Joseph Lapointe par Yan Breuleux, professeur à l’École des arts numériques, de l’animation et du design de Montréal. Mettant en image la faune microbienne peuplant notre corps, cette œuvre rend visibles les traces grouillantes de nos interactions quotidiennes dont on sait depuis la pandémie qu’elles ont une incidence bien réelle sur notre monde matériel.