Je remercie Alain Berthoz, Éric Brian, Marie Jaisson pour leurs conseils théoriques, méthodologiques et rédactionnels. Je remercie Victor Alexandre de sa relecture attentive et critique. Je remercie Julien Larregue et les évaluateurs de la revue de m’avoir aidée, par leurs critiques vigilantes, à préciser mon argumentation.
« Amour, haine, joie, douleur, crainte, colère, ont d’abord été éprouvés et manifestés en commun, sous forme de réactions collectives. C’est dans les groupes dont nous faisons partie que nous avons appris à les exprimer, mais aussi à les ressentir. Même isolés, livrés à nous-mêmes, seuls en présence de nous-mêmes, nous nous comportons à cet égard comme si les autres nous observaient, nous surveillaient. » (Halbwachs, 1972 [1939], p. 164)
1Depuis le début du 19ème siècle, les disciplines scientifiques ont défini les émotions en soulignant le caractère spectaculaire de ces manifestations corporelles. La physiologie et la psychologie alors naissantes se sont saisies toutes deux de ces manifestations physiques, souvent perçues comme incompatibles et rebelles à l’empire de la raison. L’expression des émotions a également interrogé les sciences sociales. Les sociologues durkheimiens ont par exemple souligné que les manifestations émotionnelles sont le produit de systèmes de représentations. En leur consacrant un article (dont la citation ci-dessus est extraite), Maurice Halbwachs inscrit la recherche sociologique sur les émotions dans le projet durkheimien d’une « physiologie » des systèmes de représentations (Durkheim, 1909 ; Halbwachs, 1972 [1939]). Tandis que la « morphologie sociale » désigne la branche de la sociologie qui s’attache à l’étude des formes de la vie sociale, la « physiologie sociale » s’intéresse à la manière dont les systèmes de représentations régulent les comportements individuels. Cette « physiologie sociale » offre un socle pour l’étude sociologique de la cognition et des états affectifs : comment les systèmes de représentations façonnent-ils la vie affective des individus ? Par quels relais les émotions, ces manifestations engageant la physiologie corporelle, participent-elles à l’intégration et à la régulation sociales ?
2Du point de vue scientifique, lorsque les émotions sont considérées, la classification des phénomènes – selon la division du travail scientifique – rend problématique la définition du substrat de la vie représentationnelle. Si on laisse de côté une première définition naturaliste, qui assimile l’émotion à une réponse réflexe et infra-cognitive, et si l’on considère les émotions comme les manifestations corporelles d’états intérieurs, que ceux-ci soient congruents ou non avec les expressions affectives, alors il convient de s’interroger sur ce qu’est cette intériorité, sur sa double nature sociale et physiologique. Cette question ancienne (Durkheim, 1898 ; Mauss, 1924) – dans quelle mesure les facultés de perception et d’action, physiologiquement structurées, portent-elles « la marque de la société » ? – est au cœur de l’analyse sociologique du fait émotionnel.
3La sociologie des émotions (Fernandez et al., 2014 ; Bernard, 2017) et, tout particulièrement, les travaux de Arlie R. Hochschild (2003), ont mis en évidence la régulation sociale des sentiments et le travail d’ajustement émotionnel mené par les individus lors des interactions quotidiennes, professionnelles et domestiques. Au niveau méthodologique, le fait émotionnel demande que soit prise en compte la dimension corporelle des interactions sociales (Déchaux, 2015). Notre contribution ici porte sur les modalités de cette description à partir de la gestualité (Bernard, 2015). Dans cette perspective, cet article problématise les gestes exprimant une émotion et leur description sociologique : comment les décrire en prenant garde de ne pas les analyser comme un discours ? Cet impératif épistémologique est souligné par Julia Kristeva (1968) à propos des travaux de Ray Birdwhistell (1968). Le propos qui suit est théorique : il vise à étendre la portée du dispositif analytique proposé par Cicourel (2012 [2006]) à l’étude des configurations gestuelles. Le concept de redescription représentationnelle fait originellement tenir descriptions sociologique et cognitiviste. Ici, nous suggérons sa pertinence pour rendre compte de l’opération physiologique des systèmes de représentations lorsque les individus expriment des émotions.
4Cette entreprise prend appui sur les discussions des travaux de physiologie et de psychologie menées à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle par Durkheim (1898), Mauss (1924) et Halbwachs (1972 [1939]). Suivant cette tradition, notre étude porte sur la théorie du langage corporel des émotions : elle vise à renforcer les outils de la sociologie pour analyser les catégories de la perception et de l’action à partir des questions soulevées par les travaux de neurophysiologie du mouvement et des émotions. Il convient de noter que ce travail prend place dans un contexte institutionnel différent de celui du début du 20ème siècle, modelé par l’essor des sciences cognitives. Notre propos vise ici à discuter des travaux de neurophysiologie afin de rendre compte de la dimension physiologique de l’expérience émotionnelle : en ce sens, il souscrit à l’intuition maussienne de l’intériorisation et de l’expression physiologiques des systèmes de représentations (Mauss, 1926 et 1935).
5Notre proposition se concentre sur l’examen du concept de redescription représentationnelle, que Cicourel (2012 [2006]) a mis au cœur de sa sociologie cognitive au cours des années 2000. Le concept de redescription représentationnelle décrit le mécanisme par lequel les individus perçoivent et interprètent les informations en fonction de systèmes de représentations et les synthétisent en vue d’enclencher une action (voir Encadré 1). Son premier intérêt est donc de relier les niveaux d’analyse, de la production d’artefacts aux processus cognitivo-affectifs : par exemple, un calendrier annuel est une production matérielle qui représente une mise en forme du temps, qui structure le déroulement des actions humaines (la réforme républicaine du calendrier de 1793 analysée par Eviatar Zerubavel (1977) illustre cette idée). Un second intérêt est de souligner le caractère incrémental du processus de redescription : les redescriptions représentationnelles consistent d’abord « en des mouvements du corps ou du visage, des gestes, des schémas artistiques ou graphiques, voire des récits oraux » (Cicourel, 2012, p. 9), avant de se matérialiser en dispositifs re-descriptifs (re-descriptive devices), c’est-à-dire en artefacts organisant la perception et l’action des individus en leur donnant accès à des expériences passées. Sur ce point, l’approche en termes de redescription représentationnelle ancre dans l’interaction les résultats de l’étude de Halbwachs sur l’inscription topographique de la mémoire collective (Halbwachs, 2017 [1941]). Enfin, un troisième intérêt que nous retiendrons est l’intérêt porté à la production interactionnelle de l’ordre social : chaque individu participe à la production de l’ordre social en s’appuyant sur les redescriptions d’un état du monde passé. Le processus cognitif de redescription représentationnelle, en s’appuyant sur des dispositifs re-descriptifs – le mouvement du corps ou une production matérielle par exemple – permet la stabilisation de l’ordre social dans lequel les individus évoluent.
Encadré 1 : De la psychologie du développement à la sociologie cognitive : le concept de redescription représentationnelle
Cicourel emprunte le concept de redescription représentationnelle à la psychologue britannique Annette Karmiloff-Smith (1992). Élève de Jean Piaget, Karmiloff-Smith montre que, pour comprendre le développement cognitif de l’enfant, il convient de prendre en compte les opérations réalisées par l’enfant dans l’acquisition du savoir. Une redescription représentationnelle désigne ainsi le fait que l'apprentissage est une recomposition permanente et active du savoir précédemment acquis, fait de flexibilisations – les représentations deviennent de mieux en mieux manipulables mentalement – et d'explicitations – les savoirs sont de plus en plus conscients, ils sont compris jusqu'à être verbalisables. Ce double processus s’élabore dans le temps : les redescriptions représentationnelles sont cycliques et incrémentales.
Cicourel étend le travail de Karmiloff-Smith à l’analyse des opérations cognitives réalisées par les individus – adultes et enfants – pour percevoir et agir dans le monde social. Chaque interaction fait intervenir des redescriptions représentationnelles, c'est-à-dire un traitement d'informations qui est effectué à la lumière des représentations acquises par le passé et qui permet à l'individu d'agir. L’action individuelle ne renvoie pas à un contenu représentationnel strictement individuel, mais à des contenus culturels et des pratiques incorporées. Les redescriptions représentationnelles ont ainsi différents « supports » : les actes de parole, les attitudes corporelles, les gestes ou encore des objets. La redescription représentationnelle est donc un processus cognitif qui engage la dimension collective de la vie en société (Clark et Chalmers, 1998).
6Parce qu’il permet une description fine des actions et du travail cognitif sous-jacent, nous montrons dans cet article pourquoi le concept de redescription représentationnelle nous semble indiqué pour décrire l’empreinte des processus sociaux sur la physiologie corporelle : nous proposons d’opérer une extension du domaine d’application de ce concept, notamment pour trouver un outil adéquat à la description des mécanismes sociaux et physiologiques qui animent le corps individuel. Plus précisément, il s’agit de montrer en quoi l’émotion, conçue ici comme phénomène physiologique et social, peut être pertinemment lue à la lumière de ce concept.
7Pour documenter empiriquement l’application du concept de redescription représentationnelle à la physiologie corporelle, l’article s’appuie sur les travaux menés en neurosciences cognitives sur le langage corporel des émotions (de Gelder, 2006 ; Kret et de Gelder, 2010 ; Kret et al., 2011). Ces travaux s’inscrivent dans une histoire longue de la recherche sur les états affectifs qui remonte au début du 19ᵉ siècle. Renouvelées par les techniques d’enregistrement de l’activité cérébrale et musculaire ainsi que par la théorie – controversée – des neurones miroirs (Rizzolatti et al., 1996), les recherches sur le langage corporel des émotions font le lien entre la perception de signaux corporels émotionnels et la préparation motrice. Au niveau expérimental, l’intérêt de ces recherches est de toujours ancrer la perception des émotions dans un contexte interactionnel de face-à-face dont les dimensions sociales sont plus ou moins explicitées. En discutant des résultats de ces travaux à la lumière du concept de redescription représentationnelle, l’objectif est d’identifier des points d’ancrage pour une discussion sociologique des résultats de physiologie cérébrale et musculaire des émotions.
8L’identification de ces points d’ancrage suit le cheminement suivant : dans un premier temps, la présentation des directions de recherche en neurophysiologie du langage corporel des émotions permet d’identifier selon quels concepts, quelles questions et quelles méthodologies ces travaux traitent de la perception et de l’expression des émotions. Ensuite, les résultats de deux travaux de neurophysiologie portant sur la perception du langage corporel des émotions sont discutés à la lumière du savoir sociologique. Enfin, cette discussion conduit à examiner les apports du concept de redescription représentationnelle pour rendre compte de l’émotion comme fait social et physiologique.
9Les émotions demeurent depuis le 19ᵉ siècle un objet de recherche permanent (Plamper, 2016). Sans retracer une historiographie exhaustive des travaux de physiologie et de psychologie des émotions, il s’agit de pointer ici quelques jalons qui ont structuré la recherche sur les émotions depuis cette époque en soulignant les permanences et inclinaisons opérées par les travaux récents sur le langage corporel des émotions.
10La question de la mécanique des états affectifs prend son essor au 19ᵉ siècle à la faveur de la promotion terminologique du mot « émotion » (Dixon, 2003) : les psychologues et les philosophes écossais mobilisent d’abord le mot anglais emotion pour désigner un état entre les sensations et le raisonnement intellectuel. Importé au 17ᵉ siècle du français « émotion », terme désignant un emportement et un désordre physique individuel ou collectif, l’anglais emotion ne s’applique à un état mental qu’à partir du 19ᵉ siècle. Il se substitue alors au foisonnement lexical empreint de morales religieuse et romantique (passion, feelings, appetites). La même innovation s’observe en France au milieu du 19ᵉ siècle (Carroy et Dupouy, 2016). En désignant dans un même mouvement les passions et les sentiments, le terme « émotion » a pour fonction de séculariser ces états physiques et mentaux radicaux et d’ouvrir la voie à de nouvelles problématisations théoriques, observations empiriques et discussions scientifiques. Au côté de l’innovation terminologique, des innovations techniques qui apparaissent à compter du 19ᵉ siècle permettent l’objectivation de ces manifestations corporelles appelées « émotions ». Ces techniques jouent un rôle très important dans la définition même des émotions : ce sont notamment les techniques de stimulation électrique, la photographie et plus récemment les techniques d’enregistrement de l’activité musculaire et cérébrale. Chaque technique permet au chercheur d’explorer le lien entre perception sensorielle, état intérieur et réponse motrice.
11L’utilisation des techniques de stimulation électrique et de la photographie dans l’analyse des émotions est par exemple illustrée par le travail du médecin français Guillaume-Benjamin Duchenne (1806-1875), dit Duchenne de Boulogne. Ce dernier invente la technique de l’électrisation localisée pour stimuler les muscles du visage et reproduire les expressions faciales des émotions comme la colère ou l’extase (Parent, 2005) : son objectif est alors de dresser l’inventaire des muscles impliqués dans chaque émotion et de décoder ce langage humain. La photographie joue aussi un rôle essentiel dans l’enquête de Charles Darwin sur les émotions. Son ouvrage The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872) pose la question de la congruence entre les expressions faciales et les états mentaux. Au 20ᵉ siècle, cette direction de recherche – l’identification physiologique puis neurophysiologique d’un répertoire d’émotions universelles – est prolongée par Paul Ekman et ses collaborateurs, qui proposent un système de codage facial des émotions au tournant des années 1970 (Ekman et al., 1969 ; Ekman et al., 1971). Ekman soutient notamment l’hypothèse d’une universalité de l’expression de six émotions de base : la colère, le dégoût, la joie, la peur, la tristesse, la surprise.
12Les recherches actuelles menées en neurosciences affectives sur le langage corporel des émotions sont héritières de cette tradition de recherche : au niveau méthodologique, d’une part, elles s’appuient sur des représentations visuelles des émotions et utilisent des tests de reconnaissance visuelle (photographies ou vidéos de visages ou de corps exprimant une émotion pré-catégorisée) ; au niveau théorique, d’autre part, elles considèrent qu’il existe des émotions de base puisque les protocoles explorent, par exemple, la joie, la peur ou la colère. Enfin, les études sur le langage corporel des émotions, en mobilisant l’imagerie cérébrale, renouvellent l’exploration de la congruence entre l’expression faciale et corporelle des émotions et les états mentaux. Récemment, ces études, en se concentrant sur le corps et dans la lignée de l’identification de neurones miroirs (Rizzolatti et al., 1996), interrogent le lien entre la perception d’une émotion et la perception d’une action, revisitant ainsi l’opposition entre thèses périphériques (James, 1902 [1884 et 1894]) et thèses centralistes (Cannon, 1929) en physiologie des émotions.
13Cette dernière direction de recherche, qu’on peut qualifier de neurobiologie du langage corporel des émotions, est notamment formalisée par la neuropsychologue néerlandaise Beatrice de Gelder dans un article datant de 2006. Faisant le point sur l’étude des manifestations corporelles des émotions, la chercheuse propose de nouvelles pistes de recherche pour comprendre comment les signaux émotionnels s’insèrent dans l’action. Cet article intitulé « Towards a Neurobiology of Emotional Body Language » démontre tout d’abord l'intérêt qu'il y a à étudier les mouvements du corps (et pas seulement le visage) pour comprendre comment sont perçues les émotions d'autrui. Un visage qui exprime de la peur fournit des informations sur le fait que la personne a peur, mais, contrairement aux mouvements du corps, le visage ne dit rien de plus sur la situation qui entraîne la peur de la personne ni sur les actions qu'elle a entreprises pour gérer la situation.
14L’exploration du lien entre mouvement corporel, émotion et action prend trois différentes directions de recherche. Tout d’abord, l'auteure défend le fait qu'il est important d'étudier l'ensemble du corps pour comprendre la perception des émotions d'autrui. Cela permet notamment de savoir si le cerveau analyse les informations du visage et du corps indépendamment. Ensuite, elle montre que la manière dont les émotions innervent une action demeure à expliciter : sur un plan fonctionnel, les chercheurs attribuent à l’amygdale à la fois un rôle dans le traitement des informations émotionnelles ainsi que dans l'initiation des comportements d’adaptation. Enfin, l'imagerie cérébrale montre que la perception d'un corps qui exprime une émotion active les mêmes aires cérébrales que celles qui préparent les actions. La question que pose ensuite de Gelder est de savoir quelle reconnaissance prime : celle du mouvement ou celle de l'émotion ? La vue d'une image d'un corps exprimant la peur active à la fois les aires motrices du cerveau et les aires liées à la reconnaissance de l'émotion. Ce qui tendrait à confirmer que les deux reconnaissances sont donc liées : la reconnaissance d'une émotion passe par la perception du mouvement. Le lien qui est fait entre mouvement et émotion peut également être fait entre émotion et action. La découverte des neurones miroirs semble confirmer le fait que percevoir un mouvement revient à simuler une action (Rizzolatti et al., 1996 ; Berthoz, 1997). Par exemple, lorsque des personnes observent des gens qui fuient, elles décrivent plutôt l'action que le mouvement. La question est dès lors de savoir si la représentation de l'action prime sur la perception de l'émotion. Beatrice de Gelder conclut en proposant une double localisation du substrat cérébral intervenant dans le langage corporel des émotions (« a two-system theory of EBL »). L'amygdale s’y trouve placée à la jonction de deux circuits neuronaux : l'un subcortical, qui permet la détection rapide, non-consciente, du langage corporel émotionnel et supervise les actions réflexes, et l'autre cortical, qui intervient dans la reconnaissance et la décision.
15L’article de Beatrice de Gelder propose ainsi une théorie du langage corporel des émotions qui opère des liens conceptuels entre perception du mouvement et préparation à l’action. L’analyse de la perception d’un corps exprimant une émotion montre que la perception est organisée : il ne s'agit pas de gesticulations puisque les mouvements sont, au contraire, interprétés dans un cadre d'action. Le travail des neurophysiologistes ouvre alors des pistes pour réfléchir à la manière dont ces cadres d'action se présentent à l'individu, dont il les mobilise pour interpréter les mouvements et les émotions d'autrui. En résumé, les émotions sont des manifestations corporelles qui permettent des anticipations sur les intentions d’autrui et sur la situation. Ces résultats présentent ici des affinités avec les travaux de sociologie des émotions (Hochschild, 2003 par exemple) : on gagne à leur lecture une description physiologique des corps exprimant des émotions. Cette description est importante pour la sociologie dans la mesure où elle engage la perception et l’action, structurées par les systèmes de représentations incorporés. On prolonge aussi le questionnement sur la distinction opérée, en physiologie comme en sociologie, entre émotion « véritable » et simulation : une émotion demeure une pratique engageant la qualification de la situation.
16Le programme de neurobiologie du langage corporel des émotions, défini entre autres par de Gelder, a donc pour objectif l’identification des bases neurales de différentes émotions. Un apport fondamental est de mettre en évidence le lien entre perception du mouvement, des émotions et préparation à l’action. Ce projet laisse entrevoir plusieurs axes de discussion possibles entre la physiologie et la sociologie. Dans les développements qui suivent, nous en abordons deux principaux : comment la perception d’un mouvement corporel exprimant une émotion est-elle modulée par le contexte dans lequel l’individu évolue ? Ensuite, comment la perception d’une émotion varie-t-elle en fonction des attributs sociaux des individus, c’est-à-dire de ce que son apparence physique et l’exécution gestuelle manifeste de sa position dans l’espace des relations sociales ? Ces deux questions – l’influence du contexte et la qualification sociale de l’émotion – sont des questions traditionnelles de sociologie des émotions. Elles sont aussi soulevées par les neuropsychologues et neurophysiologistes dont deux travaux et résultats sont présentés et discutés ci-dessous. La sociologie cognitive conduit à considérer que les émotions manifestent le rôle structurant des systèmes de représentations pour les facultés cognitives que sont la perception et l’action.
17Dans un article publié en 2010, Mariska Kret et Beatrice de Gelder cherchent à évaluer l'influence du contexte social dans la perception des émotions d'autrui. Plus particulièrement, les auteures cherchent à évaluer l'interaction informationnelle entre le contexte et le corps exprimant une émotion. Les auteures se posent cette question à la suite de plusieurs travaux montrant 1) que le contexte influence la perception des objets ; 2) que le contexte influence la reconnaissance d'une expression sur un visage ; 3) que la reconnaissance d'un état émotionnel d'une personne dépend de la présence d'une autre personne. Les auteures souhaitent donc tester l'importance du contexte dans la perception des émotions corporelles.
18Les chercheuses conçoivent un protocole expérimental dans lesquelles elles présentent des photographies à une vingtaine de sujets recrutés parmi les étudiants de l'Université de Tilburg en leur demandant d'identifier l'état émotionnel de la personne figurant au centre de l'image. Ces images consistent en un photomontage : la photographie d'un acteur dont le visage est flouté et dont le corps exprime une émotion (peur, agressivité ou joie) est inséré au centre d'une photographie prise sur Internet. Ces photomontages sont réalisés de manière à faire varier la congruence entre l'émotion exprimée par le corps de l'acteur et l'émotion véhiculée par le contexte : les images présentent par exemple des corps manifestant de la joie dans un contexte qui manifeste de la peur (une scène d’affrontement entre manifestants), de la joie (des femmes dansant sur une piste de danse) ou qui est décrit comme neutre (une course de marathon). En analysant les données de ce test de catégorisation, les auteures mettent au jour un fort effet de congruence : les émotions sont mieux et plus rapidement reconnues lorsqu'elles sont congruentes avec le contexte. À l’inverse, les expressions corporelles d'une émotion qui ne sont pas congruentes avec un contexte sont moins bien reconnues. Ce travail met en évidence l’influence des données contextuelles dans l'interprétation d'une situation dans laquelle les corps des individus manifestent des états affectifs radicaux. Les auteures pointent alors le rôle de l’action dans la perception du contexte et du corps émotionnel (c’est-à-dire exprimant une émotion). D’une part, dans la perception d’une situation, les mouvements des corps sont importants car ils renseignent sur l’action entreprise. D’autre part, les auteures notent que l’émotion semble avoir pour fonction de renseigner de manière très rapide le sens de l’action et de permettre la préparation – quasi-réflexe – de la réponse motrice. Ce lien entre action, perception du contexte et du corps émotionnel appelle au moins deux discussions d’ordre sociologique.
19Tout d’abord, la notion de contexte social (social context ou social scene) met en lumière la nécessité d’étudier la manière dont se forme la signification d’une situation. En ce qui concerne le protocole expérimental décrit ci-dessus, la notion de « contexte » renvoie aux données de la scène et l’adjectif « social » décrit simplement que d'autres individus sont présents dans cette scène. Cette définition apparaît réductrice au regard des études sociologiques (et est un enjeu en soi de la possibilité des échanges disciplinaires). Les interactionnistes ont ainsi montré comment une situation est sous-tendue par des systèmes de représentations régulant les perceptions et les actions humaines. Par exemple, le concept de « cadre » chez Erving Goffman (1974) est utilisé pour souligner que les individus perçoivent une situation et ajustent leur comportement aux systèmes de représentations qui définissent cette situation. Dès lors, le travail présenté ci-dessus a pour intérêt d’examiner l’agencement des dispositifs matériels et corporels qui visent à la qualification d’une situation par un individu : comment le corps d’autrui et l’environnement matériel produisent-ils une situation ? Autrement dit, le corps émotionnel n’est plus seulement inséré dans un contexte qui constituerait la « vraie » trame de lecture de la situation : l’émotion est aussi ce qui campe et anime la situation. Ci-dessous, le concept de redescription représentationnelle vise à préciser cette proposition : plutôt que d’interpréter une émotion comme l’expression d’une chaîne de stimuli-réponses, il s’agit de montrer en quoi l’émotion est une modalité de perception et d’action qui manifeste la qualification d’une situation.
20Ce travail soulève aussi la question de la temporalité de cette qualification. Les auteures discutent l’idée selon laquelle la spécificité du langage corporel des émotions réside dans la temporalité avec laquelle il organise l’action : l’émotion permettrait la préparation d’une réponse motrice rapide. La question de la temporalité est tout aussi centrale dans l’analyse sociologique des interactions. Le temps de l’action n’est pas celui de la verbalisation et de l’extériorisation gestuelle : il convient de tenir compte d’autres strates temporelles qui donneraient accès à la manière dont les systèmes de représentations interviennent dans la structuration de l’action. Cette idée devient saillante lorsque l’on examine, avec les outils de la sociologie, le principal résultat du travail présenté ci-dessus. La recherche de Kret et de Gelder montre que les émotions présentant une congruence avec le contexte dans lequel elle s’exprime tendant à être identifiées plus rapidement. On peut y voir, du point de vue de l’analyse sociologique, l’indice de l’extériorisation des systèmes de représentations : les individus qualifient la situation en s’attendant à l’expression d’un registre émotionnel.
21Dans un article publié en 2011, Mariska Kret, Swann Pichon, Julie Grèzes et Béatrice de Gelder se concentrent cette fois-ci sur les différences de perception des émotions entre les hommes et les femmes. Plus précisément, elles cherchent à savoir si l'expression corporelle des émotions est perçue différemment selon le sexe de la personne qui regarde et le sexe de la personne qui est regardée. Lors de l'expérience, les sujets (14 hommes et 14 femmes) ont visionné chacun 176 vidéos exprimant des émotions de colère, de peur ou ayant une attitude neutre, le visage ou le corps de l’acteur étant alternativement floutés ; ils ont dû, pour chacune de ces vidéos, identifier l'émotion de la personne sur l'image pendant que leur activité cérébrale était analysée par imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). L'analyse vise l'identification des réseaux neuronaux impliqués dans le traitement des émotions et les différences d'activité selon que l'observateur est un homme ou une femme et que la personne observée est un homme ou une femme. Les catégories sexuelles sont ici assignées de façon peu problématisée : les sujets se déclarent homme ou femme et les images des acteurs sont genrées selon des attributs stéréotypés (seins, coiffures, vêtements par exemple). Les données indiqueraient que les aires cérébrales activées diffèrent selon le sexe de l’observateur, selon le sexe de l’acteur sur la vidéo et selon la nature de l’image visionnée (visage ou corps). Par exemple, l’étude montre que les aires cérébrales de la préparation de la réponse motrice sont activées chez les sujets hommes qui observent une vidéo du corps d’un acteur homme exprimant de la peur, contrairement aux sujets femmes, chez qui cette préparation motrice n’apparaît pas. Les auteures ouvrent alors la voie à une prise en compte des caractéristiques sociales assignées aux deux sexes en soulignant qu’il est possible que ces différences d’activations cérébrales soient dues à la différence de « statuts ou de pouvoir entre les hommes et les femmes » (Kret et al., 2011, p. 9). Autrement dit, les systèmes de représentations associés aux sexes des individus informe la perception des émotions d’autrui et la préparation de la réponse motrice. Les sociologues féministes ont montré que les rapports sociaux de sexe structurent différentiellement les attentes que les individus formulent vis-à-vis d’autrui (Kergoat, 2010). Autrement dit, selon que l’on est un homme ou une femme et selon qu’autrui apparaît homme ou femme (selon un schéma binaire problématique mais qui organise la majorité des travaux expérimentaux), on ne formule pas les mêmes anticipations sur les émotions, sur l’action qui prend place et sur notre action à venir. L’étude présentée ci-dessus donne à voir les déterminants sociaux du langage corporel des émotions. L’expression et la perception des émotions sont fonctions du statut social assigné. Il est alors intéressant d’observer comment des schèmes de perception liés aux sexes sont activés lors d’une situation de face-à-face, comment l’émotion se déploie dans les corps marqués socialement.
22En résumé, les deux travaux présentés ci-dessus – s’inscrivant dans l’analyse neurobiologique du langage corporel des émotions – explorent la manière dont l’émotion signifie : son expression corporelle est un mode de communication. Les études expérimentales s’attachent à identifier les bases neurales de cette communication : quelle est la spécificité de la perception des émotions ? Comment l’émotion détermine-t-elle l’action à venir ? Le lien conceptuel et expérimental opéré entre perception du corps émotionnel et préparation motrice appelle cependant une discussion proprement sociologique : en effet, comme le soulignent ces travaux, la perception d’un corps exprimant une émotion se fait toujours à la lumière d’autres informations, certes extérieures au corps (les informations relatives à la situation, à la catégorie sexuelle des individus par exemple) mais qui mobilisent des savoirs incorporés. Ces savoirs incorporés, véritable grille de lecture, correspondent aux systèmes de représentations acquis et que portent en eux les individus d’un même groupe social (Halbwachs, 1997 [1939]). Le propos qui suit a donc pour objectif d’examiner, à partir du concept de redescription représentationnelle, la manière dont les systèmes de représentations interviennent dans la perception du mouvement et dans la préparation de l’action.
23Les émotions mobilisent des systèmes de représentations : une situation est un agencement matériel et symbolique qui inscrit les interactions dans un ordre social. Dépendantes de la situation de laquelle elles émergent, les émotions sont également l’objet et l’expression de cette régulation sociale. Ce lien entre processus mentaux, physiologiques et sociaux doit être précisé. C’est ce que rend possible la mobilisation du concept de redescription représentationnelle : en quoi les émotions peuvent-elles être analysées comme des dispositifs re-descriptifs et dans quelle mesure l’expression et la perception d’une émotion peuvent-elles être interprétées comme le fruit d’une redescription représentationnelle ?
24Il s’agit ici de déterminer si les émotions peuvent être comprises comme des dispositifs re-descriptifs, extériorisations incarnées d’une lecture du monde, et si l’expression des émotions peut être analysée selon le processus cognitif de redescription représentationnelle. En nous appuyant sur les travaux présentés ci-dessus, ces deux hypothèses sont développées afin d’émettre des propositions qu’il restera bien entendu à tester empiriquement.
25La première hypothèse suggère de considérer les émotions comme des dispositifs re-descriptifs. Cela suppose, d’une part, que les émotions soient des dispositifs présentant une certaine régularité dans leur expression et que, d’autre part, elles permettent de décrire en les synthétisant des systèmes de représentations structurant la situation à laquelle un individu participe. Il est effectivement vérifié dans la littérature tant physiologique qu’anthropologique et sociologique, que les émotions présentent des régularités d’expression dans des contextes sociaux particuliers. Les « émotions de base » identifiées par Ekman présentent une régularité dans leur expression (Ekman et al., 1971). Les travaux sur le langage corporel des émotions mettent en évidence que l’expression des émotions est liée à une action, prenant place dans un contexte déterminé (Kret et de Gelder, 2010). Les travaux anthropologiques et sociologiques ont montré que les émotions font l’objet d’un apprentissage social et d’une expression régulée (Elias, 2002 [1939] ; Bateson et Mead, 1942). Les travaux interactionnistes ont précisé cela en montrant que les émotions participent non seulement de la régulation des interactions (Goffman, 1967 ; Hochschild 2003 entre autres), mais comprennent également une dimension narrative par laquelle les individus inscrivent la situation dans la temporalité longue de leur trajectoire biographique (Katz, 1999 ; Paperman, 2013).
26Une émotion apparaît ainsi comme un agencement dynamique des composantes du corps qui manifeste une configuration interactionnelle particulière mettant en jeu des individus, les positions sociales qu’ils occupent et les systèmes de représentations qui leur sont associés. En s’appuyant sur la sociologie des systèmes de représentations durkheimienne et la sociologie interactionniste, il est possible de convenir qu’une émotion s’apparente bien à un dispositif re-descriptif qui incarne les systèmes de représentations associés à la position et à l’action d’un individu au cours d’une interaction.
27La seconde hypothèse demande de pouvoir décrire l’expression corporelle des émotions comme le fruit d’un processus cognitif évaluant une situation à la lumière de représentations passées. Comment caractériser ce processus ? Dans le prolongement des thèses de Karmiloff-Smith (1992), nous suggérons que l’expression corporelle d’émotions met en jeu un double processus de flexibilisation et d’explicitation des systèmes de représentations et de la position de l’individu. Tout d’abord, il s’agit d’un processus de flexibilisation : les systèmes de représentations sont agencés aux données contextuelles et aux positions individuelles. L’opération cognitive agence des informations de localisation et de temporalité différentes. Par exemple, le second travail présenté ci-dessus (Kret et al., 2011) montre, malgré ses limites dans la conceptualisation du genre, que le corps ou le visage exprimant une émotion est analysé à la lumière de systèmes de représentations associés aux sexes et à la représentation que le sujet se fait de sa propre position dans les rapports sociaux de sexes. Le processus de flexibilisation désigne donc ici une opération cognitive qui permet une mise en cohérence des différentes informations.
28L’autre face de ce double processus est l’explicitation : l’agencement représentationnel est extériorisé / incarné dans une configuration physiologique particulière. Sur ce point, les travaux de neurophysiologie, en soulignant que la préparation motrice est concomitante à la perception d’un corps exprimant une émotion (de Gelder, 2006), laissent entrevoir deux moments lors desquels s’exprime l’influence des processus sociaux : lors de la perception-préparation de la réponse motrice et lors de son extériorisation. L’explicitation des systèmes de représentations ne mobilise alors pas des actes de parole, mais consiste en des gestes et des attitudes corporelles faisant l’objet d’une régulation sociale lors de leur préparation et lors de leur extériorisation.
29L’expression des émotions peut ainsi s’analyser à partir du concept de redescription représentationnelle : elle apparaît comme un double processus de flexibilisation représentationnelles et d’explicitations incarnées, ce qui permet de joindre les niveaux d’analyse cognitif, physiologique et social. En appréhendant les émotions comme des dispositifs re-descriptifs, il devient possible d’acter la sédimentation représentationnelle dont elles sont le produit, tout en tenant compte des opérations cognitives conduites par les individus au quotidien ainsi que la spécificité de leur support physiologique.
30Finalement, il convient de spécifier la particularité d’une redescription représentationnelle émotionnelle. À l’issue de la discussion entre quelques travaux de neurophysiologie et de sociologie, trois pistes de caractérisation se dégagent. Tout d’abord, l’expression des émotions correspond à une flexibilisation et une explication physiologique de systèmes de représentations incorporés. Comme le souligne Halbwachs, l’émotion est une marque sociale dans la physiologie individuelle. Ce que nous voudrions pointer ici est l’hypothèse selon laquelle la particularité des émotions est de faire de la physiologie corporelle le support de la redescription représentationnelle. Ce n’est pas le cas de toutes les redescriptions représentationnelles, qui peuvent prendre un autre support, technologique par exemple. Ensuite, la temporalité des émotions diffère de la verbalisation de l’action. Il semble que l’expression des émotions s’inscrive dans une temporalité à la fois plus rapide et plus longue : les émotions sont vite reconnues (Kret et al., 2011) tout en charriant une histoire longue des rapports entre groupes sociaux. Enfin, la particularité de l’expression des émotions réside dans l’objet de sa description : une émotion décrit un engagement individuel dans une situation générant des attentes morales (Mauss, 1924) à propos des modalités de cet engagement. Les travaux sociologiques, notamment états-uniens, analysant la dynamique des situations (Katz, 1999 ; Collins, 2008) mettent en évidence que l’interaction est source de tensions pour les individus qui y participent et appelle une réduction de l’incertitude sur les manières de s’y engager. On peut donc finalement émettre l’hypothèse que les émotions sont un dispositif re-descriptif visant à clarifier les modalités de l’engagement individuel dans une interaction.
31Si nous tirons les conséquences des propositions que nous formulons ci-dessus, il convient aussi d’examiner l’histoire de ces dispositifs : de quels gestes analytiques passés les émotions sont-elles le fruit ? Cicourel (2012 [2006]) attire notre attention sur le fait que l’activité scientifique elle-même est une redescription représentationnelle : les travaux scientifiques sont aussi des élaborations sur des dispositifs re-descriptifs passés.
32La question de sociologie des sciences qui se pose alors est celle du rôle des travaux neurophysiologiques dans la mise en forme des émotions. Comme nous l’avons montré précédemment, on ne peut analyser les émotions sans tenir compte de l’ancrage historique de cette notion : le travail de Dixon (2003) montre comment le terme « émotion » opère la sécularisation d’affects et de passions pour permettre leur interrogation positive. Ces manifestations corporelles spectaculaires appellent une méthodologie particulière qui objective physiologiquement leur mécanique (en ce qui concerne la physiologie, mais une mise en forme importante est aussi opérée par la psychanalyse). Comme le montrent plusieurs travaux d’histoire des sciences et des émotions (Méniel, 2020 ; Plamper, 2016, Carroy et Dupouy, 2016), les savants, en décrivant l’expression physique et la mécanique neurophysiologique d’une émotion, en la localisant et en la nommant, produisent une redescription représentationnelle socialement stabilisée dans une configuration corporelle. Les résultats neurophysiologiques deviennent d’autant plus pertinents qu’ils sont interrogés à la lumière de l’activité sociale à laquelle ils prennent aussi part : la régulation représentationnelle du monde social. Par exemple, les photographies d’Ekman, qui figent scientifiquement les expressions faciales d’émotion décrites comme « de base » normalisent ce qu’il convient d’accepter socialement comme étant une expression de colère, de dégoût ou de joie. De même, au sein des travaux étudiant le langage corporel des émotions, l’utilisation de vidéos ou de photographies montrant des corps d’acteurs correspond à la mobilisation d’un dispositif re-descriptif. Cela est particulièrement manifeste si l’on examine les justifications situationnelles des mouvements présentés aux sujets lors des protocoles : par exemple, décrivant les images présentées aux sujets, les auteures du second article expliquent que « les mouvements corporels de peur incluaient le fait d’étirer les bras comme pour se protéger le haut du corps tout en se penchant vers l’arrière » (Kret et al., 2011, p. 2).
33Le protocole expérimental lui-même prend pour objet la redescription représentationnelle des sujets : le sujet doit mobiliser des systèmes de représentations tacites pour percevoir et interpréter la situation. Par exemple, le protocole présenté par Kret et de Gleder (2010) demande aux sujets d’interpréter une situation, ce qu’ils réalisent effectivement en mobilisant des savoirs précédemment incorporés : dans quelle situation des individus munis de pancarte se précipitent les uns vers les autres en levant les poings ? La pancarte, la disposition des corps, les mouvements réalisés, la charge émotionnelle qui en résulte, sont autant de dispositifs re-descriptifs de systèmes de représentations sur lesquels un individu élabore la qualification de la situation et son engagement interactionnel.
34Ainsi, le protocole de présentation d’un stimulus re-décrit des systèmes de représentations. De même, l’analyse scientifique des émotions, en étudiant un niveau d’organisation de la situation – la mécanique neurophysiologique de la perception de l’expression corporelle d’une émotion – produit une description des émotions au sein du paradigme mobilisé. Qu’il s’agisse du protocole d’analyse, de l’enregistrement technique, de l’analyse des résultats, ou de la rédaction d’un article, tous ces artefacts opèrent une flexibilisation puis une explicitation qui participent à la production des dispositifs re-descriptifs que sont les émotions. En ce sens, la production neurophysiologique est aussi une redescription représentationnelle qui participe à la structuration du dispositif re-descriptif que sont les émotions : tout en s’appuyant sur des redescriptions passées, le travail scientifique produit une stabilisation ou une modification de ces redescriptions.
35Au terme de ce cheminement, nous avons montré en quoi le concept de redescription représentationnelle fournit un cadre théorique et un outil méthodologique pour rendre compte de la double dimension physiologique et sociale des manifestations corporelles que sont les émotions. À partir de l’examen de la catégorie scientifique « émotion », puis de la discussion de travaux de neurophysiologie, mobilisant la théorie motrice de la perception et de l’action, nous avons identifié des points d’ancrage pour une analyse sociologique du fait émotionnel. Par exemple, comme les études de sociologie, les travaux de neurophysiologie établissent le rôle du contexte social et le caractère genré de la perception et de l’action (sans strictement s’accorder sur la définition stricte du contexte social ou du genre). Il est possible de travailler ces résultats, en sociologue, à partir du cadre analytique fourni par le concept de redescription représentationnelle.
36La force de ce concept est de souligner la nécessité d’étudier le travail cognitif opéré par les individus pour interpréter le monde dans lequel ils agissent. En étudiant par ailleurs la communication non-verbale (les gestes et les postures), c’est aussi vers une extension du domaine d’étude de la sociologie cognitive au corps et à sa physiologie auquel nous invite le travail de Cicourel, ainsi qu’à un réexamen de la manière dont s’organisent la perception et l’action. Le corps émotionnel et sa physiologie manifestent l’opération des systèmes de représentations en synthétisant les gestes descriptifs passés, héritages des échanges et des rapports sociaux antérieurs.
37Cette proposition théorique demeure à évaluer empiriquement. Elle peut permettre d’examiner le travail d’ajustement physiologique en acte mené par les individus en soulignant leur texture temporelle (rapidité de la réponse émotionnelle et sédimentation des systèmes de représentations). Les mises à l’épreuve empirique sont plurielles (les situations professionnelles, les situations de soin par exemple) pourvu qu’elles interrogent le travail de qualification de la situation conduite par les individus lorsqu’ils s’y trouvent pris.
38Notre proposition de considérer les émotions, leurs expressions corporelles, comme des redescriptions représentationnelles, suppose de réexaminer le déploiement des systèmes de représentations dans la physiologie. Un travail qui n’est possible qu’à la condition de le faire coexister avec une sociologie de l’activité scientifique : comme toute activité sociale, les travaux neurophysiologiques et sociologiques s’appuient eux-mêmes sur des redescriptions représentationnelles, et les émotions sont aussi le fruit de ces gestes positifs passés.
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