1Au Québec, la sociologie – et, en son sein, le vaste domaine de la sociologie des institutions publiques et du travail sur, avec ou pour autrui (Laforgue, 2009) – se déploie dans un espace disciplinaire très différent de celui que l’on connaît en France.
- 1 En France, c’est le Conseil national des universités (CNU), chargé notamment de gérer les carrières (...)
2Le champ québécois des sciences humaines et sociales est en effet marqué, comme ailleurs en Amérique du Nord, par l’importance de disciplines académiques associées à des secteurs professionnels plus ou moins protégés juridiquement par l’existence d’associations ou d’ordres qui en contrôlent les conditions d’accès. Selon les programmes au sein desquels ils enseignent, et selon leurs thématiques de recherche, les sociologues peuvent ainsi être amenés à côtoyer non seulement, comme en France, des collègues de médecine et de psychiatrie, de psychologie ou de sciences de l’éducation, mais également des collègues de travail social, de criminologie, de sexologie ou de psychoéducation – autant de disciplines qui n’existent pas comme telles dans le champ académique français1. En Amérique du Nord, certaines de ces disciplines sont anciennes. Au début du XXe siècle, les premiers sociologues de l’Université de Chicago qui, comme Ernest Burgess, s’intéressaient à la délinquance juvénile (Burgess, 2003), entretenaient déjà des rapports complexes à la discipline naissante du travail social, qui commençait à structurer le regard expert des premiers tribunaux pour enfants (Périssol, 2020). Au Québec, ces disciplines ont pour la plupart été institutionnalisées dans la deuxième moitié du XXe siècle via la création de premières offres de formations universitaires – dans les années 1940 pour le travail social, et dans les années 1960 et 1970 pour la criminologie, la sexologie et la psychoéducation.
- 2 Le 4 février 1960, déjà, fut ainsi votée la Loi concernant la Corporation des travailleurs sociaux (...)
3Ces disciplines ont, chacune à leur manière, participé d’un processus de professionnalisation des formations universitaires en sciences humaines et sociales (Doray et al., 2015). Elles offrent à leurs étudiant.e.s des formations qualifiantes d’autant plus valorisées qu’elles donnent accès à des titres et des tâches dites « réservées » : les créations successives de l’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec, en 2010, puis de l’Ordre professionnel des sexologues du Québec, en 2013, et de l’Ordre professionnel des criminologues du Québec, en 2015, témoignent de l’actualité récente de ce processus dont les racines remontent aux années 1960 et 19702. La création de ces disciplines doit cependant être simultanément envisagée sous l’angle d’un processus de disciplinarisation (ou de scientifisation) de « secteurs initialement de type professionnel » (Gingras, 1991). De fait, les chercheur·e·s qui y évoluent ne sont pas dispensé·e·s, loin de là, de jouer le jeu propre au champ académique : développer des programmes de recherche, encadrer des mémoires et des thèses, participer à des jurys, obtenir des subventions, publier des articles, etc. Si ces deux processus ne sont pas nécessairement contradictoires, ils peuvent néanmoins produire des tensions au sein de ces disciplines. C’est notamment le cas quand certain·e·s chercheur·e·s estiment nécessaire de distinguer plus fermement les enjeux scientifiques des enjeux professionnels, au moins dans les manières de poser les questions de recherche : les courants du travail social, de la sexologie ou de la criminologie dits « critiques », revendiquant leur proximité avec les sciences sociales, notamment avec la sociologie, s’inscrivent dans ce cadre.
4Il est ainsi relativement fréquent, selon les objets qu’ils travaillent, que les sociologues doivent composer avec des disciplines parfois directement impliquées dans la construction même de leurs objets. Bien sûr, cette situation n’est pas propre au Québec. Dans ses travaux menés, en France, sur l’anorexie, Muriel Darmon a souligné le défi qu’avait représenté pour elle, alors jeune doctorante en sociologie, sa confrontation aux psychiatres spécialistes de la question, qui la renvoyaient à l’illégitimité supposée de son approche sociologique. Cette situation ne prend certes pas toujours, et heureusement, une tournure aussi déstabilisante que celle vécue par M. Darmon dans la négociation de ses accès aux jeunes filles hospitalisées (Darmon, 2005). Mais, si l’on peut imaginer qu’elle puisse – dans certains cas – produire de stimulantes collaborations interdisciplinaires, elle exige des sociologues qu’ils et elles défendent leur utilité spécifique et, par-là, leur légitimité à venir empiéter sur les domaines réservés de leurs voisins disciplinaires.
5Je veux revenir, pour illustrer ces questions, sur mes propres travaux de recherche. Après des études menées en France, et une thèse soutenue à l’Université Paris Ouest Nanterre en 2012, j’ai été recruté, en 2013, comme professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal. Ma thèse portait sur les mutations du traitement pénal de la jeunesse en France. Je proposais, pour cela, une sociologie de l’agence administrative du ministère de la Justice chargée, depuis 1945, de coordonner l’exécution des mesures et des peines ordonnées par les tribunaux pour enfants sur l’ensemble du territoire français : l’Éducation surveillée, devenue Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en 1990. Je m’intéressais, plus spécifiquement, au travail de ses éducateur·rice·s, et à l’histoire des institutions au sein desquelles ils et elles évoluent : services de milieu ouvert, centres éducatifs fermés, établissements pénitentiaires pour mineurs, etc. (Sallée, 2016). En arrivant au Québec, j’ai découvert à quel point la structure juridico-administrative du traitement de la délinquance juvénile, mais aussi (et surtout) les cultures professionnelles qui lui sont constitutives et les influences savantes qui en ont accompagné les mutations, tranchaient en tout point, ou presque, avec ce que j’avais pu observer en France. Ces premiers constats, qui n’ont depuis cessé de s’affiner, m’ont conduit à prolonger mes travaux en terre québécoise, et plus précisément montréalaise. En 2014, j’ai alors amorcé des projets de recherche qui visaient à observer le travail quotidien des acteurs montréalais du traitement pénal de la jeunesse. Ces projets ont exigé, ne serait-ce que pour accéder aux terrains, d’ouvrir les portes d’une agence du ministère québécois de la Santé et des Services sociaux chargée d’exécuter les décisions des tribunaux de la jeunesse sur le territoire montréalais : le Centre jeunesse de Montréal, ou pour être plus précis, le « programme jeunesse » du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Dans la continuité de mes travaux français, j’ai alors construit mon approche des institutions publiques en m’inspirant notamment d’une sociologie des administrations qui vise à saisir l’État en actes, ou en action.
6C’est là que j’ai été confronté, une première fois, au voisinage disciplinaire de la sociologie, si différent au Québec et en France. À cela deux raisons. D’abord parce que la science politique, domaine réservé des travaux sur l’État, s’est principalement développée au Québec dans le giron positiviste de l’économie, entretenant dès lors des liens beaucoup moins étroits avec la sociologie que ce que je connaissais en France (Biland et Desage, 2017). Ensuite parce que j’ai découvert, à cette occasion, que le Centre jeunesse de Montréal disposait de son propre centre de recherche, aujourd’hui connu sous le nom d’Institut universitaire jeunes en difficulté (IUJD). Ce centre de recherche, actuellement dirigé par Denis Lafortune, docteur en psychologie et professeur à l’école de criminologie de l’Université de Montréal, relève d’un régime spécifique de « régulation des pratiques scientifiques » (Lamy, 2015) qui a notamment conduit, dans les années 1990, à la création de procédures de « désignation universitaire » : sur décision du ministère de la Santé et des Services sociaux, diverses institutions publiques se sont vues confier le mandat de produire des connaissances scientifiques sur des enjeux pratiques – le Centre jeunesse de Montréal a ainsi obtenu sa première désignation universitaire le 30 août 1996. Pour que ces institutions publiques disposent des moyens de leurs ambitions scientifiques, les Fonds de recherche du Québec (FRQ), équivalents québécois de l’Agence nationale de la recherche (ANR) en France, ont alors ouvert une série de concours destinés à créer des centres spécifiques nommés, selon les cas, « centres affiliés universitaires » ou « instituts universitaires ». Formellement autonomes, ces centres ont pour mandat de construire une programmation scientifique qui, à la fois, reflète les avancées de leurs champs de recherche et réponde aux attentes des institutions publiques auxquelles ils sont affiliés. Les « instituts universitaires », et parmi eux l’IUJD, sont par exemple tenus, sur le modèle des evidence-based policies, de développer des « pratiques basées sur des données probantes » plus communément nommées « pratiques de pointe3 ». Créé en 1995 pour permettre au Centre jeunesse de Montréal d’obtenir, un an plus tard, sa désignation universitaire, l’Institut de recherche pour le développement social des jeunes (IRDS), ancêtre de l’IUJD, a de fait constitué l’un des principaux foyers de production de savoirs experts sur la délinquance juvénile et les moyens de son traitement (Sallée et Décary-Secours, 2020). Dans son sillage a été créé, en 2006, un « centre d’expertise » qui vise à développer « de nouvelles pratiques » et autres « outils d’intervention », en accordant « une place importante […] à l’innovation, à l’expérimentation, à l’évaluation4 ».
- 5 S’il a bien existé à l’Université de Montréal un important courant de criminologie dite « critique (...)
7Cette configuration institutionnelle a notamment offert un débouché pratique à certain·e·s enseignant·e·s-chercheur·e·s des disciplines à visée professionnelle que j’évoquais en introduction. Parmi elles, deux disciplines se partagent, depuis leur création dans les années 1960 et 1970, la double légitimité du regard scientifique et de l’intervention pratique sur la délinquance juvénile. D’une part la psychoéducation, créée comme un savoir pratique sur la rééducation des jeunes délinquants dans les années 1940 et 1950 (Bienvenue, 2009) avant de se muer en discipline académique à part entière, ouvrant ses premiers programmes de formation à l’Université de Montréal en 1972. D’autre part la criminologie, introduite à l’Université de Montréal en 1960 comme un programme interne au département de sociologie, avant de devenir un département autonome en 1962, puis une école professionnelle en 1972 (Poupart, 2004). Cette forme spécifique de scientifisation du regard sur la délinquance juvénile explique la relative absence des sciences sociales, et notamment de la sociologie, dans l’histoire du traitement des déviances juvéniles au Québec, au profit d’enquêtes évaluatives destinées à mesurer l’efficacité ou « l’efficacité différentielle » (Le Blanc, 2019) des institutions, des programmes et des pratiques de suivi des jeunes délinquants5. En France au contraire, les sciences sociales, alors encore fortement influencées par le marxisme, ont imprégné dès les années 1970 la production des savoirs dans les instances de recherche et de formation de l’Éducation surveillée (Bantigny, 2009), rejoignant les préoccupations des acteurs de l’institution, notamment de son syndicat majoritaire, attaché au développement de savoirs critiques sur la délinquance juvénile, son étiologie et les moyens de son traitement (Sallée, 2016).
La spécificité d’une approche critique de la délinquance
Dans le champ des recherches sur la délinquance, la sociologie est souvent rangée dans le tiroir des approches critiques – au même titre qu’il existe des courants de travail social, de sexologie ou de criminologie critiques. Si elle peut être qualifiée comme telle, c’est parce qu’elle adopte la perspective constructiviste d’une réflexion sur la « réaction sociale » à la déviance (Robert, 1973) : la délinquance est alors appréhendée comme le produit de la manière dont un acte et son auteur ont été perçus, appréciés et qualifiés par une diversité d’acteurs (policiers, juges, experts, éducateurs, etc.). L’étude du traitement de la délinquance passe donc, dans cette perspective, par l’analyse de ces « manières collectives d’agir et de penser » (Durkheim, 2013 [1897]) que l’on rassemble, en sociologie, sous le terme d’« institutions ». À mesure qu’elles se diffusent, ces dernières s’incarnent dans des entités organisationnelles et administratives plus durables (État, école, tribunal, police, hôpital, etc.) que l’on ne nomme communément « institutions » que parce qu’elles ont été préalablement instituées (Boltanski, 2008). Cette approche processuelle des institutions est située au fondement même du projet critique – mais en l’occurrence non nécessairement marxiste – de la sociologie. En orientant le regard vers la genèse de ces manières de penser, de sentir et d’agir devenues si ordinaires que l’on se donne rarement la peine de se demander d’où elles viennent, ou quels sont leurs usages et leurs effets, elle en dévoile le caractère ambivalent et situé : si elle n’est pas toujours directement critique, au sens où elle se définirait comme militante, elle ouvre cependant « une brèche dans laquelle la critique peut s’engouffrer » (Ibid., p. 29).
8Cette structuration des savoirs n’a pas été sans effet sur les modalités pratiques de mes accès aux terrains. Au Québec, toute recherche impliquant des participant·e·s humain·e·s exige d’être préalablement approuvée par un comité éthique. En principe, c’est le rattachement institutionnel du ou de la chercheur·e, et non le lieu de collecte de ses données, qui commande la nécessité de cette approbation. À l’Université de Montréal, le Comité d’éthique de la recherche – Société et culture (CERSC) est ainsi chargé d’évaluer les projets des professeur·e·s, chercheur·e·s et étudiant·e·s des départements et écoles de la Faculté des arts et des sciences, incluant le département de sociologie. Cela n’a cependant pas été le cas pour mes projets. Les institutions publiques qui remplissent une mission universitaire disposent en effet de leur propre comité éthique. Mes projets ont donc été évalués par le comité éthique associé au Centre jeunesse de Montréal et à son institut universitaire, aujourd’hui connu sous le nom de Comité d’éthique de la recherche – Jeunes en difficulté (CERJD). Tout projet soumis à approbation éthique pouvant être l’objet de lectures préalables visant à s’assurer de sa pertinence scientifique, j’ai eu la surprise, suite à l’envoi de mon premier projet, de recevoir un appel amical de Sylvie Normandeau, professeure à l’école de psychoéducation de l’Université de Montréal, et alors directrice de l’institut universitaire associé au Centre jeunesse de Montréal. Cette dernière voulait notamment en savoir plus sur mon approche sociologique des institutions, et l’utilité qu’elle pourrait bien avoir pour les participant·e·s à mes projets. Si le rendez-vous s’est bien passé, il me forçait à justifier l’intérêt d’une approche dont je comprenais alors qu’elle était loin d’aller de soi.
9Rien n’est cependant perdu pour la sociologie, loin s’en faut, dans la configuration institutionnelle que je viens de décrire. Je veux évoquer, pour l’illustrer, les activités du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), que j’ai rejoint comme chercheur en 2016, avant d’en prendre la direction scientifique en 2018. Le CREMIS a pour particularité, comme l’IUJD, d’être logé au sein même du réseau public montréalais de la santé et des services sociaux. Qu’est-ce qui l’en distingue alors ?
- 6 L’expérimentation randomisée consiste à définir et à tester plusieurs programmes d’action publique (...)
10Le CREMIS a été créé, en 2004, pour remplir la fonction de « centre affilié universitaire » de l’un des Centres locaux de santé communautaire (CLSC) de Montréal, dit CLSC des Faubourgs. Sa création témoignait d’une volonté de rapprocher chercheur·e·s, clinicien·ne·s et praticien·ne·s de l’intervention sociale, en promouvant le principe d’un échange des savoirs académiques, professionnels et d’expérience, au fondement d’une « épistémologie pluraliste » (Rhéaume, 2009) qui irait à l’encontre du modèle positiviste des evidence-based practices. Les tensions qui traversent le champ des recherches expérimentales, de plus en plus valorisées, depuis les années 1970, dans les domaines du développement, mais aussi de la lutte contre la pauvreté ou de l’administration des soins et des services sociaux, témoignent bien de la ligne de crête qui consiste à défendre l’utilité du savoir scientifique, sans tomber dans les écueils d’un gouvernement des experts. Si, d’un côté, ces recherches tendent à véhiculer une conception étroite de l’utilité de la recherche, fondée sur la production et la diffusion top-down de « données probantes », de l’autre, et sous certaines conditions éthiques, épistémologiques et méthodologiques, elles peuvent servir de levier à des démarches plus inclusives, fondées sur des tentatives – plus ou moins abouties – de faire participer les personnes concernées aux processus de recherche. La mobilisation des patient·e·s activistes dans le domaine du VIH/Sida en constitue un bon exemple (Girard, 2019). Dans ce cadre, l’expérimentation peut être émancipée de « l’essai », et notamment de « l’essai randomisé6 », si elle est conçue sous l’angle « d’une interaction sociale au cours de laquelle des individus ou des groupes testent des hypothèses sur le fonctionnement du monde social et corrigent leur manière d’agir ou de penser en conséquence » (Benmarhnia et al., 2019). Le fondateur du CREMIS, Christopher McAll, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal, défend ainsi l’idéal d’une « alliance créatrice » de la sociologie « avec les acteurs des services publics et les populations concernées », susceptible de produire « un savoir autre, libre de sa critique, informé historiquement, riche de l’expérience du monde social et engagé dans la production d’une société plus égale et plus libre » (Mc All, 2017, p. 113).
11Si le CREMIS existe d’abord comme un centre académique autonome, disposant d’une programmation scientifique évaluée par les pairs, il a donc pour particularité d’être logé au sein même du réseau public montréalais de la santé et des services sociaux, duquel il tire une partie de ses ressources : locaux, chercheur·e·s d’établissements, personnels de soutien à la recherche et en mobilisation des connaissances, etc. Développant ses recherches depuis le cœur de l’État social, il accueille dans ses conférences et séminaires des acteurs aux statuts divers : étudiant·e·s et chercheur·e·s de disciplines variées, mais aussi clinicien·ne·s, praticien·ne·s, intervenant·e·s et organisateurs·rices communautaires, etc. Il évolue cependant dans une structure administrative de plus en plus vaste et bureaucratisée, qui l’oblige à s’ajuster, et à se justifier, pour préserver ses finalités critiques.
Les mutations du réseau montréalais de la santé et des services sociaux
Créés en 1974 dans un processus de structuration de l’État social au Québec, les Centres locaux de santé communautaires sont des organismes publics qui dispensent des services dits de « première ligne » : services de santé et de vaccination, services psychosociaux, services de soutien à domicile, etc. Leur création intégrait (d’aucuns diraient récupérait) des initiatives populaires qui, dès les années 1960, visaient à démocratiser la santé en la rapprochant des préoccupations citoyennes (Mariette et Pitti, 2021). Depuis le début des années 2000, diverses réformes ont conduit à « fondre » les CLSC dans des structures administratives de plus en plus étendues, présentées comme les outils d’une « modernisation » de l’État social. Depuis 2015, le CLSC des Faubourgs, lieu de naissance du CREMIS, est ainsi partie prenante du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Ce nouvel établissement, qui compte plus de 15,000 employé·e·s, fusionne plusieurs CLSC, ainsi que des hôpitaux et divers services spécialisés, parmi lesquels le Centre jeunesse de Montréal – rebaptisé « programme jeunesse » à l’occasion. Tandis qu’il était l’unique centre de recherche affilié au CLSC des Faubourgs, le CREMIS partage désormais la « mission universitaire » du nouveau CIUSSS avec quatre instituts universitaires spécialisés, associés aux diverses « directions cliniques » de l’établissement. Parmi eux, l’Institut universitaire jeunes en difficulté (IUJD) développe par exemple des liens privilégiés avec la direction du « programme jeunesse ». Le CREMIS revendique, dans ce nouveau cadre, la transversalité de son regard sur les rapports sociaux inégalitaires, susceptible d’éclairer les réalités vécues dans l’ensemble du réseau public et communautaire de santé et de services sociaux.
- 7 Ces organismes sont Action autonomie, spécialisé dans la défense des droits dans le domaine de la s (...)
- 8 Les quatre dernier·e·s sont associés à des départements de sexologie (1), d’administration publique (...)
12La mission universitaire qu’assume le CREMIS s’incarne dans la présence, parmi ses membres réguliers, de trois organismes communautaires dits « organismes partenaires », appelés à collaborer à la programmation scientifique du centre7, ainsi que de trois gestionnaires-chercheur·e·s et douze praticien·ne·s-chercheur·e·s, parmi lesquels des médecins, travailleurs·ses sociaux ou organisateurs·rices communautaires censé·e·s être, au besoin, dégagé·e·s de leurs obligations professionnelles pour participer à des activités de recherche, de formation ou de mobilisation des connaissances – ce qui, en réalité, ne va jamais sans difficultés, en raison notamment des modalités de financement de ces dégagements. Sur les 37 chercheur·e·s universitaires – parmi lesquels 33 professeur·e·s d’Université et quatre « chercheurs d’établissement » – que compte le CREMIS, huit sont associé·e·s à des disciplines du secteur de la santé (santé publique, ergothérapie, kinésiologie, médecine familiale, dentisterie, sciences infirmières). Les autres sont, dans leur majorité, associé·e·s à des écoles de travail social (14) et à des départements de sociologie (11)8. Témoignant de la structure spécifique des opportunités académiques pour les sociologues au Québec, huit chercheur·e·s, parmi les 14 associé·e·s à une école de travail social, disposent d’un doctorat de sociologie.
13La présence, au cœur de l’État social, d’un centre de recherche comme le CREMIS, est cependant loin d’aller de soi, comme en attestent des travaux en cours, engagés par le ministère de la Santé et des Services sociaux, pour repenser les contours et le contenu de ses procédures de « désignation universitaire ». La promotion d’une conception de la recherche calquée sur le modèle des sciences biomédicales, probablement mieux ajustée aux exigences de reddition de comptes qui caractérisent les nouvelles formes de management des institutions publiques, exige de justifier, encore et toujours, les spécificités épistémologiques des sciences sociales et plus généralement de ce que l’on nomme, au Québec, la « recherche sociale ». L’un des objectifs des membres du CREMIS consiste, dans ce cadre, à défendre la diversité des formes de l’utilité de la recherche, selon qu’ils définissent leurs projets comme expérimentaux, évaluatifs, partenariaux, communautaires, critiques ou simplement analytiques – ces catégories n’étant évidemment pas exclusives les unes des autres. Parmi cette diversité, je veux souligner l’importance des travaux qui visent à susciter, ou parfois seulement à soutenir la réflexivité critique des praticien·ne·s de l’intervention sociale sur le sens – notamment politique – de leur activité.
- 9 La politisation du regard des acteurs du traitement pénal de la jeunesse est, de fait, beaucoup plu (...)
14Pour l’illustrer, je reprendrai l’exemple de cette sociologie des institutions publiques que je cherche à mettre en œuvre sur le traitement pénal de la jeunesse. L’une des questions les plus fréquentes dans les débats publics sur le traitement des déviances juvéniles est celle de l’efficacité des institutions et des programmes de suivi des jeunes : au fond, est-ce que ça marche ? Si je ne nie pas l’importance de cette question, en soi extrêmement complexe, la sociologie me semble à même de décaler le regard en mettant en lumière les enjeux sociaux, professionnels et politiques qui entourent la définition même des critères de mesure de l’efficacité – que l’on pense, par exemple, à l’hégémonie croissante, depuis le début des années 1990, d’un unique critère de « prévention de la récidive » qui tend à réduire la complexité du travail d’intervention auprès des jeunes à la temporalité courte d’une mission de contrôle des risques qu’ils présentent pour l’ordre public. La définition des critères de l’efficacité engage dès lors des manières spécifiques, sujettes à controverses et pourtant peu débattues, en particulier au Québec, de concevoir la délinquance et de gouverner les délinquant·e·s9. À distance de toute posture experte qui prétendrait pouvoir clore les débats au nom d’un savoir indiscutable, une telle sociologie se nourrit de la diversité des savoirs qui sous-tendent les pratiques qu’elle observe pour construire, diffuser et transmettre, sous des formes aussi variées que possible, des analyses transversales destinées à alimenter les débats professionnels et, si possible, les débats publics sur la jeunesse, les institutions publiques et les inégalités sociales.
- 10 Une grande partie de ce séminaire et des échanges qui se sont noués peuvent être réécoutés ici : ht (...)
15C’est précisément cette volonté de diffusion, de transmission et, in fine, d’appropriation du savoir sociologique qui a inspiré la publication d’une partie de mes observations de terrain sous la forme d’une bande dessinée reportage, parue à Montréal en novembre 2021 sur les tensions entre enfermement et réhabilitation (Sallée et Dion-Fortin, 2021). L’une des forces de ce medium consiste en effet à suggérer des analyses, par le dessin et la mise en scène des données de recherche, tout en laissant cependant aux lecteurs·rices le soin d’en tirer leurs propres conclusions. Quelques semaines après la sortie de la bande dessinée, j’ai ainsi eu la chance de pouvoir organiser, au CREMIS, une séance de séminaire au cours de laquelle une psychoéducatrice de l’institution, deux ancien.ne.s jeunes placé.e.s et une enseignante-chercheure en travail social étaient chargés de « discuter » la bande dessinée. Les échanges qui se sont alors noués – autour des pratiques d’intervention et de ce qui leur échappe : contrôle, racisme, discriminations, etc. – ont alors constitué, pour moi, une preuve supplémentaire de l’utilité critique des sciences sociales10.
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