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Politique, économie et académie

Un regard sur la trajectoire du champ sociologique en Pologne
Tomasz Warczok
Traduction de Pierre Bataille

Texte intégral

  • 1 Jozef Supinski, considéré comme le premier « sociologue » ou « philosophe social » polonais, est un (...)
  • 2 La « science privée » désigne l’activité scientifique pratiquée en dehors des institutions académiq (...)
  • 3 La monographie intitulée The Polish Peasant in Europe and America: Monograph of an Immigrant Group, (...)

1Les sujets sociologiques étaient largement présents dans le champ intellectuel polonais au XIXe siècle1, mais ce n’est qu’avec l’émergence de l’État polonais en 1918 que le champ de la sociologie a pris forme. Cette formation du champ a été rendu possible par l’importation d’un capital sociologique développé de manière créative au niveau local, plutôt que par des ressources développées antérieurement, dans une phase de pré-développement où la pratique de la sociologie était restée au stade d’une « science privée2 » (Warczok 2022). Dès le début, la figure clé de la sociologie polonaise a été Florian Znaniecki, qui, après son retour des États-Unis – où il a apporté une contribution importante à « l’école de Chicago »3 – a fondé le premier département de sociologie au sein d’une université polonaise (à Poznań en 1920) et une revue (Przeglad Socjologiczny – soit « La Revue sociologique »). Stefan Czarnowski – qui a importé la pensée de Durkheim en Pologne – et Ludwik Krzywicki – principal représentant du marxisme, une approche extrêmement importante dans le champ sociologique et intellectuel polonais de l’époque (Bucholc 2016, Szacki 1995) – sont également des figures marquantes. Dès le début, Znaniecki a mis l’accent sur la dimension pratique de la sociologie, suivant le modèle américain. Cet aspect a fortement influencé les contours du champ sociologique polonais et est toujours présent aujourd’hui. Dans de nombreux départements de sociologie, y compris les plus prestigieux, des efforts sont faits pour orienter les programmes d’études dans le sens de leur utilité sociale (Warczok 2022).

2De manière générale, dans l’entre-deux-guerres, la sociologie polonaise, en tant que jeune discipline, restait cantonnée à une position dominée par rapport à la philosophie et aux humanités traditionnelles. Cette position marginale a radicalement changé après la Seconde Guerre mondiale et l’avènement du socialisme d’État.

La sociologie sous le socialisme d’État

  • 4 L’aristocratie polonaise était caractérisée par son capital social, et par ses grandes difficultés (...)

3Les changements politiques et sociaux en Pologne et l’émergence de deux blocs géopolitiques – l’« est » (communiste) et l’« ouest » (capitaliste) – ont eu un impact considérable sur la situation de la sociologie polonaise. Toutefois, il ne s’agissait pas d’une pure subordination politique de la science, tenue à part du monde universitaire occidental par le « rideau de fer ». Il y a eu une transformation cruciale dans le champ du pouvoir, où la structure tripolaire d’avant-guerre – le capital social de la noblesse terrienne4, le capital culturel de l’intelligentsia et le capital économique de la bourgeoisie – s’est effacée au profit d’une structure bipolaire, opposant le capital culturel à une nouvelle ressource, le capital politique du parti communiste (Eyal et al. 1998, Warczok 2022). Dans cette nouvelle configuration du champ du pouvoir, le capital culturel était principalement détenu par les descendant·es de l’intelligentsia d’avant-guerre. De l’autre côté, le capital politique s’est développé ex nihilo. Cette phase de développement primitif du capital politique est toujours extrêmement incertaine (Bourdieu 2012) et le fut particulièrement en Pologne en raison de la faiblesse de la tradition communiste d’avant-guerre. Contrairement au cas de la Tchécoslovaquie, le communisme ne jouissait pas d’une grande reconnaissance dans le contexte polonais. Il s’est donc avéré extrêmement difficile pour le nouveau pouvoir d’obtenir une légitimité sociale. Pour cette raison, le parti communiste ne pouvait pas complètement ignorer les revendications de l’intelligentsia. Et de fait, la situation des membres de cette intelligentsia (dont les sociologues) était plus confortable en Pologne que dans les autres pays du bloc de l’Est, ce qui est devenu plus évident pendant la période stalinienne (Connelly 2014).

4Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction et la construction de nouveaux centres universitaires sociologiques, et donc la refondation de l’ensemble de la discipline, ont été assez rapidement engagées (Bucholc 2016). Comme dans la plupart des situations de ce genre, l’enjeu initial était de délimiter l’autonomie et la position du champ dans l’espace social. La sociologie s’est indubitablement déplacée dans la hiérarchie du champ académique vers une position plus élevée qu’avant la guerre, comme en témoigne, entre autres, l’immense popularité des études sociologiques parmi les diplômé·es du secondaire (Kraśko 1996). Cette situation était la conséquence de l’attribution par les nouvelles autorités politiques d’une signification idéologique particulière à la discipline (avec la philosophie), mais elle a néanmoins généré des menaces pour son autonomie. L’une des tensions principales concernait alors le statut de la sociologie en tant que science vis-à-vis du marxisme, l’idéologie supposée être dominante sous le nouveau régime. Dès les années 1940, le sociologue de gauche Stanislaw Ossowski, figure clé de la sociologie polonaise d’après-guerre, s’est disputé avec le principal philosophe du parti communiste, Adam Schaff, au sujet de la place du marxisme dans la pensée et la pratique sociologiques. Cette discussion a fondé l’un des principaux axes de la lutte dans la sociologie polonaise, où les frontières de la discipline étaient en jeu face à des influences politiques extérieures (Warczok 2022). Cette lutte a été interrompue par l’abolition des études de sociologie au début des années 1950 au profit de disciplines jugées moins « bourgeoises » et par le retrait de l’enseignement d’éminents chercheurs comme Ossowski lui-même. Cette période difficile du stalinisme est généralement décrite dans l’historiographie comme la subordination complète de la science à la politique et, par conséquent, la liquidation du champ en tant qu’espace de luttes. Cependant, la transformation d’un champ en « appareil » est extrêmement rare, même dans les régimes autoritaires (Bourdieu, Wacquant 1992). Le champ polonais du pouvoir, ainsi que les champs qui le composent (scientifique, artistique, religieux, etc.), en est un exemple. Les chercheurs qui ont été évincés de l’enseignement n’ont pas été expulsés du champ. Par exemple Ossowski est interdit d’enseignement mais reste employé à l’Académie polonaise des sciences et prépare son excellent livre Class Structure in the Social Consciousness (1963), publié aux États-Unis . Ainsi, la recherche scientifique a continué pendant la période stalinienne, mais elle était souvent menée en dehors des structures académiques officielles.

Vers l’autonomie par l’internationalisation

5Après le soi-disant « dégel » de 1956, qui met fin à la période stalinienne, et la restauration des études sociologiques un an plus tard, on assiste à une mise à plat de la structure du champ sociologique national. Les positions dominantes ont été captées d’une part par les sociologues qui avaient commencé leur carrière avant la guerre, y compris les étudiants de Znaniecki et de Czarnowski et, d’autre part, par les nouveaux chercheurs marxistes directement liés au parti communiste – parmi lesquels Zygmunt Bauman, qui connaîtra par la suite une reconnaissance internationale (Bucholc 2016, Kraśko 1996). Dans le même temps, la lutte pour l’autonomie du champ et contre l’hétéronomie du parti communiste a pris une nouvelle forme. Sur le plan théorique et idéologique, l’opposition était alors marquée entre le marxisme orthodoxe et la sociologie d’orientation néo-positiviste, c’est-à-dire partant du principe qu’elle était dégagée de tout jugement de valeur et éloignée de toute idéologie politique. Le principal représentant de cette dernière tendance était le disciple d’Ossowski, Stefan Nowak, qui a construit sa position à la faveur de la nouvelle configuration du rapport de forces qui émergeait alors dans l’espace sociologique mondial – et qui a affecté la structuration du champ sociologique polonais.

6L’après Seconde Guerre mondiale, est une période où la domination – voire l’hégémonie – de la sociologie américaine dans le monde se renforce. Les courants sociologiques américains dominants, fortement orientés vers la quantification, anhistoriques et a-culturels, se prêtaient facilement à la standardisation, gagnant ainsi la valeur d’universalité. Ils pouvaient donc être importés sans problème, car ils ne nécessitaient pas de prendre en compte les spécificités locales, notamment culturelles (Heilbron et al. 2008). En conséquence, des divisions se sont formées dans les champs intellectuels nationaux entre les sciences sociales néo-positivistes à orientation internationale (en pratique, américaine) et les disciplines institutionnalisées localement – en Pologne, il s’agissait du marxisme, généralement orthodoxe, représenté par des forces hétéronomes. Un tel arrangement était, entre autres, le résultat d’un important programme de la Fondation Ford, qui finançait de longues bourses pour les scientifiques polonais dans les principaux centres américains – dans l’ensemble du bloc soviétique, cette offre n’était adressée qu’à la Pologne et à la Yougoslavie (Sułek 2010). De nombreux sociologues polonais de premier plan en ont bénéficié, notamment Stefan Nowak, qui a séjourné avec Paul Lazarsfeld à l’université de Columbia et a importé plus tard ses travaux dans l’espace de la sociologie polonaise. Une position homologue a été tenue en France par Raymond Boudon, également continuateur et diffuseur de la pensée de Lazarsfeld (Heilbron 2020, Pollak 1979).

7Avec le soutien de ces ressources « internationales » (essentiellement américaines), la méthodologie néo-positiviste imposée par Nowak s’est implantée durablement et a perduré, sous des formes altérées, aux transformations ultérieures du champ polonais. La sociologie polonaise a été fortement marquée par cette approche faisant la part belle aux études des attitudes et des valeurs, où la société est considérée non pas comme une entité sui generis, mais comme la somme des individus avant tout dotés de consciences individuelles. Par conséquent, le néo-positivisme est resté une catégorie doxique, organisant essentiellement les orientations des sociologues polonais. En ce sens, il existe un parallèle avec le champ américain, où, malgré de nombreux changements, la doxa néopositiviste fondamentale reste fortement ancrée dans le contexte actuel et constitue une composante essentielle du capital sociologique dans l’espace américain (Steinmetz 2009 ; Warczok, Beyer 2021).

Le déclin du marxisme

8La fin des années 1960, et surtout la crise de 1968, ont entraîné des transformations importantes du champ du pouvoir, et ces transformations ont également affecté la structure et la position du champ sociologique. Ce moment a constitué l’acte final de l’affrontement symbolique entre l’intelligentsia et la nomenklatura du parti ou, pour le dire autrement, la lutte pour la primauté du capital culturel sur le capital politique (Eyal et al 1998). L’intelligentsia a, dans les faits, perdu cette lutte et s’est retirée du strict champ du pouvoir. Elle a formé, dans les années suivantes, une sorte d’environnement de contre-pouvoir, une « anti-politique » développée dans l’espace de l’opposition démocratique (Zarycki, Warczok 2014). La place vide laissée par les intellectuels dans le champ du pouvoir a été remplie par des experts subordonnés au parti mais disposant d’une certaine autonomie. On peut voir ici une certaine similitude avec la France où, à la même époque, un soi-disant « lieu neutre » émerge dans le champ du pouvoir, principalement occupé par des experts supposés apolitiques (Bourdieu, Boltanski 2008).

9Les sociologues polonais se sont également vus attribuer le rôle d’experts. Ils se sont vu confier le diagnostic des actions sociales engagées dans l’objectif d’accompagner l’avènement d’une société socialiste – afin de pouvoir anticiper les changements souhaités. La caractéristique de cette période est l’accent mis par les sciences sociales en général, et la sociologie en particulier, sur l’« agency », indicateur d’une sorte de déplacement de l’intérêt pour les structures sociales vers l’étude des attitudes individuelles, saisies en utilisant les outils de la psychologie sociale dans le but de stimuler l’activité individuelle. Les questions typiquement marxistes liées aux classes sociales et à la répartition des richesses ont cédé la place à une certaine acceptation des inégalités, alors même que la période était marquée par une croissance importante des inégalités socio-économiques et par un renforcement de la reproduction de classe. La justification théorique de ce basculement était le fonctionnalisme, qui a paradoxalement conservé sa position centrale dans la sociologie polonaise jusqu’à aujourd’hui.

10Les années 1980 ont aussi été marquées par un déclin du nombre d’étudiant·es dans les départements de sociologie, associé à une crise économique et politique de plus en plus grave (Kraśko 2010). À cette époque, les relations centre/périphérie dans le domaine de la sociologie se renforcent. Il convient de rappeler que la structure centre/semi-périphérie/périphérie repose sur une division du travail spécifique, qui va de pair avec l’échange inégal. Et, de même que dans l’espace économique, on retrouve des organisations où la périphérie est à la fois un lieu d’exploitation (de main d’œuvre bon marché, de ressources naturelles) et de vente – avec une importante marge – de biens conçus au centre, dans l’espace des sciences, en particulier des sciences sociales, les scientifiques du noyau exportent vers la périphérie et la semi-périphérie leurs théories, qui y sont testées empiriquement par des chercheurs locaux (Keim 2010). En échange de leur intérêt et de leur travail empirique, ils se voient offrir la possibilité de participer à des équipes de recherche occidentales, avec parfois une « récompense » sous la forme d’une publication dans des revues occidentales ou d’une participation à des ouvrages collectifs. Un exemple d’un tel arrangement est la célèbre recherche d’Alain Touraine sur le mouvement « Solidarność ». Grâce au travail des chercheurs polonais qui ont collecté du matériel empirique, Touraine a considérablement développé sa théorie des mouvements sociaux. Cependant, cette théorie n’a pas pris en Pologne car elle était trop éloignée de ce que les chercheurs polonais de l’équipe de Touraine connaissaient jusqu’alors (Motrenko 2010). Leur participation à cette recherche leur a néanmoins permis de se rendre en France pour de courts séjours, ce qui n’était pas sans importance dans les années 1980. Des échanges intellectuels inégaux similaires seront pratiqués plus tard dans de nombreux projets internationaux menés en Pologne.

L’effondrement du socialisme d’État et la nouvelle hétéronomie économique

11Après 1989, avec l’avènement de l’ordre capitaliste, le champ du pouvoir polonais a connu des transformations fondamentales, qui ont eu une influence importante sur la position et le fonctionnement du champ des sciences sociales, y compris le champ sociologique. L’opposition précédente entre le capital politique et le capital culturel, qui organisait toute la dynamique du champ du pouvoir, a laissé place au conflit entre les tenants du capital économique lentement accumulé par la bourgeoisie polonaise émergente et par les représentants locaux (gestionnaires) des entreprises mondiales qui investissaient en Pologne. et les tenants du capital culturel issus de l’intelligentsia (Zarycki, Warczok 2014). Avec le développement économique, le capital culturel détenu par les sociologues est devenu plus précieux à double titre. D’une part, les sociologues ont pu peser dans la nouvelle configuration du champ du pouvoir grâce à leur capital culturel et leurs diplômes universitaires. D’autre part, en intervenant dans l’espace public en tant qu’« intellectuels médiatiques », en se posant comme « interprètes » de la nouvelle réalité (Warczok 2022).

  • 5 Après l’effondrement du socialisme d’État, un certain nombre de sociétés de recherche sociale et de (...)

12L’apparition de ces deux « nouveaux » rôles, qui sont interconnectés dans bien des cas, a eu un impact significatif sur la structuration du champ sociologique polonais. Après les transformations de 1989, le mode de financement de la science a changé. Dans ce nouvel état du champ politique et bureaucratique, où la perspective du marché libre est devenue la doxa, la science n’était plus considérée comme une activité indépendante ou un espace pour des solutions techniques ou idéologiques innovantes. Les scientifiques polonais étaient censés faire face à cette situation par l’implantation pratique de solutions émanant de l’espace « international » dominé par les pays de l’Ouest de l’Europe et d’Amérique du Nord et, surtout, en passant par l’éducation. Et c’est ce qui s’est passé : il y a eu une réorientation générale des activités des scientifiques de la recherche vers la didactique (Kwiek 2012). Cependant, au lieu de soutenir une augmentation du financement public de l’enseignement supérieur, comme cela s’est produit dans les pays occidentaux lors d’un boom éducatif similaire dans les années 1960 on a plutôt vu se développer de nombreuses nouvelles universités privées, dans lesquelles les sciences sociales, y compris la sociologie, ont été particulièrement mises en avant en raison de leur faible coût : 308 universités privées sont apparues au cours de la période 1990-2008 (Domanski 2010). En conséquence, l’autonomie des sciences sociales a été sévèrement limitée. Les professeurs, qui font le jeu du « marché », par exemple en enseignant dans des universités privées ou en faisant des heures supplémentaires (dans le cadre d’études payées le soir ou le week-end dans les universités publiques), n’ont plus le temps de mener des activités de recherche sérieuses. Si ce que Bourdieu appelait la skhole – le temps libre, le temps de réflexion – fait défaut, la production intellectuelle se résume dans ces cas à une prise en compte superficielle des idées répandues dans la sphère publique et/ou un recours à des paradigmes familiers mais dépassés depuis longtemps (par exemple, le fonctionnalisme). La nouvelle hétéronomie économique (dépendance vis-à-vis du marché, y compris celui de l’éducation) est devenue peut-être encore plus forte et destructrice pour la discipline que l’ancienne hétéronomie politique. De nombreux chercheurs, en particulier les jeunes et les plus prometteurs, ont réorienté leurs stratégies et se sont tournés vers le monde des affaires (le marché de la recherche sociale, le marketing, etc.5), tandis que d’autres ont adopté des stratégies « multi-positionnelles », caractéristiques de la quasi-totalité de l’intelligentsia de l’époque et même de celle d’aujourd’hui – où il n’est pas rare de voir des médecins occupant plusieurs emplois, dans les secteurs public et privé, des enseignants donnant des cours particuliers, des juristes travaillant simultanément dans des cabinets d’avocats, etc. Bien qu’il y ait eu des tentatives de réorientation des stratégies et des pratiques scientifiques dans ce domaine, notamment après la création du National Science Center (Narodowe Centrum Nauki) en 2010, qui offre de nombreuses bourses de recherche sur concours, la période de forte hétéronomie des années 1990-2000 a produit un retard par rapport à la science mondiale qu’il est difficile de rattraper.

13Dans le même temps, avec les processus d’hétéronomisation, de nombreux sociologues se sont transformés en « intellectuels publics » et, contrairement à ce qui s’est passé (et se passe en partie encore) dans d’autres pays, leur travail symbolique n’est pas critique, mais presque apologétique. De nombreux sociologues polonais ont ainsi eu tendance à soutenir la direction générale pro-marché du changement plutôt que d’analyser de manière critique ses effets négatifs (Warczok, Zarycki 2014). Un tel état de fait n’est pas un pur résultat des convictions politiques des chercheurs mais le reflet de leur position particulière dans le champ du pouvoir. Une attitude critique à l’égard de l’ordre existant et un questionnement analytique de ses fondements restent généralement le résultat de la position dominée des intellectuels, vis-à-vis des représentants du capital économique, c’est-à-dire des hommes d’affaires (Bourdieu, Wacquant 1992). En Pologne, au moment de la transition politique et économique, l’intelligentsia, du moins l’élite, ne s’est pas située dans une position dominée, au contraire : l’absence d’élites bourgeoises a fait de l’intelligentsia une élite dominante presque temporaire. Par conséquent, en combinant plusieurs positions (par exemple, professeur et consultant en affaires), ils ont légitimé l’ordre dont ils bénéficiaient (Warczok 2022, Warczok, Zarycki 2014), formant un bloc intellectuel-bourgeois cohérent défendant le régime de libre marché. Il est intéressant de noter que la sociodicée sociologique, c’est-à-dire la théorie justifiant la montée des inégalités, était, et paradoxalement est toujours, le fonctionnalisme. Cette approche, longtemps rejetée par la sociologie occidentale, reste un courant fort en Pologne, en particulier dans l’analyse de la stratification de la société polonaise. Le problème des inégalités, tout à fait central pour la sociologie, n’a été pris en compte de manière critique que grâce à de jeunes économistes, qui – ceci est extrêmement important – ont acquis leur capital scientifique à l’étranger (par exemple dans le groupe animé par Thomas Piketty), c’est-à-dire dans des conditions de reproduction d’une position dominée, bien que relativement autonome, des scientifiques et des intellectuels. Dans le domaine sociologique, les analyses critiques des inégalités réalisées par la jeune génération de sociologues, bien qu’importantes et nécessaires (voir le cas de la réception de Bourdieu : Warczok 2020), sont souvent développées dans un mode fortement journalistique. Cela, élargit bien sûr l’impact public de la sociologie, mais, en même temps, menace de transformer la discipline en journalisme politique, et peut entraîner une plus grande hétéronomisation du champ. De plus, le seuil d’entrée jusqu’à présent bas dans le champ de la sociologie polonaise ne fait qu’encourager cette hétéronomie médiatique (Warczok 2022). Après 1989, il n’y avait par exemple pas d’écoles doctorales en Pologne ; elles n’ont été introduites qu’il y a deux ans. Il n’y avait donc pas de critères de sélection clairs, pas de concours officiels, etc. et la décision du directeur de thèse était cruciale à cet égard. Les « études doctorales » en sociologie (qui n’avaient de sociologique que le nom la plupart du temps) pouvaient être entreprises par pratiquement n’importe quel étudiant·e de maîtrise (en sciences politiques, en droit, en littérature, en journalisme, en art, etc.), à condition qu’il trouve un superviseur. Cela a conduit à une massification des « études doctorales », la plupart des étudiants abandonnant dès qu’ils trouvaient un emploi bien rémunéré. En l’absence d’un système universel de bourses, les « doctorant·es » ont été contraints de gagner de l’argent supplémentaire sur le marché. En conséquence, les thèses de doctorat, surtout celles soutenues dans les universités de province, étaient d’un niveau très bas.

14Le champ sociologique polonais est donc aujourd’hui assez hétéronome, l’hétéronomie économique restant en partie masquée par le discours médiatique enflammé sur la prétendue hétéronomie politique du parti nationaliste-conservateur au pouvoir. En réalité, ces positionnements politiques se limitent à de la pure rhétorique, et n’ont pratiquement aucun impact sur les directions et les sujets de recherche entrepris ou les programmes de recherche sociologiques. Ce qui est trop souvent négligé, c’est l’hétéronomie économique inhérente, bien qu’indirecte, résultant du faible financement de la science et des bas salaires des scientifiques eux-mêmes. La plupart des sociologues, comme les autres chercheurs polonais, sont obligés d’assumer des tâches supplémentaires (enseignements supplémentaires, consultation pour des organismes privés et publics, etc.). Dépendants du marché, ils n’ont pas le temps de mener des recherches scientifiques appropriées dans un dialogue d’égal à égal avec leurs collègues occidentaux. Dans le même temps, certains sociologues, en particulier ceux qui sont déjà bien établis dans le domaine, se sont bien adaptés à la stratégie économiquement rentable du « multipositionnement » et ne sont pas intéressés par le changement.

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Notes

1 Jozef Supinski, considéré comme le premier « sociologue » ou « philosophe social » polonais, est un bon exemple. Ses travaux, inspirés par A. Comte, ont été publiés entre 1860 et 1865. Comme Comte, il n’a pas occupé de fonctions académiques. Il n’a pas créé d’école intellectuelle et n’a pas eu d’élèves. Les sujets sociologiques sont également abordés par les chroniqueurs et les écrivains et se réfèrent principalement aux problèmes sociaux liés à une industrialisation tardive et incomplète. Ces thèmes, liés à la position semi-périphérique du pays dans le système mondial, continueront à être récurrents dans le débat public et dans la sociologie en Pologne.

2 La « science privée » désigne l’activité scientifique pratiquée en dehors des institutions académiques et concentrée dans les salons intellectuels, les revues, les journaux, etc. Les réflexions de ce type étaient assez dynamiques au sein de l’intelligentsia polonaise, surtout dans la partition russe et autrichienne (la Pologne n’existait pas sur la carte de l’Europe à cette époque, elle était divisée par trois empires : russe, allemand et austro-hongrois). Après la constitution du champ de la sociologie dans l’État polonais renaissant, cette riche pensée n’a guère été mise à contribution, les sociologues de l’époque s’appuyant sur une pensée importée – des États-Unis, de France et, dans une moindre mesure, d’Allemagne.

3 La monographie intitulée The Polish Peasant in Europe and America: Monograph of an Immigrant Group, coécrit avec William Isaac Tomas dont les volumes 1 à 5 ont été publié entre 1918 et 1920.

4 L’aristocratie polonaise était caractérisée par son capital social, et par ses grandes difficultés à développer une activité économique et donc à accumuler un capital économique conséquent. Avant la Seconde Guerre mondiale, les domaines nobles polonais étaient fortement endettés (Eyal et al. 1998).

5 Après l’effondrement du socialisme d’État, un certain nombre de sociétés de recherche sociale et de marketing se sont établies en Pologne. Nombre d’entre elles étaient des filiales locales de sociétés internationales (par exemple Kantar, Milward Brown, GfK). Elles ont généralement été créées par des sociologues universitaires, employant leurs meilleurs étudiants et collègues.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tomasz Warczok, « Politique, économie et académie »Socio-logos [En ligne], 18 | 2023, mis en ligne le 13 février 2023, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/6092 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-logos.6092

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Auteur

Tomasz Warczok

Assistant Professor (adjunkt) à l'Université de Varsovie. Mail: tomaszwarczok[at]gmail.com.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

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