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Dossier. Les vingt ans de l’AFS

Une association professionnelle de sociologie en France : 20 bougies ou 150 ?

Stéphane Dufoix

Résumés

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Alors que l’histoire de la sociologie a tendance à oublier le rôle important joué par les organisations professionnelles – nationales, régionales ou internationales –, le vingtième anniversaire de la création de l’Association française de sociologie offre l’occasion de se pencher sur l’histoire longue des organismes qui, en France, ont jalonné le développement de la discipline depuis le début des années 1870. Quelles perspectives nous ouvrent-elles sur l’évolution de la sociologie, ainsi que sur sa professionnalisation ? Une focalisation plus poussée sur la méconnue Société française de sociologie (1962-2002) permet de poser cette question d’une manière plus complexe.

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Texte intégral

1Dans l’histoire de la sociologie, celle des associations professionnelles nationales, régionales ou internationales n’occupe qu’une partie congrue par rapport aux histoires nationales, aux synthèses régionales ou internationales, ou bien encore aux biographies ou aux réflexions sur la genèse ou le développement de certaines théories. Pourtant, comme cela a notamment été débattu lors d’une récente réunion des associations nationales membres de l’Association internationale de sociologie – à Nova Gorica en novembre 2022 – puis de l’Association européenne de sociologie à Naples en janvier 2023, elles constituent une partie fondamentale, mais encore trop négligée, de l’institutionnalisation de la discipline sociologique dans les différentes parties du monde.

2Sous sa forme actuelle, l’Association française de sociologie est encore jeune (2002) et que son histoire ne peut prétendre rivaliser avec d’autres associations nationales plus anciennes comme la Sociological Society de Londres fondée en 1903 (Platt, 2003), l’American Sociological Association fondée en 1905 (Rhoades, 1981 ; Rosich, 2005), la Deutsche Gesellschaft für Soziologie fondée en 1909 (Glatzer, 1995), l’Indian Sociological Society créée en 1951 (Patel, 2016), ou encore des associations internationales comme l’Institut international de sociologie créé par René Worms en 1893 (Schuerkens, 1996) – et toujours existant, bien que de moins en moins actif – ou l’International Sociological Association apparue en 1949 (Platt, 1998). Cet anniversaire offre néanmoins une occasion unique de réfléchir à la place qu’occupent les associations dites « professionnelles » dans l’histoire de la sociologie en France.

La fréquente occultation des associations sociologiques

3Ce court article n’a surtout pas la prétention d’écrire cette histoire. S’appuyant en partie sur de la littérature secondaire ainsi que sur quelques incursions dans les rares cartons d’archives de la Société française de sociologie conservés dans les locaux de l’AFS rue Pouchet, ils ne visent qu’à poser certaines questions et envisager une meilleure inclusion des organisations professionnelles dans l’historiographie de la discipline, à la fois comme sources et comme actrices. En effet, jusqu’à maintenant, elles ne sont généralement prises en compte que dans le cadre de monographies qui internalisent grandement leur importance et les dissocient le plus souvent d’une appréhension plus large des champs sociologiques.

4Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la tendance forte à réduire l’histoire de la sociologie à celle des théories, des idées et/ou des auteurs et autrices (Dufoix, 2022) a pour conséquence de négliger tant l’influence des facteurs hétéronomes que celle des institutions disciplinaires sur la prise en compte de l’histoire de la sociologie. En deuxième lieu – et ce, même si le présent numéro n’y déroge pas – la focalisation sur la dimension quasi exclusivement nationale des sociologies empêche la mise en œuvre de travaux plus approfondis sur l’internationalité et la transnationalité de l’espace sociologique mondial. Enfin, à quelques exceptions près comme celles de l’Association internationale de sociologie conservées à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam ou celles de l’Association internationale des sociologues de langue française consultables à Toulouse, les archives des associations ou des organisations professionnelles sont rares ou dispersées. À l’heure actuelle, sauf de manière succincte, il n’est pas envisageable d’écrire une histoire de l’Asociación Latinoamericana de Sociología – première association régionale de sociologie créée en 1950 (Blanco, 2005) –, de l’Institut français de sociologie (Heilbron, 1983) créé en 1924, de l’Association brésilienne de sociologie fondée en 1949 (Guedes, 2007) ou encore de l’Institut international de sociologie mis en place par René Worms en 1893 (Schuerkens, 1996). Si l’on se place du strict point de vue français, une histoire de l’Association des sociologues de l’enseignement supérieur (ASES) serait elle aussi impossible puisque la mise en ligne de ses bulletins n’est actuellement disponible que du numéro 37 au numéro 43, entre 2009 et 2016.

  • 1 Les autres indicateurs sont : nom et date de fondation de la première revue et de la deuxième revue (...)

5Dans leur quête de critères d’institutionnalisation pour les différentes sociologies nationales d’Europe continentale, Matthias Duller et Christian Fleck (2017, p. 7-10) proposent un grand tableau dans lequel ils exposent pour chaque pays les indicateurs qui leur semblent les plus fondamentaux. Parmi ces derniers se trouvent le nom et la date de création de la première organisation sociologique professionnelle1. La France est le seul pays à être crédité de deux organisations et de deux dates : la Société française de sociologie, fondée en 1962, et l’Association française de sociologie, fondée en 2002.

6Cette singularité nous invite à nous poser deux questions principales en lien avec l’anniversaire de la création de l’AFS.

  • 2 On peut en dire autant de Juan Pedro Blois (2018 et 2020), qui décide de ne faire débuter ses ouvra (...)
  • 3 Ils se trompent également du tout au tout en ce qui concerne la première revue puisqu’ils indiquent (...)
  • 4 Shakai est le terme créé en japonais au milieu des années 1870 pour traduire le terme anglais socie (...)
  • 5 Shakaigaku est le terme créé en japonais à la fin des années 1870 pour traduire le terme anglais so (...)

7En premier lieu, elle incite à se demander, de manière sans doute plus précise que cela n’a été fait jusqu’ici et au-delà des faits apparemment établis, quelles ont été les premières formes institutionnelles mises en place dans le domaine de la sociologie. Une attention trop tournée vers le présent tend ainsi à considérer que l’institutionnalisation de la sociologie ne date que de l’après-guerre. Le cas de l’Italie est ici emblématique puisque le récent ouvrage de Cossu et de Bortolini (2017) sur l’histoire de la sociologie italienne fait, comme bien d’autres, le choix de ne prendre en considération que la période consécutive à la Seconde Guerre mondiale2. Par ailleurs, Duller et Fleck mentionnent 1983 comme année de « redémarrage » de l’Associazione italiana di sociologia3 en « oubliant » que la Società italiana di sociologia a été fondée en 1910, présidée par Raffaele Garofalo (Burgalassi, 1996, p. 113) avant de perdre en importance et de « renaître » en 1937 sous la direction de Corrado Gini. Ainsi, la question des « bonnes dates » est importante. Elle l’est tout autant d’ailleurs lorsqu’il s’agit des pays non occidentaux. Pour ne prendre qu’un exemple, il fut longtemps admis que la première association sociologique japonaise (Nihon Shakai Gakkai4) datait de 1924. Pourtant, une enquête plus poussée montre que la première, la Shakai Gakkai, date en réalité de 1896 (McVeigh, 2016, p. 107), remplacée deux ans plus tard (1898) par la Shakaigaku5 Kenkyūkai (Steiner, 1936, p. 719 ; McVeigh, 2016, p. 107), tandis que la première revue sociologique japonaise, Shakai zasshi, est fondée en 1899. Aussi anodin que cela puisse paraître, et en dépit d’une antériorité états-unienne évidente dans la disciplinarisation de la sociologie, puisque le premier enseignant de sociologie au Japon en 1878 n’est autre qu’un philosophe états-unien disciple d’Ernest Spencer, Ernest Fenollosa, il semble bien que l’association japonaise soit la première au monde.

Les associations de sociologie en France : une histoire complexe et entremêlée

8La première, vraiment ? L’étrangeté consistant à indiquer deux dates et deux associations pour l’association professionnelle sociologique française doit là aussi nous pousser à chercher plus loin. Sans se pencher encore sur la distinction entre la SFS et l’AFS, pourquoi 1962 serait-elle l’année pertinente pour dater la naissance d’une société de sociologie en France ? En particulier, comment envisager l’occultation quasi-générale dont font l’objet la Société de sociologie (1872-1874), la Société de sociologie de Paris (1895-1952) ainsi que l’Institut français de sociologie (1924-1962) ? Comme le soulignait Johan Heilbron (2007, p. 308) à propos de la Société de sociologie, l’historiographie de la sociologie a largement intégré le verdict – et donc la temporalité de l’histoire de la sociologie – proclamés par les « premiers sociologues universitaires ». Les prises de position sur la définition d’un mouvement d’idées ou d’une discipline dessinent toujours l’espace des pionnier·e·s et des oublié·e·s, et ce particulièrement alors que les formes d’institutionnalisation sont récentes ou très peu solidifiées (Mosbah-Natanson, 2017). La stabilisation des légitimations institutionnelles, académiques ou réputationnelles agit ainsi comme une confirmation rétrospective de la justesse de leurs points de vue, fournissant ainsi une base solide pour une écriture émique de l’histoire de la discipline.

9La Société de sociologie créée par Émile Littré en 1872 était largement articulée au positivisme hétérodoxe de ce dernier et à son intérêt pour le rôle que la sociologie devait jouer en tant que science appliquée aux problèmes du moment. En faire partie requérait le soutien de deux membres, ainsi que la présentation d’un travail imprimé ou d’un manuscrit relevant des thèmes de la Société (Heilbron, 2007, p. 318). La quasi-absence d’universitaires dans ses rangs fait écrire à Johan Heilbron (Ibid., p. 327)qu’il s’agissait sans doute plus d’un « club politique » que d’une société savante, hypothèse qui permettrait d’ailleurs d’expliquer sa disparition rapide en 1874, lorsqu’il semble acquis que ses ambitions politiques étaient vaines.

  • 6 Parmi lesquels il faut compter 138 étrangers, dont les plus nombreux viennent de Russie, de Pologne (...)

10René Worms lui-même établissait un lien entre la Société de sociologie de Littré et la Société de sociologie de Paris (SSP) qu’il crée en 1893 comme une section française de l’Institut international de sociologie : « Si elle diffère de celle-ci en ce qu’elle admet les représentants de toutes les écoles, elle s’honore toutefois d’en continuer le nom, d’en entretenir dans une certaine mesure la tradition et d’en faire vivre la mémoire » (Worms, 1910, p. 206). Plusieurs membres de la Société de sociologie furent cooptés au sein de la SSP (Rol, 2015, p. 121). Mise en place par 25 membres fondateurs, elle compte 100 membres en 1900 et 300 en 1905 (Ibid., p. 124-125), avant que ses effectifs ne commencent à diminuer à partir de 1925. Sur un total cumulé de 682 membres entre 1895 et 19346, Cécile Rol (Ibid., p. 127) estime la part des enseignants du supérieur – universitaire et supérieur libre – à 31,23 %. Reconnue d’utilité publique en 1904, la SSP périclite à partir du milieu des années 1920 jusqu’à sa dernière séance connue, en 1932, et sa disparition effective en 1952. Si la part des universitaires ne laisse guère de doute sur le fait qu’il s’agissait là aussi plus d’un club d’individus rassemblés autour d’une vision internationale pas nécessairement académique de la sociologie, la SSP a malgré tout œuvré d’une certaine manière à la professionnalisation de la discipline via la mise en place de cycles d’enquêtes collectives, d’un dépouillement bibliographique des revues de sciences sociales, et la délivrance, à Paris, de cours de méthode par René Worms.

  • 7 C’était aussi le cas de Claude Lévi-Strauss, élu en 1951, mais si ce dernier est aujourd’hui unanim (...)
  • 8 Gurvitch est élu professeur de sociologie en 1950, Aron en 1955. Stoetzel est élu professeur de psy (...)

11Parallèlement à la SSP, l’Institut français de sociologie (IFS) est créé en 1924 pour permettre à la revue L’Année sociologique, dont la publication s’était interrompue en 1913, de percevoir des subventions en provenance de la Fédération des sociétés scientifiques (Heilbron, 1983, p. 10). En 1933, un peu plus de la moitié de ses membres (32 sur 63) étaient des universitaires. L’IFS n’a commencé à tenir des réunions qu’en 1930, soit trois ans après la nouvelle interruption de L’Année sociologique. Son rôle professionnel n’était pour autant guère prégnant. Non seulement l’appartenance à l’IFS était fermée à tout sociologue non durkheimien, mais sa « vocation » sociologique n’était en définitive guère affirmée. Absente de ses statuts où apparaît plutôt la volonté de rassembler « les spécialistes de diverses sciences », l’appartenance à la sociologie ou la revendication de cette dernière était loin d’être une obligation comme en témoigne la présence parmi ses membres de psychologues (Georges Dumas, Jean Piaget à partir de 1955), d’historiens (Marc Bloch, Lucien Febvre, Fernand Braudel à partir de 1953), de philosophes (Maurice Merleau-Ponty à partir de 1954), d’ethnologues (Paul Rivet) ou encore de juristes (Gabriel Le Bras)7. Dans la période d’après-guerre, plusieurs changements interviennent, notamment la concurrence du récent Centre d’études sociologiques (1946) sous la houlette de Georges Gurvitch (Vannier, 2019a, p. 183 sq.), ainsi qu’une plus grande ouverture à des sociologues non durkheimiens comme Georges Gurvitch, Jean Stoetzel ou Raymond Aron, tous les trois professeurs à la Sorbonne8. Au cours des années 1950, alors même que son nombre d’adhérent·e·s augmente de manière importante, passant de 85 en 1946 à plus de 200 en 1961 (Heilbron, 1983, p. 11 ; Masson et Schrecker, 2016, p. 29), l’IFS perd progressivement de l’influence par rapport au CES et ne parvient pas à se constituer en organe professionnel (Masson et Schrecker, 2016, p. 29).

L’identité de la Société française de sociologie

  • 9 Nous n’avons pu en retrouver que deux, datés de 1966 et de 1970. Rien n’indique de manière certaine (...)
  • 10 Bulletin de la Société française de sociologie, n° 1, février 1974, p. 3.

12Créée en juin 1962, la Société française de sociologie se présente comme la continuatrice de l’IFS. Les deux derniers présidents de ce dernier, Gabriel Le Bras (1958-1961) et Raymond Aron (1961-1962) deviennent d’ailleurs respectivement président et vice-président de la nouvelle association. La présentation de la SFS dans la récente Revue française de sociologie (1963, p. 63-64) – et que l’on retrouve à la première page des Annuaires publiés à partir de 19669 – ne laisse aucun doute sur la revendication de cette filiation puisqu’il y est indiqué que la SFS « reprend la longue et brillante tradition de l’Institut Français de Sociologie. Elle se propose de rassembler tous les sociologues français et d’établir des contacts avec les spécialistes de disciplines voisines et avec les utilisateurs de sciences sociales ». Comme le montre le document 1, l’émergence de la SFS est néanmoins pensée comme une nouveauté, à savoir le rassemblement de l’ensemble des sociologues à l’aide de l’élargissement de l’IFS mais aussi de la création en 1958 par George Gurvitch et le sociologue belge Henri Janne de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) pour tenter de contrer l’influence américaine croissante, notamment au sein de la récente Association internationale de sociologie (Vannier, 2019b). La relation avec l’IFS est mise en avant à la fois comme une succession, un héritage, mais également une forme de rupture en raison des transformations de la discipline et de son essor : « Sans rompre avec le passé, ni renier l’héritage des maîtres qui avaient illustré la sociologie en France, la jeune Société entendait témoigner de l’essor de cette discipline depuis la fin de la guerre10. »

13Sans revenir en détail sur des éléments bien connus (Heilbron, 2020), il est en effet capital de saisir que la création et le développement de la SFS correspondent à une période d’institutionnalisation et de disciplinarisation accrues. Par décrets du 2 et du 19 avril 1958 sont créés la licence de sociologie et le doctorat de 3e cycle en sociologie. L’espace des revues s’étend : après les Cahiers internationaux de sociologie en 1946 paraissent en 1959 Sociologie du travail, puis en 1960 la Revue française de sociologie ainsi que les Archives européennes de sociologie. Michel Amiot (1984, 281-282) rappelle que les effectifs de la section de sociologie-démographie au CNRS sont passés de 18 en 1949 à 340 en 1982. De la même manière, le nombre d’enseignant·e·s de sociologie à l’Université a connu une croissance très importante : il passe de 4 en 1959 (deux chaires à Paris, une à Bordeaux et une à Strasbourg) à une vingtaine en 1958 avant d’atteindre la centaine en 1968, environ 300 en 1978 (Chenu, 2002, p. 49) puis 400 en 1984 (Amiot, 1984, p. 281). En 1969 est créée une section de sociologie au sein du Comité consultatif des universités (Chenu, 2002, p. 49).

Document 1. Texte non signé et non daté (vraisemblablement de 1962, juste après la première assemblée générale du 12 décembre), Archives de la SFS. Le document, rédigé sur papier pelure, est endommagé en haut de la page.

Document 1. Texte non signé et non daté (vraisemblablement de 1962, juste après la première assemblée générale du 12 décembre), Archives de la SFS. Le document, rédigé sur papier pelure, est endommagé en haut de la page.
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  • 11 C’est ainsi que Philippe Cibois décrit la SFS au tout début de la section qu’il consacre à l’AFS : (...)

14Il ne s’agit pas ici de proposer une histoire de la SFS, mais bien avant tout de tenter de la replacer dans celle des organisations « sociologiques » françaises depuis 1872. Est-elle une « société savante11 » ou une association professionnelle ?

15Tout d’abord, contrairement aux deux premières sociétés évoquées ici, la SFS est délibérément une organisation académique. Proche en cela de l’IFS, elle s’en distingue néanmoins par une plus grande inclusivité, une volonté de rassemblement des différentes écoles sociologiques, mais aussi par une orientation plus strictement dirigée vers la sociologie, comme le montre le document 2.

Document 2. Brouillon des statuts de la SFS, non daté, Archives de la SFS.

Document 2. Brouillon des statuts de la SFS, non daté, Archives de la SFS.
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  • 12 Ces phrases ont déjà été citées par Pierre Bataille et Pierre Brasseur dans leur récent article sur (...)

16Cela en fait-il pour autant une organisation professionnelle ? Le document 1 montre bien que les enjeux professionnels de la discipline étaient au cœur du projet de la SFS qui se proposait notamment « de favoriser les progrès de la sociologie (…) en examinant les problèmes théoriques et pratiques que posent les progrès de la sociologie, en particulier la constitution d’une véritable “profession” de sociologue. (…). La première assemblée générale réunie le 1er décembre 1962 a décidé de constituer deux commissions chargées l’une de la préparation d’un colloque, l’autre d’étudier les problèmes de la “profession” de sociologue, notamment la liaison entre enseignement et recherche, la formation des jeunes chercheurs, les relations entre chercheurs et hommes d’action et la déontologie12 ».

Quelle professionnalisation ?

17La question de la formation à la sociologie n’était pas étrangère à certains sociologues français. En 1953, lors du deuxième Congrès mondial organisé à Liège par l’Association internationale de sociologie, Georges Friedmann et Jean-René Tréanton (1953, p. 193) soulignent que « la minceur et la dispersion de l’enseignement sociologique au pays de Durkheim aboutissent à un résultat paradoxal : au sens formel du terme, l’Université française ne produit pas de “sociologues”. » De son côté, Edgar Morin (1953, p. 189-190), lors du même congrès, insistait sur les problèmes de la formation du « sociologue spécialisé » :

Deux maladies infantiles contraires menacent en effet la formation du sociologue spécialisé. D’une part, une éducation sociologique universitaire privée de toute formation statistique et technique, privée de plus de moyens financiers, de chaires, de laboratoires, d’étudiants, privée de terrains et d’instruments empiriques. D’autre part une pratique empirique, technicienne, statistique, privée non seulement du sens des sciences de l’homme, mais d’une formation sociologique générale. Ce qui explique qu’en fait la formation sociologique universitaire ne débouche sur aucune profession sociologique. Que les professions en fait sociologiques ne font pas appel aux sociologues.

18En dépit de l’insistance sur la « profession » – toujours signalée entre guillemets – et de la multiplication de ses activités (colloques annuels, journées d’étude, rapports, tables rondes, conférences, etc.), la SFS n’a guère réussi à professionnaliser la discipline, la licence de sociologie restant largement universitaire et peu professionnalisante, tout comme le 2nd cycle d’ailleurs à partir de la création des DEA et des DESS en 1974. En 1985, à l’échelon national, on dénombre 353 diplômés de DEA en sociologie contre seulement 12 en DESS (Piriou, 1999a, p. 216) ! Même le débat engagé le 18 avril 1964 à la SFS autour du projet de création d’un diplôme d’expert-sociologue déposé par Jean-René Tréanton, ancien membre du Centre d’études sociologiques et chargé d’enseignement en sociologie à l’Université de Lille, n’est finalement guère une discussion autour de la professionnalisation (Piriou, 1999b). Comme le note Alain Drouard (1982, p. 78), « l’objectif visé (…) était de type universitaire: il s’agissait avant tout de renforcer la position de la sociologie en obtenant des moyens supplémentaires pour un enseignement post licence ». Le fossé apparent entre les intentions proclamées et les résultats obtenus semble entièrement justifier la création d’autres associations nationales comme celle des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES), créée en 1971, l’Association professionnelle des sociologues, créée en 1981, l’Association des sociologues de l’enseignement supérieur (ASES), fondée en 1989, ou encore l’Association professionnelle des sociologues d’entreprise, créée en 1998 (Piriou, 1999a, p. 234 ; Bataille et Brasseur, 2021).

19Faut-il pourtant en conclure avec Johan Heilbron (1986 ; 2020, p. 254) que l’ambition de professionnalisation mise en avant par la SFS faisait partie de l’organisation des « relations publiques » de la discipline et ne fut jamais un objectif réel, mais bien plus un discours pseudo-professionnel, ce qu’il nomme une « mimoprofessionnalisation » ? Ce n’est pas si certain. En effet – mais il faudrait pouvoir entrer plus avant dans la logique de ces interventions – la SFS a organisé à plusieurs reprises, outre le débat sur le diplôme d’expert-sociologue déjà signalé, des journées ou des conférences consacrées à des aspects plus pratiques de la sociologie : conférence de Jean Cuisenier sur la sociologie et ses applications (12 février 1966) ; le débat sur l’enseignement de la sociologie dans le 2e cycle de l’enseignement (9 février 1969) ; la discussion animée par Alain Touraine sur « les sociologues comme groupe professionnel » (13 juin 1970 ; les journées d’étude sur « l’intervention du sociologue » (prévues les 12 et 13 mars 1971 finalement annulées après l’irruption de « perturbateurs ») ; la conférence d’Elizabeth Crawford sur le « développement et la différenciation des organismes de recherches en sciences sociales » (16 mai 1975) ; l’enquête confiée à Michel Amiot sur l’enseignement de la sociologie, dans laquelle il examine la question des débouchés des études (1984) ; jusqu’à la journée-débat du 15 février 1992 sur la « préparation à la recherche en sociologie » organisée par la SFS, le Comité français de l’Union pour l’étude de la population et l’ASES.

  • 13 Ce tableau a été conçu sur la base de types de sources différents – annuaires, listes des membres o (...)

Tableau 1. Nombre d’adhérent·e·s à la Société française de sociologie13

Années

Nombre d’adhérent·e·s

1966

340

1970

413

1976

463

1983

465

1986

561

1989

561

1992

544

1994

313

1995

326

1997

336

20Par ailleurs, nous avons pu reconstituer pour quelques-unes des années d’existence de la SFS le nombre de ses membres, dont le pic est atteint à la fin des années 1980, soit au début de la seconde expansion de la sociologie (Heilbron, 2020). En l’absence de matériaux ou de témoignages supplémentaires, rien ne permet d’expliquer le déclin des effectifs depuis 1992, à moins qu’il ne s’agisse d’une mise à jour des fichiers de membres par rapport aux listes électorales précédentes. Et pourtant, signe important d’une professionnalisation, à partir de 1993, la SFS autorise les étudiant·e·s en troisième cycle à s’inscrire à l’association pour une cotisation annuelle de 50 francs contre 200 francs pour les titulaires. Cependant, un seul des documents que nous avons pu trouver dans les listes des membres ou les listes électorales signale les étudiant·e·s. En janvier 1995, ils et elles ne sont que 10 sur 326 membres de la SFS. Ce n’est que très peu, mais l’évolution progressive des effectifs de l’AFS (aussi bien au niveau des adhérent·e·s que des responsables de bureau et des membres du comité exécutif) montre que cette dimension ne va faire que s’affirmer au sein de la nouvelle association.

  • 14 Nous n’avons pu trouver de document permettant de dénombrer les membres de la SFS après 1997. Nous (...)

21Si la SFS disparaît en 2002, ce n’est pas uniquement en raison du refus par le CNRS d’une subvention demandée par l’association, ni d’une mort clinique occasionnée par un nombre trop réduit de membres14. La création de l’AFS trouve une bien meilleure explication dans la configuration singulière d’éléments spécifiques, comme le montre le prochain article.

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Bibliographie

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Notes

1 Les autres indicateurs sont : nom et date de fondation de la première revue et de la deuxième revues de sociologie, date de création du premier cours ou date de création du premier cours après-1945, et date de l’ouverture à tout niveau d’un cursus de sociologie. D’autres indicateurs pourraient être mis en avant (apparition dans la langue nationale d’une translittération de sociologie ou de sociology ; fréquence d’usage dans la langue ; date de création du premier département universitaire de sociologie ; nombre d’universités présentant un cursus diplômant, etc.), et il serait d’ailleurs sans doute opportun de se poser historiquement la question de leur caractère oui ou non heuristique.

2 On peut en dire autant de Juan Pedro Blois (2018 et 2020), qui décide de ne faire débuter ses ouvrages sur la sociologie argentine qu’en 1957, date de la création du cursus de sociologie à l’Université de Buenos Aires (UBA), alors que le premier cours de sociologie est ouvert en 1898 et qu’un Institut de sociologie voit le jour en 1940 à l’UBA sous la direction de Ricardo Levene.

3 Ils se trompent également du tout au tout en ce qui concerne la première revue puisqu’ils indiquent les Quaderni di Sociologia, publiés depuis 1951, alors que le premier numéro de la Rivista di Sociologia est publié en 1894 !

4 Shakai est le terme créé en japonais au milieu des années 1870 pour traduire le terme anglais society.

5 Shakaigaku est le terme créé en japonais à la fin des années 1870 pour traduire le terme anglais sociology.

6 Parmi lesquels il faut compter 138 étrangers, dont les plus nombreux viennent de Russie, de Pologne, de Belgique, d’Haïti et du Japon.

7 C’était aussi le cas de Claude Lévi-Strauss, élu en 1951, mais si ce dernier est aujourd’hui unanimement considéré comme un anthropologue, il n’en était pas de même dans les années 1940 et 1950 où il écrivait également beaucoup sur la sociologie française (Lévi-Strauss, 1945).

8 Gurvitch est élu professeur de sociologie en 1950, Aron en 1955. Stoetzel est élu professeur de psychologie sociale en 1955.

9 Nous n’avons pu en retrouver que deux, datés de 1966 et de 1970. Rien n’indique de manière certaine qu’il y en eut d’autres.

10 Bulletin de la Société française de sociologie, n° 1, février 1974, p. 3.

11 C’est ainsi que Philippe Cibois décrit la SFS au tout début de la section qu’il consacre à l’AFS : https://ciboispagesperso.fr/ArchivesAFS.html, consulté le 21 juin 2023.

12 Ces phrases ont déjà été citées par Pierre Bataille et Pierre Brasseur dans leur récent article sur la formation en sociologie (2021, note 16), mais il nous a néanmoins semblé important de les reprendre car elles ne sont encore que peu connues.

13 Ce tableau a été conçu sur la base de types de sources différents – annuaires, listes des membres ou listes électorales – accessibles, sauf mention contraire, dans les archives de la SFS : Annuaire 1966 (disponible à la Bibliothèque de la Fondation nationale des sciences politiques) ; Annuaire 1970 ; « Liste électorale, janvier 1976 » ; « Liste électorale, octobre 1983 » ; « Liste électorale, mars 1986 » ; « Liste électorale, novembre 1989 » ; « Liste électorale, octobre 1992 » ; « Membres de la Société française de sociologie, avril 1994 » ; « Membres de la Société française de sociologie, janvier 1995 » ; « Liste électorale, 1997 ».

14 Nous n’avons pu trouver de document permettant de dénombrer les membres de la SFS après 1997. Nous ne pouvons certes prouver le contraire, mais il semble difficile de complètement suivre Claude Dubar, le dernier président de la SFS, lorsqu’il écrit dans un document préparatoire à la réunion du 26 octobre 2001 (étudiée dans l’article de Patricia Vannier dans ce numéro) que l’association ne compte plus qu’une cinquantaine de membres (Houdeville, 2015, 291).

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Table des illustrations

Titre Document 1. Texte non signé et non daté (vraisemblablement de 1962, juste après la première assemblée générale du 12 décembre), Archives de la SFS. Le document, rédigé sur papier pelure, est endommagé en haut de la page.
URL http://journals.openedition.org/socio-logos/docannexe/image/6275/img-1.png
Fichier image/png, 258k
Titre Document 2. Brouillon des statuts de la SFS, non daté, Archives de la SFS.
URL http://journals.openedition.org/socio-logos/docannexe/image/6275/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 78k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Dufoix, « Une association professionnelle de sociologie en France : 20 bougies ou 150 ? », Socio-logos [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 28 juin 2023, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/6275 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-logos.6275

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Auteur

Stéphane Dufoix

Professeur de sociologie (Université Paris-Nanterre)
Membre de l’Institut universitaire de France

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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