• 1 Situé au 59/61 rue Pouchet (XVII^e arrondissement), il abrite depuis les années 1980 plusieurs labor (...)

1Le 26 octobre 2001, dans les locaux de l’Institut de Recherche sur les Sociétés Contemporaines (IRESCO1), à Paris, eut lieu une rencontre inédite entre les représentant·e·s de l’Association des Sociologues Enseignants du Supérieur (l’ASES), de la Société Française de Sociologie (la SFS) et de l’Association internationale des Sociologues de Langue Française (l’AISLF). Son objectif était de présenter leurs histoires et leurs fonctions respectives, pour ensuite réfléchir à leur avenir et à une possible coordination entre ces trois associations. Réunissant près de 120 personnes, elle aboutit à la décision de créer une association nationale de sociologie. Pour comprendre l’importance de cet événement, qui fixe une sorte de photographie de l’environnement associatif de la sociologie du moment, nous proposons de revenir sur deux moments clés – la fin annoncée de la SFS et, surtout, l’affaire Teissier –, qui traduisent l’état de la sociologie française quelques mois avant la création de l’Association Française de Sociologie (AFS).

• 2 Gabriel Le Bras en assura la présidence, Raymond Aron la vice-présidence et Henri Mendras le secrét (...)
• 3 Sur l’histoire de l’Institut Français de Sociologie, voir le texte de Stéphane Dufoix dans ce numér (...)

2Société savante créée en 1962, la SFS2 avait pris la suite de l’Institut français de sociologie3 (IFS), alors dirigé par Raymond Aron, dont elle poursuivait le mode de fonctionnement avec des réunions mensuelles, devenues trimestrielles à partir de 1982 (SFS, 2001). Elle organisait également chaque année deux journées d’étude et, ponctuellement, des colloques, dont le premier, portant sur « les transformations sociales de la France contemporaine », avait réuni près de 200 personnes (SFS, 2001) et donné lieu au fameux ouvrage collectif dirigé par Jean-Daniel Reynaud (1966), Tendances et volontés de la société française.

• 4 Il fut supprimé en 2006 avec la réforme licence-master-doctorat.
• 5 Le nombre de diplômés augmenta également : « vers 1975, environ 500 diplômes de premier cycle de so (...)
• 6 En 1997, les enseignant·e·s de sociologie étaient près de 600 (Chenu, 2002, p. 52).
• 7 Elle deviendra par la suite Association des sociologues enseignant·e·s du supérieur.

4Il est vrai qu’à partir des années 1970 la communauté des sociologues commençait à s’agrandir. Avec la création du Diplôme d’études universitaires générales (DEUG4) en 1973 et les débuts de l’université de masse5, le nombre d’enseignant·e·s de sociologie augmentait à un rythme rapide : d’une vingtaine en 1958, il atteignit la centaine en 1968 et environ 300 en 19786 (Chenu, 2002, p. 49). Pour répondre à leurs besoins spécifiques, l’Association de sociologues enseignants du supérieur7 (ASES) vit le jour en 1989.

• 8 Par exemple, Bruno Péquignot, membre de la SFS, de l’AISLF et ancien président de l’ASES (1993-1994 (...)
• 9 17 personnes étaient présentes à la dernière rencontre de la SFS (Entretien avec Bruno Péquignot, l (...)

7L’adhésion à la SFS était conditionnée à la présentation de deux parrains, pratique de cooptation habituelle dans certaines associations disciplinaires8 ainsi qu’à l’AISLF jusqu’au début des années 2000. Selon le premier annuaire publié en 1966, elle comptait 339 membres. Cependant, trente ans plus tard, elle réunissait peu d’adhérents9 et peu de cotisants – une cinquantaine en 2001 selon son président Claude Dubar (SFS, 2001) –, et subsistait grâce aux subventions du CNRS.

• 10 Selon Bruno Péquignot, qui fut directeur scientifique adjoint au sein du département des sciences d (...)

8Or, cette année-là, le CNRS ne lui accorda pas la subvention demandée, destinée à l’organisation de ses Journées annuelles10 (SFS, 2001). La perte de ce soutien institutionnel et financier remettait dès lors en question le devenir de la SFS.

• 11 Il s’agit de la publication dans la Revue Française de Sociologie d’un communiqué commun signé par (...)

9Après avoir consulté Daniel Filâtre, président de l’ASES, et Renaud Sainsaulieu, ancien président de l’AISLF, Claude Dubar décida de transformer ces Journées, prévues en octobre à l’IRESCO, en une rencontre inter-associations SFS, ASES et AISLF sur le thème « pour un renouveau de l’organisation de la profession de sociologue en France ». Annoncée en septembre 2001 pour le 26 octobre, son objectif s’élargit au cours de ces quelques semaines. Pour Claude Dubar et le comité directeur de la SFS, cette rencontre devait permettre de préparer une assemblée extraordinaire en décembre 2001 pour décider du destin de la SFS, mais aussi « constituer un premier jalon de l’élaboration d’un code de déontologie de la profession de sociologue proposé par la déclaration commune Tirer les enseignements de l’affaire Teissier11 » (Archives de l’AFS).

• 12 « L’affaire Teissier nous a fortement ressoudé·e·s tous ensemble au-delà de ce qu’était l’ASES » (E (...)

10En effet, depuis plusieurs mois, la thèse en sociologie de l’astrologue Élizabeth Teissier, intitulée « Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes » et soutenue le 7 avril 2001 à l’Université Paris-V, secouait la communauté des sociologues. Paradoxalement, elle eut pour conséquence de les fédérer12 et de renforcer le rôle de l’ASES.

• 13 Voir aussi Gérald Houdeville (2008, p. 273-298), qui analyse l’affaire Teissier comme une « activit (...)
• 14 Notamment France Aubert, Alain Bourdin, Philippe Casella, Jean-Michel Chapoulie, Catherine Paradeis (...)
• 15 Durant la même période, le nombre de sociologues recruté·e·s par la 19^e section est passé de 380 à (...)

11L’ASES n’avait qu’une douzaine d’années d’existence au moment de l’Affaire Teissier. Constituée en janvier 1989 à l’initiative de quelques sociologues14, elle visait, selon l’article 2 de ses statuts, à « défendre, améliorer et promouvoir l’enseignement de la sociologie » (Archives de l’ASES) mais voulait aussi peser dans les éventuelles négociations face au ministère, en tant que représentation collective des sociologues. Pour cela, il lui fallait « rassembler, à des fins d’information, de réflexion, de concertation et de proposition, les enseignants-chercheurs et les enseignants de sociologie en poste dans les universités et les établissements d’enseignement supérieur assimilés » (article 2). 127 adhérent·e·s étaient déjà recensé·e·s en 1990, 242 en 2000, représentant 38% des sociologues de la 19^e section du Conseil National des Universités (CNU) (Archives de l’ASES)15.

• 16 26 rencontres publiques furent organisées entre 1989 et 2001 (Archives de l’ASES) dont on peut retr (...)
• 17 La réforme Bayrou de 1996, qui introduisit entre autres la semestrialisation, les unités d’enseigne (...)

12L’ASES fonctionnait sur le mode des rencontres publiques16 – d’abord une par an, puis trois à partir de 1996 –, auxquelles participaient de 50 à 100 personnes (Archives de l’ASES). La Lettre de l’ASES, à raison de 1 à 3 numéros par an, faisait le lien entre les membres et la vie de l’association en publiant les comptes rendus d’assemblées générales et de conseils d’administration, mais aussi des informations pratiques sur le CNU (résultats des qualifications et des recrutements, recommandations pour la présentation des dossiers et diverses statistiques). En accompagnant la réflexion sur l’enseignement universitaire (du 1^er au 3^e cycle), en particulier lors de projets de réforme17, et sur le métier d’enseignant·e-chercheur·se (recrutement, publications, politique de la recherche, etc.), elle contribua à l’élaboration de règles déontologiques et à plus de transparence sur les procédures universitaires. Or, la thèse d’Élizabeth Teissier, réalisée sous la direction de Michel Maffesoli, remettait en question toutes ces avancées et entachait la crédibilité de la sociologie.

• 18 Notamment Libération, «Élizabeth Teissier docteur des astres. Polémique universitaire autour de sa (...)
• 19 En particulier Jean Audouze, astrophysicien et directeur du Palais de la Découverte (Morin, 2001, 7 (...)

13L’Affaire Teissier débuta dans la presse dès le 9 avril par des articles18 qui relataient la soutenance de thèse de la célèbre astrologue dans le prestigieux amphithéâtre Liard de la Sorbonne, conclue par l’attribution du titre de docteure en sociologie par l’Université de Paris-V. Ces articles évoquaient déjà le malaise, voire les réticences, qu’elle soulevait au sein du monde scientifique et de la communauté universitaire, à commencer par l’Association française pour l’information scientifique (AFIS) qui publia la veille une mise en garde : « Depuis des années, Élizabeth Teissier réclame la création d’une chaire d’astrologie à la Sorbonne et il est à craindre qu’elle se servira de son diplôme pour renforcer cette cause » (Morin, 2001, 7 avril). Des personnalités scientifiques19 avaient même demandé au président de l’université Paris-V, Pierre Daumard, le report de la soutenance et la présence d’astronomes parmi les membres du jury. Sans résultat. D’un autre côté, « d’autres scientifiques jugeaient au contraire “contre-productif” de faire de l’astrologue une martyre de la science » (Morin, 2001, 7 avril). Seulement, Élizabeth Teissier médiatisa l’événement comme une légitimation de l’astrologie en tant que science et défendit son enseignement à l’université, espérant même sa réintroduction à la Sorbonne (Krivine, 2001, 9 avril ; Rotman, 2001, 9 avril).

• 20 Pour Jean-Paul Krivine, rédacteur en chef de Science et pseudo-sciences, revue de l’AFIS, « ce n’es (...)

14Certes, en l’absence de la mention de « félicitations » accompagnant son titre de docteure, l’accession d’Élizabeth Teissier à l’Université semblait impossible – mais la réputation de la sociologie était ébranlée20. Aussitôt, plusieurs sociologues exprimèrent leur inquiétude ou leur indignation auprès de l’ASES (Filâtre, 2001) mais aussi dans la presse.

15Christian Baudelot et Roger Establet prirent l’initiative de réagir dans Le Monde dès le 17 avril, sous le titre « La sociologie sous une mauvaise étoile ». S’ils chargeaient l’institution universitaire, déplorant que les contrôles n’aient pas fonctionné, ils s’en prirent aussi à Michel Maffesoli et à sa sociologie : son refus des principes de l’objectivation, « le culte du vécu, l’interprétation gratuite et l’analyse spontanée » (Le Monde, 17 avril 2001). Alain Bourdin fit paraître deux jours plus tard dans Libération « La sociologie, l’antithèse de Teissier », resituant l’évènement dans le cours normal de l’histoire des sciences et de ses polémiques : « aucune science ne peut progresser sans prendre de risques et sans accepter à certains moments l’émergence de discours totalement hétérodoxes » (Libération, 19 avril 2001).

• 21 Signalons notamment les articles de Patrick Tacussel (2001, 25 avril), membre du jury de thèse, de (...)

16Michel Maffesoli répondit à ses détracteurs quelques jours plus tard dans Le Monde. Faisant l’« Éloge de la connaissance ordinaire », il défendit son approche en assurant que « si la sociologie est en danger, ce n’est pas de ses audaces et de ses “outsiders”, mais bien d’un conformisme de pensée la rendant terne et ennuyeuse à souhait » (Maffesoli, 2001, 23 avril). D’autres articles suivirent dans la presse21, ravivant « la fracture au sein de la sociologie » (Morin, 2001, 4 mai) entre « les héritiers d’une sociologie positiviste et durkheimienne et les défenseurs d’un contre-courant antipositiviste plutôt phénoménologique, revendiqué par Michel Maffesoli » (Piriou, 2001, 2 mai).

• 22 Diffusée dans le réseau de l’ASES depuis le 20 avril et transmise le 30 avril pour information à la (...)

17Le 30 avril, « persuadés que cette thèse est problématique au regard de nos principes et que les propos tenus par cette personne posent un problème sérieux à notre communauté » (Filâtre, 2001), les membres du comité de direction de l’ASES adressèrent une pétition22 au président de Paris-V lui demandant de « surseoir à l’enregistrement de la thèse de Mme Teissier et de faire procéder par des experts indépendants et reconnus à un réexamen approfondi de ses travaux » (Archives Affaire Teissier, 2001). En choisissant l’angle de la thèse et des conditions d’obtention du titre de doctorat, l’ASES s’inscrivait dans son rôle de transparence et de suivi des règles déontologiques.

• 23 Dans un mail adressé à l’ASES, le 25 avril 2001, Jean-Paul Krivine écrivit : « J’ai lu la thèse, et (...)
• 24 À lire sur https://ciboispagesperso.fr/HistTeissier.htm, consulté le 21 juin 2023.
• 25 Parmi les experts, historiens des sciences, physiciens et astrophysiciens, citons l’anthropologue D (...)
• 26 Dans son article « Comment devenir docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue ? » (...)
• 27 Le rapport est accessible sur https://ciboispagesperso.fr/HistTeissier.htm, rubrique « Analyse de l (...)

18Jusque-là, peu de personnes avaient pu se procurer et lire la thèse d’Élizabeth Teissier23 mais le résumé officiel24, reproduit sur le site de l’ASES créé à cette occasion, confirma les craintes initiales. La crédibilité de la sociologie était bien en jeu. L’examen de son contenu par la commission de spécialistes25, formée autour des astrophysiciens Jean Audouze et Jean-Claude Pecker et à laquelle participèrent les sociologues Bernard Lahire26 et Philippe Cibois, allait demander près de quatre mois de travail pour publier un rapport argumenté et sans appel27.

• 28 Initialement, elle devait porter sur l’évaluation en Deug (Filâtre, 2001).
• 29 Deux exposés contradictoires, l’un par Christian Baudelot, l’autre par Lucien Karpik, étaient prévu (...)

19L’ASES décida alors de consacrer sa rencontre publique, déjà programmée le 12 mai28 à la Sorbonne, à « La thèse de sociologie, questions épistémologiques et usages après l’affaire Teissier », en invitant ceux qui l’avaient lue à en faire un compte rendu29. Les débats devaient répondre à trois questions. D’abord, pouvait-on condamner un travail de thèse validé selon des procédures légales par des collègues patentés ? Ensuite, quels arguments (détournement scientifique, écart par rapport à une règle dogmatique, préjudice à la discipline, remise en cause d’une compétence, etc.) pouvait-on mobiliser ? Enfin, quelles capacités de réaction collective et de régulation pouvait-on mettre en place ? (Filâtre, 2001 ; Morin, 2001, 15 mai).

• 30 Pour appuyer son propos, Christian Baudelot cita l’astrologue selon laquelle la sociologie occulter (...)
• 31 En arrivant dans la salle, il s’adressa à Daniel Filâtre : « Monsieur le président, cher Daniel, ac (...)

20Réunissant une soixantaine de personnes, cette journée se transforma en une sorte de « contre-soutenance » (Morin, 2001, 15 mai). Christian Baudelot qualifia la thèse d’« apologie militante, polémique, de l’astrologie »30, tandis que pour Dominique Desjeux, il ne s’agissait « ni d’une thèse, ni de sociologie » mais de « 600 pages de marketing pro-Teissier » (Morin, 2001, 15 mai). Si la présence inattendue de Michel Maffesoli31 apporta une certaine tension dans les débats (Filâtre, 2001), il défendit sans surprise son approche et la soutenance d’Élizabeth Teissier (Morin, 2001, 15 mai).

• 32 Cette date nous a été confirmée par Philipe Cibois bien qu’elle n’apparaisse pas sur son site. La d (...)
• 33 À partir de 2006, un groupe de travail de l’AFS fut chargé d’élaborer une proposition de charte rég (...)

21En définitive, la rencontre du 12 mai permit de clore l’affaire Teissier sur le fond en ouvrant le chantier de la thèse en sociologie (élaboration d’un code de déontologie pour son encadrement ; définition et formalisation de ses normes de validation) (Filâtre, 2001). Dès le mois de juin, l’ASES programma les trois premières séances de l’année 2002 sur le processus de la thèse : « la faire, l’encadrer, l’évaluer » (Compte rendu du CA de l’ASES du 14 juin 2001). Le 20 juin32, un communiqué commun, intitulé « Pour en finir avec “l’affaire Teissier” », co-signé par Claude Dubar, Daniel Filâtre et Jean-Yves Trépos, président de la section 19 du CNU conclut alors : « Le moment est peut-être venu d’élaborer collectivement ce code de déontologie33 qui permettra de mieux cerner ce que les sociologues attendent d’une formation par la recherche, ce qu’ils veulent reconnaître sous le nom de “laboratoire” et quel type de compétences ils souhaitent voir sanctionnées par les thèses de sociologie. Si c’était le cas, “l’affaire Teissier” aurait été très utile » (Archives affaire Teissier, 2001).

• 34 En raison aussi d’une baisse du syndicalisme chez les sociologues universitaires.

22Si la sociologie se caractérisait par la pluralité de ses approches théoriques et méthodologiques, elle ne s’exonérait pas pour autant des principes scientifiques. Face à l’affaire Teissier et aux pratiques universitaires douteuses, les sociologues avaient su se mobiliser, faire front collectivement, débattre et avancer des propositions concrètes. L’ASES, devenue l’organe de la riposte, en ressortit grandie, encore plus légitime à défendre la sociologie34 ; mais, limitée à l’enseignement supérieur, elle ne pouvait représenter toute la profession. La SFS avait elle aussi participé à la mobilisation mais son poids était beaucoup plus faible. Une association nationale de sociologie, représentant les différents statuts, devenait ainsi indispensable. Par ailleurs, il apparaissait nécessaire de se coordonner entre instances et associations pour faire reconnaître la sociologie, ses compétences professionnelles et ses exigences scientifiques (Archives affaire Teissier, 2001). C’est dans ce contexte que se déroula la rencontre inter-associations du 26 octobre, afin de discuter de l’avenir de la SFS et, plus généralement, du rôle des associations de sociologie.

• 35 Entretien avec Daniel Filâtre, le 30 mars 2023.

26L’ASES, association corporatiste des sociologues de l’enseignement supérieur, se détermina contre l’intégration de la SFS en son sein35 tout en étant favorable au maintien de liens privilégiés entre les deux structures. Quant à la 19^e section du CNU, elle ne pouvait se substituer à une association professionnelle de sociologues.

• 36 Les sociologues français·e·s constituent toujours la première nationalité de l’AISLF et leur poids (...)
• 37 Entretien avec Bruno Péquignot, le 13 avril 2023.

27La présence de l’AISLF, association internationale, dans une rencontre nationale peut surprendre dans le contexte d’aujourd’hui. Mais, à l’époque, elle remplissait l’espace que n’avait pas réussi à occuper la SFS. En effet, selon l’annuaire de 1999, plus de 500 sociologues français·e·s en étaient membres – soit davantage qu’à l’ASES ou à la SFS – et représentaient 44,3% des membres de l’association, constituant la première nationalité de l’AISLF36. Elle jouait donc en partie le rôle d’une association nationale, du moins pour beaucoup de ses membres, mais elle ne pouvait se substituer complètement à elle. Les relations entre les deux associations ne sont d’ailleurs pas faciles à établir. Si, pour Bruno Péquignot37, la SFS a été créée par Raymond Aron pour concurrencer l’AISLF qu’avaient fondée en 1958 Georges Gurvitch et Henri Janne, pour Lucie Tanguy elle avait été instituée au contraire avec son appui (Tanguy, 2011, p. 99). En outre, les principaux responsables de la SFS en 1962 – Raymond Aron, vice-président, Jean Cazeneuve, André Davidovitch, Jacques Maître, Henri Mendras, secrétaire général, Alain Touraine – étaient également membres de l’AISLF.

• 38 Il s’agit des contributions d’Alain Chenu pour les États-Unis, de Jean-Paul Willaime pour l’Allemag (...)

28Très vite, au cours des discussions, se dessina « un accord sur le fait qu’il fa[llai]t faire renaître la SFS et non la supprimer ou la faire se joindre à l’ASES » (La Lettre de l’ASES, 2001 et Archives de l’AFS). La présentation d’associations étrangères38 permit de clarifier le rôle qu’elle devrait jouer. Écartant la formule de la société savante, trop fermée, la création d’une association nationale de sociologie distincte de la SFS et autonome, dont le périmètre dépasserait la recherche et l’enseignement supérieur, apparut évidente. La modification des statuts – « démocratiques » – fut envisagée afin d’entériner le changement et un nouveau nom fut même évoqué, celui d’AFS, Association Française de Sociologie (La Lettre de l’ASES, 2001 et Archives de l’AFS).

• 39 Bruno Péquignot, élu vice-président de l’AFS en 2002, sera chargé d’organiser les différents réseau (...)

30Pour répondre au premier point qui découlait de l’affaire Teissier, il fallait s’assurer une représentation de tous les courants de la sociologie française dans le comité exécutif de l’association, ainsi que dans les différents groupes de recherche ou « réseaux thématiques39 », par des procédures électives ouvertes et transparentes.

• 40 Les statuts de l’AFS stipulent (Article 4) : « Peut faire partie de l’association toute personne ay (...)
• 41 Ce point est intéressant comparé à la politique de l’AISLF qui, pour préserver une image « d’excell (...)
• 42 « La cotisation annuelle a été fixée à 30 euros, à 15 euros seulement pour les doctorants sans allo (...)

31L’ouverture aux doctorant·e·s s’imposait aussi par le contexte de la thèse d’Élizabeth Teissier afin de favoriser leur socialisation et était déjà largement pratiquée dans d’autres associations nationales – suisse, canadienne et anglaise notamment. Le parrainage qui caractérisait la SFS serait donc abandonné au profit d’une adhésion large, accessible à partir du diplôme de niveau master (ou son équivalent40), donnant les mêmes droits qu’aux autres membres titulaires d’un doctorat – celui de voter et celui d’être élu·e dans les RT ou les GT et au comité exécutif41. Cette question fut plus disputée, mais elle n’était pas seulement un choix politique, elle relevait aussi d’une stratégie habile dans un contexte de progression des effectifs étudiants, augmentant de facto la base des adhérent·e·s et secondairement le montant des cotisations versées42.

• 43 Le CNRS mit toutefois à disposition de l’AFS un bureau à l’IRESCO et un demi-poste d’assistant-ingé (...)

32En effet, pour ne pas dépendre des subventions du ministère ou du CNRS43, l’autonomie financière impliquait de garantir ses propres ressources, dont les voies principales restaient les cotisations et les droits d’inscription au congrès. Ce dernier, « dont l’objectif est de permettre au plus grand nombre de sociologues de présenter leurs recherches individuelles et collectives et d’en débattre » (Statuts AFS) aurait lieu tous les deux ans.

• 44 Ces nouveaux statuts furent d’abord définis par le comité directeur élargi de la SFS, réuni le 26 n (...)
• 45 Le premier congrès de l’AFS, initialement voulu en 2003, fut repoussé à 2004 et eut lieu, non pas e (...)

33Un plan de travail et un calendrier furent rapidement établis. Il fut convenu que les statuts44 de la nouvelle AFS pourraient être votés lors de l’assemblée générale, fixée le 21 décembre 2001 à l’IRESCO et qu’« un comité de réflexion [devrait] examiner l’organisation du premier congrès national de sociologie (qui pourrait avoir lieu en province pour pouvoir recevoir un soutien régional)45 » (La Lettre de l’ASES, 2001 et Archives de l’AFS).

• 46 La « représentation professionnelle des chercheurs » et la « coordination entre associations présen (...)

34Cette rencontre inédite, réunissant les représentant·e·s de plusieurs associations de sociologie (SFS, ASES, AISLF et 19^e section du CNU) devant près de 120 personnes, dont l’un des objectifs était de repenser les relations entre elles46, conduisit ainsi à la dissolution de la SFS et à la naissance de l’AFS, toutes deux entérinées lors de l’assemblée générale du 21 décembre 2001.

• 47 Le premier comité exécutif, élu le 22 mars 2002, était composé des 20 membres suivants : Daniel Ber (...)
• 48 Lire son témoignage dans ce numéro.

35Si l’on regarde l’histoire de ces quelques mois qui ont précédé la naissance de l’AFS, avec le recul des vingt ans écoulés depuis, on mesure le chemin parcouru par la sociologie française et par les sociologues en termes d’ouverture et de pratiques démocratiques. En effet, très peu de femmes étaient présentes dans les instances dirigeantes de l’ASES ou de l’AFS. Le bureau provisoire de l’AFS, élu pour 3 mois le 21 décembre 2001, n’était même composé que d’hommes : Philippe Cibois, président, Daniel Bertaux et Dominique Desjeux, vice-présidents, Jean-Charles Lagrée, secrétaire général et Louis Chauvel, trésorier. Le premier bureau de l’AFS, élu par l’assemblée générale en mars 2002, compta 8 femmes sur les 20 élu·e·s47 dont trois jeunes docteures, parmi lesquelles Sylvia Girel48. Afin de mieux marquer ce changement, dans sa première lettre de président de l’AFS, le 4 juin 2002, Daniel Bertaux introduisit l’écriture inclusive comme « modeste contribution typographique à l’universalisation de l’écriture » et « pour rappeler par exemple que les élus sont aussi des élues » (Archives de l’AFS).

• 49 Dans sa lettre du 4 juin, Daniel Bertaux reprit l’exemple qu’il avait donné lors de l’assemblée gén (...)

36Cette volonté d’ouverture s’adressa aussi aux différents courants de la sociologie : « nous pouvons créer ensemble une institution démocratique, ouverte à tous les courants, à tous les domaines de la sociologie », rappela Daniel Bertaux toujours dans sa première lettre du 4 juin 2002 (Archives de l’AFS). Pour cela, « il faut que cette diversité se reflète dans la composition du réseau thématique correspondant, et dans celle de son bureau, lequel devra être élu (à la proportionnelle) par les membres du réseau »49 (Archives de l’AFS).

• 50 Son site personnel où il déposa les archives de la SFS et de l’ASES, puis de l’AFS, servit de premi (...)
• 51 Pour Daniel Mercure, l’existence d’une association française de sociologie était pertinente et ne p (...)
• 52 L’assistante-ingénieure de l’AFS, Elizabeth Dedieu, travaillait également à mi-temps pour l’AES, ce (...)
• 53 Son mandat fut exceptionnellement prolongé à 3 ans.
• 54 En effet, le congrès de l’AISLF, sous la présidence de Monique Hirschhorn, devait avoir lieu en 200 (...)

37Les relations avec les autres associations restèrent étroites, en particulier avec l’ASES, notamment grâce à Philippe Cibois, qui occupa les fonctions de secrétaire général dans les deux associations, en charge du Bulletin de l’ASES et de la création du site de l’AFS50. Avec l’AISLF, les relations furent plus tendues en raison des dates de leur congrès, qui les mettaient en concurrence pour la participation et surtout pour les demandes de financement51. En effet, le calendrier des principaux congrès était connu à l’avance : l’association Internationale de sociologie (AIS) organisait le sien en juillet 2002 à Brisbane, en Australie, l’association européenne de sociologie (AES52) en septembre 2003 à Murcia, en Espagne, et l’AISLF en juillet 2004 à Tours, en France. Or, le congrès de l’AFS, envisagé en septembre 2003, fut repoussé à février 2004, soit la même année que celui de l’AISLF (Archives de l’AFS). Les relations s’apaisèrent sous la présidence de Dan Ferrand-Bechmann (2006-200953) qui parvint à déplacer le congrès de l’AFS de 2008 à avril 2009, évitant désormais que la principale manifestation de ces deux associations se tienne la même année54.