1Le RT24 naît en 2003 dans le contexte de la préparation du 1er Congrès de l’AFS à Villetaneuse, tenu en 2004. En tant que RTf (réseau thématique en formation), il s’appelait alors « Travail (productif et reproductif), rapports sociaux, rapport de genre ». Il devient un réseau thématique (RT24) en 2005 et adopte alors le nom actuel : « Genre-classe-race. Rapports sociaux et construction de l’altérité ». Depuis 2004, il a participé sans interruption aux neuf Congrès de l’AFS, mais aussi été à l’initiative, avec ou sans d’autres réseaux thématiques, des colloques, journées d’études, séminaires, publications, débats, etc. Cette activité scientifique – et politique – repose sur un ensemble de tâches visibles/invisibles, matérielles/idéelles ou encore formelles/informelles qui relèvent de ce que nous appellerons ici « travail de bureau ». Ce travail est à la fois : (1) ce qui a permis la constitution d’un collectif particulièrement précieux – à la fois espace de socialisation professionnelle et théorique mais aussi d’entraide ; (2) le cœur de rapports de pouvoir que notre vigilance ne parvient jamais réellement à endiguer et qui se traduisent par la (re)production de positions dominantes et d’inégalités dans la répartition des tâches au sein du bureau.

2Comptant parmi les plus ancien-ne-s membres du bureau, nous avons donc décidé de commencer à ouvrir la boîte noire de ce « travail de bureau » et proposons ici une première réflexion articulée autour de trois questions : 1. Quelles sont les grandes étapes de l’histoire du RT24 ? 2. Quel programme de recherche a-t-il donné à voir (et donc construit) ? 3. Quel est le contenu concret du travail de bureau ? Ces trois questions ouvrent sur une problématique transversale : dans quelle mesure ce travail a-t-il été réalisé collectivement et a-t-il permis de combattre les oppressions sexistes, racistes et classistes qui se jouent dans ce RT – comme dans la sociologie française et plus largement dans la société tout entière – autour de l’organisation du travail ?

3Après un encadré méthodologique, l’article cherche à refléter les continuités et mutations du collectif ambivalent que représente le RT24. Tout en retraçant la naissance du réseau, la première partie privilégie le groupe initiateur, formé autour du projet de créer dans l’AFS un espace pour le genre, puis décrit son élargissement autour du projet d’articuler les rapports sociaux. Nous y donnons aussi à voir la dynamique au long cours des rapports sociaux de sexe au sein du bureau. La deuxième partie se confronte au programme de recherche du RT24 et à ses inflexions en privilégiant ses appels à communications, mais sans négliger ses activités scientifiques inter-Congrès, qui ont débouché sur une prise en compte plus systématisée des rapports sociaux de race. Enfin, la troisième partie proposera des photos ethnographiques du travail de bureau et abordera plus en profondeur certains conflits, dont la question du racisme. La composition sociologique de notre collectif nous permet-elle de penser cette question avec la même acuité que les rapports sociaux de sexe ? C’est le travail de bureau – via sa composition, son animation et son organisation – qui apparaît alors au centre de la reconfiguration des rapports de pouvoir au sein du RT24.

Encadré méthodologique

Cet article repose sur la combinaison de plusieurs types de matériau. Le premier – davantage ethnographique – combine nos souvenirs et observations nés d’une longue et intime fréquentation du RT24 (depuis 2003 pour Jules, 2005 pour Xavier et 2009 pour Aude), souvenirs et observations qui n’étaient pas initialement destinés à devenir matière à article. C’est pourquoi ce matériau subjectif est appuyé, voire corrigé, par un corpus plus objectiviste que nous avons constitué pour cet article autour de trois sources.
Aude et Xavier ont d’abord mené un entretien enregistré en 2018 avec la fondatrice du RT24, Danièle Kergoat, sous forme d’une discussion informelle et d’une confrontation mémorielle autour de différents items : mode de création du réseau, rapports avec l’AFS, choix du nom, fonctionnement originel, contours du travail du bureau, etc. Le son étant souvent inaudible, cet entretien n’a pu être pleinement exploité, mais a permis de constituer une forme de verbatim pour illustrer plusieurs dimensions abordées.
Les deux autres sources résultent d’un travail de récupération des archives du RT. D’une part, pour analyser les évolutions du programme de recherche du réseau, nous avons mené une analyse de contenu des huit appels à communication produits pour les Congrès de l’AFS, enrichie des activités inter-Congrès du RT24. D’autre part, nous avons travaillé sur les comptes rendus (CR) des réunions de bureau que nous avons réussi à retrouver pour la période 2003-2022 (N = 61). Ce travail de collecte reste inachevé, mais il concerne plus de 90 % des 69 réunions repérées entre 2003 et 2022 (voir Annexe 1). Il a permis de mieux saisir « qui était là et quand », d’objectiver les réseaux constitutifs du bureau et de proposer une sociographie du bureau. Si le sexe a pu être objectivé grâce aux prénoms et à notre immersion (quoique de manière naturalisante), la race et la classe ont posé de telles difficultés d’objectivation qu’elles n’ont pas été analysées rigoureusement ici. Faute de place aussi, pour cet article qui entend en priorité retracer la naissance et les grandes réorientations du réseau à travers l’analyseur que représente son travail de bureau, nous avons privilégié, dans notre analyse de contenu, les CR des années 2003-2015. Nous avons cependant aussi utilisé la lecture des CR plus récents pour présenter les évolutions structurantes de ce travail de bureau au-delà de 2015, notamment jusqu’à la pandémie Covid19.

1. La construction d’un espace collectif (féministe) pour le genre (et d’autres rapports sociaux)

4Le RT24 se crée, s’organise et se consolide au service d’un projet collectif (1.1). Depuis 2003, on peut distinguer trois grandes périodes dans l’histoire de ce réseau si l’on focalise sur le(s) poste(s) d’animatrice(s) et le renouvellement des membres du bureau (1.2). L’analyse quantitative des CR permet d’ancrer l’ambivalence du réseau en termes de domination masculine et de résistance féministe (1.3).

1.1. La naissance du RT24 : sentiment de marginalité et besoin de faire collectivement

5En combinant le premier CR (04-03-2003) et l’entretien, il est possible de repérer un triple mouvement qui va structurer en profondeur l’histoire du RT24 et de son bureau, en termes de travail collectif, de composition et d’objet scientifique.

6D’abord, la sociologue Danièle Kergoat joue un rôle central en impulsant la création du réseau et en cristallisant le regroupement de personnes pour la plupart déjà reliées par des réseaux préexistants, à la fois scientifiques et politiques. Selon son récit, lors de la réunion constitutive des premiers réseaux thématiques, elle a pris sur elle d’oser se lever pour en proposer un correspondant à ses préoccupations scientifiques :

J’étais sur une chaise là en me disant « Vas-y, Danièle, vas-y ! »

Les RT n’existaient pas et c’est pendant cette AG qu’on les crée. Je revois le tableau où tout le monde écrit les noms des RT.

Ce qui nous réunissait c’était ce sentiment de marginalité, sentiment très très fort pour des raisons diverses et variées et ça on l’avait vraiment en commun. […] Quand on a créé [le GEDISST], c’était un petit peu pareil, l’envie de faire ensemble quelque chose, pas individuellement, mais ensemble, c’était très fort ça… Et le RT c’était un peu... en tout cas comment moi je me suis projetée, et moi je le vivais comme ça, être ensemble pour faire quelque chose.

9Mais ces logiques résonnent au-delà puisque le réseau naissant bénéficie aussi de l’arrivée immédiate de personnes impliquées dans d’autres espaces plus ou moins marginalisés, à Paris ou ailleurs. Si l’on se base sur le premier bureau élu (CR 04-03-2003), trois types de réseaux, plus ou moins denses et imbriqués, alimentent la formalisation du RT24 : la sociologie des rapports sociaux de sexe et/ou de classe ; le féminisme radical-matérialiste ; la sociologie des migrations. Dans tous les cas, la féminisation est forte et contraste avec une sociologie dominante, marquée par le pouvoir masculin.

10Enfin, le réseau matérialise la nécessité ressentie de se réunir autour de plusieurs « thématiques » critiques. Si « les rapports de genre » constituent la porte d’entrée, il s’agit d’en faire un objet connecté à d’autres. Selon le premier CR (04-03-2003), le RT24 vise en effet : « l’articulation entre travail, rapports sociaux et rapport de genre » ; « la déclinaison des différents modes d’articulation » ; « la nécessité de décliner le terme de “travail” sous toutes ses acceptions » ; la « volonté de transgresser les “découpages” disciplinaires » ou encore d’« inclure les incidences de la globalisation et des migrations ». Il est alors affirmé que le réseau cherchera à coopérer, « sous forme de sessions communes, avec d’autres RTf déjà créés », et notamment « Classes sociales », « Migrations », « Parcours de vie » et « Mouvements sociaux ».

1.2. L’évolution de l’animation et de la composition du bureau du RT24

11Nous proposons ici une périodisation orientée par les animatrices du réseau et l’évolution de la composition du bureau. En effet, le bureau du RT24 est composé de dix (2003) à trente (2022) personnes parmi lesquelles des femmes ont joué le rôle d’animatrice principale du réseau. Nous avons fait le choix méthodologique de ne pas nommer individuellement chaque membre du RT24 mais seulement celles ayant occupé le(s) poste(s) d’animatrice(s).

Oui j’étais responsable du RT en solo jusqu’en 2009, puis passage de relais, je dis que j’arrête et personne ne me croit, j’ai compris après que personne ne m’avait cru.

14Cette périodisation permet d’ordonner une présentation quantitative du travail présentiel au bureau sachant qu’on dénombre entre 2 et 6 réunions par an, soit une moyenne annuelle supérieure à 3 (3,3). Entre 2003 et 2022, les réunions de bureau pour lesquelles les présent-e-s ont été répertorié-e-s (N = 55) ont réuni entre 3 et 34 personnes, soit une moyenne de 9 personnes (9,2). Dans la période 1 (2003-2009), on dénombre en moyenne 10 personnes, avec sept réunions (37 %) d’au moins 10 personnes ; dans la période 2 (2009-2017), 7,6 personnes en moyenne, avec cinq réunions (23 %) d’au moins 10 personnes ; dans la période 3 (2017-2022), 10,5 personnes en moyenne, avec huit réunions (62 %) d’au moins 10 personnes. Toutefois, le nombre de membres officiel-le-s du bureau n’a cessé d’augmenter depuis 2003, si bien que les réunions de la période 2, marquée par des conflits autour de la question du racisme, sont moins fournies que les autres (voir partie 3).

1.3. Un espace mixte ambivalent : entre domination masculine et résistance féministe

16Compte tenu de la centralité du genre pour les personnes fondatrices du RT24 – que ce soit dans leur projet scientifique inaugural ou dans la production de leur position au sein de la sociologie –, il est important de donner un premier aperçu de la manière dont les rapports sociaux de sexe se sont reconfigurés au sein du bureau et au long cours. Selon nos observations et l’analyse des CR des réunions, le bureau du RT24 est à la fois un espace mixte perméable au pouvoir des hommes et un espace de résistance féministe.

17En effet, de 2003 à 2022, on dénombre une moyenne de deux hommes (1,9) par réunion, soit environ une personne sur cinq. Autrement dit, les hommes sont restés en minorité numérique tout au long de l’histoire du RT24 et la progressive institutionnalisation de la sociologie du genre n’a pas engendré de masculinisation. Au contraire, l’observation par périodes permet de repérer une baisse récente de cette moyenne : 2,2 hommes dans la période 1 (soit 22 %), 1,8 dans la période 2 (soit 24 %), 1,6 dans la période 3 (soit 15 %). Cette évolution de la présence masculine peut induire deux types d’analyses, sachant que les hommes présents au bureau du RT24 depuis 2003 sont très majoritairement non racisés et issus des classes populaires/moyennes.

18La première insistera sur la reconfiguration des rapports sociaux de sexe au sein du RT24. D’une part, la faiblesse numérique des hommes n’est pas synonyme d’atténuation de leur pouvoir car leur poids – en termes de prises de parole, de réception de leurs propositions, d’impulsion politique ou scientifique – apparaît bien supérieur à leur place quantitative. D’autre part, ils disparaissent de la réalisation du travail « invisible » qui rend matériellement possible les réunions de bureau : réservation-nettoyage-rangement-fermeture d’une salle, récupération de la clé, possibilité d’avoir du thé, gestion du repas et de l’accueil à domicile des personnes ne résidant pas à Paris, etc. Certes, toutes les femmes ne sont pas assignées à ce travail à connotation domestique – notamment celles qui n’habitent pas Paris – mais celui-ci demeure très majoritairement féminisé, tout comme la rédaction du compte rendu des réunions. Depuis 2003, les hommes sont alors bien plus visibles dans l’animation de sessions lors des Congrès, l’impulsion de journées d’études ou de colloques, la prise en charge de publications, la rédaction des appels à communication. D’un point de vue féministe matérialiste, les hommes bénéficient à l’évidence d’un travail féminisé dont ils retirent des avantages matériels et symboliques puisque la participation au RT24 les aide à construire leur carrière scientifique.

19Ambivalence oblige, une autre interprétation mettra l’accent sur l’auto-mise en retrait des hommes dans l’histoire du réseau. Est-ce pour éviter volontairement d’y prendre trop de place, sous l’effet d’une demande tacite des femmes, et/ou par désintérêt progressif face à un espace jugé trop « féminisé » voire « féministe » ? Aucun homme ne s’est ainsi porté candidat pour prendre le poste d’« animatrice » du RT24 ni pour intervenir en public au nom du réseau à moins d’y être incité par le bureau. Un seul est ainsi intervenu en semi-plénière d’un Congrès depuis 2003. De plus, leur faiblesse numérique est lié à – et favorise – une forme de « collectif féministe » qui se construit aussi durant les réunions de bureau et préserve partiellement l’espace mixte d’une prise de pouvoir par les hommes. Ce « collectif féministe » est d’autant plus visible que les hommes ont eu tendance à déserter le réseau au long cours : ainsi, on ne dénombrait aucun homme ou un seul dans 39 % des réunions de la période 1 mais dans 50 % des réunions des périodes 2 et 3. Plus significatif encore, si on a pu dénombrer jusqu’à 6 hommes dans les périodes 1 et 2, on n’en a jamais trouvé plus de 3 dans la période 3. Enfin, ce « collectif féministe » est apparu très efficace lorsque deux hommes ont été identifiés, par des femmes du bureau, comme auteurs de violences sexistes, puisque l’un a été interdit d’entrer (2003) et l’autre exclu (2017).

20Ainsi, le RT24 se constitue autour d’une initiatrice qui fédère différents réseaux plus ou moins marginalisés au sein de la sociologie, et enrichis ultérieurement par des personnes provenant d’horizons davantage centrés sur le thème du racisme. Cependant, le genre et son articulation à d’autres rapports sociaux forgent un premier collectif dont l’orientation féministe permet de contenir le pouvoir masculin. C’est maintenant la manière dont le programme de recherche du RT24 s’est décliné au long cours qu’il s’agit de présenter.

2. Un projet scientifique d’articulation des rapports sociaux : (dis)continuités

21Depuis sa création, le RT24 affiche son projet scientifique à travers son nom, ses publications, ses séminaires, ses journées d’études ou colloques, mais aussi lors des Congrès de l’AFS. En privilégiant ici ses appels à communications (AAC) pour les Congrès, nous proposons d’analyser les orientations structurantes et les hésitations non moins structurantes du programme de travail de ce réseau. Après avoir mis en évidence la continuité de la mise en récit du RT24 à travers notamment l’organisation formelle de ses AAC et ses choix lexicaux privilégiés (2.1), nous axerons la focale sur la centralité affichée de plusieurs orientations théoriques et le flottement lexico-sémantique dont elles font l’objet, ce qui révèle le caractère vivant et incluant de ce réseau (2.2), dont témoignent aussi les innovations thématiques inter-Congrès du réseau et les enjeux liés à l’intégration progressive de la race parmi ses préoccupations (2.3). La mise en récit que donnent à voir les AAC du RT24 n’est alors pas dissociable de trois variables qui ont impacté les (dis)continuités de son programme : la dynamique des débats sociologiques en France depuis les années 1990, les thèmes généraux des Congrès de l’AFS, le travail scientifique du réseau en dehors des Congrès.

2.1 Continuités et inflexions dans la mise en récit d’un collectif de travail

22La rédaction des AAC représente l’activité la plus chronophage des réunions de bureau. Le travail collectif est alors revendiqué et prescrit même si l’analyse du travail réel permet de décliner trois modalités de rédaction. Dans la première période et souvent dans l’urgence, l’animatrice du RT24 joue un rôle majeur dans la mise à l’agenda du travail de Congrès et dans la rédaction du « chapeau » de l’appel, qui est ensuite enrichi par différents axes dont la conception respective revient à un-e ou plusieurs membres du bureau fonctionnant en sous-groupes en dehors des réunions mais sous la coordination de l’animatrice, qui gère aussi le travail de réception des propositions. Dans les autres périodes, si les animatrices ont pu encore jouer un rôle majeur d’impulsion et de coordination, le travail a été davantage partagé d’un triple point de vue. D’abord, la co-animation a permis d’alléger la charge de l’animatrice, en particulier pour la coordination des groupes de travail et la diffusion de l’appel. Ensuite, à plusieurs reprises, la rédaction du chapeau a été prise en charge par un-e autre membre du bureau avant validation collective tandis que l’anonymisation des propositions a créé de nouvelles tâches qui ont échu à un nombre élargi de personnes. Enfin, l’allongement des réunions de bureau sur une journée entière a permis d’instituer un travail de groupes in situ, qui a favorisé une validation plus partagée des textes et une appropriation plus collective des appels malgré l’hétérogénéité croissante des membres du bureau à partir de 2009. Cependant, dès que le RT24 travaille en inter-RT, la segmentation du travail et la moindre validation collective reprennent le dessus. C’est dans le cadre de ce travail collectif, plus ou moins abouti, et de ses configurations variables que les continuités et inflexions des AAC peuvent être aussi interprétées.

23Pour cet article, nous avons analysé – sur un plan formel et épistémologique – le contenu des huit AAC publiés entre 2006 et 2021 (le Congrès de Villetaneuse n’ayant pas fait l’objet d’un appel « classique », voir partie 1). L’étude lexicale met en évidence des continuités majeures qui ne doivent pas masquer une dynamique relative de renouvellement des orientations structurantes du réseau.

24Sur le plan formel, les AAC se structurent pour tous les Congrès selon la même logique. Un chapeau introductif reprend le thème général du Congrès suivi, selon les cas, d’une énumération des différents angles d’approche théorico-empiriques ou d’une série de questionnements. Le plus souvent, des axes sont ensuite proposés. Une formulation précisant les modalités pratiques de soumission et d’envoi clôt l’appel. À partir de 2015, une mention spéciale au sujet de l’anonymisation des propositions est ajoutée. Certains AAC sont plutôt courts (1,5 page en 2011 et 2015), d’autres déclinent une liste d’interrogations et d’axes (5 pages en 2009 et 2021).

25L’analyse des AAC permet alors de saisir un collectif en train de se faire. Les AAC suggèrent l’idée de « continuité » entre les différents Congrès par des formulations comme « depuis sa création ». Le récit se construit autour d’un programme visant à analyser « les dominations » (2013), à « déconstruire les schèmes biologisants, essentialisants, naturalisants qui structurent la dynamique des rapports sociaux » (2015) et « la notion de pouvoir » (2017). Depuis 2009, les thèmes généraux proposés par l’AFS (violences, dominations, nature, pouvoirs, dé-re-classer, etc.) résonnent avec les orientations privilégiées du RT24. Le thème général des différents Congrès agit alors comme une invitation à s’inscrire dans la dynamique collective prescrite par l’AFS en faisant des liens avec l’histoire particulière du réseau. Plusieurs énoncés renvoient aussi aux activités inter-Congrès du RT. Dès le 3^e Congrès (2009), une référence systématique est faite, dans le chapeau de l’AAC, aux « séminaires internes » du RT. La mise en récit de ce travail collectif s’est imposée au fil des Congrès comme un geste, si ce n’est de fabrication d’un collectif, du moins de délimitation d’un ensemble de réflexions communes, qui hérite des débats antérieurs et s’en nourrit. Cela se retrouve dans les modes d’écriture, notamment l’usage du pronom personnel « nous » (et des adjectifs possessifs « nos », « notre »), comme s’il s’agissait d’un ensemble inclusif.

27D’une part, érigés comme champs d’investigations privilégiés du RT dès sa création, le « Travail » et les « Mouvements sociaux » ont été au cœur de deux axes thématiques mis en place dès 2003, mais ces deux objets vont se retrouver diversement présents. À l’affichage explicite du « travail » dans le premier nom du RT, s’est ajoutée toute une terminologie (travail productif et reproductif, salarié, domestique, non salarié ; délocalisation/relocalisation de la force de travail ; division sociale, ethnique et sexuée du travail) confortant l’importance accordée au thème. Il s’agit alors de se (re)demander ce qu’est le travail, de préciser ce qu’il permet de comprendre et en quoi il se transforme (2013). Malgré une quasi disparition du terme lors des Congrès de 2015 et 2017, le travail comme concept et catégorie de la pratique est replacé au cœur de l’activité du RT24 à partir de 2019 et fait même l’objet d’axes à part entière des AAC. Quant à la question des mouvements sociaux, assez peu visible dans notre corpus, elle apparaît pourtant comme une continuité thématique. Inscrite au cœur d’un paragraphe de l’AAC de 2006 co-rédigé avec le RT21 « Mouvements sociaux » (« Résistances et formation de nouveaux collectifs »), la question des luttes sociales réapparaît dans le titre d’un des axes de l’AAC de 2011 (« Domination, résistance et innovation socio-politique ») puis par l’évocation de l’activité continue d’un « groupe de travail » du réseau (2013).

28D’autre part, on repère deux inflexions thématiques. L’activité de catégorisation (quotidienne, institutionnelle, universitaire) et ses modes d’intervention, la production/déconstruction sociologique des catégories, l’importation de nouveaux lexiques catégoriels spécifiques selon les terrains et objets de recherche, etc. sont autant d’axes qui enrichissent le programme de recherche du RT24 dans les années 2010. Une autre inflexion concerne la centralité accordée aux questions méthodologiques, toujours connectées aux enjeux théoriques et épistémologiques de l’articulation des rapports sociaux de sexe-classe-race. Si ces questions et le nécessaire ancrage empirique des propositions sont des préoccupations dès l’AAC de 2006, c’est le Congrès de Nantes, en 2013, qui inaugure l’attention portée à la saisie empirique de plusieurs rapports sociaux et aux difficultés méthodologiques de leur articulation. Cette question méthodologique constitue un axe à part entière des AAC de 2019 et 2021, nourrissant nos interrogations sur la manière de faire de la recherche depuis le développement des perspectives intersectionnelles.

2.2. Un programme flottant : genre, rapports sociaux, triptyque, articulation

29Les vocables utilisés dans les AAC transportent en partie l’héritage du corpus de recherches dont ils sont issus. La référence à certains paradigmes et appareillages théoriques est décelable à travers la mobilisation de concepts clés ou d’auteures dont les travaux demeurent une référence.

30C’est le cas notamment de « l’analyse marxienne » et du « féminisme matérialiste » reconnaissables, en creux, par la mobilisation du vocable « rapport social » (qui apparaît 145 fois dans notre corpus, au singulier ou au pluriel). Le féminisme matérialiste est également décelable au travers de la citation de deux auteures considérées comme deux figures clés de ce courant de pensée : Paola Tabet (2011) et Colette Guillaumin (convoquée en 2011 et 2015). L’inscription dans l’héritage de ce courant est aussi explicitement affichée à deux reprises (en 2009 et 2019).

31Cependant, ce sont les prétentions du RT 24 à ouvrir dans l’AFS un espace au genre et aux rapports sociaux de sexe en tant que cadre d’analyse qui s’affichent prioritairement dans les AAC, dans la continuité du programme de recherche proposé pour Villetaneuse (voir partie 1). Dès 2004, l’enjeu est affiché comme double. D’une part, on ne peut faire l’économie d’un détour par le genre ou les rapports sociaux de sexe pour analyser les dynamiques sociales, quelles qu’elles soient. D’autre part, notamment à partir de 2009, les AAC invitent à articuler le genre avec d’autres rapports sociaux dans l’analyse. Or, la formulation choisie conduit à percevoir une forme de prédominance du genre.

La question de l’action des rapports sociaux de sexe ainsi que celle de leur articulation avec les rapports sociaux de classe et de « race » pourront donc constituer un fil directeur et un point de départ communs. (2009)

32Cette proclamation visant à ne jamais autonomiser le genre des rapports de classe et de race est présente dans la majorité des AAC. Mais il faudra attendre le Congrès de Lille (2021) pour que s’affirme explicitement la possibilité d’articuler directement « au moins deux rapports sociaux » sans mentionner le genre, ce qui a ouvert l’hypothèse d’accepter des communicant-e-s articulant « seulement » race et classe.

33Comme en témoignent ses deux noms successifs, les enjeux théoriques et épistémologiques d’une sociologie des rapports sociaux constituent aussi le cœur de la problématique du RT affichée dès sa création.

Qu’est-ce qu’un rapport social et quelles sont ses propriétés ? Comment définir un rapport social ? Peut-il être défini comme un rapport de pouvoir ? Si oui, autour de quels enjeux se forment les rapports de pouvoir et les groupes qu’ils constituent ? (2017)

34Toutefois, depuis 2017, d’autres questionnements relatifs à la définition d’un rapport social structurent le RT24, l’enjeu étant notamment de statuer sur la caractérisation de l’ensemble des divisions sociales à prendre en compte dans l’analyse.

Au triptyque traditionnel sont simultanément ou alternativement adjointes d’autres divisions sociales telles que la sexualité, la nationalité, les confrontations Nord-Sud, l’âge, l’ethnicité, le handicap, etc. (2017)

35Ces divisions sont-elles des rapports sociaux comme les autres ? En la matière, la mention « genre, classe, race » dans le nom du RT, dès 2005, incarne la prédominance donnée – pas seulement au sein du RT24 – à ces trois rapports sociaux, souvent caractérisés comme « fondamentaux ». Or, cette position n’élude pas des hésitations lexicales. En effet, l’invite à « Penser l’articulation des rapports genre/classe/race » diffère d’un AAC à l’autre.

La perspective de l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir (de sexe, de « race » et de classe). (2009)
Cette analyse contribue à saisir la complexité des rapports de pouvoir entre groupes dominés (de race, de sexe, de classe…) et groupes dominants (hétérosexuels, blancs, bourgeois…), entre minoritaires et majoritaires. (2011)
Comment la sociologie conceptualise-t-elle les diverses formes de domination (sexe, classe, race) ? (2013)

36Ces variations sont aussi repérables au sein d’un même AAC, comme en 2006 où sont évoqués soit « des rapports de pouvoir », soit des « systèmes de pouvoir ». En 2009, le titre d’un axe propose « une lecture Genre, Classe, Race » tout en mobilisant les expressions « rapports de genre, classe, race/ethnicité » ou « rapports sociaux de sexe, de “race” et de classe ». Ces clivages d’écriture (présence ou non de déterminants, de guillemets, etc.) révèlent la coexistence de plusieurs groupes de rédaction pour un même AAC, l’inégale socialisation des membres du bureau du RT24 à la sociologie des rapports sociaux et l’insertion préalable dans d’autres lexiques sociologiques.

37Si la question de l’articulation des trois rapports sociaux apparaît tout au long des AAC, on note une instabilité quant à la façon de nommer le caractère mutuellement constitutif des rapports sociaux. Outre l’usage prépondérant de l’expression « articulation » (25 occurrences dans les huit AAC), on voit alterner les termes « intersectionnalité », « consubstantialité », « imbrication, » « intrication », « co-formation », « co-production », « co-extensivité », la plupart référant à des postures théoriques différentes. Quels types d’enjeux théoriques (et politiques ?) cache cette profusion terminologique ?

38Ce vocabulaire instable reflète les positionnements contrastés des personnes qui s’impliquent dans le travail d’écriture des AAC. Si la rédaction collective invite à tenir compte des orientations théoriques variées des présent-e-s aux réunions, les évolutions sémantiques sont aussi liées aux recompositions du bureau et de la division du travail en son sein (voir parties 1 et 3). En tout état de cause, un flou définitionnel plane. Il peut s’interpréter comme une invite à poursuivre les débats épistémologiques et montre combien la question de l’articulation des rapports sociaux continue d’être débattue. Au fil des Congrès, dans un contexte global de prolifération théorique et conceptuelle, la non exigence de se positionner est même finalement revendiquée.

Les propositions de communication devront s’inscrire dans une perspective qui tienne compte de l’articulation des rapports sociaux dans la production d’un éventuel changement social, que cette prise en compte se fasse en termes de consubstantialité, d’intersectionnalité, d’imbrication… (2021)

39Enfin, plusieurs débats ont aussi traversé la vie du RT24 quant aux enjeux scientifiques (et politiques) de donner la priorité aux recherches sur un rapport social en particulier. S’il n’est pas possible de penser chaque rapport social sans les autres, comment les penser simultanément ? Comment rendre compte de l’imbrication des expériences de dominations multiples, sans hiérarchiser ni additionner les rapports sociaux ? En la matière, la proclamation affichée de ne pas hiérarchiser les rapports sociaux est peu suivie d’effet car, empiriquement, comment procéder dans le dispositif méthodologique mis en place au cours de l’enquête ?

2.3. Enjeux autour de la centralité et de l’articulation des rapports sociaux de race

42D’abord, les questions méthodologiques et épistémologiques font l’objet de trois séminaires entre 2010 et 2012. L’épistémologie du point de vue situé et les embarras-bricolages empiriques – pour ethnographier les rapports sociaux et leur articulation en particulier – suscitent des discussions passionnées et deviennent peu à peu des enjeux transversaux du RT. Ensuite, deux séminaires (en 2011 et 2013) questionnent le lesbianisme, plus largement la sexualité, au prisme de l’imbrication des rapports de pouvoir tandis que quatre séminaires (entre 2010 et 2016) sont consacrés au racisme et aux phénomènes migratoires en lien avec l’approche interactionnelle, la production du racisme institutionnel, les apports d’une sociologie des relations interethniques et des minorités. L’organisation de ces séminaires est à la seule initiative de membres du RT24 qui ressentent le besoin de faire dialoguer leurs champs de recherche et leurs ancrages sociologiques de plus en plus diversifiés, sous l’effet du renouvellement du bureau dans la deuxième période (voir partie 1). Ce mouvement d’élargissement des thématiques se renforce à partir de 2017 en coopération avec d’autres RT de l’AFS.

43En effet, dans la troisième période (2017-2022), l’organisation de 6 Journées d’étude (JE) et d’un colloque impliquant au moins un autre RT constitue un marqueur de la volonté de ré-ouverture du RT24. Ces JE mettent d’abord en discussion la centralité d’autres rapports de pouvoir. C’est le cas de la journée « Âges et rapports sociaux », co-organisée avec les RT7 « Vieillesses, vieillissement et parcours de vie » et RT15 « Sociologie de la jeunesse » (2017). Au prisme de l’articulation/intersectionnalité des rapports sociaux, ces JE inter-RT questionnent aussi des champs empiriques en plein renouvellement : la « relation de service », co-organisée avec le RT25 « Travail, organisations, emploi » (2017) ; la « sociologie des arts et de la culture », avec le RT14 « Sociologie des arts et de la culture » (2018) ; les « nouvelles technologies en éducation », avec le RT4 « Sociologie de l’Éducation et de la Formation » ; la mise au « travail gratuit » dans le monde associatif, avec les RT 35 « Sociologie des mondes associatifs » et RT 16 « Sociologie clinique » (2022). Enfin, la JE « Genre, classe, race et mouvements sociaux », avec le RT21 « Mouvements sociaux » (2021), a permis d’interroger à nouveaux frais un champ de recherches au long cours du RT24.

44Des séminaires continuent aussi d’être organisés entre 2017 et 2022, d’une part sur les usages de la catégorie « race » dans les sciences sociales, d’autre part sur l’émergence et les effets des approches dites décoloniales. C’est d’ailleurs à travers eux qu’une inflexion majeure du réseau se cristallise entre 2009 et 2022 : une prise en compte plus aboutie du rapport social de race dans le souci d’articuler « à égalité » les grands rapports de pouvoir. En effet, l’enjeu scientifique de valoriser les travaux sur le racisme dans les espaces académiques tels que l’AFS est régulièrement rappelé par le réseau, en vue notamment de renforcer la légitimité de ce champ de recherches en France. Pourtant, le travail lexicographique sur les AAC fait ressortir un nombre très faible d’occurrences du terme de race et de ses dérivés (racisme, racisation, racisé-e-s), hormis en 2013 où le RT24 mentionne qu’il consacrera une session (qui s’avérera « pionnière ») à « Comment le racisme traverse-t-il les espaces universitaires en France ? », en invitant à des analyses, des témoignages ou des propositions d’actions de luttes.

46Ainsi, le projet scientifique du RT24 a combiné une fidélité à ses origines et différentes inflexions qui ont abordé de front le double virage de l’intersectionnalité et de la race. Le programme flottant du réseau apparaît alors comme un marqueur de son ouverture théorique et de sa volonté politique de se transformer en espace de dialogue, parfois de confrontation, des dynamiques qui interpellent toute la sociologie. Le RT24 a ainsi tenté de visibiliser les travaux précurseurs sur l’articulation des rapports sociaux sans passer à côté des interpellations renouvelées des minoritaires dans et hors réseau. Ce processus est intimement lié au travail de bureau qu’il s’agit maintenant de présenter plus en détail dans son organisation et dans les rapports de pouvoir – notamment racistes – qu’il a pu rejouer.

3. Le travail de bureau : photos ethnographiques et conflits autour du racisme

47Le travail réel du bureau dépasse largement le travail prescrit lié aux Congrès et c’est aussi pour cette raison qu’il nous a été donné à entendre, chez nombre de membres du bureau, le bonheur ressenti de participer à une forme de travail collectif qui « fait du bien » et qui, selon Kergoat, a été consciemment organisé depuis 2003.

Dès le début on a voulu organiser des événements entre les Congrès qui se connectaient entre eux. […] Très vite on a eu envie que ça fasse collectif et de le montrer, de montrer qu’on travaillait.

48Nous proposons ici trois « photos » ethnographiques construites à partir de notre immersion et des CR des réunions de bureau entre 2003 et 2015 : la première insistera sur les continuités du travail ordinaire de bureau (3.1) ; la deuxième donnera à voir la charge de l’animation du bureau à travers des « individualités remarquables » (3.2) ; la troisième partira du récit d’un conflit ouvert sur la question du racisme qui a marqué l’histoire du bureau et a contribué à réorganiser le travail en son sein (3.3).

3.1. Photo plan large : le décor au long cours du travail ritualisé de bureau

50Depuis 2003, les réunions de bureau ont, pour l’écrasante majorité, lieu au site Pouchet du CNRS (Paris 17^e), siège originel de l’AFS. De 2003 à 2009, ces réunions avaient lieu soit le matin, soit l’après-midi, et se doublaient ponctuellement d’activités scientifiques. Depuis 2009, la journée commence vers 10 h et s’étale jusqu’au soir. Les réunions de bureau stricto sensu durent entre deux et trois heures, parfois toute la journée lorsque les Congrès approchent. Cependant, une (co-)animatrice du réseau arrive plus tôt, récupère la clé, ouvre la salle et l’aménage un peu, prévoit une bouilloire et du thé ; elle en profite aussi pour réserver un lieu pour manger à midi. Les autres arrivent au compte-goutte et des discussions informelles s’installent. Au bout d’une heure parfois, la réunion est ouverte par la personne identifiée comme la principale animatrice du RT24. Un ordre du jour est constitué et les sujets s’enchaînent, avec éventuellement la mise en place d’un tour de parole formel. Un secrétariat est laissé à l’initiative de l’animatrice du réseau qui de facto l’assure presque systématiquement. Depuis 2009, la réunion de bureau se double presque toujours d’un séminaire qui confère de l’épaisseur « scientifique » à la journée (voir partie 2). En effet, plusieurs membres du bureau viennent de Brest, Lille, Lyon, Nice, Marseille, Rennes, Poitiers, etc. et il apparaît collectivement peu souhaitable que les « gens de région » (sic) perdent une journée entière pour n’assister qu’à une réunion. Cette mixité géographique n’est pas sans lien avec la volonté de ponctuer la journée d’un repas collectif à midi et de l’achever au « bar du coin », ce qui permet de continuer les discussions ébauchées, de les enflammer parfois.

51Si l’on se base sur les CR de 2003 à 2015 (N = 41), une vingtaine de sujets orientent les ordres du jour. Dans le tableau 1, les thèmes sont classés par ordre d’importance numérique (en italiques les plus étayés dans les CR et les plus chronophages).

Tableau 1 : Fréquence des thèmes abordés en réunion de bureau

Thèmes abordés	Réunions période 1 (2003-2009) 22 CR analysés	Réunions période 2 (2009-2015) 19 CR analysés
Rapports avec l’AFS	12	3
Gestion du site Internet ou des listes de diffusion du RT24	12	5
Organisation des Congrès	11	13
Organisation de journées d’études ou de colloques hors-Congrès	11	2
Fonctionnement du réseau	11	3
Travail avec d’autres RT	9	13
Publication de communications du RT24	8	8
Élection-animation-démission du bureau	7	3
Financement des déplacements	6	4
Création de groupes de travail théorique	5	0
Nom du réseau	4	0
Partenariat-jumelage avec d’autres réseaux hors-AFS	4	1
Contenu de l’appel à communication pour un Congrès	4	5
Bilan d’un Congrès	3	2
Organisation de journées de travail hors réunions de bureau	3	0
Programme scientifique du RT24	2	0
Organisation de séminaires du RT24	1	11
Répartition du travail	1	3
Projet d’un ouvrage collectif du RT24	0	2

52Durant les réunions de bureau, le « travail de Congrès » apparaît central depuis 2003. Ainsi, une année sur deux et selon le calendrier fixé par le CE de l’AFS, les réunions octroient une place centrale au travail de discussion-rédaction-diffusion d’un appel à communication, de sélection des propositions, de mise en place des sessions – parfois conjointes avec d’autres RT –, de prise de contact pour organiser des semi-plénières, etc.

53Les rapports avec le CE de l’AFS occupent une place importante. En particulier, si le RT24 s’est peu investi au sein de ce comité – n’y envoyant que deux membres en 20 ans –, chaque sollicitation du CE est prise en compte. À l’inverse, le bureau du RT24 n’hésite pas à le solliciter lorsque l’organisation de semi-plénières approche et/ou si ses orientations viennent marginaliser le travail théorique du réseau. Rien de surprenant ici par rapport à d’autres réseaux.

54Insistons plutôt sur plusieurs dimensions ritualisées du « travail de Congrès ». D’abord, il est le plus collectif car, à l’inverse des tâches plus ordinaires, tout le monde se propose pour aider et il apparaît impensable, y compris pour des enjeux politiques, qu’une seule personne soit assignée ou s’assigne à la tâche de rédiger l’appel ou sélectionner les propositions. Cependant, trois enjeux polémiques sont apparus : le fait d’anonymiser ou non les propositions ; le fait que ces dernières articulent ou non plusieurs rapports sociaux ; le fait que le « genre » soit priorisé et/ou bien théorisé. La préparation des sessions conjointes ou des semi-plénières avec d’autres RT est moins collective. Non seulement ce travail est nettement plus féminisé mais son mode de prise en charge, plus clivé, révèle deux tendances : pour les un-e-s, le RT24 a tout intérêt à investir ces espaces inter-RT pour maintenir et accroître sa visibilité ; pour les autres, ce sont les sessions spécifiques qui doivent être priorisées afin de renforcer le collectif de travail du RT24. Ce clivage cache aussi deux logiques de recrutement qui coexistent au long cours. Pour les un-e-s, le bureau doit être alimenté par des personnes ayant fait la démarche de se rapprocher du RT24, en communiquant dans les sessions du RT et/ou en manifestant un intérêt pour le travail collectif et les perspectives de recherche caractéristiques du réseau. Pour les autres, il convient de solliciter également des collègues dont les travaux intéressent le RT et/ou qui pourraient contribuer à féminiser ou « déblanchir » le bureau, dans une perspective qui met en avant les apports politiques et scientifiques des minoritaires.

55Au-delà de ce « travail de Congrès », un ensemble de sujets et de tâches visent avant tout la vie interne du RT24 et son fonctionnement : création/animation d’un site Internet ou de listes de diffusion, élargissement du réseau, composition-animation du bureau, surcharge de travail des animatrices du bureau, etc. Le financement des déplacements constitue aussi un thème récurrent, ayant fait l’objet de nombreuses interactions avec la direction de l’AFS et débats internes. Au départ, le RT privilégie le financement des « hors-statuts et précaires » (CR 20-05-2005) venant de loin, mais la question géographique prend le dessus : comment éviter que les personnes éloignées de Paris délaissent les réunions de bureau pour des raisons financières ? Le bureau hésite toujours entre trois solutions : faire payer en priorité les rares titulaires ; faire tourner une enveloppe de dons individuels ; instituer un financement collectif obligatoire au prorata des revenus des présent-e-s.

56Enfin, le bureau consacre un temps de réunion aux projets scientifiques « hors-Congrès » impulsés par des personnes du réseau et/ou reposent sur une coopération inter-RT ou un partenariat avec d’autres espaces scientifiques que l’AFS (voir Annexe 3). Ces projets engendrent peu d’interactions collectives mais le bureau apparaît soucieux de les répertorier avec rigueur, le travail devant bénéficier à la fois aux personnes organisatrices (logique de curriculum) et au RT24 (logique de visibilité). Les hommes et les non-racisé-e-s sont alors plus visibles, notamment dans le travail de coordination des publications.

3.2. Photo d’« individualités remarquables » : la charge réelle/mentale du travail d’animation du bureau

57Le travail ordinaire du bureau a été marqué par une forte division du travail qui ne se limite pas à une division sexuée (voir partie 1). Cette deuxième photo se focalise sur ces « individualités remarquables » par leur sens du collectif, socialement construit, qui s’est notamment manifesté dans l’animation du bureau.

58De 2003 à 2009, le travail de bureau est tout entier structuré par la nécessaire présence de Danièle Kergoat, responsable du réseau. Les CR, presque tous rédigés et envoyés par elle, donnent un aperçu du travail réel qu’elle réalisait : proposer-rédiger-amender (l’ordre du jour, le chapeau des appels à communications, le bilan général d’un Congrès, etc.), récolter (les chèques de financement des déplacements, les disponibilités de chacun-e, les réponses à un questionnaire, les propositions de groupes de travail ou d’axes pour l’appel à communication, etc.), échanger (avec la direction de l’AFS ou l’AISLF), relancer (par exemple les retardataires pour l’envoi d’un texte), (ré)envoyer (les CR, les mails des membres du bureau, un questionnaire demandé par la direction de l’AFS, etc.), répondre (aux sollicitations extérieures, au comité directeur de l’AFS, aux communicant-e-s refusé-e-s, etc.), (re)présenter le réseau (à l’AFS, dans un colloque, etc.), etc.

59Cela sans oublier toute la partie « animation » : commencer/clore la réunion, ouvrir/introduire les discussions, recevoir des critiques, distribuer la parole, assurer le suivi d’un dossier ou encore gérer dans l’urgence les points non traités à l’ordre du jour. La dimension matérielle de ce travail ne doit pas invisibiliser la charge mentale correspondante car faire, c’est aussi penser à faire. Enfin, dans les premières années, le recours et la socialisation aux technologies numériques se font progressivement, ce qui induit notamment un « travail de papier », décrit comme une véritable « corvée ».

XD : Je voudrais revenir sur le fonctionnement, tout à l’heure tu as dit que « C’était une corvée »…
DK : Oui tu ne te rappelles pas les kilos de photocopies que je me tapais, pour vous donner à tous, comme tout le monde du bureau était là, on était nombreux, c’était beaucoup de travail, il n’y avait pas les e-mails, chacun avait un dossier complet, c’était terrifiant, pour préparer les Congrès, plus les propositions de communication que je photocopiais. […] Il y avait beaucoup de travail administratif, du secrétariat… Pas vraiment du travail intello…

61Avec le départ de Kergoat de l’animation du réseau en 2009 et l’arrivée un peu dans l’urgence d’Armelle Testenoire à sa tête (voir partie 1), la division du travail de bureau et la centralité d’une « individualité remarquable » perdurent. Toutefois, plusieurs évolutions sont repérables. Le « travail de Congrès » devient le plus structurant, à travers notamment l’organisation plus visible de semi-plénières et de sessions inter-RT. Le « travail de publication » reste relativement important mais, d’une part, avec plus de projets inaboutis, d’autre part, en s’appuyant sur les seules communications de Congrès, car l’organisation de journées d’études/colloques se raréfie au bénéfice de séminaires plus souples à organiser. Entre 2009 et 2011, la vie ordinaire du bureau est ainsi plus ritualisée, ce qui transparaît dans la disparition de points de « fonctionnement » ou encore dans la manière de rédiger les CR, plus succincts et proches d’un relevé de décisions. Testenoire hérite d’une grande part du travail matériel et de la charge mentale de Kergoat, mais plusieurs innovations organisationnelles allègent et rendent plus collective l’animation du bureau : le système de la coresponsabilité du réseau, une organisation volontariste de la répartition du travail, le sur-investissement de quelques-unes qui gèrent l’essentiel du travail d’organisation lié aux Congrès et aux semi-plénières, notamment les prises de contact avec d’autres RT. Les autres membres du bureau sont plus visibles au moment des Congrès (rédaction de l’AAC, animation des sessions). Par ailleurs, le bureau se replie sur ses activités internes, organisant – le jour des réunions de bureau – des séminaires où le collectif de travail apparaît élargi et où les discussions scientifiques s’invitent avec plus d’intensité. C’est dans ce contexte qu’un conflit ouvert va surgir autour du racisme et laisser des traces dans l’organisation même du travail.

3.3. Les années 2010 : conflit autour du racisme et réorganisation du travail de bureau

62Le remplacement de Kergoat suppose un certain apprentissage qui passe par un « travail informel hors-bureau » déjà existant mais qui, soudain, prend une importance structurante : les coups de fil en amont des réunions de bureau. Cette pratique est renforcée par la décision collective de nommer Kergoat présidente d’honneur du RT24 en 2010. Ce femmage portait en germe l’hypothèse que le départ de la fondatrice du réseau ne rimait pas, de manière soudaine, avec autonomie. L’apprentissage et le contenu du travail de présidence du réseau supposaient sans doute une forme de sollicitation sur ce mode téléphonique informel. Si cette pratique n’est pas en soi surprenante, elle va se télescoper avec un débat marquant autour du racisme.

64Alors que la thématique de la race est de plus en plus souvent mentionnée dans le travail du RT, les pratiques quotidiennes et les logiques structurelles du racisme à l’intérieur du RT peinent à être interrogées. C’est surtout l’invisibilisation récurrente du travail des collègues racisées, alors même qu’elles sont là et participent activement au travail du bureau et à l’élaboration théorique sur la question de l’imbrication du sexe, de la race et de la classe, qui pose problème. Il s’agit le plus souvent de micro-pratiques, souvent difficiles à objectiver sans donner l’impression d’une hyper-vigilance facilement déqualifiée : propositions en réunion moins reprises, effacement régulier dans les bibliographies des collègues, sous-sollicitation pour les activités les plus valorisantes, éviction des publications suite à toutes sortes de « concours de circonstances ». C’est à l’occasion de la coordination d’un numéro de revue – dont plusieurs femmes racisées se retrouvent écartées, au profit d’un homme blanc, alors même qu’elles ont fortement contribué aux débats – que la dénonciation formelle des pratiques racistes (et sexistes) internes au RT peut enfin s’exprimer. Elle suscite l’incompréhension de la plupart des autres membres du bureau, la crise durant plusieurs mois. Face à ce qui s’apparente à un déni collectif d’un racisme interne de la part d’une majorité du bureau, plusieurs collègues racisées finissent par quitter celui-ci, qui avec éclats, qui plus silencieusement.

65De cet épisode, que retenir ? D’abord, que le RT 24 n’est pas un cas isolé : la sociologie, en France, et plus largement l’université, restent marquées par une absence criante des racisé-e-s, notamment des racisé-e-s né-e-s en France, quelques racisé-e-s né-e-s à l’étranger pouvant donner l’impression d’une inclusion relative. Le lien avec la classe est également en cause : les premier-e-s sont majoritairement de classe populaire, les second-e-s sont tendanciellement d’origine sociale plus élevée. Les micro-agressions racistes (classistes et sexistes) et les logiques structurelles d’exclusion contribuent le plus souvent à la mise au silence de la plupart de celles et ceux qui parviennent toutefois à s’y frayer un espace, et/ou à leur retrait ou départ prématuré. Le « coût émotionnel » de ces discriminations, pour les concerné-e-s, leur rend l’accès à ce type d’espace presque prohibitif. Tant que les minoritaires n’atteignent pas une « masse critique » au sein d’un groupe, elles (et ils) essuient le déni des discriminations de la part des majoritaires et se retrouvent forcées au silence ou au départ – non sans conséquences matérielles et émotionnelles importantes. En face, confronté-e-s à leurs pratiques discriminantes, les majoritaires, pour la plupart, se sentent agressé-e-s, resserrent les rangs et prennent prétexte de l’épisode pour réaffirmer les étiquetages négatifs des minoritaires – notamment leur caractère supposément « émotionnel » et/ou « vindicatif ».

66Finalement, c’est le départ de trois personnes blanches, dont l’homme ayant bénéficié du travail de publication, et leur lettre de démission envoyée au bureau en juin 2015, qui concentreront l’attention collective. En particulier, si la démission de la collègue racisée n’est même pas mentionnée dans le CR du bureau, l’éventualité de répondre à la lettre de démission des trois autres fait l’objet d’un point spécifique à l’ordre du jour. Le plus paradoxal sans doute est que ces trois collègues arguent notamment qu’« il semble que la centralité des rapports de race et la visibilité des travaux sur le racisme ne parviennent pas à fédérer durablement et soient sans cesse sujettes à une possible remise en cause au profit des rapports sociaux de genre et de classe ». Cette utilisation de la question de la race par des personnes blanches interroge en elle-même mais aussi d’autant plus que le RT a organisé depuis 2013 plusieurs débats sur le racisme et sur la pertinence du lexique de la race… sans commune mesure avec ce qu’il (n’)a (pas) organisé sur le genre et la classe.

67Entre 2012 et 2015, parallèlement au travail de Congrès et suite à cet épisode, le bureau réorganise son fonctionnement. Les animatrices du réseau critiquent la surcharge de travail lié à un moindre fonctionnement collectif. D’autres membres du bureau réclament l’instauration d’une plus grande transparence et la limitation des formes informelles de gestion des « affaires ordinaires », en particulier le recours aux coups de fil ou mails individuels. Après un Congrès de 2015, où des conflits latents, notamment organisationnels, éclatent au grand jour, plusieurs propositions sont actées en AG : lister les tâches « pour une meilleure socialisation et une meilleure transparence collective au/du travail à partager » ; « diminuer – voire faire disparaître – tous les échanges informels concernant les dysfonctionnements (téléphoniques notamment) » ; « réorganiser des séminaires » pour re-fabriquer du collectif. Ces propositions ont ouvert une nouvelle manière de travailler fondée sur la prescription de « faire à plusieurs ». L’animation du réseau deviendra en 2017 un triummulierat tandis que le travail de bureau se fait plus collectif, tant numériquement en réunion qu’au niveau de la rédaction des AAC ou des CR. Cette nouvelle page est en train de s’écrire et méritera une analyse spécifique lorsque les effets mortifères du COVID seront digérés...

Conclusion

68Nous avons tenté ici de donner à voir la richesse du travail de bureau, tant idéel que matériel, du RT24, qui a participé à l’ouverture de la sociologie aux perspectives féministes, au genre et à la race. Nous mesurons combien ce travail a suscité et consolidé notre engagement. Plus largement, l’ouverture de la boîte noire du bureau et de ses multiples activités permet d’apprécier comment l’AFS a contribué à impulser et coordonner un « travail de base » qui fait aujourd’hui sa force. Si les projets scientifiques et leur connexion sont la raison d’être de cette association professionnelle, ils ne constituent que la face émergée d’un iceberg qui tient aussi grâce au travail de bureau. Nous faisons alors l’hypothèse que la réussite de l’AFS, à travers ses dizaines de réseaux thématiques, a favorisé un sentiment de faire ensemble tout en pérennisant l’engagement individuel et collectif au sein de notre association.

69Néanmoins, le RT24 – comme d’autres réseaux sans doute – est structuré par une contradiction pour l’heure non dépassée : un programme scientifique qui vise/dénonce les rapports de domination versus une incapacité collective à empêcher la reconfiguration de ces rapports en son sein. Nous l’avons ébauché pour les rapports sociaux de sexe et de race mais notre article est quasi muet pour la classe, dont les effets ne sont pas moindres. C’est un autre paradoxe du RT24. Il a été fondé par des personnes pour la plupart socialisées à axer la focale sur le rapport de classe mais le projet collectif de l’articuler à deux autres rapports de pouvoir – le genre puis la race – l’a discrètement relégué.

DK : Pas de regrets, non, surtout que ça continue, ça bouge...
XD : Même pas sur la classe ?
DK : Ben non. Pourquoi les gens du RT24 seraient plus vertueux que les autres sociologues ?
XD : C’est marrant, 15 ans après, la classe est le parent pauvre…
DK : Oui mais toute ma vie ça a été ça.