1Ce texte est issu d’une communication présentée lors du neuvième congrès de l’Association française de Sociologie qui s’est tenu à Lille (et en visioconférence) en juillet 2021. Elle faisait partie d’une « conférence-formation » consacrée à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, organisée par un nouveau groupe dédié à ces questions au sein du comité exécutif de l’AFS.

2En s’appuyant sur les connaissances produites depuis plusieurs décennies par la sociologie du genre et la sociologie de la sexualité, ce court papier vise à identifier des façons dont la sexualité, souvent sur fond de sexisme, est susceptible de survenir dans l’exercice et l’apprentissage du métier de sociologue. Il met particulièrement l’accent sur les violences que les gestes sexuels, les transactions sexuelles, les injures, les rumeurs, les indiscrétions, etc. peuvent engendrer au sein de notre communauté professionnelle.

4Le Collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASCHES) est la première de ces ressources. Lors de la « conférence-formation » dont est issu ce texte, il était également présent afin de rendre accessibles au public les divers dispositifs permettant l’accompagnement des victimes de violences sexuelles. Fondé au début des années 2000, il propose des formations, une écoute et une expertise sur le sujet sans équivalent.

Encadré 1. À propos du CLASCHES

Si vous êtes témoin ou victime de violence sexuelle au sein de votre établissement, ou si vous souhaitez que la formation universitaire, le laboratoire ou le service dont vous faites partie puisse bénéficier d’une formation collective sur les violences sexuelles, pensez au Clasches.
Site internet : https://clasches.fr
Le guide pratique pour s’informer et se défendre (3^e édition) : http://clasches.fr/​wp-content/​uploads/​2020/​09/​Brochure-Web-20201.pdf
Soutenir le collectif par un don : https://clasches.fr/​noussoutenir

5Mon propos se développera en trois temps. Le point de départ de toute réflexion sur les violences sexistes et, plus encore, les violences sexuelles est une réflexion sur le silence et la circulation de la parole. Ce sera le premier point de ce texte. Les deux suivants seront consacrés aux principaux apports de la recherche en sciences sociales permettant d’identifier les pratiques sociales qui sous-tendent les violences et leurs conditions de possibilité, enfin les spécificités des violences sexuelles au regard des violences sexistes.

1. Pour que « la parole se libère », il faut être prêt·es à l’écouter

6L’abus sexuel se nourrit du silence : le non-dit, la dénégation, le mensonge pour « faire taire » les victimes (Dussy, 2021 [2013]). Un silence qui protège les agresseur·es, qui contraint les victimes à la solitude, et qui est entretenu par tout le monde autour – en solidarité avec les agresseur·es, par intérêt personnel, par peur, par indifférence, pour ne pas s’attirer de tracas, de représailles. C’est pourquoi « la parole » ne peut être « libérée » (pour reprendre un slogan de la lutte contre les violences sexuelles) qu’à condition d’être entendue, d’être un objet de dialogue et de prise de conscience collective. Il ne sert à rien d’enjoindre les victimes à parler si, face à elles, se perpétuent l’indifférence, l’incrédulité et l’absence de réaction. Car alors l’injonction à parler se transforme en piège. Promouvoir une liberté de parole en l’absence d’une écoute réelle pour la recueillir revient à exposer les personnes victimes de violences sexuelles à une nouvelle forme de violence qui renforce la mise au silence.

7Or lorsque l’on rend compte d’une agression sexuelle, d’une injure ou d’un climat érotique inapproprié dans le cadre professionnel, les réactions qui demeurent les plus fréquentes sont la suspicion, la mise en équivalence de la parole de la victime avec celle de l’agresseur au mépris de l’asymétrie presque systématique des positions (homme/femme, vieux/jeune, professeur·e/étudiant·e, etc.), le refus d’écouter et d’agir en l’absence de plainte auprès de la police, la dénégation des conditions matérielles favorisant l’actualisation des violences, le rappel à l’ordre des choses vraiment importantes (le laboratoire, la formation, le colloque, le terrain, où victime et agresseur·e interagissent), ou encore un encouragement à la confession susceptible d’engendrer honte, culpabilité, découragement, exclusion, si la confession ne débouche sur rien – ou pire encore, si elle est divulguée sans l’accord de la personne directement concernée.

8Construire un espace d’échange et d’action collective n’est pas une chose facile parce que cela suppose de considérer ces violences comme relevant d’un phénomène social en tant que tel plutôt qu’un ensemble hétéroclite d’accidents isolés. Cela suppose également de reconnaître la complexité de ces violences – dont la majorité d’entre nous est très ignorante. Il s’agit donc aussi de reconnaître cette ignorance et d’y faire face.

9Aujourd’hui, les conditions sont en partie remplies pour cela. Le « moment #MeToo » (Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel, 2020) a rouvert la brèche sur ces sujets dans l’ensemble de la société, après des décennies de silence depuis le mouvement féministe des années 1970. L’action syndicale l’inclut de plus en plus dans ses missions, des cellules de veille et des observatoires se mettent en place dans les établissements de recherche et d’enseignement – non sans difficultés locales et un manque chronique de moyens, ainsi qu’en témoigne par exemple une enquête récente de Mediapart sur le sujet (Riondé, janvier 2023), donnant à voir un « gap entre la mise en place et la mise en œuvre de ces procédures » (Andro, 2023).

Encadré 2. La lutte contre les violences sexistes et sexuelles à la CGT

Le « cadre d’action commun contre les violences sexistes et sexuelles dans la CGT » : http://www.cgt.fercsup.net/​IMG/​pdf/​20230211_cadre_commun_d_action.pdf
Le guide pratique de la CGT « pour combattre les violences sexistes et sexuelles » : https://www.cgt.fr/​sites/​default/​files/​2020-09/​CGT-VIOLENCES%20SEX.pdf

Encadré 3. Le CNESER et les violences sexistes et sexuelles (VSS).

« Entre 2009 et 2022, le CNESER disciplinaire a rendu 87 décisions portant sur des faits de VSS, dont les deux tiers ont été commis par des enseignants, le plus souvent par des professeurs d’Université », avec une très forte augmentation des cas [déclarés] au cours des cinq dernières années. La majorité des victimes étaient des étudiant·es. 80 % étaient des femmes. La dépêche AEF dont sont issus ces chiffres ne dit rien du genre des agresseurs et l’ensemble du texte suggère que ce sont tous des hommes. Un tiers des enseignants-chercheurs mis en cause ont été finalement relaxés : 27 % s’agissant des maîtres de conférences, 38 % s’agissant des professeurs, tandis qu’aucun étudiant mis en cause n’a été relaxé. Les membres du CNESER ne reçoivent aucune formation sur les violences sexistes et sexuelles.
Source : dépêche AEF n° 687920 fondée sur les comptes rendus des décisions du CNESER disciplinaire publiés au Bulletin officiel du MESR, entre le 1^er janvier 2009 et le 31 décembre 2022.

11Les savoirs juridiques sont cruciaux pour combattre les violences (Hamel, 2008), de même que les savoirs sociologiques et d’autres sciences sociales afin de comprendre les conditions et les manifestations diverses de ces phénomènes. Les recherches sur ces sujets sont en augmentation constante (Bozon, 2018 ; Debauche, 2021). Elles sont une ressource pour comprendre les violences, leurs contextes d’apparition, leurs diverses formes, leurs mécanismes, et nous obligent dès lors, en tant que sociologues, en tant qu’experts et expertes du monde social, à en reconnaître l’existence jusque dans nos vies professionnelles. Au sein de l’AFS, la sociologie de la sexualité a son Réseau Thématique, le RT 28, dans lequel la sexualité est désormais pensée de manière dominante en articulation avec le genre (Brasseur, Thomé et Jakšić, 2022). Le genre a également son Réseau Thématique, le RT 24 ; en écho, celui-ci s’est de plus en plus ouvert aux recherches sur la sexualité, en raison d’un développement exponentiel de cette thématique dans le champ des études de genre en France au cours de la dernière décennie (Bozon, 2022). Le fait de penser les deux de concert ne va pas de soi et a mis plusieurs décennies, en France, à se réaliser : pendant longtemps, la sexualité a été enquêtée comme une pratique érotique pour laquelle le genre ne constituait pas un enjeu central ; de son côté, la sociologie du genre (qu’elle soit pensée dans le cadre théorique du rapport social de sexe ou dans celui de la domination masculine), et à quelques exceptions notables près, a mis longtemps à voir dans la sexualité un enjeu crucial pour ses objets (Clair, 2013). La rencontre est désormais établie, ce qui a permis que se développent de nouveaux axes de recherche à l’intersection de ces deux domaines (pour un panorama récent sur les violences sexuelles dans l’espace professionnel, voir Cromer et Raymond, 2020). Le RT 24 et le RT 28 sont dynamiques, ils attirent beaucoup de jeunes chercheur·es et ils institutionnalisent à l’échelle de la discipline des savoirs qui sont de plus en plus versés aux savoirs disciplinaires communs.

2. Identifier les conditions de possibilité des violences

12La recherche en sciences sociales montre que les violences sexistes et les violences sexuelles sont omniprésentes dans les relations sociales, au travail, mais aussi hors de lui, et dans toutes les classes sociales, y compris dans la bourgeoisie cultivée (Brown et al., 2020) dont fait partie la majorité des agresseurs identifiés dans notre milieu professionnel. Ce qui se joue au sein de nos collectifs de travail s’inscrit, à l’échelle biographique, dans un « continuum de violences » (Kelly, 2019 [1989]) à l’œuvre dans l’ensemble de la vie. Le propre des violences sexistes et sexuelles est qu’elles se manifestent (particulièrement dans la vie des femmes) de manière récurrente : ce qui fait plus ou moins violence n’est pas seulement le degré de violence de tel ou tel comportement (du regard appuyé à l’agression physique, en passant par l’injure), mais le fait que les violences sexuelles et sexistes se répètent, s’ajoutent, résonnent entre elles, se renforcent, sous des formes diverses, à l’échelle d’une vie et dans tous ses espaces – avec des effets sociaux multiples, d’intériorisation de la domination, de retournement contre soi de la violence, de retrait, voire d’isolement.

13Le sexuel est ainsi fait de mots, de gestes, de transactions, de représentations sociales qui ne se réduisent pas au rapport sexuel génital – comme le sens commun sur la sexualité le conçoit généralement. Ce que l’on appelle « la sexualité » recouvre en réalité (au moins) deux types de pratiques : des pratiques sexuelles (c’est-à-dire des échanges sexuels, consentis ou non, baisers, caresses, pénétrations) et des pratiques de sexualité – des jugements sexuels, des blagues sexistes ou homophobes, des commentaires déplacés, des rumeurs sur la sexualité d’autrui, un étalage de sa propre vie intime, des sous-entendus, un comportement dragueur auprès de personnes sur lesquelles on exerce une autorité professionnelle ou pédagogique, des injures directes, voire le recours à des métaphores sexuelles dégradantes dans les textes scientifiques dont la sexualité n’est pas l’objet. C’est pourquoi la violence sexuelle est susceptible d’émerger dans nos environnements professionnels ordinaires (sur nos lieux de travail, dans nos relations d’enquête, dans nos écrits et nos lectures) et dans nos pratiques de sociabilité extraprofessionnelle qui engendrent des inégalités professionnelles, des abus de pouvoir, de nombreuses souffrances.

Encadré 4. Le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur et la recherche. Vade-mecum à l’usage des établissements, 2017 (2ᵉ édition)

Fruit d’un travail collectif réalisé depuis septembre 2016 par l’ANEF (Association nationale des études féministes) et la CPED (Conférence permanente des chargé·es de mission Égalité et Diversité), ce vade-mecum poursuit le travail lancé en novembre 2014 par les trois associations ANEF, CLASCHES et CPED pour la première édition.
À télécharger sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur et la Recherche : https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/​file/​Parite_et_lutte_contre_les_discriminations/​88/​1/​VademecumHS-web_727881.pdf

14Dès lors, la violence est susceptible de surgir partout et à tout moment. Celle-ci doit être anticipée, détectée, entendue dans les collectifs de travail formels ou informels – les laboratoires, les départements, les équipes ANR et autres, les comités de thèse, les comités d’organisation de colloques, les instances de gouvernement des établissements. Il est important de s’y montrer attentif·ves également dans les relations pédagogiques et en particulier dans les relations d’encadrement de mémoires de master ou de thèse, parce que celles-ci se réalisent dans un huis clos traversé par un rapport de domination à peu près total, qui met face à face une personne avancée dans la carrière, titulaire d’un poste, plus âgée, avec une personne généralement plus jeune, peu protégée statutairement et en position d’être évaluée, souvent en position de vulnérabilité du fait de conditions matérielles parfois difficiles dans notre discipline et du seul fait que l’élaboration de tout mémoire, a fortiori le mémoire doctoral, constitue en soi une épreuve. Sur ce sujet, on lira avec intérêt les deux articles publiés par des collègues géographes, Myriam Houssay-Holzschuch et Renaud Le Goix, sous un titre-recommandation : « Encadrer des thèses : d’abord, ne pas nuire » ; le premier texte restitue le cadre réglementaire et les ressources à disposition des doctorant·es et des encadrant·es ; le second est un retour réflexif sur les pratiques pédagogiques des deux auteur·trices (voir Houssay-Holzschuch et al., 2022a et b). La relation pédagogique, en thèse ou plus tôt dans le cursus est un lieu possible de harcèlement ou d’agression ainsi que de management de la recherche (en particulier lorsqu’elle est insérée dans un projet financé) susceptible de mobiliser des intrusions dans l’intimité des personnes « managées ». Elle est également un lieu de réflexion partagée, dans lequel des confidences peuvent être faites (sur le rapport au terrain, sur la vie privée) qui sont susceptibles d’être trahies. Elle est enfin traversée par un différentiel de savoir et de pouvoir susceptible d’être érotisé de part et d’autre de la relation ; Freud comme Socrate (souvent convoqués pour justifier le bienfondé d’une telle érotisation, faite d’admiration d’un côté et de satisfaction narcissique de l’autre) enjoignent non pas à se demander si un « véritable amour » est possible dans ce contexte mais « si un véritable enseignement l’est » (Srinivasan, 2022 [2021]).

Encadré 5. Observatoire étudiant des VSS, 2023, Baromètre des Violences Sexistes et Sexuelles dans l’Enseignement Supérieur.

URL : https://observatoire-vss.com/​wp-content/​uploads/​2023/​04/​Rapport-detaille-Barometre-2023-des-violences-sexistes-et-sexuelles-dans-lEnseignement-superieur.pdf (page consultée le 27 avril 2023)

15Ce sont aussi les sociabilités professionnelles qui peuvent favoriser la violence sexuelle, en dehors des seuls espaces de travail, l’informalité étant propice au floutage de toutes les frontières. Il peut s’y passer des choses graves – des agressions, des chantages –, mais aussi des petites violences ordinaires (Trachman, 2018) qui peuvent avoir des conséquences professionnelles dans la durée, telles que, par exemple, des inégalités de carrière entre hommes et femmes. C’est ce que montre Farah Deruelle (2022), ayant enquêté sur la sexualité dans des laboratoires de sciences dites dures – une problématique encore rare en sociologie du travail, qui plus est à propos de notre secteur professionnel. Dans un article ethnographique tiré de cette recherche, Deruelle évoque une situation fréquente dans notre métier, a priori anodine et pourtant lourde de conséquences professionnelles (en termes d’inégalités, mais aussi de socialisation pour l’avenir) : une jeune femme, participant à un colloque important pour sa carrière, décide de rester en retrait de tout ce qui déborde de sa communication scientifique afin d’échapper aux avances d’hommes plus gradés qu’elle, tandis que ses camarades hommes, moins concernés par ce type de problème, peuvent faire croître leur capital social en toute liberté, en dehors de leur table ronde, dans un entre-soi professionnel moins dangereux pour eux.

16Ce sont enfin les relations d’enquête qui peuvent être le théâtre de violences sexistes et sexuelles, notamment parce que ces relations sont susceptibles de mimer un script sexuel (Gagnon, 2008 [1991]) caché, en tout cas interprété comme tel par certain·es enquêté·es, et qui peuvent mettre en danger (particulièrement) des jeunes chercheuses qui n’auraient pas été alertées au cours de leur formation sur la possibilité de ce type de violence sur le terrain ou qui ne se sentiraient pas autorisées à en parler à leur direction de master ou de thèse (Clair, 2016). Plus que la parole des étudiant·es ou doctorant·es, c’est la parole des encadrant·es qui peine encore à « se libérer » pour prévenir des risques en amont de l’enquête, s’enquérir régulièrement de la façon dont celle-ci se passe y compris du point de vue des violences qu’elle peut engendrer, orienter vers des personnes compétentes en cas de problème (un collectif féministe, une cellule de veille sur le harcèlement sexuel, un·e psychologue, un·e médecin, etc.). Cécile Cuny (2020) analyse ce phénomène dans un article important sur le sujet, qui à la fois procure une bibliographie à propos des violences sexuelles sur le terrain et restitue un retour réflexif sur sa propre expérience au cours d’une enquête collective ; elle décrit les différentes étapes de l’enquête et les défenses qu’elle-même a mises en place pour éviter l’agression puis, une fois que celle-ci a eu lieu malgré tout, éviter qu’elle se produise à nouveau, ainsi que les stratégies qu’elle a repérées dans la recherche féministe en sciences sociales (du côté de la sociologie française récente, voir par exemple Thomé, 2022) ; elle décrit enfin les réactions à son récit de violence sexuelle, les difficultés de son entourage professionnel à l’entendre, à y revenir, à transformer l’expérience individuelle en problème pour l’institution. Or ce problème ne regarde pas seulement les victimes et les chercheur·es féministes, mais l’ensemble de la profession et de ses institutions, afin de l’empêcher ou de l’affronter lorsqu’il survient.

Encadré 6. Un fanzine sur « les oppressions de genre dans le milieu musical extrême et dans la recherche en anthropologie »

Le deuxième opus de Musiquer. Musique et anthropologie. Au sommaire notamment une réflexion sur « L’anthropologie en terrain escarpé » et un extrait de terrain (« J’ose l’écrire ici, même si j’ai envie de l’oublier »).
L’ensemble des articles est disponible en ligne, gratuitement : https://drive.google.com/​drive/​u/​0/​folders/​1jgHGwybdfI8BWm8uVg7oKPWVnHaRoeOo

3. Distinguer les violences sexistes des violences sexuelles

17La sociologie du genre et des sexualités nous apprend en outre que si les violences sexistes et les violences sexuelles ont partie liée, elles doivent aussi être pensées séparément.

18Elles ont partie liée parce que la majorité des violences sexuelles s’abattent sur des femmes et constituent une forme de violence sexiste. L’équation érotique (Newton, 1993) qui réunit un homme hétérosexuel et une femme (quelle que soit sa sexualité) est la plus à même de favoriser la manifestation de violences sexistes et sexuelles. Les femmes et, voire surtout, les hommes hétérosexuels doivent en être conscient·es et se sentir concerné·es par le problème.

19Mais violences sexistes et violences sexuelles doivent aussi être envisagées de manière disjointe parce que les violences sexuelles ne sont pas seulement dirigées contre des femmes, ni contre toutes de manière indifférenciée ; elles sont susceptibles de concerner certaines femmes plus que d’autres, mais aussi un grand nombre de personnes que d’autres caractéristiques sociales exposent particulièrement à l’érotisation, au stigmate et à la vulnérabilité sexuels, en même temps qu’à la difficulté à se défendre (Dorlin, 2017). Des personnes qui ne se reconnaissent pas dans un désir, une pratique, une mise en scène de soi, des goûts culturels hétérosexuels et qui sont, pour cette raison, y compris lorsqu’il s’agit d’hommes cis (gays par exemple), réduites à leur sexualité dans les interactions ordinaires ou d’abord ramenées à cette part de leur identité sociale. Des personnes qui troublent les assignations et les perceptions genrées (ces dernières sont peu nombreuses – et, partant, isolées – dans la communauté des personnels fonctionnaires, elles le sont de moins en moins dans la population enseignante prise dans son ensemble et, de façon encore plus évidente, parmi les étudiant·es). Des personnes racisées (Guillaumin, 1972), qui font l’objet de stéréotypes sexuels spécifiques (les femmes en tant qu’objets de désir « exotiques », les hommes en tant que prédateurs sexuels supposés) et qui demeurent minoritaires dans notre milieu professionnel, en particulier du côté des « titulaires », ce qui est susceptible de renforcer encore leur vulnérabilité. Des personnes qui, en partie pour des raisons d’habitus de classe, ne se mettent pas en scène selon les normes de genre et de sexualité promues dans la bourgeoisie intellectuelle (notamment le dédain pour l’apparat vestimentaire et toute forme d’excentricité corporelle). Des personnels autres que les enseignant·es/chercheur·es à l’égard de qui ces dernier·es sont des donneur·ses d’ordre.

20Les profils de personnes susceptibles d’être ciblées par diverses sortes de violences sexuelles sont donc eux-mêmes multiples. Mais ce n’est pas tout. Il existe une autre raison pour laquelle violences sexuelles et violences sexistes ne doivent pas être prises pour des synonymes : si le sexisme est désormais explicitement condamné au nom d’une norme égalitariste dominante dans notre milieu social (quand bien même il y sévit toujours), la violence sexuelle, elle, relève du tabou (Kulick et Willson, 2004 [1995]). En France, en particulier, le mythe selon lequel il existerait une culture nationale de relations pacifiées entre hommes et femmes, faite de courtoisie et de libertinage, reste vivace et ce mythe tend à étouffer toute contestation de l’abus de pouvoir sexuel – il est réactivé, à coups de tribunes dans la presse, à chaque scandale sexuel mettant en cause un agresseur puissant et cultivé (Scott et Daumas, 2018).

21Ceci dit, le tabou n’est pas seulement entretenu par l’antiféminisme : bien plus encore que le sexisme, la violence sexuelle fait l’objet d’un silence tenace parce qu’elle met à nu les corps, repose sur des interdits, des non-dits qui lui sont spécifiques et que la prise en compte des inégalités entre hommes et femmes ne permet pas, à elle seule, de comprendre. Il y a en effet toujours quelque chose d’obscène à parler de sa sexualité, quel que soit son genre, surtout dans l’espace professionnel qui est, plus que tout autre, censé être exempt d’échanges sexuels. Or quand on est victime de violence sexuelle, parler de cette violence, c’est parler de sa sexualité, c’est parler de son corps, c’est se dénuder soi-même face à des collègues ou des enseignant·es, et dès lors s’exposer, une fois encore, après l’agression, au risque de ne plus être perçu·e en tant que collègue ou qu’étudiant·e, mais comme un objet sexuel – alors même que l’on souhaite, par cette parole, sortir de la condition d’objet.

Conclusion. Entendre la demande des plus jeunes

22Malgré cette dernière difficulté, qui est un produit même des rapports de genre et de sexualité, les plus jeunes générations sont beaucoup plus prêtes à en parler que les plus anciennes, et il est manifeste qu’elles demandent à ces dernières de les écouter.

24Il existe également un rapport d’âge. Si la demande est plus forte de la part des nouvelles générations, c’est aussi parce que les personnes jeunes sont les principales victimes de ce type de violence : les jeunes sont, beaucoup plus que les plus âgé·es, des objets de désir sexuel et leur moindre pouvoir, particulièrement dans le contexte actuel marqué par une précarisation exponentielle de notre secteur professionnel, compromet de manière structurelle leur consentement – rappelons-nous, après Nicole-Claude Mathieu (1985), que « céder n’est pas consentir ».

25Dès lors les plus âgé·es d’entre nous (dont je fais partie) me semblent avoir une double responsabilité : d’auto-formation à ces questions (qui ne vont absolument pas de soi) et de prévention à l’égard des plus jeunes ainsi que d’écoute de leurs problèmes, qui ont pu être des problèmes pour nous, mais dans notre passé, ou qui n’ont jamais été nos problèmes, ou encore que nous n’avons pas reconnus comme tels au cours de notre vie, personnelle comme professionnelle.

Encadré 7. Le blog Badasses (Blog d’Auto-Défense contre les Agressions Sexistes et Sexuelles dans l’Enquête en Sciences sociales)

Initié par de « jeunes chercheuses réunies par une même colère face à l’invisibilité, au sein du champ académique, de la question des violences sexistes et sexuelles qui surviennent au cours de l’enquête de terrain. Il nous semble urgent de lutter contre ce silence et l’absence de soutien, de formation, d’écoute et de considération qui maintiennent ce sujet à la marge de l’enseignement et de la recherche. Pour faire de ces violences un sujet, il apparaît essentiel d’interroger, plus largement, le genre de l’enquête. C’est pourquoi nous proposons un espace pour échanger, s’entraider et construire collectivement des savoirs pratiques et théoriques nécessaires pour mieux appréhender et analyser nos enquêtes de terrain. »
Le blog donne à voir des témoignages rétrospectifs, des extraits de journal de terrain et rassemble de nombreuses références sur le sexisme et la violence sexuelle au cours de l’enquête.
L’URL de Badasses : https://badasses.hypotheses.org