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Pour une éthique engagée

For a committed ethic
Margaux Boué, Pauline Mullner, Laurine Thizy et Lucie Wicky

Texte intégral

Retour sur une réflexion éthique à partir des recherches en terrains sensibles

  • 1 Nous remercions chaleureusement Justine Chaput pour son implication dans la coordination de ce numé (...)
  • 2 Nous tenons à remercier les personnes qui se sont investies pour que le colloque ETS puisse avoir l (...)

1Ce numéro1 fait suite au colloque international « Éthique de la recherche en terrains sensibles » qui a eu lieu les 2 et 3 décembre 2021 au Campus Condorcet (Aubervilliers). Le collectif que nous avons constitué, à l’origine de l’événement, est composé de doctorantes réalisant leur recherche en terrains sensibles2, puisque nos enquêtes portent sur la santé sexuelle et/ou les violences de genre. Plus généralement, nous qualifions de terrains « sensibles » les terrains traversés de souffrance, d’injustice et de violences pour les personnes concernées et/ou pour les chercheur·es qui y enquêtent. Cette sensibilité du terrain se mesure notamment à la mise sous silence et au discrédit de la thématique de l'enquête dans le monde social, aux forts enjeux socio-politiques qui peuvent être en jeu (Bouillon et al., 2006 ; Robin et al., 2017), sans exclure les situations de danger physique ou émotionnel (Boumaza, Campana, 2007).

2Face aux difficultés individuelles rencontrées au cours de nos enquêtes empiriques, et dans un contexte d’isolement sans précédent (le premier confinement pendant la crise sanitaire du Covid 19), nous avons souhaité proposer une réflexion collective sur l’éthique et les pratiques d’enquête. Confrontées au manque d’espace dans la sphère académique où partager nos interrogations, nous avons mis en commun nos expériences, nos inquiétudes et nos réflexions sur nos pratiques de recherche. Cette entraide et ces échanges sur les difficultés liées à l’enquête sont à l’origine de la constitution du collectif qui coordonne ce numéro.

  • 3 Le rôle des comités d’éthique dans la préservation de la confidentialité des données en cas de sais (...)

3Si nos méthodes et nos ancrages disciplinaires divergent, nous adoptons toutes une approche féministe et intersectionnelle de l’enquête, et accordons une attention particulière aux rapports de pouvoir et aux effets de la recherche sur les personnes qu’elle implique. Nous sommes soucieuses de ne pas nuire aux personnes enquêtées, mais également préoccupées par notre propre protection et sécurité physique et émotionnelle, dans la mise en place de nos recherches. En tant que jeunes chercheuses, nous sommes en effet soumises à différents rapports de pouvoir, à la fois sociaux et professionnels, au sein de nos institutions comme sur le terrain. Nous sommes également tenues de respecter une législation de la recherche en évolution. Ces exigences nouvelles sont toutefois souvent méconnues des chercheur·es en poste – qui se passaient jusque-là de validations externes de leurs dispositifs de recherche – et des étudiant·es en formation. Un des enjeux était dès lors d’ajuster nos recherches par rapport aux enjeux spécifiques qu’elles soulèvent, en trouvant des issues aux situations complexes parfois observées sur le terrain. Par exemple, que faire du devoir de dénonciation auquel les chercheur·es sont soumis·es (Mohammed, Noûs, 2019)3, alors même qu’il peut mettre en danger les personnes enquêté·es et rompre la relation de confiance établie ? Comment établir une relation d’enquête lorsque les personnes que l’on interroge sont éloignées de nos propres positions normatives ? Comment se positionner face à la détresse des personnes interrogées, et parfois de nous-même durant les différentes phases de la recherche ? Les textes réunis dans ce numéro invitent à une réflexion sur ces questionnements, à partir d'exemples empiriques détaillés. Ils donnent à voir l'éthique de la recherche en pratique, les dilemmes qu'elle soulève, les pistes de résolution imaginées en situation. À partir de ces exemples, nous proposons de conceptualiser ce que serait une éthique engagée de la recherche.

De l’éthique « des protocoles » à l’éthique « de la pratique » : les sciences sociales face aux réglementations

  • 4 Telle est l’expression employée dans le « Code de Nuremberg », extrait du jugement pénal rendu les (...)

4Les réflexions sur l’éthique de la recherche ne sont pas nouvelles. Dès 1947, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le « code de Nuremberg » (issu du jugement des médecins nazis ayant pratiqué des expérimentations brutales sur les prisonnier·es des camps de concentration) posait les bases de la réflexion éthique en santé, en formulant dix critères pour identifier une « expérience acceptable »4. L’encadrement législatif et administratif de la recherche s’est ensuite développé tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, à l’échelle nationale et internationale. En France, la loi Huriet Seresclat (1988), la loi de Santé Publique puis la loi Jardé (2012) ont contribué à réglementer les « recherches impliquant la personne humaine », tandis que la Loi Informatique et Liberté (1978) a entériné la création d’une autorité de régulation indépendante, la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés), chargée de veiller à la protection des données personnelles. Depuis l’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD) par l’Union Européenne en 2016, la législation en la matière est désormais coordonée à l’échelle européenne. Les sciences sociales, d’abord restées en marge de telles régulations administratives, sont désormais elles aussi tenues au respect du RGPD.

5Les questionnements éthiques proposés dans ce numéro débordent toutefois le seul cadre juridique et institutionnel existant. En tenant pour acquise la nécessité de débattre de l’éthique dans les pratiques de recherche en sciences sociales, les textes réunis proposent de réfléchir aux moyens concrets de mettre en place une recherche soucieuse de protéger toutes les personnes qu’elle engage, des valeurs qu’elle porte et de son impact social et politique. La mise en conformité des pratiques d’enquête avec le cadre réglementaire en vigueur n’est donc qu’un élément d’une réflexion plus vaste, qui concerne l’ensemble des effets de l’enquête. Or, une telle réflexion sur l’éthique en actes a été en partie retardée, en France, par la polarisation du débat autour de la pertinence de « comités d’éthique », inspirés des protocoles d’enquêtes biomédicales.

6Ce débat se caractérise par les fortes réticences des chercheur·es français·es à importer une pratique désormais courante à l’échelle internationale, notamment au Canada et aux États-Unis : la validation préalable du dispositif d’enquête par une commission spécialisée. Nombre de voix se sont élevées pour dénoncer le risque d’une « régulation imposée » aux dépens d’une « éthique réflexive » (Larouche, 2019), voire d’une dommageable « bureaucratisation de la vertu » (Jacob, Riles, 2007 ; Siméant-Germanos, 2022). Les arguments avancés contre ces comités sont de taille : outre l’alourdissement des démarches administratives, susceptibles de ralentir voire de décourager un certain nombre d’enquêtes, le risque des comités d’éthique est de contribuer à la censure – ou à l’auto-censure stratégique – d’enquêtes politiquement sensibles, prises dans d’inévitables rapports de pouvoir institutionnels. À cela s’ajoute la possibilité d’un trop fort interventionnisme sur les protocoles d’enquête et d’une mauvaise compréhension du régime de scientificité des sciences sociales, les comités d’éthique étant imprégnés des modes raisonnements hypothético-déductifs du modèle biomédical (Gagnon, 2010). Cette crainte est particulièrement (ré)apparue lors des discussions portées en 2011 à Grenoble, durant le Congrès de l’Association Française de Sociologie. Le soupçon d’une contrainte forte sur la pratique de recherche, cristallisée autour de l’obligation du « consentement libre et éclairé », en particulier lorsque l’on enquête « à couvert », a conduit au refus de la proposition d’une charte dite « déontologique » (Laurens et al., 2010). La méfiance envers ce dispositif d'encadrement des pratiques d'enquête concernait en particulier la « codification » des enquêtes qualitatives, notamment ethnographiques, au risque d'entériner des pratiques rigides et préconstruites ignorant la spécificité de chaque terrain de recherche (Céfaï et Costey, 2009 ; Philippe Aldrin et al., 2022). Enfin, la validation d’un dispositif préalable ne garantit pas sa mise en place une fois la commission passée : outre qu’elle laisse dans l’ombre la confrontation à des situations inattendues, elle peut in fine protéger davantage les institutions que les participant·es à l’enquête (Siméant-Germanos, 2022), voire servir de caution morale qui dispenserait d’une attention éthique soutenue pendant toute la durée de la recherche (Haggerty, 2004).

7Ces réticences sont ancrées dans une réalité empirique : l’institutionnalisation de l’éthique en sciences sociales est tributaire de contraintes nouvelles et externes, comme l’internationalisation des standards éthiques ou, pour les chercheur·ses en santé, la confrontation aux protocoles de recherche médicaux. La standardisation de l’éthique dans un contexte de mondialisation de la recherche impose en effet aux chercheur·es souhaitant enquêter et/ou publier à l’international de s’adapter aux pratiques des revues et institutions de recherche, de plus en plus nombreuses à exiger une certification éthique. Ces éléments ont largement participé à l’implémentation de comités d’éthique et à un certain « formatage » des projets de sciences sociales, pour reprendre l’expression de Claudine Burton-Jeangros dans ce numéro. Les chercheur·es en santé, pour leur part, doivent composer avec des professionnel·les habitué·es à suivre les protocoles éthiques relatifs à l’expérimentation sur l’humain (définis par la loi Jardé). Cette législation, en France, ne s’applique pas aux sciences humaines et sociales, puisque la recherche n’intervient pas directement sur le corps des personnes, mais elle peut être mobilisée par des médecins réticent·es à ouvrir leur service aux ethnographes ; d’une façon générale, les protocoles éthiques biomédicaux rendent difficilement compréhensible et acceptable, pour les professionnel·les de santé, une pratique de la recherche scientifique auprès des patient·es sans validation éthique, même hors du champ des sciences expérimentales. La conséquence en est l’imposition des modèles de l’éthique biomédicale – en particulier la notion controversée de « consentement éclairé » (Fassin, 2008 ; Painter, 2020) – aux sciences sociales, y compris hors des recherches sur la santé. La nécessité de penser l’éthique en sciences sociales découle donc en partie de contraintes institutionnelles, voire juridiques. Pour autant, cela ne remet pas en cause son bien-fondé.

  • 5 En Suisse, les facultés sont les équivalents de nos départements / UFR. Une université se compose d (...)

8Nous défendons ainsi l’idée que les réticences face au risque de « bureaucratisation de la vertu » ne suffisent pas à disqualifier la pertinence d’une réflexion plus générale autour de dispositifs institutionnels susceptibles d’accompagner des pratiques éthiques de la recherche. Le débat ne se résume donc pas à un positionnement pour ou contre les comités d'éthique (Vassy et Keller, 2008). La question est plutôt : comment faire advenir, collectivement, des pratiques de recherche respectueuses de toutes les parties prenantes ? Les chercheur·es en sciences sociales qui défendent une réflexion commune autour de l’éthique s’accordent ainsi à rejeter « l’éthique des protocoles » et plaident en faveur d’une « éthique des pratiques de recherche » (Henry, 2018), qui ne se limite pas seulement à une validation des dispositifs d’enquête en amont, mais accompagne le processus de recherche de façon réflexive et dans son ensemble (Coutellec, 2019). Plutôt qu’une « éthique procédurale », il s’agit de défendre une « éthique processuelle » attachée à une compréhension relationnelle et globale des situations d’enquête (Perrin et al., 2020). Le positionnement en faveur de cette éthique processuelle impose ainsi de se détacher d’un modèle d’éthique protocolaire, pour penser des structures d’accompagnement à la recherche plus adaptées aux méthodologies et à l’épistémologie des sciences sociales, et notamment au raisonnement itératif propre à l’ethnographie (Tolich et Fitzgerald, 2006). Dans cette perspective, les comités d’éthique sont moins des juges d’un dispositif normatif préétabli qu’une instance de réflexion collective et un lieu d’échange autour des questions soulevées par l’enquête empirique. En prenant pour exemple la situation suisse, l’entretien avec Claudine Burton-Jeangros propose ainsi des pistes concrètes pour accompagner les jeunes chercheur·es, mais aussi les plus expérimenté·es, dans des pratiques éthiques à toutes les étapes de leur travail. Sa trajectoire de recherche en sociologie de la santé l’a en effet amenée à se spécialiser dans l’encadrement éthique, d’abord à l’échelle de sa faculté5 puis de son université (Genève). Elle montre comment les dispositifs de validation éthique implémentés à l’échelle universitaire s’articulent avec des dispositifs nationaux, déclinés à l’échelle cantonale. Outre l’enjeu d’orienter les chercheur·ses dans ce système complexe, Claudine Burton Jeangros met en évidence le travail de pédagogie que doivent fournir les chercheur·es en sciences sociales auprès des différentes commissions pluridisciplinaires, pour expliciter la spécificité des méthodes qualitatives, en particulier ethnographiques, à des professionnel·les plutôt formé·es au raisonnement hypothético-déductif de la recherche bio-médicale. Elle plaide pour une meilleure formation des chercheur·ses à tous les niveaux et pour une éthique processuelle, mise en place à l’échelle facultaire et disciplinaire, qui accompagne les projets de recherche sur le long terme, de leur formulation à leur réalisation. Cette attention à l’éthique « en train de se faire » permet notamment une vigilance aiguisée face aux violences omniprésentes sur les terrains de recherche.

Les violences omniprésentes sur les terrains de recherche

9L’attention aux violences est un fil conducteur des articles réunis dans ce numéro. Ces violences ne se limitent pas aux agressions physiques visibles ; elles peuvent également être psychologiques, verbales, économiques, sexuelles, institutionnelles, administratives. Quelles que soient leurs formes, elles s'expriment à travers la coercition, c’est-à-dire une volonté de contrôle des personnes qui l’exercent sur d’autres qui la subissent. Elles s'appuient sur des rapports de domination qui leur préexistent, en même temps qu'elles les renforcent. Les articles qui traitent de cette thématique l’abordent à travers une conceptualisation de violences de genre (Delage et al., 2019). Le positionnement féministe, adopté dans la plupart des articles du numéro, questionne ainsi les violences exercées et subies à la fois dans les pratiques de recherche, la relation d’enquête et l’expérience des personnes interrogées. Adopter un regard féministe sur les violences de genre permet de porter une attention particulière au « prendre soin » des enquêté∙es et de soi, et de rendre visibles les rapports de pouvoir dans l’enquête (Clair, 2016).

10Les violences peuvent se manifester directement dans l’enquête, qu’elles constituent l’objet de recherche ou qu’elles surviennent sur le terrain. Elles prennent alors la forme de violences interpersonnelles, c’est-à-dire de violences structurelles qui s’observent à l’échelle inter-individuelle, imbriquées dans des rapports de pouvoir. Mallaury Bolanos montre que les positionnements contre-hégémoniques et critiques sont fragiles face aux rapports de pouvoir qui se jouent dans l’enquête. Elle prend l’exemple d’un entretien réalisé avec un enquêté socialement dominant accusé de violences sexistes et de l’empathie qu’elle a ressentie malgré elle. La violence expérimentée lors de l’entretien l’amène à discuter la notion de « devoir éthique et politique » de déconstruction des savoirs androcentrés, par la mobilisation des outils critiques et féministes. Pierre-Guillaume Prigent recueille pour sa part des récits de violences subies post-séparation par des femmes ayant des enfants avec l’agresseur. Ces violences étant parfois toujours en cours, son article permet de réfléchir aux enjeux éthiques des recherches sur les violences subies, notamment autour de la réglementation, parfois contradictoire, avec la réalité du terrain (Siméant-Germanos, 2022). Il promeut ainsi, dans le cas des enquêtes sur les violences de genre (ou en terrains sensibles), une « éthique de l’inquiétude » plutôt qu’une « éthique de la sollicitude ». Par ailleurs, la temporalité de la recherche est centrale lorsque l’on enquête en terrains sensibles, qui plus est sur les violences. L’exposition des chercheur∙es sur le terrain ne peut se faire qu’à l'aune de la temporalité des contrats ; si une recherche expose, complique le quotidien, influence la vie privée des chercheur∙es, celles et ceux-ci doivent pouvoir prendre le temps de réaliser leur enquête en sécurité (physique et émotionnelle, comme le montrent Margaux Boué, Magali Mazuy, Pauline Mullner et Lucie Wicky).

11Les violences sont également internes au milieu de la recherche, qui se caractérise par une « bureaucratie académique » grandissante (Mohammed, 2022, p. 473) et n’échappe pas aux rapports de pouvoirs présents dans le monde social (Bessin, 2023). L’article de Margaux Boué, Magali Mazuy, Pauline Mullner et Lucie Wicky montre comment les institutions de recherche en sciences sociales sont animées par leurs logiques propres, qui diffèrent parfois des préoccupations des chercheur·es. Dans certains cas, leur absence de réaction face à la détresse des chercheur·es constitue en elle-même une violence. L’article plaide pour la mise en évidence du travail émotionnel fourni par les chercheur·es et pour une meilleure prise en compte de ce travail par les institutions de recherche. Les solutions individuelles n’étant pas satisfaisantes pour lutter contre les violences vécues sur le terrain, les chercheuses invitent à une responsabilité collective et partagée, à plus forte raison quand ces violences révèlent des dynamiques structurelles qui traversent la recherche contemporaine en sciences sociales (individualisation des recherches, compétition entre les chercheur∙es, etc.).

12Certain·es chercheur·es de ce numéro évoquent aussi les violences qu’elles et ils ont subies : discrédits et agressions publiques (Pierre-Guillaume Prigent) ; violence d’un entretien et de son analyse (Mallaury Bolanos) et violence du terrain ; engagement émotionnel induit par les enquêtes sur les violences de genre (Margaux Boué, Magali Mazuy, Pauline Mullner et Lucie Wicky). Cela rappelle comment ces recherches exposent les chercheur∙es, sur le plan personnel, professionnel, militant, mais aussi public. La réflexion sur l’éthique doit ainsi s’étendre au fonctionnement même des institutions hébergeant les enquêtes et à leur responsabilité dans la protection des chercheur∙es (Mohammed, Noûs, 2019 ; Mohammed, 2022), sur le plan physique, émotionnel mais également public et politique.

13Enfin, les articles réunis dans ce numéro invitent à réfléchir à la violence infligée à soi-même, en tant que chercheur∙e. Dans l’article de Mallaury Bolanos, mais aussi dans celui de Margaux Boué, Magali Mazuy, Pauline Mullner et Lucie Wicky (et dans une moindre mesure celui de Pierre-Guillaume Prigent), une forme de violence retournée contre soi s’observe lors de l’analyse de la pratique de recherche. Cette violence, avec laquelle il est difficile de négocier, questionne la position des chercheur∙es sur le terrain et le sentiment de compromission ou de complicité qu’ils et elles peuvent ressentir face à ce dernier. Les récits de difficultés dans l’enquête, de retournement de la violence contre soi par l’auto-culpabilisation face à la position adoptée durant l’entretien interrogent sur l’éthique de la pratique envers soi-même. Cela se manifeste par la colère, le dégoût de soi ou encore la honte ressentis du fait de ne pas avoir réagi à certains propos violents énoncés par les enquêté∙es (ou d’y avoir « sur-réagi »), après avoir fait preuve d’une empathie « profonde » envers un auteur de violences, ou encore après s’être sentie « piégée » par l’enquêté∙e. Cette violence et/ou cette culpabilité retournée sur soi agissent comme un rappel à l’ordre de notre propre pratique, en particulier lorsqu’elle est engagée. Elle montre également des difficultés éprouvées ou des formes de contradictions entre l’éthique pensée et l’éthique expérimentée sur le terrain. Si ce numéro place l’éthique engagée au centre de la réflexion, il ne doit pas faire abstraction de la difficulté de cet engagement (Maro, 2022).

Pour une éthique engagée

14Les violences inhérentes à de nombreux terrains sensibles (Hennequin, 2012) confrontent les chercheur·es à des impensés, des non-dits, des dilemmes souvent tus et silenciés par une tradition de la recherche androcentriste et/ou ethnocentriste (Cressens, 2020) qui néglige ou rejette certaines expériences et en valorise d’autres. Les violences incitent les chercheur·es à interroger leurs pratiques dans une visée éthique. Toutefois, elles ne se limitent pas aux terrains sensibles et peuvent survenir sur n’importe quel terrain, y compris ceux portant sur des objets où l’on ne s'attend pas à les voir émerger. Le continuum des violences (Kelly, 2019) subi pendant la recherche reste par exemple souvent occulté, jusque dans ses formes criminelles : Cécile Cuny (2020) relate ainsi un viol subi pendant l’une de ses enquêtes pour dénoncer notamment « l’exclusion systématique de dispositifs protégeant les chercheuses de la violence sexuelle » (p. 104). Ces violences sont très souvent invisibilisées, dans l’espace social, dans les recherches comme dans le milieu académique. L'écriture scientifique est une façon de lutter contre cette invisibilisation. Au-delà d'éventuelles vertus thérapeutiques de l’écriture (souvent surestimées), la réflexivité sur la violence est d'abord une façon de la donner à voir, en adoptant une démarche éthique engagée.

15Ainsi, bien que les recherches sur les violences de genre et en terrains sensibles exacerbent les questionnements éthiques, la plupart des propos développés dans ce numéro peuvent intéresser l’ensemble des chercheur∙es en sciences sociales disposé·es à se questionner sur leurs propres pratiques de recherche et les enjeux éthiques (et politiques) qu’elles soulèvent.

16La mobilisation de perspectives théoriques s’éloignant des savoirs hégémoniques disciplinaires permet de prendre en considération des voix différentes (Gilligan, 1993 ; Fanon, 2004) et de révéler des rapports de force trop souvent occultés. Ces épistémologies féministes, décoloniales (entre autres), contribuent ainsi à mieux saisir certains objets, à ouvrir un nouveau champ des possibles méthodologiques, à légitimer de nouveaux enjeux scientifiques. Elles sont par ailleurs nécessaires pour lutter contre l’injustice épistémique (Fricker, 2009 ; 2013 ; Anderson, 2012). Cette notion, développée par Fricker, distingue deux modalités par lesquelles elle se manifeste. D’une part, l’injustice de témoignages, « renvoie au défaut de crédibilité accordé aux agents qui expriment leur expérience en termes d’injustice » (Bessone, 2020) ; d’autre part, l’injustice herméneutique fait référence au manque d’accès de certains groupes d’individus à la légitimation des connaissances qu’ils produisent (Fricker, 2009 ; Dotson, 2011 ; 2018 ; Medina, 2013 ; Bessone, 2020).

  • 6 Our decolonial outlook on education allows us to strive for a more equal and just world through ou (...)

17Éthique et production de connaissances, éthique et épistémologie sont donc intimement liées (White et Bailey, 2004 ; Tegama, Fox, 2023). Aussi, il est fondamental de reconnaître en quoi nos manières d’appréhender l’éthique sont encore largement ancrées dans des valeurs, dans une morale spécifique et comment cela affecte la recherche dans son ensemble. Le Blog d’Auto-Défense contre les Agressions Sexistes et Sexuelles dans l’Enquête en Sciences sociales (Badasses) offre par exemple un espace pour penser les violences de genre en sciences sociales, et publie des témoignages de chercheur·es qui ont subi de la violence dans différentes dimensions de leur travail. Ces techniques encouragent la conscientisation de l’aspect systématique des violences et permettent de les penser scientifiquement et politiquement. De la même manière, c’est bien la posture féministe de Cécile Cuny (2020) qui l’aide à politiser la violence qu’elle subit et à l’appréhender dans une optique scientifique. Les perspectives décoloniales, quant à elles, donnent lieu à de nombreux articles théoriques et méthodologiques à l’international, et sont à l’origine de mouvements de décolonisation des savoirs (de Sousa Santos, 2007 ; Bhambra et al., 2018 ; Ahmed-Landeryou, 2023). En 2015, les manifestations étudiantes sud-africaines Rhodes Must Fall ont été le point de départ pour de nombreux mouvements de contestation dans les pays du Nord, particulièrement au Royaume-Uni (Mayault, 2016 ; Bhambra et al., 2018). Le National Union of Students a lancé la même année des campagnes nationales comme Why is My Curriculum White ? ou #LiberateMyDegree pour mettre ces questions à l’agenda des universités. Les campagnes semblent porter leurs fruits : SOAS, School of Oriental and African Studies, créée pour former les administrateurs coloniaux de l’empire britannique, indique désormais sur la page « à propos » de leur site web : « Notre vision décoloniale de l'éducation nous permet de lutter pour un monde plus égalitaire et plus juste à travers notre enseignement et notre recherche »6.

18À partir de ces différents éléments, nous proposons de redéfinir l’éthique, et plaidons pour une éthique engagée en sciences sociales. Une éthique engagée va au-delà de la validation des protocoles en début d’enquête, elle porte des « valeurs » (Coutellec, 2019) tout au long du processus de recherche et amène les chercheur·es à s’interroger sur l’intégrité de leurs pratiques au cours de l’enquête. Elle se veut ainsi processuelle, c’est-à-dire qu’elle doit être (re)définie et (re)réfléchie de la conception du projet à la valorisation des résultats. Une éthique engagée est aussi une éthique qui tient compte des effets de l’enquête, sur les personnes interrogées, sur les chercheur·es et dans la société. Par son attention particulière aux impacts de la recherche, c’est une éthique vigilante aux rapports de pouvoir dans lesquels les personnes interrogées sont imbriquées dans leur quotidien et dans la relation d’enquête. Les pratiques qui s’inscrivent dans la démarche que nous proposons empruntent les positions, les méthodes et les valeurs portées par les recherches féministes et post-coloniales. En outre, s’il s’agit de prévoir et se prémunir des violences vécues durant la recherche, l’intérêt ne s’arrête pas là, et la vigilance est maintenue, par exemple contre les attaques subies face à la diffusion des résultats à court, moyen et long terme. L’éthique engagée n’est jamais figée ; elle n’est pas définitive et doit pouvoir être débattue dans une recherche – que celle-ci ait lieu ou non en terrains sensibles –, au sein des disciplines, dans des contextes (inter)nationaux (Morris MacLean et al., 2018 ; Ansoms et al., 2021) et en regard des effets des connaissances produites dans et sur la société.

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Notes

1 Nous remercions chaleureusement Justine Chaput pour son implication dans la coordination de ce numéro thématique. Elle n’a malheureusement pas pu participer à la rédaction de cette introduction.

2 Nous tenons à remercier les personnes qui se sont investies pour que le colloque ETS puisse avoir lieu, en particulier nos collègues du comité d’organisation et membres du collectif : Rim Bellamine, Juliette Congy, Javiera Coussieu-Reyes, Camille Maubert, Virginie Rigot. Merci également aux membres du comité scientifique, à Marie-Laure Trudel (Ined) et Estelle Girard (Iris) pour leur aide précieuse.
Nous remercions également les financeurs qui ont soutenu et rendu possible ce projet : l’Ined, l’EHESS, le Labex iPops, l’Iris, l’EUR GSST, le Cresppa, le Campus Condorcet, le CMW, le Cesp, le CMH, HED, l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, l’Idup, l’Université Paris Cité, l’EHESP, l’EDSP.

3 Le rôle des comités d’éthique dans la préservation de la confidentialité des données en cas de saisie par la justice reste à questionner (Katz, 2022 ; Rahman Khan, 2022 ; Laurens, 2022).

4 Telle est l’expression employée dans le « Code de Nuremberg », extrait du jugement pénal rendu les 19-20 août 1947 par le Tribunal militaire américain chargé de juger les médecins nazis.

5 En Suisse, les facultés sont les équivalents de nos départements / UFR. Une université se compose de plusieurs facultés.

6 Our decolonial outlook on education allows us to strive for a more equal and just world through our teaching and research.”, traduction des autrices. https://www.soas.ac.uk/about, visité le 16/01/2024

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Pour citer cet article

Référence électronique

Margaux Boué, Pauline Mullner, Laurine Thizy et Lucie Wicky, « Pour une éthique engagée »Socio-logos [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 17 avril 2024, consulté le 12 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/6645 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-logos.6645

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Auteurs

Margaux Boué

Doctorante en sociologie, Université Lyon 2, Centre Max Weber (CMW). Contact : margauxboue[at]gmail.com

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Pauline Mullner

Doctorante en sociologie, Université Paris Cité, Centre de Recherche sur les liens sociaux (Cerlis), Ined. Contact : pauline.mullner[at]gmail.com

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Laurine Thizy

Docteure en sociologie, Université Paris 8, Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (Cresppa, CSU). Contact : laurine.thizy[at]gmail.com

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Lucie Wicky

Doctorante en sociologie, EHESS, Centre Maurice Halbwachs (CMH), Ined, EUR GSST. Contact : lucie[at]wicky.fr

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