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Dossier

Moment punitif et condition carcérale

Entretien avec Didier Fassin, mené par Natalia Muchnik et Falk Bretschneider
Didier Fassin
Édité par Natalia Muchnik et Falk Bretschneider
p. 77-86

Texte intégral

Falk Bretschneider (FB) : La prison semble être aujourd’hui le moyen de punition dominant presque partout dans le monde. On parle même d’une « inflation carcérale ». Quelles sont ses modalités et ses causalités ?

Didier Fassin (DF) : Ce n’est qu’assez récemment que la peine d’emprisonnement a connu cette évolution inflationniste. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que, dans le cas français, entre le milieu du xixe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale, les effectifs des détenus ont diminué de moitié, tandis qu’au cours des soixante dernières années, ils ont plus que triplé. Il faut toutefois souligner que le nombre de personnes sous main de justice suivies en milieu ouvert par les services pénitentiaires d’insertion et de probation, pour une peine alternative à la prison ou bien une mesure d’aménagement de peine, a progressé encore plus vite durant cette période. La prison est ainsi la partie émergée du continent carcéral, la plus visible et la plus cruelle, mais il ne faut pas en oublier la partie immergée.

La France n’est toutefois pas un cas isolé. L’inflation punitive s’appuyant sur le dispositif pénitentiaire est observée presque partout dans le monde. Dans les pays occidentaux, l’accroissement de la population carcérale a souvent commencé dans les années 1970, lorsque se sont combinés les effets d’une perte de confiance dans l’efficacité des programmes de réhabilitation et d’un durcissement des politiques répressives à l’encontre des minorités ethno-raciales. Mais l’accélération la plus marquée s’est produite dans les années 1990 et 2000. C’est vrai à l’échelle européenne et plus généralement à l’échelle mondiale. La prison est devenue l’instrument punitif par excellence à peu près partout, les États-Unis ayant connu la plus forte augmentation de sa population carcérale. Pour ce qui est de la Russie, qui compte un demi-million de prisonniers, la diminution spectaculaire de leur nombre constatée dans les années 2000 est surtout une correction de ce qui avait été une augmentation considérable dans les années 1990. Quant à la Chine, qui est au deuxième rang mondial, on sait qu’il est difficile d’y avoir des chiffres fiables, d’autant que les camps de rééducation et les centres de détention ne sont pas inclus dans les données publiées. On ne peut pas parler de l’Afrique en général, en raison des différences existant d’un pays à l’autre, mais le Rwanda se détache en termes de taux d’incarcération, devant le Cap-Vert, la Namibie et l’Afrique du Sud. Enfin, en Amérique latine, c’est au Brésil que la population carcérale a augmenté le plus spectaculairement, avec des phénomènes de surpopulation qui ont favorisé la survenue de violences extrêmes dans les établissements pénitentiaires.

Fait remarquable : dans la plupart des cas, il n’existe pas de réelle corrélation statistique entre l’évolution de la criminalité et de la délinquance et l’évolution de la démographie carcérale. Il peut certes arriver que le législatif et la justice se montrent plus sévères en réponse à un accroissement des crimes et délits, mais dans bien des situations, on enferme plus alors même qu’ils diminuent. Tel est le cas, au moins pour ce qui concerne les infractions les plus graves, c’est-à-dire les crimes violents, en France depuis les années 1980 comme aux États-Unis depuis les années 1990. C’est cette déconnexion entre sécurité publique et politiques pénales qui permet de parler de moment punitif. On incarcère plus parce qu’on est devenu plus sévère, parce qu’on condamne plus facilement à la prison et parce que les peines sont plus longues. Il faut souligner que cette évolution se produit fréquemment dans un contexte d’aggravation des inégalités favorisée par le recul des politiques de redistribution, de solidarité et d’assistance. On ne peut donc dissocier le renforcement de l’État pénal et l’affaiblissement de l’État social.

Natalia Muchnik (NM) : Cette évolution semble particulièrement marquée aux États-Unis. Comment l’expliquez-vous ?

DF : Elle y a en effet pris des proportions démesurées. Un homme sur cinq en prison dans le monde est aux États-Unis, et une femme sur trois. On compte plus de 2 millions de personnes emprisonnées, l’équivalent de la population de Paris, auxquelles s’ajoutent 4,5 millions de personnes en régime de probation, donc sous supervision dans le cadre d’une alternative à l’incarcération, ou en régime de parole, donc sous supervision dans le cadre d’un aménagement de peine. Notons que ces deux institutions périphériques de la prison sont les principales pourvoyeuses à l’occasion de violations même minimes des obligations que doit respecter le condamné.

Ce sont donc au total près de 7 millions de personnes qui se trouvent placées sous main de justice. La population carcérale a été multipliée par huit en trois décennies. Il y a plus de 10 millions de nouvelles incarcérations chaque année, dont une part importante en détention préventive, avec une forte surreprésentation des catégories les plus modestes, incapables de payer la caution imposée par le juge. Les personnes noires sont trois fois plus nombreuses que leur proportion dans la population générale. Le devenir le plus fréquent d’un adolescent blanc est de faire des études supérieures. Celui d’un adolescent noir est de faire un séjour en prison. Cet ensemble d’éléments – quantitatifs, du point de vue de l’explosion démographique, et qualitatifs, du point de vue de sa distribution inégale – caractérise ce qu’on appelle l’incarcération de masse, selon David Garland. La surreprésentation considérable des Afro-Américains de milieux pauvres dans les prisons trouve une généalogie dans l’histoire longue de l’esclavage, puis après son abolition, dans les lois Jim Crow de discrimination raciale dans les États du Sud. Elle s’explique aujourd’hui par la répression ciblée menée par la police, la justice et l’administration pénitentiaire sur injonction des gouvernements républicains comme démocrates.

Ce tableau sombre a été légèrement éclairci au cours des dernières années par une série de réformes, certes modestes encore, mais qui ont pour conséquence l’amorce d’une diminution des effectifs incarcérés. Sur l’ensemble des États-Unis, le phénomène demeure limité, mais dans certains États, il est sensible et, du reste, moins récent. Ainsi, la population carcérale du New Jersey est passée en vingt ans de 31 000 à 19 000 personnes, ce qui est la baisse la plus spectaculaire qu’ait connue le pays. Ce résultat doit toutefois être tempéré par le constat que cet État a les disparités raciales les plus élevées au sein des prisons avec un ratio entre détenus noirs et détenus blancs douze fois plus élevé qu’il ne l’est dans la population générale du New Jersey.

Les réformes actuellement conduites dans la moitié des États visent notamment à réduire les conditions imposant un mandatory minimum sentencing, c’est-à-dire des peines planchers, qui avaient débouché sur des quantums très élevés y compris pour des infractions relativement mineures commises en récidive. Cette évolution un peu moins punitive tient à un ensemble de facteurs. D’abord, la prison coûte très cher, devenant même, dans certains États du Sud, le premier poste budgétaire devant l’éducation. Ainsi, à titre d’exemple, il y a quelques années la Californie a libéré plusieurs milliers de détenus pour éviter une crise financière. Ensuite, la prison fait de plus en plus la preuve de son inefficacité, puisque, en particulier pour les délits mineurs, il est établi qu’elle augmente le risque de récidive. Enfin, la prison s’avère profondément inégalitaire tant sur le plan socio-économique que sur le plan ethno-racial. Bien sûr, les gouverneurs et les représentants républicains sont plus sensibles aux arguments économiques tandis que leurs collègues démocrates entendent plus la justification d’équité.

Il faut ajouter un élément important caractérisant les prisons étasuniennes : la très grande violence qui y règne. Violence des détenus entre eux, favorisée par les logiques de gangs. Violence des surveillants envers les détenus, sur laquelle les administrations pénitentiaires ferment les yeux. Parmi les jails, qui correspondent à peu près à nos maisons d’arrêt, la plus célèbre pour la dureté des relations à l’intérieur est Rikers Island, à New York. Parmi les prisons, qui s’apparentent à nos centres de détention, la plus tristement renommée est le Louisiana State Penitentiary, plus connu sous le nom d’Angola. La violence ne se manifeste du reste pas seulement dans les relations sociales, mais aussi et parfois plus encore dans la cruauté de l’institution. Trois détenus membres des Black Panthers qu’on désigne comme les « Angola Three » y ont passé chacun quarante années en solitary confinement, c’est-à-dire totalement isolés en cellule disciplinaire.

NM : Le terrain de votre livre L’Ombre du monde s’est déroulé en France, mais sa rédaction a eu lieu aux États-Unis. La perception et l’analyse du terrain français ont-elles été modifiées par l’expérience et l’observation des réalités carcérales étasuniennes ?

DF : Le monde carcéral aux États-Unis, je l’ai surtout découvert par l’intermédiaire de la littérature de sciences sociales, qui est considérable et ancienne. Par comparaison, la production française, relativement récente, demeure modeste. Cependant, elle présente une richesse remarquable en termes d’enquêtes menées à l’intérieur même de la prison, qu’il s’agisse d’observations des relations en milieu carcéral ou d’entretiens conduits avec les personnels. L’ethnographie des prisons est, à l’inverse, quasiment absente des travaux étasuniens, comme l’a dénoncé Loïc Wacquant, en raison de la fermeture presque complète des établissements pénitentiaires à la recherche. Cette différence m’a conduit à apprécier l’ouverture que j’ai pu, comme bien d’autres, constater en France.

Mais la lecture de la littérature de langue anglaise, tant sur les États-Unis que sur la Grande-Bretagne, m’a aussi certainement rendu sensible à des problèmes que je me serais moins posées ou posées différemment. La question raciale, qui occupe un chapitre important du livre, m’a semblé inévitable au regard de mon enquête, même si je l’avais abordée depuis plusieurs années dans mes écrits et dans mes enseignements. Le thème des violences, auquel je consacre également des développements, a été enrichi par l’exploration des travaux et la connaissance des situations aux États-Unis. Autre exemple : en voyant comment la main-d’œuvre pénitentiaire est surexploitée dans certaines prisons étasuniennes, où elle concurrence même la main-d’œuvre immigrée pourtant malmenée des maquiladoras, j’ai mieux compris le fait qu’au contraire, le travail dans les ateliers des établissements français ne devait pas être analysé dans ces termes mais plutôt du point de vue de sa rareté qui le rend si précieux aux yeux des détenus.

FB : Dans les médias, la prison semble généralement traitée comme un objet de discours et de politiques nationaux. A-t-elle ce que l’on pourrait appeler une existence globale ? Quel rôle, en particulier, jouent aujourd’hui des organismes transnationaux et des juridictions internationales ?

DF : Le fait carcéral a certainement, ne serait-ce que par l’évolution presque parallèle de son importance dans la plupart des cadres nationaux, une dimension globale, et c’est à cette échelle qu’il faut, au moins en partie, l’appréhender. L’inflation répressive, commencée aux États-Unis, avec Ronald Reagan et même, avant lui, avec Nelson Rockefeller dans l’État de New York, et en Grande-Bretagne, sous Margaret Thatcher, s’est étendue à tout le monde occidental sans que soient évidents les mécanismes de circulation des idéologies punitives.

Les convergences qu’on observe aujourd’hui en Europe me semblent relever de deux logiques distinctes quoique non exclusives. D’un côté, il y a les traités internationaux et les institutions internationales qui établissent des normes. Ainsi, j’ai pu constater sur le terrain que l’application des règles pénitentiaires européennes transformait le parc carcéral français, que les prisons cherchaient à obtenir pour telle partie de leurs activités ce label européen, et que donc cette influence pesait favorablement. Il est d’ailleurs assez remarquable que l’Union européenne tire les pays vers le haut en ce qui concerne la prison mais vers le bas pour ce qui est de l’immigration. D’un autre côté, il y a les échanges moins formels, à travers des visites et des programmes permettant de découvrir des pratiques intéressantes chez un voisin. On peut citer le cas du module « Respecto » qui a été importé d’Espagne en France, faisant évoluer certaines maisons d’arrêt d’une situation où les détenus sont enfermés en principe 22 heures sur 24 à une situation où ils peuvent circuler le jour dans leur bâtiment pour autant qu’ils y aient une activité et n’y commettent pas d’infractions au règlement. En revanche, les politiques pénales moins sévères qui ont entraîné un recul de la démographie carcérale en Allemagne et aux Pays-Bas – paradoxalement, sous des gouvernements conservateurs – au cours de la dernière décennie n’ont pas été suivies dans les autres pays, à commencer par la France, qui enferme toujours plus, et en particulier pour des délits mineurs. De même, les politiques pénitentiaires qui cherchent à rendre la prison plus humaine, en Suède ou en Finlande, n’ont guère influencé la plupart des autres pays, la France en particulier ayant des établissements toujours plus oppressifs.

Il existe donc une certaine convergence, mais elle demeure relativement limitée, et surtout, elle me semble se produire essentiellement dans les régions du monde où existe déjà une assez forte intégration institutionnelle, comme au sein de l’Union européenne, permettant à la fois la promulgation de normes reconnues et la circulation des agents entre les pays. Rien de tel en Amérique du Nord, par exemple, pas même à l’intérieur des États-Unis où chaque État met un point d’honneur à affirmer son autonomie.

NM : La perception de la prison à travers sa porosité et ses interactions avec la société environnante est depuis quelques années l’une des thématiques majeures des études carcérales. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre propre expérience de la porosité carcérale des deux côtés de l’Atlantique ?

DF : En donnant le titre L’Ombre du monde à mon livre, j’ai voulu insister à la fois de manière métaphorique sur la dimension obscure de la prison et de manière presque métonymique sur le lien qui unit la prison au monde comme l’ombre à ce qui la projette. Il y a une circulation permanente entre l’intérieur et l’extérieur. Circulation d’images, notamment par la télévision. Circulation de nouvelles, bonnes ou mauvaises, en particulier par les téléphones. Circulation d’objets, par les colis apportés par les familles, les paquets jetés par-dessus les murs, les produits passés clandestinement par les surveillants. Circulation de personnes, à l’occasion des visites de proches au parloir mais aussi d’avocats, de représentants des cultes, de membres d’associations, de visiteurs de prison. Circulation d’informations, sur ce qui se passe dans le monde, sur les affaires de corruption en politique, sur les résultats des compétitions sportives.

Ces multiples circulations ne se font d’ailleurs pas seulement de l’extérieur vers l’intérieur, ou l’inverse, mais aussi par des étapes intermédiaires à l’intérieur, sous la forme de souris qu’on glisse sous les portes ou de yoyos qui voyagent entre les fenêtres, de cris lancés à travers les barreaux ou de messages passés de la main à la main. Les maisons d’arrêt s’avèrent particulièrement poreuses en raison des courts séjours qu’y font généralement les personnes détenues, et donc du renouvellement permanent de la population carcérale. Il m’est difficile de comparer cette porosité dans les contextes français et étasunien, mais il me semble qu’aux États-Unis, les prisons se révèlent très perméables à la circulation des modes d’organisation sociale, ceux qui existent à l’extérieur pénétrant à l’intérieur tandis que ceux qui se développent à l’intérieur se répercutent à l’extérieur. C’est le cas des réseaux mafieux et criminels, ce qui génère des formes de puissant contrôle social tant au sein de la prison qu’au dehors.

FB : Depuis plus de deux siècles, la prison est critiquée. Aux xixe et xxe siècles on la taxait d’être une « école du crime », aujourd’hui on l’accuse de favoriser la radicalisation de certains détenus. Malgré son échec, elle continue d’exister. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

DF : C’est Michel Foucault qui a posé cette question avec le plus de clarté. Constatant le caractère répétitif de la critique à l’encontre de la prison, non seulement pour son inhumanité mais aussi pour son inefficacité à faire diminuer la criminalité et la délinquance, puisque la plupart des études, en Europe comme en Amérique du Nord, montrent que plus on incarcère et plus le risque de récidive augmente, il en a déduit qu’il ne fallait pas penser en termes de dysfonctionnement de la justice, mais au contraire de mécanismes relevant d’une certaine logique. L’objectif n’est pas tant de réduire la criminalité et la délinquance que de les distribuer entre ce qu’on veut punir et ce qu’on veut épargner.

Ainsi, en France, dans les années 2000, les condamnations pénales pour usage de cannabis ont triplé et celles pour des infractions économiques et financières ont diminué d’un cinquième alors que, dans le premier cas, la consommation de drogues restait stable, et que dans le second, la police relevait plus de délits. Il faut ajouter que les sanctions à l’encontre des infractions à la législation sur les stupéfiants ne concernaient que les jeunes hommes de milieu populaire, souvent d’origine immigrée, et presque jamais ceux des classes moyennes ou supérieures. Pour le dire vite, la justice dite à deux vitesses permet que la prison soit essentiellement un châtiment pour les pauvres et les minorités. C’est ainsi que, dans la maison d’arrêt que j’ai étudiée, plus de la moitié des prisonniers étaient sans emploi et plus de la moitié se déclaraient sans profession, tandis que les cadres ne représentaient qu’un pour cent de la population. Quant à la distribution ethno-raciale, plus des trois quarts appartenaient à des minorités, principalement noire et arabe.

FB : Quelles sont les alternatives à la prison et quel rôle jouent-elles dans les différentes politiques pénales ? Une humanité sans prison est-elle envisageable ?

DF : Nous savons qu’il est possible d’avoir une prison sans humanité… La question est de savoir si l’on peut imaginer une humanité sans prison. C’est le credo des abolitionnistes. Leur discours me semble avoir gagné en puissance ces dernières années, en particulier aux États-Unis. Il est important de l’entendre et utile de savoir poser les questions de manière aussi radicale pour s’autoriser une réflexion réellement ouverte.

Ma position est un peu différente. La prison occupe assurément une place trop centrale dans le dispositif punitif de la plupart des pays. Ni les gouvernants ni les juges ne sont plus capables d’imaginer ce que pourrait être une société où elle ne serait qu’une institution punitive en dernière instance. Par souci de réalisme et avec un sens de l’urgence, je me situe donc dans la perspective non pas d’un monde sans prison, mais d’un monde où elle serait devenue un châtiment marginal. Pour ce qui est des peines courtes, correspondant à des délits mineurs, souvent commis en récidive, il existe des alternatives, à commencer par les travaux d’intérêt général et diverses formes de supervision en milieu ouvert, ce qui suppose plus de personnel dans les services pénitentiaires d’insertion et de probation, dont les postes peuvent être financés par les économies faites grâce aux prisons non construites, puisqu’une journée d’incarcération coûte dix fois plus cher au contribuable qu’une journée sous bracelet électronique. Pour ce qui est des peines longues, correspondant souvent à des infractions graves, la question est vraiment de savoir ce qu’apportent aux auteurs, aux victimes lorsqu’il y en a et à la société tout entière des peines de vingt, trente, quarante ans d’emprisonnement, hormis la satisfaction bien peu valorisante de la vengeance. Il faut noter que la France, pour les courtes comme pour les longues peines, a choisi et continue de choisir de ne pas répondre à ces questions.

D’une manière générale, il suffirait, si l’on avait le courage d’y faire face, de regarder ailleurs ce qui a été fait, par exemple dans un pays comme la Finlande qui, il y a quelques décennies, avait l’un des taux les plus élevés d’incarcération, et qui, résultat d’une politique volontariste, a aujourd’hui l’un des plus faibles.

NM : Pourriez-vous revenir sur ce que l’étude en milieu carcéral a apporté à votre pratique et à votre vision de l’anthropologie et des sciences sociales en général ? Comment définiriez-vous ce que vous appelez l’« anthropologie politique et morale » ?

DF : Une anthropologie politique et morale est tout simplement une anthropologie qui prend pour objet les questions politiques et morales qui se posent dans une société, et plus particulièrement qui s’attache à montrer combien enjeux politiques et moraux sont liés. Un élément essentiel est qu’elle ne prend pas pour argent comptant l’existence d’un domaine politique ou d’un fait moral. C’est la raison pour laquelle je ne parle pas de politique ou de morale, mais de questions ou d’enjeux, autrement dit d’objets qui se constituent dans des luttes aussi bien qu’à travers des négociations et des arrangements.

La prison et, plus largement, le châtiment sont des exemples remarquables de ces liens étroits existant entre politique et morale pour décider de la réponse à donner à des violations des normes ou des lois de la société. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que cette réponse n’est pas toujours passée par une punition, mais qu’elle a longtemps procédé sous la forme de réparations, et que la prison elle-même n’est devenue que tardivement l’institution de référence en matière de châtiment. La formation et le développement de l’État, de l’époque médiévale tardive à la période moderne, ont joué un rôle essentiel dans ce double processus. Pour le moment contemporain, l’anthropologie politique et morale aide à comprendre, par l’examen des débats dans l’espace public et dans les enceintes parlementaires autant que par l’étude de l’action des forces de l’ordre, du travail des magistrats, des modalités d’application des peines et des réalités de la condition carcérale, ce que c’est que punir, quelles sont les justifications qu’on donne à la punition et qui l’on choisit de punir.

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Pour citer cet article

Référence papier

Didier Fassin, « Moment punitif et condition carcérale »Socio, 14 | 2020, 77-86.

Référence électronique

Didier Fassin, « Moment punitif et condition carcérale »Socio [En ligne], 14 | 2020, mis en ligne le 19 novembre 2020, consulté le 07 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/socio/10541 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio.10541

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Auteur

Didier Fassin

Didier Fassin est médecin, sociologue et anthropologue. Il est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton (School of Social Science) et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. En 2020, il occupe la chaire annuelle de Santé publique au Collège de France. Après avoir travaillé sur des questions de santé publique, en France, en Afrique et en Amérique latine, il s’est tourné vers le domaine de la sécurité publique et des politiques pénales, en étudiant par exemple la police des quartiers ou la prison contemporaine. Sur le thème de l’entretien, il a récemment publié L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Seuil, 2015 (édition de poche, 2017) ; Punir. Une passion contemporaine, Paris, Seuil, 2017 (édition de poche, 2020) et Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris, Seuil, 2020..

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Éditeurs scientifiques

Natalia Muchnik

Natalia Muchnik, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est historienne. Ses recherches portent sur les minorités et les diasporas dans l’Europe des xvie-xviiie siècles ainsi que sur les espaces de l'enfermement dans l’Espagne, la France et l'Angleterre modernes. Elle a récemment publié L’Europe des diasporas, xvie-xviiie siècles, avec Mathilde Monge, Paris, Puf, 2019, et Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités, xvie-xviiie siècles, Paris, Puf, 2019.

Falk Bretschneider

Falk Bretschneider est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste de l’histoire des pratiques pénales à l’époque moderne et contemporaine. Sa thèse a porté sur l’histoire de l’enfermement en Saxe aux xviiie et xixe siècles. Ses recherches actuelles s’intéressent à l’histoire sociale de l’espace du Saint-Empire germanique moderne et plus particulièrement à la peine du bannissement. Publications récentes : avec Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset, Le cloître et la prison. Les espaces de l’enfermement, webdocumentaire, <http://cloitreprison.fr/> ; sous sa direction avec Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset, Enfermements II. Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne) 2015 ; sous sa direction avec Christophe Duhamelle, Le Saint-Empire, histoire sociale (xvie-xviiie siècles), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.

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