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Dossier

De l’étude comparée des sociétés nationales au Modern World-System

La préhistoire de l’analyse des systèmes-monde (1964-1970)
From comparative study of national societies to the modern world-system
Yves-David Hugot
p. 21-48

Résumés

Le nom d’Immanuel Wallerstein est associé à l’élaboration d’une nouvelle manière de pratiquer la science sociale, l’analyse des systèmes-monde, qui précède de près de vingt ans l’essor des global studies. Cependant, les éléments constituant le soubassement théorique du Modern World-System sont le fruit d’une lente élaboration au cours des années 1960. C’est ce cheminement que retrace cet article en s’appuyant aussi bien sur les textes publiés que sur les inédits versés dans les « Immanuel Wallerstein Papers » de Binghamton, de cette période charnière (1964-1970). Partant d’une perspective comparatiste à visée nomothétique portant sur la modernisation des sociétés nationales, Immanuel Wallerstein s’en est peu à peu détaché au profit de l’écriture de l’histoire d’un système capitaliste global. Dans cette évolution, la lecture de Fernand Braudel et les contacts avec la Maison des sciences de l’homme ont été déterminants.

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Texte intégral

À l’aube des sciences sociales globales

1La « forme de raisonnement » introduite par l’analyse des systèmes-monde d’Immanuel Wallerstein au début des années 1970 « a consisté dans la globalisation de l’analyse » du capitalisme (Wieviorka, 2005 : 5). Cette analyse s’est faite « en plaçant le concept de “système-monde” […] au centre » de celle-ci (ibid.). Il en résulta qu’à partir des années 1990 « l’analyse des systèmes-monde en est venue à être considérée […] comme précurseur des théories de la mondialisation » (Wallerstein, 2012b : 520).

2Mais en quoi consiste cette globalisation de l’analyse ? Si l’on suit Alain Supiot, le mot globalisation « est apparu au début du xxe siècle sous la plume du biologiste belge Ovide Decroly (1871-1932) pour désigner une fonction cognitive, la “fonction de globalisation”, qui consiste à appréhender la réalité dans son ensemble, et à en acquérir ainsi une connaissance première, précédant et commandant celle des éléments qui la composent » (Supiot, 2019 : 9). Globaliser l’analyse, c’est donc prendre la totalité pour perspective. L’analyse des systèmes-monde constitue ainsi un appareil théorique permettant à l’observateur de partir de la réalité sociale historique envisagée dans son ensemble avant d’en explorer les rouages. Si la méthode est globale, c’est parce que l’objet d’investigation, le système-monde moderne, est une totalité indissociablement historique, économique, politique et culturelle. Partir, comme le font les différentes sciences sociales (économie, sociologie, science politique, histoire, géographie), de domaines de réalité séparés aboutit à détruire cet objet.

3Le global est donc une catégorie historico-géographique autant qu’épistémologique. Seule une méthode globale qui ne commence pas à scinder le réel en domaines séparés convient à cet objet historico-géographique complexe qu’est le système-monde moderne.

4Un tel choix n’avait rien d’évident au début des années 1970. Ernesto Laclau, suivant Marx à la lettre, considérait ainsi que l’étude du « système économique capitaliste mondial » devait être « le résultat d’une construction théorique » et non « le point de départ de l’analyse » sans quoi on partirait d’une « totalité vide et homogène fondée sur l’élimination des différences plutôt que sur leur articulation » (Laclau, 1977 : 45).

5Le plan d’ensemble de l’œuvre que Marx se proposait d’écrire commençait en effet par le livre que nous connaissons sous le titre du Capital, puis devait se poursuivre par l’étude de la propriété foncière, du travail salarié, de l’État, avant de se terminer par deux livres consacrés au commerce international et au marché mondial (Bidet, 1999 : 236). Or, la perspective systémique-mondiale procède à l’inverse et postule qu’il faut commencer par une idée de la totalité, fût-elle abstraite et schématique (économie-monde, système interétatique, géoculture), si l’on veut avoir une chance de faire apparaître les processus transnationaux, ainsi que les causalités réciproques et les effets de rétroactions qui les relient les uns aux autres.

6Une telle perspective constitue aujourd’hui un réquisit de base pour les chercheurs en sciences sociales travaillant sur la globalisation. Comme l’expliquent Eve Darian-Smith et Philipp C. McCarty dans The Global Turn, « tenir compte des forces et des processus nouveaux qui débordent le cadre conceptuel de l’État-nation et ne sont pas aisément contrôlables par les gouvernements nationaux et les institutions de l’État » (Darian-Smith et McCarty, 2017 : x) implique de produire « un cadre global transdisciplinaire » et « une perspective holistique globale » (ibid. : 10) préalablement à l’enquête.

  • 1 Raúl Prebisch, Andre Gunder Frank, Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, Celso Furtado, Theot (...)
  • 2 Shmuel Eisenstadt.
  • 3 William McNeill, Marshall Hodgson et en France, Fernand Braudel.
  • 4 Theda Skocpol, Charles Tilly, Michael Mann.
  • 5 Robert Gilpin, Stephen Krasner, Robert Keohane, Joseph Nye, Robert Cox et Susan Strange.
  • 6 On pourrait ajouter la perspective des cycles longs du leadership mondial de George Modelski qui, (...)

7Immanuel Wallerstein n’est certes pas le seul, au tournant des années 1960 et 1970, à avoir cherché à étendre le champ d’application des sciences sociales aux processus sociaux de grande ampleur et de longue durée. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même en insérant l’analyse des systèmes-monde dans le vaste mouvement d’élargissement de la taille spatiale et temporelle des objets qui gagna les sciences sociales à partir des années 1960 : « théorie de la dépendance1, analyse des civilisations2, histoire mondiale3, analyse des systèmes-monde, sociologie historique4, économie de longue durée, économie politique internationale5 » (Wallerstein, 1994, cité dans Wallerstein, 2000 : 151) et d’autres encore6.

8Il nous semble pourtant que de toutes ces élaborations, c’est l’analyse des systèmes-monde qui a le plus clairement et explicitement thématisé la catégorie du global. Prenons par exemple la théorie de la dépendance qui a précédé l’apparition de la théorisation systémique-mondiale d’une dizaine d’années. D’une certaine manière, l’analyse des systèmes-monde « peut […] être vue comme une élaboration de la théorie de la dépendance » (Terlouw, 1992 : 24). Il y a cependant des différences fondamentales. Alors que celle-ci « met l’accent sur l’importance des relations entre États, la théorie du système-monde part […] du système-monde », c’est-à-dire « de la totalité de ces relations. C’est une avancée significative par rapport à la théorie de la dépendance, qui explique le développement social d’un État par ses relations avec un autre État. Dans la théorie du système-monde, le développement social des deux États est expliqué par leurs relations avec le système-monde. Ce système-monde fonctionne selon ses propres principes » comme un « tout » qui « est plus que ses parties constituantes » (ibid.).

9Immanuel Wallerstein reconnaît que cette perspective globale n’a pas toujours existé chez lui (Aguirre Rojas, 2013 : 16). Elle n’émerge publiquement et explicitement qu’à partir de 1972 avec l’article « The rise and future demise of the world capitalist system: Concepts for comparative analysis » (Wallerstein, 1974) qui fut d’abord une communication présentée au congrès annuel de l’American Sociological Association tenu à La Nouvelle-Orléans du 28 au 31 août 1972.

10En effet, bien avant d’étudier l’histoire du capitalisme dans une perspective globale, Immanuel Wallerstein a commencé sa carrière de chercheur en sciences sociales comme africaniste pratiquant la sociologie politique. Dans le cadre de sa thèse, soutenue en 1958, il avait étudié les mouvements pour l’indépendance de deux colonies, le Ghana et la Côte d’Ivoire. Ces premières recherches avaient donné lieu à la publication d’un premier livre, Africa, the Politics of Independence (Wallerstein, 1961), puis de la thèse elle-même, Ghana and the Ivory Coast: The Road to Independence (Wallerstein, 1964). Cette première période est bien connue (Jewsiewicki, 1987 ; Ragin et Chirot, 1985). Elle fait apparaître un Immanuel Wallerstein déjà anticolonialiste et tiers-mondiste, puisant chez Georges Balandier la notion de « situation coloniale » (Balandier, 1951), mais théoriquement encore très inscrit dans le « triangle Parsons-Lazarsfeld-Merton » (Bourdieu, 1987 : 52).

11En revanche, la période qui suit, jusqu’à l’exposition publique de l’analyse des systèmes-monde (1964-1972), n’a guère retenu l’attention des biographes et n’a, semble-t-il, jamais donné lieu à une étude historique et biographique.

12On passe ainsi sans transition d’un Immanuel Wallerstein structuro-fonctionnaliste, adepte de la théorie de la modernisation, à l’analyse des systèmes-monde, fondée sur de tout autres coordonnées théoriques : l’économie de la dépendance et les concepts braudéliens d’« économie-monde », de « longue durée » et d’« interscience ».

13Quel fut le cheminement intellectuel d’Immanuel Wallerstein durant cette période ? Dans un entretien donné à l’historien mexicain Carlos Antonio Aguirre Rojas, Immanuel Wallerstein affirme que la perspective systémique-mondiale, sinon le « concept », était en place dès 1966 (Aguirre Rojas, 2013 : 14), soit six ans avant que l’analyse des systèmes-monde ne soit présentée publiquement au monde académique.

14Mais à Charles Lemert, il affirme que l’idée du système-monde n’émergea clairement à sa conscience que durant l’écriture du premier volume du Modern World-System, durant l’année 1970-1971, Wallerstein réalisant alors que les processus sociaux, politiques et économiques qu’avaient connu l’Amérique latine et l’Europe orientale au xvie siècle relevaient de la même logique de mise en périphérie, ce qui témoignait de leur appartenance commune à un même système global (Immanuel Wallerstein, 2013 : 127). Comment expliquer un tel décalage ?

  • 7 « Immanuel Wallerstein Papers », special collections, Binghamton University Libraries, Binghamton (...)

15Comprendre la trajectoire d’un savant qui, formé dans ce qu’on peut appeler sans abus un certain paradigme théorique, en vient à le rejeter, pour en forger un nouveau fondé sur des prémisses opposées, nécessite de se pencher sur les textes publiés de cette période comme sur les correspondances et inédits versés dans les « Immanuel Wallerstein Papers » conservés à l’université de Binghamton7.

L’étude comparée du changement social : objet, contexte et méthodes

16La thèse d’Immanuel Wallerstein fait apparaître un intérêt, déjà, pour le comparatisme ainsi que pour le holisme puisqu’il y procédait à l’étude comparée des mouvements nationalistes dans deux colonies intégrées à des empires différents.

  • 8 IWP, 14, « Soc Dept Comparative Prog » (1960-1966).
  • 9 IWP, 12, « 4058-Mimeod Material (Reading Lists, exercises, misc) (1964-1966) ».
  • 10 Ibid., p. 1-2.

17Sur les conseils de C. Wright Mills (qui avait dirigé son master), il enseignait depuis 1958 les résultats de son travail de thèse (sous l’intitulé « Changing institutions in new nations ») aux étudiants de premier cycle puis à ceux de master de Columbia (Wallerstein, 2012a : 6). Mais ensuite, en collaboration avec Terence Hopkins, il voulut élargir le champ de la comparaison au monde entier afin de mieux comprendre le processus de la modernisation des pays nouvellement décolonisés. C’est ainsi que dans une lettre à Paul F. Lazarsfeld du 12 octobre 1962, il se propose d’édifier un « programme d’études comparées du changement social, en particulier dans le monde non occidental8 ». Dans un memorandum du 4 mars 19639, Hopkins et Wallerstein proposent à Robert K. Merton d’instaurer un cours portant sur la « méthodologie des recherches comparées » qui s’intitulerait « La méthode comparative dans les études internationales » et dont les objets seraient les « orientations théoriques des études transnationales (cross-national) », « la logique […] de l’inférence dans les études opérant des comparaisons internationales » et les « problèmes spécifiques de collecte et d’interprétation des données10 ».

18Le cours aurait pour but « de traiter quelques-uns des principaux thèmes organisant la plupart des études comparées (par exemple “la modernisation”) et de montrer la pertinence de grands thèmes directeurs de la théorie classique pour de telles analyses (“solidarités mécaniques et organiques”, par exemple) », à partir de l’étude de quelques problématiques.

19Parmi celles-ci, on trouve la question des types d’entités à comparer. Hopkins et Wallerstein considèrent que, pour l’étude comparée de la modernisation, le type d’unités à considérer est l’État-nation, conformément à l’idée selon laquelle modernisation et devenir États-nations des sociétés sont corrélatifs.

  • 11 Ibid., p. 2-3.

20Leur intention est moins de falsifier (au sens poppérien du terme) des lois générales par des contre-exemples (Hopkins et Wallerstein utilisent ainsi la critique par Malinowski de l’universalité du complexe d'Œdipe de Freud) que d’essayer d’établir de telles lois par l’usage de comparaisons systématiques11.

  • 12 IWP, 14, « Soc. Dept Comparative Prog (1960-1966) ».

21Robert K. Merton suggéra alors à Hopkins et à Wallerstein de reprendre le cours de « méthodologie de la “sociologie comparée” » d’un collègue parti enseigner dans un autre département, ce qu’ils firent dès l’automne 1964, renommant le cours « Étude comparée des sociétés nationales » (Wallerstein, 2012a : 7) et le concevant « dans l'optique de fournir une formation systématique aux analyses comparées12 »

  • 13 « The comparative study of social change » (manuscript), IWP, 77, « Analysis of social change-out (...)

22Les textes préparatoires de Hopkins et Wallerstein montrent qu’ils cherchaient à situer leur projet dans le contexte de l’histoire de leur discipline13.

  • 14 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopki (...)
  • 15 Ibid., reprenant Shils (1948 : 53). Toutes les traductions des archives sont de moi.
  • 16 Ibid.
  • 17 Ibid.
  • 18 IWP, 77, « Cross-national research: A bibliography of empirical materials in social science journa (...)
  • 19 Social Science Research Committee.
  • 20 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopki (...)

23Au sortir de la guerre, « l’étude des phénomènes de grande échelle14 » était négligée, les sociologues américains s’en tenant à la société américaine et ignorant le reste du monde15. Les choses ont changé avec le développement de l’URSS, devenue « une grande puissance industrielle16 », et avec « le réveil politique du tiers-monde après la Seconde Guerre mondiale – d’abord l’Asie, puis le Moyen-Orient et enfin l’Afrique et l’Amérique latine17 ». Les études « régionales » ou « area studies18 » ont été une réponse institutionnelle à ces évolutions, à côté d’autres études consacrées « au tiers-monde dans son ensemble », qu’elles soient le fait du « Committee on comparative politics » du SSRC19 » ou de l’« Economic Development Center » de Yale20.

  • 21 IWP, 77, « Cross-national research: A bibliography of empirical materials in social science journa (...)

24La grande majorité de ces enquêtes comparées effectuées par les chercheurs américains était orientée par le concept de développement (économique, politique, social) et était réunie sous l'intitulé général d’études de la « modernisation21 ».

  • 22 Ibid.

25Alors que les premières études se firent en prenant les États-Unis comme point de comparaison, les chercheurs étendirent ensuite leurs champs d’analyse en comparant les « pays “sous-développés” » les uns aux autres, puis ceux-ci avec les pays « “développés” » actuels, et enfin « les pays actuellement “sous-développés” et les pays “développés” tels qu’ils étaient aux xixe ou xviiie siècles22 ».

  • 23 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopki (...)
  • 24 Ibid., p. 4.

26Hopkins et Wallerstein font cependant le constat qu’il n’existe pas de véritables théories du développement. Les élaborations de Talcott Parsons, de Gabriel Almond, ou de Walt Rostow, qui servent de point d’appui théorique à ces recherches, ne sont encore que des « jeux de catégories », non des « propositions23 » théoriques. Comment expliquer une telle insuffisance, demandent nos deux auteurs, alors que les fondateurs des sciences sociales, Marx, Weber, Durkheim, produisirent de très impressionnantes œuvres de « recherches empiriques » mais de très « vaste échelle24 » en vue d’établir une théorie de la modernité dans son ensemble ?

  • 25 Ibid.
  • 26 Ibid., p. 5.

27Pour Hopkins et Wallerstein, c’est l’orientation des sciences sociales vers des problèmes de plus petites échelles que ceux que posaient les fondateurs qui est en cause. Cette focalisation sur le micro- résulte elle-même de l’incapacité à traiter des données récoltées en toujours plus grand nombre. « Au fur et à mesure que les données s’accumulèrent, les chercheurs en sciences sociales commencèrent à craindre que le traitement de problèmes » dont les « preuves » devaient puiser dans « la totalité de l’histoire humaine ne puisse être abordé rigoureusement de manière scientifique25 ». Prenant exemple sur les anthropologues, les sociologues se livrèrent alors à l’ethnographie de petits groupes (par exemple l’étude d’un bidonville ou d’un gang par l’école de Chicago). Cette tendance culmina avec la constitution de groupes expérimentaux de psychosociologie dans les années 1940. Bien entendu, « les généralisations qu’on pouvait faire dériver de ces recherches… étaient nécessairement limitées à l’échelle temporelle et spatiale impliquée par la preuve26 ».

  • 27 Ibid., p. 6.

28La Grande Dépression força certes à rouvrir l’étude des classes sociales (sous le nom de stratification sociale). La sortie en 1937 de La structure de l’action sociale de Parsons réintroduisit Weber et Durkheim dans le monde de la sociologie américaine et invita à étudier de nouveau « la société comme un tout intégré27 ». Mais ce fut finalement une révolution « technologique » qui offrit une échappatoire aux études focalisées sur les petits groupes : le développement des statistiques nationales et de l’informatique.

  • 28 Ibid., p. 10.
  • 29 Ibid., p. 6.

29« L’arrivée de l’ordinateur a rendu possible le traitement de combinaisons très complexes de données28 » fournies par les statistiques à l’échelle d’un État-nation. La possibilité d’obtenir des données portant sur des sociétés entières et de les traiter, a permis « la recherche sur les phénomènes sociaux de grande échelle29 ».

  • 30 Ibid., p. 7.
  • 31 Ibid.

30L’exploitation de ces innovations ne fut cependant pas immédiate, comme en témoigne le débat sur le positivisme qui opposa Karl Popper à Theodor Adorno en 1961 (Adorno et Popper, 1979), auquel Hopkins et Wallerstein font implicitement référence par leur rappel du « clivage » opposant « ceux qui avaient atteint la plus haute sophistication dans les nouvelles techniques de recherches » et ceux qui voulaient étudier « les phénomènes de grande échelle ». Pour Wallerstein et Hopkins, ce « débat stérile entre ce qu’on a appelé l’orientation vers le scientisme et l’orientation vers les problèmes socialement significatifs, comme si une rupture entre les deux avait un sens30 », appartient au passé. « Le temps est venu de dépasser ce débat » en se fixant « la tâche d’étudier le changement social de sociétés entières par des méthodes rigoureuses et sophistiquées au service de travaux comparatistes empiriques et systématiques31 ». Les technologies actuelles de collecte et de traitement de l’information nous offrent enfin la possibilité d’étudier scientifiquement des totalités sociales de grande échelle.

31L’étude comparée des sociétés nationales revient donc aux préoccupations des fondateurs de la science sociale (Weber, Marx, Durkheim) mais avec les méthodes de recherches empiriques rigoureuses élaborées depuis lors.

32Il restait cependant à donner un cadre conceptuel à ces possibilités de pratiquer la science sociale à grande échelle dans une perspective comparée.

Déterminer les lois immuables du développement dans un monde qui change

  • 32 Lettre du 9 février 1966 d’Immanuel Wallerstein à Stein Rokkan, IWP, 33, « World congress of socio (...)

33Dans une lettre écrite à Stein Rokkan, en vue d’organiser une session consacrée aux études comparées dans le cadre de l’organisation du 6e Congrès mondial de sociologie de l’International Sociological Association (ISA) devant se tenir à Évian (1966), Wallerstein affirme qu’Hopkins et lui ont pour but de à élaborer un cadre conceptuel permettant de mener des recherches comparatistes sur le changement social dans la longue durée afin d’arriver à une véritable théorie explicative de la modernisation. « Nous travaillons sur un véritable schème de recherche de long terme faisant usage d’un modèle fondamentalement comparatiste et évolutionniste32. »

  • 33 Ibid.
  • 34 IWP, 3, « Soc. Sci info Com’v Study of Natl Soc (1966-1967) ».
  • 35 IWP, 77, « Bibliog on Comparative Research (1965-1969) ». Ce texte, intitulé « Theory and methodol (...)

34C’est ce « programme de travail en recherche comparée33 » qui a été exposé dans l’article « The comparative study of national societies » (Wallerstein et Hopkins, 1967), écrit à la demande de Clemens Heller et publié dans sa revue (Social Science Information/Information sur les sciences sociales) afin de faire le point sur cette session34. Cet article trouve un prolongement dans un texte non publié destiné à être l’introduction d’un ouvrage qui se serait appelé Theory and Methodology in Cross-National Research35.

35Hopkins et Wallerstein ont « pour préoccupation la délimitation d’un champ d’études » à l’intérieur d’une discipline, et non la constitution d’une nouvelle « discipline » (Wallerstein et Hopkins, 1967 : 34). Une telle remarque est intéressante dans la mesure où l’analyse des systèmes-monde ne se présentera pas comme un champ d’étude à l’intérieur d’une discipline, mais comme un nouveau paradigme permettant de dépasser les distinctions disciplinaires au sein des sciences sociales (même si c’est pourtant le destin qu’elle a eu comme en témoigne son institutionnalisation puisqu’elle est notamment devenue une section de recherche de l’American Sociological Association). À l’époque, Wallerstein et Hopkins se situent encore dans le cadre de leur discipline de formation, la sociologie.

36Ce champ d’étude porte sur les sociétés nationales exclusivement et ne doit pas être mélangé avec les études comparées incluant d’autres entités comme des sociétés tribales, des cultures, des civilisations, des religions mondiales, c’est-à-dire avec la sociologie comparée en général.

37Il convient donc de distinguer études pluriculturelles, portant sur la comparaison de sociétés qui ne sont pas nationales (tribus, empires, royaumes féodaux, cités-États, civilisations, religions mondiales), et études plurinationales, plus précisément « transnationales » (cross-national) (ibid. : 38) qui comparent des sociétés nationales entre elles.

38Qu’est-ce qui justifie une telle distinction et focalisation ? Les intérêts théoriques qui guident les études sur les sociétés primitives ou les religions mondiales ne sont pas les mêmes que ceux qui déterminent les études sur les sociétés nationales.

39Les études transnationales ont pour soubassement un intérêt pour « les problèmes de changement social de long terme dans le monde moderne », ce qu’il est convenu d’appeler la modernisation (ibid. : 34). Si l’étude de celle-ci se focalise sur les sociétés nationales, c’est parce que « les changements développementaux d’ampleur de cette sorte » ne se sont réalisés que dans les sociétés « qui sont en voie de devenir ce que nous avons appelé des sociétés nationales » (ibid. : 38). L'inférence selon laquelle seules les sociétés nationales « ont manifesté ou manifestent cet ensemble de tendances, c’est-à-dire tendent à devenir “modernes” […] s’avère être une généralisation tenable, et en tout cas, une généralisation très utile » (ibid. : 38-39).

  • 36 Citant Lazarsfeld (1959 : 118).
  • 37 IWP, 108, « No folder – Loose in drawer », contient le texte « Cross-national research: A bibliogr (...)

40La conception des sciences sociales que défendent alors Hopkins et Wallerstein est clairement nomothétique. Elle vise à constituer des « propositions généralisantes36 » (ibid. : 28), au sens de Paul Lazarsfeld, c’est-à-dire attribuant des propriétés au sujet d’un « ensemble d’éléments » considérés comme comparables, ce qui implique que « le même ensemble de propriétés est utilisé pour décrire chacun de ces éléments » (ibid.). Les unités (ou éléments) sont les sociétés nationales ou des parties de celles-ci (système politique, système de stratification, structure de l’emploi…). Les propriétés sont prédiquées des sociétés ou de leurs parties et les propositions doivent établir des relations entre ces propriétés de niveau social national. Par exemple, « pour toute société nationale quelle qu’elle soit, plus elle est développée économiquement, plus son système politique est démocratique37 ».

  • 38 Ibid., p. 22-24.
  • 39 Ibid., p. 24.

41Une étude comparative systématique doit prendre en compte cinq paramètres. 1/ Tout d’abord « la classe des unités » considérées dans la comparaison. Dans les études transnationales, ce sont les sociétés nationales (par exemple le Costa Rica et le Nicaragua). 2/ Pour être comparables, elles doivent en principe partager plus ou moins certaines propriétés (par exemple : « démocratie politique » et « intégration sociale »), 3/ entretenir des relations qui vont par paire et qui sont causales ou au minimum qui ont la forme d’une implication probabiliste : « pour tout a, si x, alors probablement y » (par exemple : « soit deux pays, si l’un est plus intégré socialement que l’autre, il aura tendance à être plus démocratique politiquement »). La proposition posant cette relation est la proposition qui guide la recherche (l’hypothèse). 4/ Pour opérer une telle mise en relation, il est nécessaire de posséder des informations factuelles sur chaque unité (dans notre exemple, des informations précises sur le degré de liberté d’expression, d’association, d’élection, d’acceptation du résultat des urnes, d’indépendance du système judiciaire)38. Tout cela aboutit à 5/ « la comparaison centrale » faite « dans un but inductif39 ».

  • 40 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopki (...)
  • 41 Ibid. Wallerstein cite ici Durkheim dans une version traduite en anglais de ses Règles de la métho (...)

42Les sociétés nationales sont alors des « unités sociales “totales” » pour Hopkins et Wallerstein (Wallerstein et Hopkins, 1967 : 34). De leur historicité, ils ont une conception évolutionniste. Une société est toujours « une structure sociale » à un certain « stade dans sa séquence de développement40 ». Le comparatiste doit prendre en compte cette dimension. Pour être intéressante la comparaison doit porter sur des sociétés occupant des niveaux d’évolutions identiques, ainsi que le préconisait déjà Émile Durkheim. « La comparaison ne peut être démonstrative que si l’on élimine ce facteur de l’âge qui la trouble ; pour y arriver, il suffira de considérer les sociétés que l’on compare à la même période de leur développement41 », indépendamment de leur contemporanéité chronologique.

43Pour être fructueuse, la comparaison ne doit pas s’effectuer seulement synchroniquement, mais aussi diachroniquement entre des sociétés au même niveau de développement à des époques différentes. Par exemple, pour saisir « le rôle que jouent les systèmes politiques autoritaires dans l’intégration des nations nouvellement indépendantes », ne serait-il pas plus fécond de les comparer avec les États européens du xviie siècle alors en construction, plutôt qu’avec ces mêmes pays au xxe siècle ?

  • 42 Ibid., p. 8-9.

44Si l’on veut comprendre pourquoi de si nombreux pays nouvellement indépendants se sont dotés de régimes autoritaires, il serait ainsi « approprié de comparer le rôle du système du parti unique en Afrique aujourd’hui à la monarchie absolue du xviie siècle européen, et d’examiner si les structures et systèmes de valeur des deux correspondent à des exigences similaires d’établissement d’administration centralisée ayant une autorité légitime42 ». Immanuel Wallerstein a trouvé par la suite simpliste cette idée que les pays africains des années 1960 étaient comparables aux monarchies européennes de la période moderne (Aguirre Rojas, 2013 : 14). Elle repose cependant sur un recours à la longue durée qui préfigure la perspective systémique-mondiale.

45L’« hypothèse théorique » de départ selon laquelle les sociétés nationales sont le foyer de la modernisation, de telle sorte que plus une société se modernise, plus elle devient nationale, se double d’une autre hypothèse de travail – qui nous rapproche de l’analyse des systèmes-monde mais complique singulièrement la tâche du sociologue historien voulant comparer des sociétés nationales différentes à plusieurs siècles de distance – affirmant « qu’une condition nécessaire de la modernisation d’une société est son incorporation dans le réseau historiquement unique de sociétés qui émergea d’abord en Europe occidentale au début des Temps modernes et qui englobe aujourd’hui suffisamment de population du globe pour qu’on le considère comme un seul réseau de sociétés » (Wallerstein et Hopkins, 1967 : 39).

46Cette hypothèse se nourrit du fait qu’« une société nationale existe toujours à l’intérieur du contexte spécifique » que constitue ce « réseau global (global network) de sociétés » qu’est « le réseau des États-nations » (ibid.) apparu en Europe au xvie siècle, qu’elle y soit entrée dès l’origine, l’ait rejoint plus tard ou ait été forcée de le faire.

47La modernisation implique donc la constitution d’une société nationale et celle-ci à son tour dépend de l’intégration dans le réseau des sociétés nationales-étatiques né au xvie siècle en Europe occidentale. L’intégration mondiale dans le réseau eurocentrique des États-nations est la cause d’un processus qui domine l’histoire mondiale et lui donne son sens.

48C’est là que surgit une difficulté redoutable pour qui voudrait comparer l’évolution de l’Inde ou du Nigeria aujourd’hui avec celle de la France ou de l’Angleterre au xviie siècle, car le contexte dans lequel se sont opérées la constitution des sociétés nationales et leur modernisation n’est plus le même aujourd’hui qu’à l’époque. Ainsi, « un pays qui s’industrialise alors que tous les autres sont principalement des pays agricoles est dans une tout autre situation qu’un pays qui s’industrialise alors qu’un tiers du monde l’est déjà » (Wallerstein et Hopkins, 1967 : 55-56). « Le “niveau mondial d’industrialisation” est une propriété contextuelle importante » (ibid.) portant des conséquences. Un pays qui se modernise au xxe siècle n’est pas du tout dans la même situation qu’un pays qui se modernisait il y a trois cents ans :

  • 43 IWP, 98, « The range of choice: Constraints on the policies of governments of contemporary African (...)

Le premier développement économique de l’Europe occidentale a été rendu possible par son utilisation du travail colonial à bas coût en Amérique et en Asie. Mais, il a été aussi relativement facilité par l’absence de puissants États industriels préexistants pouvant intervenir dans ses affaires intérieures et bloquer activement le processus de développement. Les pays en voie de développement du xxe siècle affrontent une situation entièrement différente. Ils n’ont pas de colonies extérieures à exploiter et ils doivent faire face aux États industriels préexistants qui peuvent et veulent intervenir dans leurs affaires intérieures. C’est le problème de l’impérialisme43.

  • 44 Pourquoi cinq et non trois ? Parce que Hopkins et Wallerstein choisissent de faire une distinction (...)

49Pour comprendre les trajectoires différentes des pays fraîchement décolonisés et des pays d’Europe occidentale, il est donc nécessaire d’intégrer à la comparaison l’influence changeante de ce système interétatique. En conséquence, Hopkins et Wallerstein vont complexifier considérablement leur modèle comparatiste initial et ajouter en plus des sociétés nationales d’autres niveaux d’organisation sociale pouvant servir d’unités d’étude. Outre les « unités focales » que sont les « sociétés nationales », il faut compter les « individus qui en sont membres », leurs « groupes », « les relations entre sociétés (les réseaux internationaux) », « le monde, ou des parties de celui-ci, pris comme un tout (le contexte international) » (Wallerstein et Hopkins, 1967 : 53), soit cinq degrés d’organisation44 (ibid. : 50).

  • 45 IWP, 98, p. 56.

50Les sociétés nationales peuvent être sujettes à des « influences perturbantes » émanant aussi bien des niveaux d’organisation subnationaux que supranationaux, de forces centrifuges risquant de diviser la société en plusieurs entités, ou de processus extérieurs exerçant des pressions à l'incorporation qui tendent à affaiblir l’autonomie de la société nationale et à l’absorber « dans une totalité plus vaste (a larger whole)45 ».

51L’étude de ces processus concourt à une meilleure compréhension des dynamiques de modernisation des sociétés nationales. C’est pourquoi « toute théorie de la modernisation doit inclure des variables et même des propositions se référant à des attributs et à des processus des unités infranationales et des contextes supranationaux » (Wallerstein et Hopkins, 1967).

52Il s’agit en particulier de pouvoir démontrer que « le réseau d’États-nations historiquement unique qui émergea au début des Temps modernes », dans lequel se sont opéré la constitution des sociétés nationales et leur modernisation, bien loin d’impulser la modernisation des États nouvellement indépendants, est au xxe siècle responsable de leur « défaut de modernisation » (ibid.).

53Mais de ce fait, il est nécessaire de développer deux autres types d’études, celui dans lequel les États-nations apparaissent comme le contexte de la comparaison (que Wallerstein et Hopkins appellent études multinationales) et celui dans lequel « les comparaisons se font entre réseaux ou systèmes internationaux », les États-nations n’y figurant qu’en tant que « “membres” des unités d’échelles plus vastes que les unités comparées [nommées études internationales] » (ibid. : 27).

54Les différentes études s’articulent entre elles, car souvent les propriétés de niveau social national peuvent être dérivées de propriétés d’individus et de groupes subnationaux ou de propriétés d’ensembles internationaux de sociétés. Il en résulte qu’il est possible d’intégrer des résultats d’études multinationales ou internationales dans des généralisations portant sur les sociétés nationales en utilisant ces propriétés sociales « dérivées ». Le schéma ontologique à cinq niveaux d’organisation sociale pris en charge par ces trois types d’études plurinationales fonctionne donc comme un outil permettant de passer d’un niveau d’organisation à l’autre et aussi « comme un instrument de généralisation, et un moyen de convertir des conditions historiques et géographiques concrètes en propriétés théoriques variables » (ibid. : 55-56). On pourrait ainsi comparer le système interétatique du xviie siècle avec celui de la seconde moitié du xxe siècle. Il serait ensuite possible de réinsérer les sociétés nationales comparées dans ces contextes différents et d’expliquer ainsi pourquoi la trajectoire de développement des pays nouvellement décolonisés n’est pas la même que celle des pays européens du xviie siècle.

55Ce programme de recherche n’a jamais été mis en œuvre en tant que tel. En revanche, le cadre théorique hybride associant modernisation et perspective systémique-mondiale constitue le soubassement d’Africa, the Politics of Unity (Wallerstein, 1967). Immanuel Wallerstein y explique l’échec du mouvement panafricain à rompre les chaînes du néocolonialisme par les contraintes qu’un système économico-politique mondial fait peser sur l’Afrique. Il y parle encore le langage de la modernisation, mais le manque de modernisation des pays africains n’est pas imputable à un manque de sens de l’effort, d’initiative ou d’intelligence (ibid. : 130), mais à « l’opposition […] des pays développés » (ibid. : 223) qui imposent aux jeunes États indépendants des « échanges inégaux » (ibid. : 138) marqués par la « détérioration des termes de l’échange » (ibid. : 130), comme l’explique l’économiste argentin Raúl Prebisch.

56Immanuel Wallerstein décrit les pays africains comme étant « engagés dans un vaste complexe économique mondial (habituellement d’une variété eurafricaine) dans lequel la relative ouverture commerciale » contribue « à accroître sans cesse l’écart entre l’Afrique et l’Europe » (ibid. : 248). Les pays africains sont donc inscrits dans un « système social mondial » (ibid. : 138), un « système politico-économique international » (ibid. : 252) tissé de « relations de pouvoir » (ibid. : 138), qui leur sont défavorables et que les nations occidentales développées cherchent à perpétuer.

  • 46 Analyses empruntées à Frantz Fanon (voir Fanon, 1991 [1961] : 107-111).

57Si, dans les années 1950, les pays africains ont pu profiter de la rivalité entre l’URSS et les États-Unis, les premiers soutenant les mouvements anticolonialistes, les seconds sommant les nations coloniales européennes de décoloniser au plus vite pour empêcher l’Afrique de se vouer au communisme46, la Détente, qui vit l’URSS réduire son soutien aux mouvements anti-impérialistes et les États-Unis traquer le communisme, se traduisit dans les années 1960 par un contexte beaucoup moins favorable aux Africains.

58Dans Africa, the Politics of Unity (Wallerstein, 1967), la perspective systémique-mondiale est plus affirmée que dans le programme d’études comparées des sociétés nationales. La perspective n’y est ni comparatiste – c’est un mouvement politique à l’échelle continentale qui est l’objet de l’investigation – ni nomothétique, puisque l’ouvrage inscrit une histoire événementielle (celle du mouvement panafricain au début des années 1960) dans une structure (un système économique et géopolitique mondial) et un changement de conjoncture (la Guerre froide puis la Détente). Elle préfigure clairement la méthode qu’emploiera Immanuel Wallerstein dans le cadre de l’analyse systémique-mondiale.

De Africa, the Politics of Unity à la demande de poste à l’EPHE : l’abandon définitif de la modernisation et l’intégration de la pensée de Fernand Braudel

59Les années qui suivent la publication d’Africa, the Politics of Unity et de l’article programmatique coécrit avec Terence Hopkins sont marquées par deux évolutions.

60D’une part, le langage de la modernisation s’efface au profit d’analyses en termes de capitalisme et de dépendance.

47
  • 48 Publiée dans l’ouvrage collectif The State of the Nations: Constraints on Development in Independe (...)
  • 49 IWP, 98, « The range of choice: Constraints on the policies of governments of contemporary African (...)
  • 50 Ibid., p. 7.
  • 51 Ibid., p. 15.

61Dans la conférence intitulée « The range of choice: Constraints on the policies of governments of contemporary African independent states » donnée en 196848, Wallerstein explique ainsi que les bourgeoisies des pays africains virent dans « le contrôle de la machinerie politique […] une voie vers un statut social mais aussi vers l’accumulation du capital49 », la perte du pouvoir d’accumuler du capital ayant été la conséquence de la colonisation. Les États nouvellement indépendants rencontrent cependant des difficultés pour trouver des ressources « en grande partie du fait de la dégradation régulière des termes de l’échange mondial pour les pays sous-développés50 », de telle sorte que, comme les radicaux panafricains et socialistes l’ont compris, accepter « le système de l’économie ouverte ne pouvait mener » qu’à ce que Samir Amin a qualifié de « croissance sans développement51 ».

  • 52 IWP, 7, « State and Natl Devel (1970-1971) ». Publiée ensuite dans la revue Politics & Society (Wal (...)
  • 53 « The state and social transformation: Will and possibility », IWP, 7, « State and Natl Devel (197 (...)
  • 54 Ibid., p. 3.
  • 55 Ibid., p. 12.

62Le propos de cette conférence se prolonge dans « The state and social transformation: Will and possibility52 », communication présentée dans le cadre du 7e Congrès mondial de sociologie qui s’est tenu à Varna du 13 au 19 septembre 1970, constituant ainsi le dernier état de la pensée d’Immanuel Wallerstein avant qu’il ne se lance dans l’écriture du Modern World-System. Il part de la constatation que « le fossé économique entre les pays les plus développés et les pays les moins développés semble s’accroître plutôt que se combler53 ». Cela s’explique par la difficulté qu’ont les pays récemment décolonisés à arbitrer en faveur de l’investissement nécessaire au développement plutôt qu’à la consommation immédiate, c’est-à-dire à résister aux revendications et pressions des travailleurs, des cadres et du « monde environnant54 ». C’est ce dernier qui joue le rôle le plus déterminant, les pays fraîchement décolonisés étant devenus des « zones périphériques d’un réseau impérial » dépendant d’un « centre métropolitain55 ».

63D’autre part, Immanuel Wallerstein approfondit l’œuvre de Fernand Braudel. Il a lu La Méditerranée durant l’année sabbatique qu’il a passée en Afrique en 1965-1966 pour son livre sur l’unité africaine. C’est en lisant un article de Marian Malowist dans une « obscure revue africaniste polonaise » qu’il aurait découvert la grande œuvre de Braudel (Wallerstein, 2004 : 87). Sa découverte devrait tout à la « sérendipité ». Mais Wallerstein ne connaissait-il pas déjà son travail, au moins de réputation ?

  • 56 Ce qui a lieu au début des années 1970, la première lettre personnelle d’Immanuel Wallerstein à Fe (...)

64Les liens d’Immanuel Wallerstein avec la France sont en effet anciens et étroits. Il a fait la connaissance de Georges Balandier et de Clemens Heller dès 1956. Sa première lettre à Balandier date du 6 décembre 1955. C’est un africaniste d’Oxford, où il séjourne lors de sa première année de thèse, qui lui a conseillé de prendre contact avec Balandier pour superviser les aspects francophones de sa thèse. Il a rencontré Clemens Heller au même moment, mais sur le conseil de Paul Lazarsfeld cette fois-ci. Wallerstein présente Heller comme un véritable « mentor » qui a fait sa « bildung » (son éducation) et a élargi considérablement son horizon en lui présentant de nombreux intellectuels français (Wallerstein, 2017 : 36). Il était donc au fait de la vie intellectuelle française grâce au bras droit de Fernand Braudel à la Maison des sciences de l’homme avant même de le connaître personnellement56.

65Les « importantes répercussions » qu’a eues la lecture de Braudel sur la « façon [de Wallerstein] de concevoir » la science sociale et de la pratiquer n’ont pas été immédiatement explicites (Wallerstein, 2012a : 7). L’historien français n’est ainsi jamais cité dans les textes de 1966-1967 et son influence ne peut qu’être devinée, par exemple dans le fait de partir du xvie siècle pour son entreprise comparatiste ou dans l’articulation d’une structure et d’une conjoncture pour expliquer un événement.

  • 57 Cours intitulé pourtant « Social change: Modernization » (codé G4051y dans les IWP)

66L’influence de Braudel commence à s’exprimer ouvertement dans son enseignement à Columbia, par l’élaboration d’hypothèses différentes de celles qui fondent l’étude comparée du changement social dans les sociétés nationales. De retour d’Afrique, il change le « cours qu’il donnait depuis plusieurs années sur les “nations nouvelles” » (ibid.) qui portait sur la modernisation des régions décolonisées et crée un nouveau cours qui étend le champ de l’analyse au xvie siècle (Wallerstein, 2004 : 86)57. À partir de la rentrée 1967 et pour trois ans, Wallerstein dispense ce cours dont le Modern World-System écrit durant l’année 1970-1971 à Palo Alto, grâce à une bourse de la fondation Ford, est l’aboutissement (ibid.).

  • 58 IWP, 24, « Col-Reading Lists (1970-1971) » et IWP, 12, « Sociology G4051y (1969) ». Par exemple, l (...)

67Les listes de lecture de ces cours contiennent les ouvrages de base de la bibliographie du Modern World-System classés selon les problèmes qu’il aborde chapitre après chapitre58. Elles manifestent une réorientation intellectuelle vers l’histoire économique et sociale moderne de l’Europe et les Annales.

  • 59 Lettre de Wallerstein à Balandier du 8 novembre 1969, IWP, 29, « G. Balandier (1969-1970) ».
  • 60 Lettre de Wallerstein à Heller du 8 novembre 1969, IWP, 31, « Clemens Heller (1966-1970) ».

68Cette réorientation va s’accompagner d’une demande de poste à la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE). Rebondissant sur une invitation de Georges Balandier, Immanuel Wallerstein, dans deux lettres datées du 8 novembre 1969 adressées l’une à Balandier59, l’autre à Heller60, demande à pouvoir venir en tant que professeur invité à partir de la rentrée 1971 :

J’ai longtemps eu le sentiment que la structure disciplinaire actuelle des sciences sociales était historiquement anachronique et intellectuellement indéfendable. Je pense que des lignes de division du travail entièrement nouvelles doivent être tracées. Dans une telle redivision, un champ centré sur l’analyse du développement et du changement de sociétés entières apparaîtrait, incorporant certains intérêts et personnes désormais inclus dans la sociologie, l’histoire, l’économie, la science politique et l’anthropologie – incluant certains et excluant d’autres. La méthodologie d’un tel champ doit être élaborée. L’article de Hopkins et moi-même dans Social Science Information participe de cette tâche, mais il reste encore beaucoup à faire.

Un certain sentiment en faveur d’une telle redéfinition intellectuelle se développe aux États-Unis, mais il n’est pas encore très fort. De plus, comme ses partisans sont souvent des hommes de gauche (la corrélation n’est pas totalement accidentelle, mais elle n’est sûrement pas intellectuellement inévitable), elle porte un fardeau supplémentaire d’hostilité de la part d’une vieille garde qui serait de toute façon résistante à une approche impliquant un bouleversement administratif et organisationnel.

  • 61 Ibid.

Lorsque je regarde le monde, c’est franchement Paris qui, je pense, offrirait l’ambiance intellectuelle la plus amicale pour poursuivre et développer une telle approche61.

69Dans ces paragraphes, Immanuel Wallerstein pose d’abord explicitement les bases de ce que sera l’analyse des systèmes-monde : un appareil conceptuel d’analyse du développement et du sous-développement des différentes régions du monde transcendant les distinctions disciplinaires (sociologie, science politique, économie, histoire et anthropologie). Il présente ce projet dans la continuation de l’article « The comparative study of national societies », mais il l’articule à un travail de réélaboration de la science sociale dont il n’est jamais question dans les textes portant sur l’étude comparée des sociétés nationales.

70Les arguments employés entrent profondément en résonance avec le projet d’« interscience » braudélien et les idées développées dans les grands textes épistémologiques et méthodologiques de Fernand Braudel (« Histoire et sciences sociales. La longue durée », « Unité et diversité des sciences de l’homme », « Histoire et sociologie ») (Wallerstein, 2004 : 91).

71S’il se tourne vers la VIe section de l’EPHE et la Maison des sciences de l’homme, c’est parce qu’il ne trouve pas aux États-Unis d’environnement intellectuel ouvert et stimulant pour son entreprise de réexamen de la science sociale.

  • 62 Lettre du 3 mars 1970 de Balandier à Wallerstein, IWP, 29, « G Balandier (1969-1970) ».
  • 63 Lettre du 6 juillet 1970 de Wallerstein à Braudel, IWP, 31, « Clemens Heller (1966-1970) ».

72Ayant obtenu l’agrément des africanistes de l’EPHE (Georges Balandier, Paul Mercier, Denise Paulme), Wallerstein constitue un dossier de candidature à un poste « de directeur d’étude associé à l’École des hautes études (VIe section)62 ». Sa candidature, adressée à Fernand Braudel le 6 juillet 1970 est accompagnée d’un plan de séminaire intitulé « Le processus de la transformation sociale, à partir d’une analyse des problèmes actuels africains ». Wallerstein y affirme la nécessité de « créer un cadre d’analyse universel qui serait en mesure d’englober les expériences du monde entier en vue d’arriver à des explications du processus de la transformation sociale moderne ». À la question « Qu’est-ce que l’unité d’analyse ? », adéquate pour l’étude des États-nations africains en construction, il faut répondre que « les nations-États africains participent presque toutes dans [sic] un contexte global et impérial qui limite leurs possibilités d’action autonome. Elles ont des économies enclavées intimement avec une économie transnationale63. »

  • 64 Ibid.

73« Comment fonctionne l’influence du système international comme facteur interne de transformation de l’Afrique ? », « En quoi le système international actuel diffère-t-il des systèmes antérieurs et pourquoi cela crée-t-il des obstacles plus grands au développement ? », voilà quelques-unes des questions qu’Immanuel Wallerstein souhaite aborder dans le cadre de ce séminaire64.

  • 65 Élu à l’université McGill, Immanuel Wallerstein renoncera à cette candidature. Cependant, les arch (...)

74Dès 1970 donc, même si les concepts d’économie-monde et de système-monde n’apparaissent pas encore, Immanuel Wallerstein a déjà l’idée d’un cadre conceptuel transdisciplinaire et d’un système économique et politique global comme condition d’intelligibilité du changement social65.

Pour une histoire de l’analyse des systèmes-monde comme « mouvement de connaissance » : résultats, questions et hypothèses

75L’étude de la période s’étendant du milieu des années 1960 au début des années 1970 est riche d’enseignements pour qui s’intéresse à l’évolution intellectuelle d’Immanuel Wallerstein. On y découvre qu’avec Terence Hopkins, il travaillait à un gigantesque programme de recherche comparatiste destiné à fournir une explication du développement et du sous-développement des États-nations depuis le xvie siècle mais était encore inscrit dans « la recherche des vérités éternelles de l’analyse comparée des organisations, qui était la norme dans la sociologie après 1945 » (Wallerstein, 2004 : 91).

  • 66 « Le seul véritable système social » étant « le système-monde », « les États souverains devaient ê (...)

76Cette étude comparée des sociétés nationales prenait cependant déjà comme contexte un système d’États et de dépendances économiques transnationaux envisagé dans la longue durée. Toutefois, c’était toujours la modernisation entendue comme processus de niveau étatique-national qui constituait l’objet d’analyse. C'est pourquoi on peut parler d’un modèle « hybride » entre théorie de la modernisation et analyse des systèmes-monde. C’est en se libérant du « progrès » au profit du « capitalisme », qu’Immanuel Wallerstein a pu passer de l’étude comparée des sociétés nationales à l’analyse des systèmes-monde. « Nous ne sommes pas dans un monde qui se modernise, mais dans un monde capitaliste », dira-t-il en 1975 à Alex Inkeles (Wallerstein, 1976 : 107, cité dans id., 2000). L’analyse des systèmes-monde n’essaye plus d’expliquer pourquoi certaines sociétés se sont modernisées plus rapidement que d’autres, étant entendu que la modernité est le télos vers lequel devraient se diriger toutes les sociétés, mais de comprendre comment le système capitaliste mondial polarise l’espace en régions développées et sous-développées. Le système mondial cesse alors d’être le contexte de la comparaison des États-nations, pour devenir l’objet même de la science sociale ravalant les États-nations au rang d’institutions de ce système66.

77Ce faisant, l’analyse des systèmes-monde a passé le rasoir d’Occam dans ce mille-feuille ontologique à cinq niveaux se tenant « en relation d’inclusion progressive » (Wallerstein et Hopkins, 1967 : 50) sur lequel se fondait l’étude comparée des sociétés nationales. En prenant le système-monde pour unité d’analyse, dont les États et peuples n’étaient plus ontologiquement que des institutions sans autonomie, Wallerstein a « énormément simplifié » l’analyse (Wallerstein, 1980 : 12), mais il l’a aussi globalisée. À la comparaison des sociétés nationales dans l’espace et le temps en vue d’en tirer des lois universelles de la modernisation et du développement, l’analyse des systèmes-monde se substituera « l’histoire » (Wallerstein, 2004 : 91) d’une totalité de très vaste échelle et de longue durée à l’intérieur de laquelle divers processus (cycles économiques et hégémoniques) et institutions (races, classes, nations, foyers) deviennent intelligibles.

78Aujourd’hui la radicale nouveauté qu’a constitué cette perspective peut sembler émoussée, mais elle représentait à l’époque une façon révolutionnaire d’écrire les sciences sociales, comme l’ont perçu certains, rares, de ses contemporains. Michael Hechter, doctorant d’Immanuel Wallerstein et relecteur des brouillons du Modern World-System, se demande ainsi si des lecteurs existent pour un tel ouvrage :

  • 67 Lettre du 24 mars 1971 de Michael Hechter à Immanuel Wallerstein, IWP, 51, « Michael Hechter (1971 (...)

Je pense que très peu de gens sont équipés pour comprendre ce que vous êtes en train de faire […]. À mon avis, vous posez les bases d’un cadre de développement dans lequel toute une série de notions qui ne sont que vaguement liées – pouvoir, classe, statut, impérialisme, ethnicité, nationalité, néocolonialisme, etc. – seront intégrés dans une totalité cohérente […]. Le problème majeur dans la compréhension de ce cadre, je pense que vous en conviendrez, est que les historiens économiques – sur lesquels se fondent la plupart de vos preuves […] – résisteront à l’ampleur de la thèse67.

  • 68 Ibid.

79Quant aux sociologues, Hechter pense que Wallerstein surestime « leur familiarité avec les thèmes, mêmes généraux, de l’histoire européenne ». « Le problème est donc le suivant : qui sera capable de […] lire68 » cet ouvrage ? La chance d’Immanuel Wallerstein fut qu’un tel lecteur existait outre-Atlantique en la personne de Fernand Braudel.

80Dans l’ensemble cependant, l’histoire de l’élaboration de l’analyse des systèmes-monde comme projet collectif reste encore très mal connue.

81Pourquoi Terence Hopkins disparaît-il lors de l’élaboration de l’analyse des systèmes-monde ? Était-il plus attaché à une conception nomothétique de la science sociale, de sorte qu’Immanuel Wallerstein aurait dû temporairement se séparer de lui pour élaborer sa propre méthode d’analyse du changement social ?

  • 69 Comme en témoigne une lettre d’Immanuel Wallerstein adressée à Samir Amin le 1er avril 1971 pour a (...)

82Quels furent les rôles d’Andre Gunder Frank, dont la critique de la théorie de la modernisation précède celle d’Immanuel Wallerstein (Frank, 1969), et de Samir Amin, dont L’accumulation à l’échelle mondiale, paru en 1970, repose sur les mêmes présupposés théoriques que le Modern World-System69 ? Immanuel Wallerstein a fait la connaissance de ce dernier dès le début des années 1960, à Dakar, et de Frank peu après (Wallerstein, 2018), mais la densité de leurs échanges dans les années 1960 n’est pas du tout documentée. L’histoire de l’analyse des systèmes-monde comme mouvement intellectuel et collectif de pensée est donc encore à écrire.

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Wallerstein, Immanuel, 2017, « The Clemens Heller I knew », dans Hinner Bruhns, Joachim Nettelbeck et Maurice Aymard, Clemens Heller, imprésario des sciences de l’homme, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 35-38.

Wallerstein, Immanuel, 2018, « Samir Amin: Comrade in the struggle », Commentary no 479, 15 août, [en ligne] (blog) : <https://iwallerstein.com/samir-amin-comrade-in-the-struggle/>.

Wallerstein, Immanuel et Hopkins, Terence, 1967, « The comparative study of national societies », Social Science Information/ Information sur les sciences sociales, vol. VI, no 5, octobre, p. 25-58.

Wieviorka, Michel, 2005, « From Marx and Braudel to Wallerstein », Contemporary Sociology, vol. 34, no 1, janvier, p. 1-7.

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Notes

1 Raúl Prebisch, Andre Gunder Frank, Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, Celso Furtado, Theotônio dos Santos.

2 Shmuel Eisenstadt.

3 William McNeill, Marshall Hodgson et en France, Fernand Braudel.

4 Theda Skocpol, Charles Tilly, Michael Mann.

5 Robert Gilpin, Stephen Krasner, Robert Keohane, Joseph Nye, Robert Cox et Susan Strange.

6 On pourrait ajouter la perspective des cycles longs du leadership mondial de George Modelski qui, dès 1972, critiquait le statocentrisme et nationalisme méthodologique des sciences politiques.

7 « Immanuel Wallerstein Papers », special collections, Binghamton University Libraries, Binghamton University, State University of New York. Notés par la suite « IWP », suivi du numéro de carton et du titre du dossier. Archives consultées lors d’un voyage d’étude (juillet 2019) rendu possible par une aide à la recherche du laboratoire Sophiapol (EA3932).

8 IWP, 14, « Soc Dept Comparative Prog » (1960-1966).

9 IWP, 12, « 4058-Mimeod Material (Reading Lists, exercises, misc) (1964-1966) ».

10 Ibid., p. 1-2.

11 Ibid., p. 2-3.

12 IWP, 14, « Soc. Dept Comparative Prog (1960-1966) ».

13 « The comparative study of social change » (manuscript), IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopkins » (date inconnue). Ce texte évoque deux ouvrages de Talcott Parsons datant respectivement de 1951 et de 1960. Hopkins et Wallerstein note que Parsons décrit des structures de sociétés mais n’explique pas leur transformation. Un tel jugement laisse à penser qu’ils n’ont pas connaissance de l’ouvrage Societies: Evolutionary and Comparative Perspectives (Parsons, 1966). Or, étant donné leurs préoccupations scientifiques, ils auraient mentionné cet ouvrage s’il était déjà sorti. La référence bibliographique la plus récente de ce texte étant 1964, le texte a donc vraisemblablement été écrit entre 1964 et 1966.

14 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopkins (date unknown) », p. 1.

15 Ibid., reprenant Shils (1948 : 53). Toutes les traductions des archives sont de moi.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 IWP, 77, « Cross-national research: A bibliography of empirical materials in social science journals, 1945-1968 », p. 3.

19 Social Science Research Committee.

20 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopkins (date unknown) », p. 2.

21 IWP, 77, « Cross-national research: A bibliography of empirical materials in social science journals, 1945-1968 », p. 3.

22 Ibid.

23 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopkins (date unknown) », p. 2-3.

24 Ibid., p. 4.

25 Ibid.

26 Ibid., p. 5.

27 Ibid., p. 6.

28 Ibid., p. 10.

29 Ibid., p. 6.

30 Ibid., p. 7.

31 Ibid.

32 Lettre du 9 février 1966 d’Immanuel Wallerstein à Stein Rokkan, IWP, 33, « World congress of sociology (#V-Evian, 1966) ».

33 Ibid.

34 IWP, 3, « Soc. Sci info Com’v Study of Natl Soc (1966-1967) ».

35 IWP, 77, « Bibliog on Comparative Research (1965-1969) ». Ce texte, intitulé « Theory and methodology in cross-national research », a dû être écrit en 1969, dans la mesure où il recense des textes publiés entre 1945 et 1968.

36 Citant Lazarsfeld (1959 : 118).

37 IWP, 108, « No folder – Loose in drawer », contient le texte « Cross-national research: A bibliography of empirical materials in social science journals (1945-1968) », p. 12.

38 Ibid., p. 22-24.

39 Ibid., p. 24.

40 « The comparative study of social change », IWP, 77, « Analysis of social change-out with TK Hopkins (date unknown) », p. 8.

41 Ibid. Wallerstein cite ici Durkheim dans une version traduite en anglais de ses Règles de la méthode sociologique .

42 Ibid., p. 8-9.

43 IWP, 98, « The range of choice: Constraints on the policies of governments of contemporary African independent states (1970-1967) », p. 6-7.

44 Pourquoi cinq et non trois ? Parce que Hopkins et Wallerstein choisissent de faire une distinction entre individus et groupes au niveau subnational, et entre réseaux supranationaux locaux et réseau international mondial.

45 IWP, 98, p. 56.

46 Analyses empruntées à Frantz Fanon (voir Fanon, 1991 [1961] : 107-111).

47 Immanuel Wallerstein attribue aux événements de 1968 un rôle déterminant dans cet abandon de la modernisation : « 1968 a tué la théorie de la modernisation dans mon esprit » (Wallerstein, 2013 : 104). 1968 fut un moment de renaissance de la conflictualité sociale dans le monde entier, qui mit en crise la croyance de Wallerstein en la convergence de toutes les sociétés par une modernisation porteuse de prospérité, d’égalité et de légitimité. Les révoltes de 1968, dans le monde développé comme dans le monde socialiste ou le tiers-monde, montraient que la modernisation était un échec et qu’il fallait penser le présent à partir de la polarisation continue que le capitalisme engendrait à l’échelle mondiale.

48 Publiée dans l’ouvrage collectif The State of the Nations: Constraints on Development in Independent Africa, édité par Michael F. Lofchie (Wallerstein, 1971a).

49 IWP, 98, « The range of choice: Constraints on the policies of governments of contemporary African independent states (1970-1967) », p. 3.

50 Ibid., p. 7.

51 Ibid., p. 15.

52 IWP, 7, « State and Natl Devel (1970-1971) ». Publiée ensuite dans la revue Politics & Society (Wallerstein, 1971b).

53 « The state and social transformation: Will and possibility », IWP, 7, « State and Natl Devel (1970-1971) », p. 1.

54 Ibid., p. 3.

55 Ibid., p. 12.

56 Ce qui a lieu au début des années 1970, la première lettre personnelle d’Immanuel Wallerstein à Fernand Braudel date du 19 mars 1971. La première rencontre a vraisemblablement eu lieu entre le 22 et le 24 juin 1972, si l’on suit les échanges épistolaires (IWP, 44, « Fernand Braudel (1971-1997) ».

57 Cours intitulé pourtant « Social change: Modernization » (codé G4051y dans les IWP)

58 IWP, 24, « Col-Reading Lists (1970-1971) » et IWP, 12, « Sociology G4051y (1969) ». Par exemple, la bibliographie du chapitre « The creation of a European world: 1500-1640 » pour l’année 1968 contient, entre autres, des articles de Marian Malowist (« Le commerce d’or et d’esclave au Soudan occidental », « Poland, Russia, and Western trade in the 15th and 16th centuries », « The problem of the inequality of economic development in Europe in the later middle ages »), de Carlo Cipolla (« The decline of Italy »), de Vitorino Magalhaes Godinho (« Création et dynamisme économique du monde atlantique (1420-1670) ») et enfin de Fernand Braudel : « Le déclin de Venise au xviie siècle », La Méditerrannée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, et le chapitre de Braudel et Spooner, « Prices in Europe from 1450 to 1750 », dans la Cambridge Economic History of Europe. La liste de lecture du chapitre du cours intitulé « Mercantilism: England and France in the eighteenth century » contient l’article de Marc Bloch, « Le mercantilisme : un état d’esprit », un texte de François Crouzet, un numéro des Annales.

59 Lettre de Wallerstein à Balandier du 8 novembre 1969, IWP, 29, « G. Balandier (1969-1970) ».

60 Lettre de Wallerstein à Heller du 8 novembre 1969, IWP, 31, « Clemens Heller (1966-1970) ».

61 Ibid.

62 Lettre du 3 mars 1970 de Balandier à Wallerstein, IWP, 29, « G Balandier (1969-1970) ».

63 Lettre du 6 juillet 1970 de Wallerstein à Braudel, IWP, 31, « Clemens Heller (1966-1970) ».

64 Ibid.

65 Élu à l’université McGill, Immanuel Wallerstein renoncera à cette candidature. Cependant, les archives versées dans les IWP témoignent que les contacts étroits d’Immanuel Wallerstein avec la Maison des sciences de l’homme et l’EPHE/EHESS sont bien antérieurs aux années 1970.

66 « Le seul véritable système social » étant « le système-monde », « les États souverains devaient être considérés comme un type de structure organisationnelle […] à l’intérieur de cet unique système social » (Wallerstein, 1980 : 12-13).

67 Lettre du 24 mars 1971 de Michael Hechter à Immanuel Wallerstein, IWP, 51, « Michael Hechter (1971-1991) ». C'est moi qui souligne.

68 Ibid.

69 Comme en témoigne une lettre d’Immanuel Wallerstein adressée à Samir Amin le 1er avril 1971 pour accuser réception de l’ouvrage. Immanuel Wallerstein, alors en pleine rédaction du Modern World-System, déclare : « Je viens juste de recevoir depuis Paris un exemplaire de ton dernier livre que j’ai hâte de lire. En l’examinant, j’ai été ravi de voir que l’hypothèse sur laquelle il repose est la même que celle qui sous-tend le livre que je suis en train d’écrire, à savoir que l’unité d’analyse de base du changement social doit être le système mondial tel qu’il a évolué, au sein duquel on peut étudier les différents modèles de “développement national”. » La seule différence réside dans l’« approche » historique adoptée par Wallerstein, laquelle ne consiste pas « à partir de la théorie économique », comme le fait Samir Amin, « mais des formes réelles de développement historique » depuis le xvie siècle (IWP, 43, « Samir Amin (1971-1991) »). Comment se fait-il qu’à cette date Immanuel Wallerstein semble découvrir que Samir Amin part des mêmes présupposés théoriques globaux que lui ?

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves-David Hugot, « De l’étude comparée des sociétés nationales au Modern World-System »Socio, 15 | 2021, 21-48.

Référence électronique

Yves-David Hugot, « De l’étude comparée des sociétés nationales au Modern World-System »Socio [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le , consulté le 17 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/socio/10894 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio.10894

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Auteur

Yves-David Hugot

Yves-David Hugot est agrégé et docteur en philosophie. Auteur d’une thèse intitulée Immanuel Wallerstein : de la sociologie du développement à l’histoire globale (2017), il est actuellement chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol (EA3932) de l’université Paris-Nanterre. Il a notamment publié « Immanuel Wallerstein », dans Patrick Savidan (dir.), Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale, Paris, Puf, 2018, p. 1665-1669, et « Où et quand le capitalisme est-il né ? Conceptualisations et jeux d’échelle chez Robert Brenner, Immanuel Wallerstein et Andre Gunder Frank », Actuel Marx, no 53, 2013, p. 76-91.

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